Si Miami Vice articule les contradictions culturelles entre le discours de la « loi et l’ordre » (et la « guerre contre la drogue » qui en découle) et l’exaltation de l’hédonisme transgresseur (associé justement à la drogue reine des eighties qu’est la coke), elle illustre aussi les contradictions idéologiques de la « Reagan Revolution ». Celle-ci, loin de présenter une idéologie parfaitement cohérente, est tiraillée par le conflit, au sein même du gouvernement, entre divers courants, allant du conservatisme traditionnel aux néoconservateurs [1] et aux gourous de la Reaganomics.
« Sur le plan économique, sous la coalition Reagan, un fort conflit était visible entre le néolibéralisme et le néoconservatisme. Au cœur du problème se trouvaient deux doctrines économiques fondamentales en conflit l’une avec l’autre : l’économie de l’offre et le monitorisme », écrit Trutnau (2005 : 30). Si d’un côté triomphent la dérégulation et les privatisations, de l’autre s’installe une sorte de « Keynesianisme militaire » (qui s’étend aussi aux dépenses policières). Parallèlement, le « laissez faire » entre en conflit idéologique avec le courant néoconservateur qui prône l’interventionnisme de l’État dans la régulation morale de l’individu selon un ensemble de croyances qui renvoient au modèle social traditionnel prôné par l’ancien conservatisme (id : 31). D’où la contradiction essentielle du projet reaganien : le rêve de rétablir une plus grande autorité étatique alors qu’il s’agit de facto de démanteler le Welfare State. Et d’où, enfin, la nécessité de recourir au mythe : « L’idée de l’État fort ne devient essentiellement rien de plus qu’un mythe. Reagan et l’image qu’il a véhiculée ont utilisé des mythes pour favoriser la création d’un leader masculin fort gouvernant une nation puissante qui a trouvé une force renouvelée » (id : 32). Mythe incarné par le président-cowboy hollywoodien et sans cesse décliné dans les fictions du temps, dont, non sans ambiguïtés, Miami Vice.
Un des idéologues (bien qu’il proclamât dans un essai célèbre La fin des idéologies) du tournant « neo-con », Daniel Bell, avait par ailleurs théorisé les « contradictions culturelles du capitalisme » dans un essai éponyme devenu un « classique instantané » (1976). La thèse principale y était que le capitalisme – et la culture qu’il crée – porte les germes de sa propre chute en créant chez les personnes qui ont réussi un besoin de gratification personnelle – un besoin qui corrode l’éthique de travail qui a conduit à leur succès en premier lieu. En abandonnant les vertus de retenue et de discipline inhérentes à l’éthique protestante selon le célèbre schéma de Max Weber, le modernisme (passé du cercle restreint des avant-gardes esthétiques à la consommation de masse) aurait sapé la principale motivation du capitalisme. Une orientation culturelle qui promeut la gratification, le luxe et la permissivité manque de ne saurait plus légitimer la nécessité du travail; d’où le paradoxe d’une économie qui a toujours besoin d’une main-d’œuvre disciplinée et fiable tandis que la sphère culturelle socialise des individus qui rejettent explicitement cette exigence. Il y a donc une contradiction qui s’ouvre entre la rationalité fonctionnelle exigée par le domaine économique et un tournant vers l’auto-gratification immédiate (Bell, 1976 : 84).
Ironiquement, la « Reagan Revolution » semble avoir renforcé cette contradiction que Miami Vice pourrait bien illustrer à sa manière. La richesse éclatante n’y est plus le fruit du dur labeur ni d’une ascèse quelconque mais, pour reprendre la théorie d’un contemporain strict de la série, Ulrich Beck, l’emblème de la « Société du risque » (1986). Parallèlement, elle se manifeste avant tout dans la dépense excessive (au point que l’on serait presque tentés d’invoquer ici « la part maudite » chère à Bataille), autant à l’intérieur de la diégèse que dans la matérialité de la série elle-même. L’idée même de réduire la ville au « vice » (terme chéri des Puritains contempteurs de l’oisiveté et la jouissance) semble aller de pair avec le discours décliniste de Bell, Miami servant de microcosme de la Nation.
Il n’est jusqu’à la tension entre les différentes sphères qui se retrouve au cœur de la série : « D’une part la corporation des affaires exige que l’individu travaille énormément, accepte de reporter à plus tard récompenses et satisfactions, en un mot qu’il soit un rouage de l’organisation. Et d’autre part, la corporation encourage le plaisir, la détente, le laisser-aller. Il faut qu’on soit consciencieux le jour et bambocheur la nuit », écrivait Bell (1976 : 81). N’est-ce pas là le clivage qui est rendu absolument exponentiel dans la double vie du couple héroïque, dont les plaisirs camouflent une ascèse radicale (car soumise à un cortège incessant de tentations) et dont le travail austère passe par la feinte de la détente, voire la défonce, et du plaisir, voire la jouissance (soumise avant tout, par extension et procuration, à celle des spectateurs)?
Plus largement, comme le signale Trutnau, qui distingue au sein de la série trois courants distincts (conservateur, anti-conservateur et néo-conservateur) [2], « la réaction de Reagan contre les libertés culturelles qui avaient défini un segment visible de la société américaine dans les années 60 et 70 devient un courant sous-jacent contradictoire qui traverse Miami Vice. Le strict respect de la loi et de l’ordre ressort à première vue de la série de Mann. Cependant, lorsqu’on observe les protagonistes masculins et leur comportement face au crime et à la corruption, on constate que les solutions proposées par la politique reaganienne échouent ou se révèlent inefficaces… » (Trutnau, 2005 : 228). De ce point de vue, la série peut être considérée comme « contradictoire dans sa présentation d’une approche politique qui semble souvent incohérente. (…) En tant que telle, la série propose quelques valeurs qui rappellent l’agenda reaganien: les valeurs néoconservatrices, telles que le patriotisme, l’appel à la loi et à l’ordre, le contrôle de l’État et surtout la prospérité économique sont évidentes, mais les contradictions de ces croyances sont insolubles » (id : 54).
Dès lors on peut dire que Miami Vice fonctionne comme un véritable mythe, au sens avancé par Lévi-Strauss, dont la véritable fonction est de « fournir un modèle logique capable de surmonter une contradiction (tâche irréalisable, quand la contradiction est réelle) » [3]. L’articulation de ce mythe passe par un thème principal, celui des flics infiltrés (« undercover »). Cette figure remonte au répertoire du film noir, dont elle emblématise les ambiguïtés morales, l’instabilité générale (autant narrative qu’esthétique) et la paranoïa [4]. Significativement, elle permettait de dépasser la dialectique introduite par le film de gangsters qui, faisant l’objet des censures du Code Hays, avait dû se reconvertir en film d’agents de l’ordre (souvent en reconvertissant les mêmes acteurs iconiques dans des rôles diamétralement opposés) : l’infiltré permet de concilier les deux genres en une sorte de schizophrénie de tous les instants. Le flic-gangster se pare des attributs de chacune des figures antérieures, cumulant le glamour transgressif de l’un avec l’héroïsme moralisateur de l’autre.
Symptomatiquement, cette figure de la crise civilisationnelle dont le film noir est l’expression réapparaît avec la réémergence de ce dernier aux abords de ce qu’il est convenu d’appeler le « néo-noir ». Une série de films (on pourrait parler de « cycle », voire de « micro-genre ») s’enchaîne tout au long des seventies qui fait à nouveau de l’infiltré le héros paradoxal d’une nouvelle crise de repères [5]. Icône du Nouvel Hollywood et son désarroi (notamment avec Serpico), l’infiltré va survivre au tournant reaganien, passant de sa face la plus subversive (Cruising de William Friedkin, 1980, suivi du Prince of the City de Sidney Lumet, 1981) à sa relative domestication dans le nouveau paradigme du film d’action policière (Beverly Hills Cop de Martin Brest, 1984). Miami Vice parachève cette mouvance, conciliant quelques traits de l’héritage « noir » (et « néo-noir ») avec d’autres empreints du nouveau (super)héroïsme des « hard bodies » reaganiens.
De fait, la vision de Yerkovich, encore héritière de son travail sur Hill Street Blues, semble avoir été initialement marquée par le film noir : dans la « jungle urbaine » de Miami, il s’agissait de développer un drame policier qui explorerait la vie conflictuelle des infiltrés qui ont de plus en plus de mal à se distinguer de leurs adversaires criminels [6]. « Les aspects ambigus et conflictuels de l’identité cachée du détective infiltré et la possibilité permanente de la mort en cas d’exposition sont révélateurs d’un sous-texte noir que l’on retrouve tout au long des cinq saisons de la série », écrit Sanders. « L’énigme de l’identité personnelle, les rencontres avec les femmes fatales, les soupçons sur les flics compromis et les politiciens corrompus, et les quêtes d’authenticité et de rédemption – tous les thèmes typiques du film noir – sont parmi les préoccupations centrales, jamais loin de la surface dans ses épisodes » (2010 : 3).
La ruse et la tromperie semblent être les seules méthodes possibles dans la lutte contre le « vice » omniprésent qui donne titre à la série. Crockett et Tubbs sont tous deux contraints de mener une double existence improbable (d’autant qu’elle se perpétue pendant 112 épisodes dans le cadre étroit des bas-fonds de Miami : on est en droit de supposer que les truands auraient eu le temps de se familiariser avec leurs visages, aucunement grimés, et leur modus operandi) en tant que Burnett et Cooper, gangsters et trafiquants de drogue: « c’est leur compétence dans ce domaine qui confirme leur supériorité », écrit Buxton (1990 : 144). Et c’est ce qui permet l’opération mythologique de surmonter les contradictions culturelles du reaganisme, conciliant la « guerre contre les drogues » (et l’ascèse puritaine que celle-ci semble défendre) avec l’exaltation de la jouissance sans entraves dont les « cocaine cowboys » sont l’expression la plus radicale.
La « persona » des héros est marquée par cette ambivalence qui les promut au rang de « stars » (faisant, ce qui était rarissime à l’époque pour les acteurs de téléséries, la une du magazine Time le 16 septembre 1985 sous le titre : « Cool Cops, Hot Show » [7]). Leur « glamourisation » au sein de la série en provient, combinant l’exubérance ostentatoire des caïds (déjà exhibée par Al Pacino dans le Scarface de De Palma) avec la coolitude des nouveaux héros décontractés du cinéma d’action. Ils en viennent ainsi à redéfinir les codes de la virilité, raison ultime du succès de la série en plein « backlash » reaganien contre les mouvements féministes des décennies antérieures. « Avant Miami Vice, il était considéré comme peu viril de porter des vêtements élégants et à la mode, mais l’élégance coûteuse de Crockett et Tubbs était légitimée par leur travail en tant que policiers infiltrés se faisant passer pour des trafiquants de drogue », écrit Stratton (2014 : 163). À nouveau, la série opère une « suture » entre des contradictions : l’infiltration héroïque légitime l’ostentation hédoniste et l’érotisation affichée du corps masculin –soumis à un regard que l’on ne sait plus s’il est « masculin » (le « male gaze » de Laura Mulvey pouvant aisément devenir le « Queer Eye » des spectateurs séduits par ces « beefcakes » nouvelle mouture) ou féminin (mélange de l’ancienne tradition qui fait de la télévision un médium plutôt destiné aux femmes au foyer et d’une nouvelle attitude plus décomplexée au désir sexuel : n’oublions pas qu’il fallait rivaliser avec les « soap operas » de CBS Dallas et Falcon Crest au « prime time »).
Significativement, comme le rappelle Stratton, Miami Vice s’inscrit dans le sillage du film de Paul Schrader American Gigolo (1980), dans lequel Richard Gere incarnait le personnage éponyme, affichant un penchant pour les vêtements coûteux et élégants (rendant notamment célèbres les créations d’Armani), les voitures sportives et autres objets de luxe. Si Gere fut promu au rang de « sex symbol », son rôle de prostitué problématisait quelque peu la promotion de la nouvelle virilité qu’il instaurait; Don Johnson et Philip Michael Thomas bénéficient au contraire d’une parfaite « couverture » qui légitime leur adhésion sans complexe au rôle de mannequins, ce qui leur permit en outre de devenir les véritables « trend setters » de la mode masculine du temps.
« La plupart des téléspectateurs ont sans doute remarqué le décalage entre le mode de vie de Crockett et Tubb et leur rôle de justiciers assiégés, entre la Ferrari et leur incorruptibilité absolue », signale Buxton. « L’assemblage est si bancal qu’il a fallu concocter tout un épisode pour expliquer comment un policier mal payé a pu entrer en possession d’une luxueuse voiture de sport (la récompense d’un riche industriel pour avoir sauvé la vie de sa fille est utilisée pour acheter la Ferrari d’un dealer de cocaïne qui a été confisquée par la police). Cela n’était peut-être même pas nécessaire : la série se situe dans un domaine similaire à celui de la publicité, au-delà du réalisme. La publicité moderne est la forme idéologique parfaite, un assemblage complexe, souvent “fantastique” qui, contrairement à la fiction, ne doit jamais être confronté aux conséquences de sa mise en mouvement » (1999 : 145).
D’où une tension inévitable avec le psychologisme cher aux récits télévisuels (hérité en grande partie de la première phase, essentiellement dramaturgique, du médium) : « Dans un schéma qui allait se répéter tout au long de la série, les récits établis (dont beaucoup avaient déjà été traités par Starsky et Hutch) sont simplement re-stylisés dans ce qui n’est guère plus qu’un prétexte pour illustrer l’assemblage. Le drame psychologique n’est donc que “suturé” dans la plupart des épisodes : présent dans les scènes convenues qui remplissent le temps, ses conséquences débordent rarement sur les scènes d’action de la trame principale, sauf comme prétexte à une musique d’ambiance ou à des dialogues accessoires. C’est un effet très étrange. Dans un renversement complet de la tradition des dramatiques télévisées des années 50 et 60, la dimension psychologique n’est qu’un simple adjuvant du style, une simple surface » (Buxton, ibid). Cet effet, que les premiers critiques eurent tôt fait d’associer à une simple esthétisation post-moderne (« style over content »), témoigne à la fois de l’impossibilité de trouver une solution idéologique aux contradictions à l’œuvre et du basculement dans le registre du mythologique (au sens barthésien).
Lorsque Michael Mann (pionnier par ailleurs du tournant « néo-noir » avec Thief, 1981, où le personnage éponyme, interprété par James Caan, vit déjà une double vie) eut à définir le noyau dur du personnage de Sonny Crockett, il évoqua un dialogue du pilote (écrit par Yerkovich) : lorsque Gina Calabrese lui demande « Oublies-tu parfois qui tu es? » (“Do you sometimes forget who you are?”), il réplique: “Chérie, je me souviens parfois de qui je suis » (“Darlin’, I sometimes remember who I am”). « Le flic infiltré qui doit nécessairement s’identifier à son rôle est toujours confronté à la possibilité d’être consumé par celui-ci », écrit Stratton. « Puisque c’est dans le but de se faire passer pour son personnage [de dealer] que Crockett a reçu la Ferrari, le bateau Scarab, le sloop St. Vitus Dance, la garde-robe de marque et la montre Rolex, Miami Vice soulève invariablement la question de savoir si, sans eux, il a un caractère stable quelconque » (66). Vertige qui pousse les théories goffmaniennes du « théâtre social » du côté de la fluidité radicale des identités postmodernes.
Parallèlement, « la stratégie consistant à ancrer une guerre désespérée contre le vice dans le contexte glamoureux de consommation ostentatoire dont les héros sont experts, ne peut être [toujours] maîtrisée et débouche sur la confusion et la schizophrénie, thème explicite de toute la série », écrit Buxton (1999 : 144). Ainsi, dans “Mirror Image” (S04E22, 1988), Crockett devient amnésique après avoir survécu de justesse à une explosion et, par une sorte de dissociation de la personnalité qui fonctionne à la fois comme extension logique de son personnage et comme emblème d’une métatextualité néobaroque, en vient à croire qu’il est son alter ego criminel, Sonny Burnett. Il déménage et se met à travailler pour un patron du crime colombien (Miguel Manolo). De plus en plus tourmenté par des flashbacks (qui sont autant de moments récapitulatifs de la série) qu’il ne peut concilier avec sa nouvelle vie, il parvient à se présenter à la brigade des Mœurs de Miami pour affronter son passé : « Lorsque Crockett affronte l’aliénation qui découle de son besoin de jouer une série de mascarades au cours de sa carrière dans la brigade des mœurs, il atteint un moment de reconnaissance existentielle qui réaffirme son identité et, ce qui n’est pas une coïncidence, facilite le rétablissement de la continuité narrative nécessaire à l’achèvement de la série », écrit Sanders (2010 : 73).
Par ailleurs, la psychologie impossible des héros est déplacée sur les autres personnages. Les ambiguïtés inhérentes au travail d’infiltration des policiers et l’effet dévastateur qu’il peut avoir sont ainsi explorés dès le deuxième épisode, « Heart of Darkness », placé à l’ombre du classique conradien [8]. Comme Kurtz, Artie (double de l’agent spécial Arthur Lawson) a franchi la ligne et ne saurait plus revenir à son ancienne « normalité » : à la question « Que va-t-il arriver à ta femme? » que lui pose Crockett, il ne peut que répondre : « Je ne sais pas. Je ne sais pas si je peux retourner auprès de ma femme. À cette vie. Tu sais c’est comme si j’avais été sous l’effet de l’adrénaline. Tout cet argent et toutes ces femmes… Au bout d’un moment, tout ce qui s’est passé avant… c’était comme… c’était comme… je ne sais pas… ». La désarticulation du langage renvoie ici à celle de sa psyché, clivée par la contradiction centrale qui préside à la série. On saura à la fin, aux sons mélancoliques du « This Masquerade » de George Benson (1976), au titre on ne peut plus approprié, qu’Artie s’est pendu dans sa cellule. En présentant cette fin résolument noire, la série annonce à la fois le danger ultime qui guette ses héros (la dépersonnalisation et l’autodestruction) s’ils succombent à la tentation et l’ambiguïté continuelle qui va en être le moteur [9].
Plusieurs autres épisodes prolongeront ce thème central, tels que “Golden Triangle”, “Red Tape”, “Knock Knock…”, “Who’s There ? Who’s There ?”, “Badge of Dishonor” ou encore “Over the Line”. Chacun à leur manière, ils sont des variations (au sens quasi-musical) autour du thème central de la série, mettant en scène divers flics qui doivent se faire passer pour des criminels de manière convaincante sans franchir une ligne de plus en plus ambiguë, dans un monde où les apparences (et les signifiants) ne renvoient plus à des valeurs stables. « Tu as franchi [la ligne] un jour pour voir comment c’était de l’autre côté », explique Sonny à Vic Romano dans « Streetwise » (S03E10). « Le problème, c’est que tu as oublié de revenir. Je fais ce genre de choses depuis bien plus longtemps que vous et je dois me regarder dans le miroir tous les matins et me dire qui je suis vraiment… ». Le dédoublement du héros s’étend ainsi aux autres figures qui en sont comme le prolongement; et si Vic s’est perdu là où les héros seuls sont capables de rester fidèles à eux-mêmes, il ne saura être racheté que par une mort honorable.
L’ambivalence au cœur de la série s’accompagne d’une mélancolie qui lui est propre (et que renforcent plusieurs des chansons qui en font la trame sonore exceptionnelle, autre vecteur de son succès), hantée par la figure de l’échec qui, au-delà de la futilité pressentie de la « guerre contre la drogue » elle-même, acquiert des tonalités quasi-métaphysiques comme le signale Buxton : «Un sentiment d’échec presque délibéré imprègne la série, positionnant Crockett et Tubbs comme des héros cyniques, mondains et sensibles et suggérant qu’il n’y a rien d’humain à faire dans un monde déchu » (1999 : 154). Il s’agit là encore de la tentation de l’augustinisme (revu par les Founding Fathers puritains) qui hante le film noir et ses dérivés contemporains de la série.
Dès lors, l’image lancinante de ce monde déchu dont le policier infiltré devient à la fois la victime et l’enseigne « conduit nécessairement à une question tout aussi persistante mais refoulée : quelle est la cause de tout ce vice ? » (Buxton, ibid). La réponse, en accord avec la rhétorique reaganienne, semble renvoyer à la fois aux excès de la contre-culture (qui a ouvert les portes de la Nation à l’influence corruptrice des substances illicites) et, plus profondément, au traumatisme du Vietnam, rendu manifeste dans l’épisode « Back in the World» S02E10 où les corps des soldats tués au front sont remplis d’héroïne pour passer sans peine les contrôles des douanes. Cette ultime profanation de ces « unsung heroes » sacrifiés par le complexe militaro-industriel et souvent conspués par les civils est à la fois l’illustration d’une célèbre rumeur (la « cadaver connection » associée au trafiquant “Ike” Atkinson[10]), une sorte de « comble » quasi-sadéen du « vice » et une transformation de la chair à canon en marchandise. Mais surtout, l’association de la drogue et du traumatisme national est une sorte de commentaire métahistorique qui encadre la série en un récit des origines, autant pour le personnage principal que pour son thème cardinal: « La tension entre une explication religieuse et sociologique du vice a cédé la place à une explication historique de ce qui est, métaphoriquement, une seconde chute, le déclin des États-Unis en tant que puissance mondiale. Au Vietnam, et plus généralement dans les années 1960, l’Amérique a été confrontée à son destin historique et n’a pas réussi à “faire ce qu’elle avait à faire” » (Buxton, 1999 : 156).
C’est justement, selon l’analyse de Woody Haut, le « crime total » de Vietnam qui relance et remotive la fiction criminelle états-unienne : « Ironiquement, c’est le manque de sens de la guerre qui la rendra propice aux écrivains (…). Se battre si longtemps pour si peu signifiait que la guerre n’avait pas de récit unique, pas d’intrigue, pas de séquence logique (…) Ce sentiment d’infraction se transformera plus tard en paranoïa générant le roman policier et une société assiégée par les criminels » (1999 : 44-5). L’association est explicite dans un des textes fondateurs de ce que Haut nomme le « Neon Noir », Dog Soldiers de Robert Stone (1974) qui établit la connexion entre Vietnam, le trafic de drogue, la fin de la contre-culture et la désorientation totale de la « Me Generation » qui se traduit par une démente spirale criminelle (orchestrée, symptomatiquement, par un agent véreux de la DEA)[11].
La connexion de Miami Vice avec le traumatisme du Vietnam, intégré dans la diégèse par le passé de Sonny Crockett et du lieutenant Castillo, s’intègre dans ce courant du « Neon Noir » où « de nombreux protagonistes sont présentés comme ayant servi au Viêt Nam, un endroit où, sous le feu de l’ennemi, les perspectives optimistes concernant la guerre, l’autorité et le pays ont dû être reconsidérées. Une fois aux États-Unis et mal à l’aise dans un récit national fracturé, ces protagonistes considèrent naturellement le gouvernement, les grandes entreprises et les fanatiques de droite avec suspicion. Bien que menaçant de créer un nouveau cliché, le roman policier, pour la première fois depuis l’époque de la culture pulp, avait, grâce à la guerre, un côté oppositionnel et une raison d’être » (Buxton, 1999 : 47). Symptomatiquement, Sonny aura aussi à s’attaquer à la triade évoquée par Haut (le gouvernement, les compagnies véreuses et des groupes de vigilantes[12]) ainsi qu’avec les démons de son passé au Vietnam. Le sentiment sisyphéen qui accompagne la série et qui se traduit par la renonciation finale des héros (et leur « chute libre » évoquée par le titre) est alors une extension de cette guerre interminable (nommée, dans une célèbre transposition science-fictionnelle « The Forever War »[13]) et dont la conclusion ne parvient pas à lui conférer un sens assimilable au Grand Récit national. Malgré la rhétorique officielle, la « guerre contre la drogue » ne réussit pas à effacer le trauma de « l’autre guerre » que le reaganisme et ses prolongements télésériels tentaient non pas tant de guérir que de dénier.
« Qu’est-ce qui a rendu Miami Vice si populaire ? », se demande Stratton. « Était-ce l’accent radicalement nouveau, peut-être postmoderne, à la manière de MTV, mis sur le style et les surfaces, offrant les plaisirs de la consommation ostentatoire par procuration ? Ou était-ce l’idéologie conservatrice qui imprégnait le programme, rassurant son public américain sur le fait que le monde extérieur sans loi – un monde apparemment saturé de barons de la drogue, de trafiquants d’armes et de flics véreux – resterait en dehors des États-Unis ? » (2014 : 165). Bien évidemment, l’auteur en conclut qu’il s’agit de la somme de ces deux aspects (le deuxième étant en grande partie inexact, car la série nous présente l’Amérique déjà profondément envahie par le vice, au point de pousser les héros à la renonciation finale).
Comme nous espérons l’avoir démontré, ceux-ci (apologie de la consommation et de la loi et l’ordre) sont indissolublement liés, non seulement à l’intérieur de la série, mais encore dans l’idéologie (voire la Weltanschaaung) reaganienne :
« Les deux principaux piliers de l’idéologie reaganienne du libre marché ont été condensés dans son assemblage : la loi et l’ordre, et la consommation ostentatoire. Cela ne veut pas dire que la série est en aucune façon réductible au reaganisme : comme pour d’autres séries, la coloration politique manifeste varie d’un épisode à l’autre et certains (mais ils sont rares) pourraient être interprétés comme de (vagues) critiques de la politique (…) reaganienne. Mais les deux éléments mentionnés ci-dessus sont présents. La série cherche un terrain sur lequel ils peuvent coexister sans entrer en contradiction, afin de contourner les affirmations des critiques politiques du libéralisme économique selon lesquelles ce sont précisément les effets sociaux pervers de ce dernier qui exacerbent un problème de criminalité déjà grave dans les sociétés capitalistes tardives » (Buxton, 1999 : 142).
Il y aurait encore quantité d’aspects à évoquer par lesquels la série permet d’articuler et, sinon de dépasser, du moins de naturaliser les contradictions culturelles des années reaganiennes (à commencer par le traitement de la guerre de Vietnam, ici comme ailleurs omniprésent jusque dans ses absences même). Mais il importait surtout de placer au cœur de son succès ce travail fondamental qui lui a permis d’incarner, pendant une demi-décennie, la solution imaginaire la mieux adaptée aux contradictions idéologiques du temps.
[1] “Whereas neoconservatism rejects the liberal notion that a society of atomized individuals pursuing their interests and following their desires will somehow lead to a common good, neoconservatism insists on the liberal idea that involuntary characteristics such as race, rank, and station should never restrain an individual. Likewise, while neoconservatism rejects the traditional conservative emphasis on the authority of tradition and glorification of the past, it shares conservative concerns with order, continuity, and community” (Mark Gerson, The Neoconservative Vision. From the Cold War to the Culture Wars, Madison Books, 1997: 9)
[2] Malheureusement, l’auteur ne systématise pas cette distinction qu’il serait important de développer non seulement à l’échelle de Miami Vice mais de la plupart des œuvres de la culture populaire de l’ère reaganienne.
[3] Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 254
[4] Citons notamment Kiss of Death (Henry Hathaway 1947), The Street With No Name (William Keighley, 1948), Stray Dog (Akira Kurosawa, 1949), White Heat (Raoul Walsh 1949)
[5] The French Connection (William Friedkin, 1971), Serpico (Sidney Lumet 1973), Foxy Brown (Jack Hill, 1974), Stone (Sandy Harbutt 1974), Live Like a Cop, Die Like a Man (Ruggero Deodato 1976), Flic ou voyou (Georges Lautner 1979)
[6] S. Sonsky, “Bye, Pal”, Miami Herlad, 21 mai 1989
[7] Ironiquement, on remarquera la bannière annonçant le “scandale de cocaïne du baseball” avec la photo iconique du ballon débordant de poudre, ce qui semble déteindre sur le sourire quelque peu béat des héros
[8] “This episode is arguably a loose interpretation of the novella from which it takes its name, Heart of Darkness by Joseph Conrad. In both cases, the principle supporting character (Kurtz in the novel and Artie in this episode) has used questionable methods to accomplish the aims of a large organization that employed them, and has rooted himself successfully in a new culture, before ultimately being killed [en fait, significativement, Artie se suicide]. The novella was famously adapted as the Vietnam War film Apocalypse Now. Artie’s angry rebuke to Crockett in the episode, “Don’t question my methods!” parallels Kurtz’ questioning, “Are my methods unsound?” in the book and film” (https://miamivice.fandom.com/wiki/Heart_of_Darkness ).
[9] “From the outset Miami Vice shatters the audience’s expectation of unmitigated success on the part of the police, thereby departing from the genre conventions of earlier police series. The vice detectives are portrayed as all but powerless to stop a rising tide of lawlessness (typically involving drug smuggling but also money laundering, prostitution, counterfeiting, and extortion), in which fellow police officers or federal law enforcement agents are implicated. The show’s constant refrain on criminals and those who combat them is that, with few exceptions, there is a fine line between the two, a theme that informs many of Mann’s films. This in turn supports the show’s political skepticism as the series finale, “Freefall,” reveals government corruption so widespread that Crockett and Tubbs resign in disgust” (Sanders, 2010: 35)
[10] Selon les déclarations de son partenaire Frank Lucas: “Ike flew a country-boy North Carolina carpenter over to Bangkok. We had him make up 28 copies of the government coffins… except we fixed them up with false bottoms, big enough to load up with six, maybe eight kilos… It had to be snug. You couldn’t have shit sliding around. Ike was very smart, because he made sure we used heavy guys’ coffins. He didn’t put them in no skinny guys‘ (M. Jacobson, “The Return of Superfly”. The New York Times, 7 août 2000). Il s’agirait selon Atkinson d’un mensonge de Lucas, « the biggest hoax ever perpetuated » ( Charles H. Lutz “The Cadaver Connection”, History Net). Toutefois, la rumeur circulait déjà avant d’être associée à Atkinson, constituant une véritable « légende urbaine » comme le démontre patiemment Ron Chepesiuk dans Bangkok Connection: Trafficking Heroin from Asia to the USA (Maverick House, 2011), ce qui explique que le scénariste Terry McDonnell ait pu s’en inspirer en 1986.
[11] Le roman fut par ailleurs adapté par Karel Reisz dans un des meilleurs films de la première vague du néo noir (Who’ll Stop the Rain, 1978), exerçant sans doute une influence sur Michael Mann, qui allait s’inscrire dans cette mouvance quatre ans après avec Thief.
[12] “Over the line”, S05E05
[13] Joe Haldeman, The Forever War (1974)
D. Bell, The Cultural Contradictions of Capitalism. New York: Basic Books, 1976
D. Buxton, From the Avengers to Miami Vice: Form and Ideology in Television Series, Manchester University Press, 1990
W. Haut, Neon Noir, Serpent’s Tail, 1999
J. Lyons, Miami Vice, Wiley–Blackwell Series in Film and Television, 2009
S. Sanders, Miami Vice, Wayne State University Press, 2010
A. Sargent, “Miami Vice”, in St. James Encyclopedia of Popular Culture, vol. 3, St James Press, 2000
J. Stratton, “Miami Vice”, in D. Lavery, The Essential cult TV Reader, University Press of Kentucky, 2014
J. P. Trutnau, A One-Man Show? The Construction and Decontruction of a Patriarchal Image in the Reagan Era: Reading the Audio-Visual Poetics of Miami Vice, Trafford Publishing, 2005
Leiva, Antonio (2021). « «Miami Vice» et les contradictions culturelles du reaganisme (3) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/miami-vice-et-les-contradictions-culturelles-du-reaganisme-3-une-mythologie-hedoniste], consulté le 2024-10-03.