Dans les faits comme dans l’imaginaire collectif, Reagan aura sans doute été, avec Roosevelt et Kennedy, le président le plus marquant du 20e siècle. Comme Kennedy, il a su utiliser les médias de masse pour se construire un personnage, un album d’images d’Epinal reprenant et resémantisant les stéréotypes du rêve américain ; en l’occurrence celui de l’Ouest américain et du vigilante. Roosevelt avait inauguré une nouvelle ère dans les années 1930 avec le New Deal établissant sur le sol américain un état-providence. Reagan, dont on oublie souvent qu’il avait commencé sa carrière comme Démocrate, s’employa justement à attaquer systématiquement ce welfare state en réduisant drastiquement les dépenses publiques et en remettant le marché aux commandes. Mais, à n’en pas douter, son entreprise fut encore davantage idéologique qu’économique comme en atteste clairement sa campagne de 1984, « It’s morning in America ». Rêvant d’en finir avec la contre-culture des années 1960 et 1970, de « nettoyer Berkeley » (« clean up the mess at Berkeley ») de ses contestataires (« communist sympathizers, protesters, and sex deviants ») et de redorer l’image des Etats-Unis ternie par le Vietnam et les impuissances de l’administration Carter, il est parvenu à discréditer l’idée même que l’État puisse intervenir dans l’économie pour aider les pauvres, réglementer la conduite des entreprises ou soutenir l’intérêt public. Insistant sur le fait que le gouvernement est la cause de tous les maux de la société (« government is not the solution to our problem, government is the problem »), le mot d’ordre est clair : « laissez le marché tranquille, et chacun s’en portera mieux ». De ce point de vue, le reaganisme, loin d’être seulement une parenthèse dans l’histoire du 20e siècle, continue de dominer le débat public, aux États-Unis et ailleurs. Pareillement, les fictions télévisées reaganiennes (qui excèdent de beaucoup la période 1981-1989) ont fixé les règles qui, pour beaucoup, régissent encore quantité de séries d’aujourd’hui, de Chicago Police Department à Blue Bloods (la famille de policiers-justiciers de celle-ci porte justement pour nom Reagan et l’on voit clairement au mur du bureau de Frank Reagan un portrait de Teddy Roosevelt, chef de la police de New York avant d’être président et modèle de Ronald Reagan à bien des égards).
Il n’en faudrait pas pour autant oublier tout ce que ces séries des années 1980 doivent à celles du premier âge d’or des années 1950 : une stricte volonté de renforcer le plus possible l’illusion de réalité, la réduction des personnages, des situations et des tons à des canons génériques, le raffermissement de l’identification aux personnages et le désir de susciter chez le spectateur une totale adhésion aux héros et une répulsion sans mélange à l’égard des méchants, lesquels couvrent toute la gamme du gangster (Miami Vice, 1984-9) aux policiers corrompus (The Dukes of Hazzard, 1979-1985) en passant par les spéculateurs véreux (The A-Team, 1983-7). De ce point de vue, les séries reaganiennes restent étroitement liées au rôle éminent que le divertissement a toujours cherché à jouer dans l’élaboration et la diffusion des mythes fondateurs de l’idéologie américaine. On pourra naturellement considérer comment des séries plus anciennes ont préparé le terrain à celles des années 1980 (The Streets of San Francisco [1972-7], Little House on the Prairie [1974-1983], Happy Days [1974-1984], The Six Million Dollar Man [1974-8], Starsky & Hutch [1975-9], Gemini Man [1976], The Incredible Hulk [1977-1982] ou Galactica [1978-1979]).
On se penchera donc sur tout ce que les séries reaganiennes valorisent, explicitement ou implicitement, comme codes sociaux, règles culturelles, schèmes historiques et politiques. On s’attachera, par exemple, à la représentation des femmes dans Cagney and Lacey (1982-8), Kate and Allie (1984-9), The Golden Girls [1985-1991] ou dans Designing Women [1986-1993] ainsi que plus généralement celle de la « All-American Family », que ce soit dans les sitcoms Diff’rent Strokes [1978-1986], Family Ties [1982-9], Silver Spoons [1982-1987], The Cosby Show [1984-1992], Who’s the Boss? [1984-1992], Punky Brewster [1984-1988], Growing Pains [1985-1992], Alf [1986-1990], Full House [1987-1995], Married… With Children [1987-1997], Thirtysomething [1987-1991] ou Roseanne [1988-1997]) ou dans ces immenses soaps que sont Dallas [1978-1991], Knots Landing [1979-1993], Dynasty [1981-1989] ou Santa Barbara [1984-1993]. On s’intéressera aussi au discours de la Loi et l’Ordre à l’âge du Comprehensive Crime Control Act (1984), que ce soit à travers la police et la justice publiques (Hill Street Blues [1981-7], T. J. Hooker [1982-6], Hunter [1984-1991], Sledge Hammer! [1986-8], Crime Story [1986-8], 21 Jump Street [1987-1991], Wiseguy [1987-1990], In the Heat of the Night [1988], Cops [1988]) ou de la réinvention du détective privé (Magnum, P.I. [1981-8], Simon & Simon [1981-9], Remington Steele [1982-7], Matt Houston [1982-5], Hardcastle and McCormick [1983-6], Murder, She Wrote [1984-1996], Moonlightning [1985-9] ou Spenser: For Hire [1985-8]). Ce qui nous obligera à interroger les limites poreuses avec le genre de l’action, devenu alors hégémonique sur grand écran (The Fall Guy [1981-6], Knight Rider [1982-6], Airwolf [1984], MacGyver [1985-1992], The Equalizer [1985-9], etc.).
Ces enjeux informent aussi quantité d’autres genres populaires de l’époque, que ce soit le surnaturel (Tales from the Darkside [1983], Manimal [1983], Highway to Heaven [1984], Twilight Zone [1985-9], Beauty and the Beast [1987] ou Werewolf [1987-1988]) ou la science-fiction (Buck Rogers [1979-1981], V [1984-5], Starman [1986-1987], Star Trek : The Next Generation [1987-1994], Max Headroom [1987-8], Quantum Leap [1989]) voire, souvent très proche de cette dernière, l’animation, marquée par une violente politique de dérégulation (G.I. Joe: A Real American Hero [1983-6], The Transformers [1984-7], Thundercats [1985], He-Man and the Masters of the Universe [1985-8], Teenage Mutant Ninja Turtles [1987-1996], etc.). Sans oublier d’autres sous-genres tels que le marivaudage nautique (The Love Boat [1977-1987]), le « court-drama » (Matlock [1986-1995], L.A. Law [1986-1994]), les sports (Coach [1989-1997]), le high-school sitcom (Head of the Class [1986-1991], Saved by the Bell [1989]), la comédie de bar (Cheers [1982-1993]), l’académie de danse (Fame [1982-7]), le drame hospitalier (St. Elsewhere [1982-8], China Beach [1988-1991]), les nouvelles technologies (Whiz Kids [1983-1984]), les surveillants-sauveteurs en maillot de bain (Baywatch [1989-2001]) ou les « justiciers milliardaires » (Hart to Hart [1983-1984]).
On considérera également comment ces séries portent des messages politiques, de façon directe (Capitol [1982-1987])) ou informulée (par la mise en scène de corps augmentés qui incarnent la suprématie américaine et le retour en grâce de valeurs qui semblaient momentanément périmées). On pourra aussi montrer comment les séries reaganiennes cherchent à conjurer la peur du déclin axiologique et géopolitique de l’Amérique, cherchant à mettre en place, dans le petit écran, une logique de la rédemption (Tour of Duty [1987-1990]). Enfin, on pourra analyser la nature et les fonctions du héros reaganien, solitaire, hostile aux mégapoles, insensible aux charmes de la modernité, écœuré tout à la fois par la bureaucratie, l’administration fédérale, une armée hésitante, une police affaiblie et une justice corrompue.
Toutefois, on sera probablement amené aussi à montrer que ces séries de l’ère Reagan ne sont pas réductibles à une simple propagande – fût-elle cette « propagande noire » théorisée par Vladimir Volkoff et Guy Durandin. Sans doute, en effet, ces fictions sont plus compliquées et ambiguës qu’on ne le croit généralement et beaucoup d’entre elles semblent illustrer la notion d’« incoherent text » forgée par Robin Wood pour décrire les productions du Nouvel Hollywood dont certains échos traversent nombre de séries des eighties. On s’interrogera enfin sur le legs des séries reaganiennes dans ses différents aspects, que ce soit dans les séries néo-conservatrices postérieures qui reprennent les traits, les canons, issus de l’époque reaganienne ou, a contrario, dans les parodies ou les dénonciations qui en ont été faites.
Ce dossier est issu des journées d’études Les séries des années Reagan (mai 2021, octobre 2021 et avril 2022), dont les archives audio/vidéo sont disponible sur YouTube.
Le dimanche 1er mai 1983, le public américain découvre sur NBC le premier épisode de la mini-série V, le second étant diffusé le lendemain.
Il n’est pas toujours facile d’être un héros mais égoïstement nous avons besoin d’eux.
Les séries télévisée sont d’excellentes capsules temporelles.
Si Miami Vice articule les contradictions culturelles entre le discours de la « loi et l’ordre » (et la « guerre contre la drogue » qui en découle) et l’exaltation de l’hédonisme transgresseur (associé justement à la drogue reine des eighties qu’est la coke), elle illustre aussi les contradictions idéologiques de la « Reagan Revolution ».
Le couple héroïque défend la loi de l’ordre dans le contexte explosif de la nouvelle « guerre contre les drogues » (War On Drugs), ce qui en fait a priori des paladins d’une double cause éminemment reaganienne.
“No television series represented the style or dominant cultural aesthetic of the 1980s as fully or indelibly as Miami Vice”, écrit Andrew Sargent dans sa notice consacrée à la série culte pour la St James Encyclopedia of Popular Culture.
Dans les années 1970, des régimes pro-soviétiques se sont implantés en Angola, en Éthiopie, au Mozambique.
Après la vague de nostalgie pour les sixties, puis pour les seventies, qui, durant les dernières années, a submergé l’Occident tout entier, c’est désormais les années 1980 que nous regardons avec une forme d’étrange mélancolie en les rêvant, comme toujours, plus heureuses et plus simples que ce qu’elles furent réellement.