« But people are alive because of you. It worth it, Dean. It is. It’s not fair, and … you know, it hurts like hell, but… it’s worth it”. [1]
Il n’est pas toujours facile d’être un héros mais égoïstement nous avons besoin d’eux. Nous admirons d’autant plus les héros du cinéma reaganien que leur humanité et leurs imperfections sont mises en avant. Loin de la perfection du super-héros, le héros reaganien présente quelques particularités récurrentes : il est souvent populiste, victorieux, travailleur, habile dans le maniement des armes et fort physiquement mais a des fêlures psychologiques [2]. En lisant les différents travaux concernant le cinéma reaganien [3] on peut constater que certains de ses héros ne meurent jamais et se réincarnent partiellement laissant des traces visibles au sein de personnages de séries télévisées contemporaines. Cet héritage peut par exemple se retrouver dans le reboot en série de Lethal Weapon [4] avec Clayne Crawford dans le rôle de Martin Riggs, mais aussi dans un genre féminin chez Dex Parios (Cobie Smulders) héroïne de la série Stumptown [5], et celui qui nous intéresse dans cet article : Dean Winchester dans Supernatural [6].
Avant d’approfondir sur le personnage, présentons cette série qui relève du fantastique, de l’horreur et de la science-fiction créée par Eric Kripke [7]. Supernatural (2005-2020) est une série du réseau CW qui propose généralement des programmes à l’attention des adolescents et jeunes adultes, on peut citer parmi les nombreuses séries diffusées : One Tree Hill (Les frères Scott, Mark Schwahn, 2003-2012), Smallville (Alfred Gough et Miles Millar, 2001-2011) ou encore Vampire Diaries (Julie Plec et Kevin Williamson, 2009-2017). Bien que cette série destinée à faire frissonner les jeunes gens comporte des saisons inégales, elle a connu un élan qu’on ne lui aurait pas prédit. En effet, la série a su prendre en compte sa très imposante et créative fanbase pour durer quinze saisons [8] ce qui en fait la plus longue série américaine de science-fiction en continu. Cette longue aventure débute quand Dean Winchester (Jensen Ackles) entre par effraction chez son frère Sam (Jared Padalecki) pour lui annoncer que leur père est parti à la chasse aux monstres et n’a pas donné de nouvelles depuis un moment. C’est ainsi que les deux frères prennent la route pour parcourir l’Amérique [9] en Chevrolet Impala de 1967 accompagnés d’une bande sonore rock. La série va dans un premier temps surfer sur des histoires de fantômes, de légendes urbaines et mythologiques, pour dériver sur des sujets plus bibliques à partir de la quatrième saison. Supernatural est également connue et appréciée pour ses références à la pop culture. Elles sont le plus souvent véhiculées par le personnage de Dean à travers de fausses identités[10] qu’il choisit pour se faire passer son frère et lui pour des agents fédéraux ou alors par des citations de films ou séries. Il est souvent le seul à comprendre ces références ce qui donne lieu à des scènes comiques d’autant plus que le spectateur les connaît, accroissant ainsi la sympathie envers Dean. Cet attrait pour la pop culture fait de lui un protagoniste provenant de la masse populaire contrairement à son frère dont le souhait est de poursuivre ses études de droit à l’université de Stanford, loin de son Kansas natal.
Il semblerait que Dean Winchester comporte plusieurs caractéristiques du héros reaganien. Il pourrait même se situer dans la digne lignée de John McClane (Bruce Willis), le flic new-yorkais toujours au mauvais endroit, au mauvais moment de Die Hard (John McTiernan, 1988), de Martin Riggs (Mel Gibson), ancien des Forces spéciales aux tendances suicidaires dans Lethal Weapon (L’Arme fatale), ou encore de l’homme au Magnum 44, Harry Callahan (Clint Eastwood dans Dirty Harry / L’inspecteur Harry, Don Siegel, 1971) qui aurait été la figure d’inspiration pour ce type de personnage[11].
Pour débuter cette analyse, observons un élément superficiel et esthétique : le style vestimentaire de Dean. Un dress code qui se résume généralement à une succession de couches : un t-shirt ou un débardeur (qui n’est complétement dévoilé que quand ça chauffe vraiment, que ce soit lors d’un effort physique belliqueux ou érotique), puis d’une chemise (souvent à carreaux et très rarement fermée), enfin d’une veste qu’on pourrait trouver dans les dépôts de surplus militaire, qui peut éventuellement être remplacée par une indémodable veste en cuir. Un code vestimentaire qui n’est pas sans rappeler celui de Martin Riggs et de John McClane. L’habit ne faisant pas le moine, derrière cet aspect d’average man se trouve en réalité un homme au-dessus de la norme, un héros qui se dépasse pour sauver les citoyens en danger. Supernatural, spécialiste de l’autodérision, se sert des ennemis des deux frères pour se moquer de leur look et pointer du doigt leur manque d’originalité et de personnalité. Il est par exemple reproché à Dean de n’être qu’une pâle copie de son père avec sa veste en cuir[12], pourquoi pas alors une pâle copie du héros reaganien ? Sans s’attarder à outrance sur l’analyse vestimentaire, cette succession de couches pourrait aussi être un désir de se protéger ou bien un symbole de la complexité psychologique du personnage.
Ces vêtements sont associés dans notre imaginaire à la représentation de l’Américain moyen, manuel, débrouillard et habitant dans les petites villes[13] faisant écho à la mythologie qui gravite autour du colon et de son rêve américain. Celui qui se trouve un petit bout de terrain dans la prairie pour y construire sa maison et s’y installer avec sa famille à l’image de Charles Ingalls et de l’Amérique pastorale. C’est peut-être la raison pour laquelle cette tenue est moquée, car elle renvoie à un rêve américain perdu qui ne reste plus qu’une illusion face à des anges et des démons habillés « corporate » en costumes et tailleurs, symboles d’une Amérique capitaliste et corrompue, celle du business man, plus proche de Patrick Bateman d’American Psycho[14] que de Charles Ingalls. Exception faite de l’ange Castiel (Misha Collins) qui rejoint la compagnie des chasseurs et semble avoir trouvé son style du côté de l’inspecteur Columbo[15]. S’allier aux frères Winchester serait alors croire en une Amérique originelle, une Amérique des débuts qu’il est encore possible de retrouver et de concrétiser comme style de vie. Retrouver une Amérique à son âge d’or ou « Rendre sa grandeur à l’Amérique »[16] comme le prônait le slogan de Ronald Reagan. Et ce, en retrouvant l’espoir à travers l’Américain moyen partant en croisade contre une administration et des banques corrompues tentant d’imposer un mode de vie qui ne lui correspond pas. Notre héros n’a pas besoin de costume extraordinaire et reconnaissable par tous pour être exceptionnel (bien que les frères Winchester soient identifiables comme s’en moque régulièrement Crowley (Mark Sheppard))[17]. Il est aussi possible que ce soit tout simplement une tenue idéale pour chasser et les Winchester font passer le pratique avant toute autre chose. Ce style vestimentaire est cependant parfois délaissé et il arrive de voir Sam et Dean en costume-cravate quand il s’agit de se faire passer pour le FBI mais aussi en prêtre, pompier, agent de sécurité, cowboy, prisonnier ou encore coach sportif. Le déguisement et le changement d’identité sont des thèmes récurrents dans Supernatural et bien qu’ils soient motivés par la résolution d’une affaire, ils sont souvent prétextes à dérision et présentés comme un jeu qui ne leur déplaît pas. Les frères Winchester et Dean en particulier sont de grands enfants et cette habitude de travestissement peut être une régression vers le monde enfantin ou un monde fantasmé : regarde-moi je suis pompier ou bien Eliott Ness ou encore Clint Eastwood.
De l’humour et un vernis d’immaturité pourraient être une majeure partie de la formule de composition du personnage de Dean qui apporte une certaine légèreté dans le monde sombre et cruel de Supernatural. Sur l’utilisation de l’humour dans les films d’actions qui auraient pour effet de diminuer et de déplacer la violence je renvoie à l’article d’Antonio Dominguez Leiva[18] dans la revue numérique Pop en Stock dans lequel il évoque également le travail de James Kendrick[19] sur le sujet. John McClane, figure de héros reaganien, a pour caractéristique son humour et son célèbre « Yippee-ki-yay, motherfucker » qui sera repris deux fois par Dean sur l’ensemble de la série[20]. Les jeux de mots, les blagues un peu lourdes ou mal placées, les jurons et les sourires narquois alors qu’il est dans une situation désespérée sont les armes de Dean. Tout comme elles sont les armes de nos héros reaganiens préférés se montrant audacieux face au danger et à la peur comme s’ils n’avaient rien à perdre.
Mais cette légèreté forcée, cette arrogance et ce cynisme cachent une blessure plus profonde, une certaine vulnérabilité et fragilité[21]. Il se sert de l’humour pour ne pas montrer ses sentiments et évite ou retarde un maximum les discussions à cœur ouvert. On peut alors le rapprocher de Martin Riggs ou encore de Rambo qui ont vécus l’enfer au Vietnam quand Dean fait un séjour en enfer étant d’abord torturé puis tortionnaire[22]. Ce sont des personnages aux troubles du stress post-traumatique avec lesquels ils doivent gérer leur quotidien. Modèles de survivants physique et psychologique qui ne (sur)vivront parfois que pour la vengeance, celui du meurtre de la femme de Martin pour en revenir à l’Arme Fatale. Quant à Dean, vengeance de la mort de sa mère, son père, son frère, ses amis chasseurs, bref tous ceux qu’il aime. Cependant dans Supernatural la mort est une motivation et n’est jamais tout à fait un obstacle, c’est un des éléments post-modernes de la série[23], rien n’est jamais réellement achevé. Pas moins de 112 morts et résurrections ont été comptabilisées pour Dean. Il faut compter une centaine de morts pour un seul épisode construit sur la structure du film Groundhog Day (Un jour sans fin, Harold Ramis, 1993)[24] , Sam y vit inlassablement le même mardi durant lequel Dean meurt de manière de plus en plus loufoque à chaque fois. Le héros et son entourage ne sont donc jamais totalement morts, le plus souvent ils reviennent réellement d’entre les morts mais ils peuvent aussi être retrouvés dans une dimension parallèle. La série pousse le vice jusqu’au bout en faisant mourir la Mort (Julian Richings)[25] des mains de Dean.
Une des vulnérabilités de Dean, à l’instar du héros reaganien est la famille, quand il s’agit de cette dernière, il n’est pas rare de le voir pleurer. C’est une institution qui pour lui est le Graal[26], elle est présentée comme un objectif mystifié et insaisissable. Il fait tout pour reconstituer d’abord la sienne puis celle des chasseurs[27], il tente même de se faire père en rejoignant une ancienne conquête, Lisa (Cindy Sampson) mère célibataire, pour former une famille nucléaire mais en vain. Dans les premières saisons l’image du père est une figure sacrée, Dean idolâtre John (Jeffrey Dean Morgan) au point de le mimer avant de le remplacer, il n’est pas rare de l’entendre dire à Sam « c’est ce qu’il ferait » ou « c’est ce qu’il voudrait qu’on fasse ». Il considère son père comme un héros, c’est d’ailleurs ce qu’il dit à Sam quand ils sont enfants et que ce dernier se doute que leur père ment sur son métier. Son petit frère a de la rancœur envers John, quel père ferait vivre une vie pareille à ses enfants en les abandonnant plusieurs semaines dans des motels sans donner de nouvelles. Il y a donc une opposition volontaire entre les deux personnages mais il n’est pas rare de voir Dean rêver d’une image assez conservatrice et surannée qui est celle du père et des enfants attablés regardant la mère amener le plat principal sur la table[28]. Les scènes de vrais repas cuisinés et servis à table sont assez rares pour être soulignées par Dean aux anges faisant penser à Kevin Costner dans The Untouchables (Les Incorruptibles, Brian De Palma, 1987) qui ne manque pas de dire à qui veut l’entendre qu’il est bon d’être marié. C’est une quête pour rétablir les valeurs de la famille comme sous les années Reagan, retrouver un cadre stable et sain aux valeurs américaines loin de la débauche des communautés hippies[29]. Mais cela se révèle difficile voire impossible de réussir à trouver ou retrouver l’amour et d’avoir une famille considérée comme normale à cause de son mode de vie. Voici un nouveau point commun entre Martin Riggs, qui se trouve une nouvelle famille chez son partenaire, comme Dean se trouve une nouvelle famille chez les chasseurs. C’est donc un mode de vie qui se révèle jonché de sacrifices, comme peuvent en témoigner nos héros reaganiens souvent solitaires. Il est assez redondant de voir Dean se poser des questions sur son statut de héros, épuisé par la tâche colossale de sauver le monde et se demandant si ça en vaut la peine :
« It put you here it could put you back. Your happiness for all those people’s lives. No contest. Right? But why? Why do I have to be some kind of hero? What about us, huh? What, Mom’s not supposed to live her life, Sammy’s not supposed to get married. Why do we have to sacrifice everything, Dad ? »[30]
Contraintes et sacrifices qui font dire à notre héros que personne ne mérite ce genre de vie mais que quelqu’un doit s’en charger car la justice légale ne s’en occupe pas, ce qui nous amène au vigilantisme.
Dean et les chasseurs sont des auto-justiciers, ils sont les gardiens de la paix là où la justice légale ne va pas c’est-à-dire au-delà de la frontière du normal dans le domaine du surnaturel. On pourrait rapprocher leur activité du « frontier vigilantism », ce vigilantisme de Far West dont un des protagonistes les plus célèbres serait Wyatt Earp. Tout au long de la série, les frères sont en proie avec la justice mais réussissent parfois à les rallier à leur cause même s’ils sont, dans les faits, des criminels. En effet, ils ne respectent pas la loi pour faire leur devoir puisqu’ils entrent par effraction dans un nombre de lieux incalculable, profanent des sépultures, coupent des têtes (certes de vampires mais ils sont les seuls à le savoir) et j’en passe. Cette attitude du vigilante chez les héros reaganiens est engagée par l’inspecteur Harry qui a tendance à ne répondre qu’à son propre code moral et à ses valeurs plutôt qu’à la loi. Comportement commun aux héros reaganiens confrontés à une police représentée comme incompétente. Dean tente de rétablir la justice et d’éradiquer le mal même si c’est compliqué, même s’il est menacé, tel Reagan tente de remettre de l’ordre pendant ses mandats et continue même après la tentative d’assassinat de 1981.
Justice qui passe par les armes, souvent dissimulées dans l’armurerie mobile de la famille c’est-à-dire le coffre de l’Impala[31]. Hormis cette originalité, l’esthétique de l’arme est omniprésente dans la série en témoigne le nom des frères Winchester. Armes blanches, armes lourdes, fusils, pistolets, objets du quotidien en guise d’armes, qu’elles soient mythiques ou classiques les frères savent toutes les manier. Elles font partie intégrante de la narration, soit en étant une clé de résolution d’un problème (seul objet capable de tuer un être surnaturel) que les frères doivent trouver ou retrouver comme c’est le cas pour le Colt, soit sujet de running gag comme pour le lance-grenade que Dean veut désespérément utiliser dans n’importe quelle situation mais s’en voit empêché par Sam. Il finira néanmoins par s’en servir dans la douzième saison, juste après s’être fait insulter par une britannique d’amateur de film d’action, mangeur de cheeseburger et d’aliéné américain[32]. Critique des Américains par des Européens qui fait évidemment écho aux remarques de Hans Gruber[33] (Alan Rickman), le terroriste allemand de Die Hard. Dean défonce ensuite une porte blindée grâce à son lance-grenade dans une magnifique explosion nous délivrant au passage le fameux « Yippee-Ki-Yay ». Comme tout héros de film reaganien, plus l’explosion est spectaculaire plus la satisfaction est grande[34].
Cette violence armée qui lui permet de se défendre laisse des traces sur le corps, et si les stigmates sont vite effacés le corps subit et se souvient. Dean a un physique qui est différent de celui de Sylvester Stallone ou d’Arnold Schwarzenegger mais beaucoup plus proche de Bruce Willis et Mel Gibson[35] renforçant cet aspect de common man, d’homme normal. Les frères arborent peu de cicatrices, s’il arrive de les voir se panser, se recoudre ou aller à l’hôpital, ils sont vite guéris ou soignés par Castiel ange gardien qui fait disparaître les marques en un claquement de doigts. Les seules qui restent sur le temps long sont les marques divines, qui n’apparaissent que sur Dean telles que la main de dieu ou la marque de Caïn. Bien que les traces soient éphémères, le corps et notamment le visage restent maltraités et il n’est pas rare de voir le visage de Dean tuméfié et boursoufflé, non sans rappeler celui de Rocky.
Grâce à son corps et à sa capacité à manier les armes Dean est un protecteur. C’est le cas car c’est ainsi qu’il a été élevé, dans un premier temps pour protéger son frère quand leur père s’absente. Il réagissait alors à la menace quand elle se présentait à lui (comme John McClane) puis en a fait un devoir. Il n’est pas seulement le gardien de son petit frère, il se positionne aussi en protecteur des femmes, qu’il considère le plus souvent comme des petites sœurs quand ce ne sont pas des figures de femmes fatales, de filles faciles ou de sorcières. Il est également le protecteur de toutes les victimes de monstres, c’est-à-dire de tout citoyen américain qui pourrait courir un risque. Au final, il est le protecteur de l’Amérique qu’il parcourt en (pour)suivant le danger[36]. Cette déambulation à travers le pays peut rappeler la figure du pionnier en n’étant jamais longtemps au même endroit avant de s’établir dans un bunker à partir de la huitième saison. Bien qu’il continue à prendre la route[37], cette nouvelle maison permet une certaine stabilité, notamment celle d’avoir sa propre chambre, son propre territoire, ce que Dean n’a plus connu depuis un très jeune âge. L’investissement de ce lieu se justifie par un passé retrouvé, l’aboutissement d’une destinée puisque les Winchester sont les héritiers des Hommes de Lettres aux États-Unis leur donnant le droit de s’établir dans ce bunker à Lebanon, Kansas. Une mythologie qui n’est pas sans rappeler celle qui consistait à faire de l’Amérique une nation unie[38] à l’aube de sa création.
Il règne une atmosphère nostalgique[39] chez Dean qui est un personnage vivant parfois plus dans le passé que dans le présent. Il semble avoir du mal à trouver son bonheur dans le présent et préfère se conforter dans des situations passées plus plaisantes. Ce serait une nostalgie s’étalant sur tout le spectre du cinéma américain, un syncrétisme des différents âges d’or pour en former un ultime. Sont par exemple représentés l’âge d’or du cinéma de genre et notamment du film d’exploitation horrifique, l’âge d’or d’Hollywood avec la glorification du western et du mob movie, mais aussi, sujet de cet article, on y trouve des références aux blockbusters des années Reagan. S’ajoutent à cela les valeurs américaines notamment celles de la famille et de la liberté véhiculées par le cinéma et la pop culture en général. Dean se moque des modes et des tendances, pour lui la culture populaire est indémodable et intemporelle[40]. Il semble trouver un certain réconfort dans la survivance de ces codes culturels, de ce que peut-être l’Amérique fait de mieux c’est-à-dire divertir. La culture pop serait son seul vrai repère immuable et s’il y a bien une chose qui ne change jamais dans les nombreux motels qu’il visite c’est la présence d’une télévision.
Supernatural s’inscrit dans une globalité pop culturelle en jouant sur la différence entre les deux frères, quand l’un veut s’éloigner de sa famille, l’autre n’imagine même pas être déloyal à son père et à son « entreprise familiale »[41]. Ainsi, quand Sam vit dans le monde actuel et s’adapte aux évolutions technologiques, Dean lui, s’en méfie, s’habille avec la vieille veste de son père, roule dans la vieille voiture de son père, écoute uniquement du bon vieux rock dans son lecteur cassette et cite films et séries qu’il considère comme des classiques. Les technologies qu’il tolère concernent les armes et internet qu’il ne consulte avec plaisir que pour les sites pornographiques[42] et les séries sur Netflix. Le personnage de Dean émerge donc des émanations du bouillon pop culturelle sur plusieurs générations mais plus encore de celles du cinéma reaganien dont on retrouve les caractéristiques du héros en sa personnalité. Nous avons évoqué plusieurs films dont la ressemblance avec Dean est notable, des films qui transpirent par son attitude, ses remarques et citations. Ces héros ne sont pas les seuls à avoir construit son identité, nous pourrions évoquer pour terminer The Lost Boys (Génération perdue, Joel Schumacher,1987) que Dean cite dans la quatorzième saison. On peut facilement le rapprocher de Sam Emerson (Corey Haim), qui, bien qu’étant le cadet de la famille protège son grand-frère Michael (Jason Patric) contre les vampires et l’empêche d’en devenir un. Structure qui est reprise dans les premières saisons de Supernatural dans lesquelles Sam est infecté par le démon aux yeux jaunes. On retrouve les mêmes traits de caractères typiques des actions heroes : passer à l’action pour vaincre le mal, par devoir familial, mais toujours avec humour.
Apologie de l’homme simple, aussi bien de sa façon de s’habiller que de ses désirs qui se résument plus ou moins à manger, boire sa bière et chasser (les monstres ou les femmes), rêvant d’une journée à la plage où d’avoir son propre bar, il est en réalité beaucoup plus que ça. Loyal, protecteur et torturé, l’Américain moyen se retrouve élu et hérite du fardeau de sauver le monde. Pour supporter son nouveau rôle de héros ou de vigilante de l’Amérique, il appréhende la vie avec cynisme et provocation selon son propre code moral, Dean Winchester serait alors un héritier du héros reaganien. Notion de « legacy » qui est un élément central de la série à plusieurs niveaux[43]. Il y aurait encore beaucoup à dire sur Supernatural qui a connu trois présidents américains[44], sur ses caractéristiques néo-conservatrices mais aussi progressistes, de la place de l’« incoherent text »[45], mais sur aussi les questions de genre, du rôle des femmes à la masculinité toxique, ou encore la représentation de l’Amérique à travers le travail de décoration et de mise en scène des motels.
[1] Sam Winchester, saison 2, épisode 20, “What Is And What Should Never Be”.
[2] GIMELLO-MESPLOMB Frédéric, Le cinéma des années Reagan: un modèle hollywoodien ? Paris, France : Nouveau Monde éditions, 2007, p.18.
[3] Voir le dossier de la revue numérique Pop en Stock sur le Cinéma Reaganien et ses métamorphoses qui aborde différents aspects du cinéma reaganien : http://popenstock.ca/dossier/le-cinema-reaganien-et-ses-metamorphoses.
[4] Série créée par Matt Miller, diffusée de 2016 à 2019 sur la Fox, elle est le reboot des films Lethal Weapon (L’Arme fatale) réalisés par Richard Donner en 1987,1989, 1992 et 1998.
[5] Basée sur les comics du même nom, la série ne connaît qu’une saison (ABC, 2019) la saison 2 initialement prévue a été annulée.
[6] Réflexion qui prend en compte les saisons 1 à 14.
[7] Aussi créateur de la série The Boys, Prime Video, 2019-. Jensen Ackles a prévu de camper le rôle d’un nouveau personnage, Soldier Boy, dans la saison 3 et l’acteur Jim Beaver de Supernatural y fait des apparitions et porte le même nom dans les deux séries.
[8] Elle intègre notamment les communautés de fan dans la narration en faisant de Supernatural une série de livres ayant plus ou moins de succès à la fin de la quatrième saison.
[9] Il serait intéressant de retracer la carte de leur déplacement et les univers esthétiques des lieux visités notamment à travers la décoration des motels dans lesquels ils séjournent.
[10] Le plus souvent ce sont des noms de membres de groupe de rock (dont les titres des chansons se retrouvent parfois dans les titres des épisodes) mais il peut aussi y avoir des références à des réalisateurs de films d’horreur ou des acteurs à l’instar de Ford et Hamill dont les fausses cartes d’identité apparaissent dans la première et dernière saison.
[11] HUBIER Sébastien, « Le Cinéma Reaganien », Pop en Stock [en ligne], Mai 2012, [Consulté le 18 mai 2021], Dossier Le cinéma reaganien et ses métamorphoses. Lien : http://popenstock.ca/dossier/article/le-cinema-reaganien-2
[12] Saison 3, épisode 10, “Dream a Little Dream of Me”: “I mean, your car ? That’s Dad’s. Your favorite leather jacket? Dad’s. Your music? Dad’s. Do you even have an original thought”. Plus la présence de son père s’estompe plus la veste en cuir est laissée de côté.
[13] C’est par ailleurs, le même code vestimentaire qui est utilisé pour Superman adolescent dans la série Smallville (littéralement petite ville), Clark Kent étant un humble fils de fermiers au Kansas.
[14] ELLIS Bret Easton, American psycho, London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord : Picador, 1991.
[15] À propos de Columbo voir : http://popenstock.ca/dossier/just-one-more-thing-les-styles-aberrants-de-columbo. Le rapprochement entre les deux personnages est parfois évoqué notamment dans l’épisode 21 de la saison 6, “Let It Bleed“ : “You know, trench coat, looks like Columbo, talks like Rain Man“.
[16] On pouvait lire sur les badges et autres affiches de la campagne présidentielle de 1980 “Let’s Make America Great Again” et entendre notamment lors du discours du gouverneur Reagan pour le Labor Day de 1980 : ” I’ll will bring new hope to America […] This country needs a new administration with a renewed dedication to the dream of America, an administration that will give that dream new life, and make America great again”.
[17] Saison 12, épisode 23, “All Along the Watchtower”: ”Whenever there’s a world-ending crisis at hand, I know where to place my bets. It’s on you big, beautiful, lumbering piles of flannel”.
[18] DOMINGUEZ LEIVA Antonio, “L’ordalie perpétuelle de John McClane, Action Hero reaganien”, Pop en Stock [en ligne]. Février 2013. [Consulté le 2 juin 2021]. Disponible à l’adresse : http://popenstock.ca/dossier/article/lordalie-perpetuelle-de-john-mcclane-action-hero-reaganien-1.
[19]KENDRICK James, Hollywood bloodshed: violence in 1980s American cinema, Carbondale, Etats-Unis d’Amérique : Southern Illinois University Press, 2009.
[20] Saison 6, épisode 18 “Frontierland“ et Saison 12, épisode 22 “Who We Are”.
[21] BOATTO Sébastien « Le film d’action Hollywoodien : Définition, origines et règles du genre » in GIMELLO-MESPLOMB Frédéric, Le cinéma des années Reagan: un modèle hollywoodien ? Paris, France : Nouveau Monde éditions, 2007,p.78.
[22] Dans le deuxième épisode de la saison 5 “Good God, Y’All“, Dean discute avec un vétéran : “Fallujah. Two Tours. Came back a little over a year ago. Takes one to know one. Where did you serve ?”, Dean: “Hell”.
[23] Induit une répétition, la mort n’est pas la fin mais le début d’un nouvel arc narratif. ECO Umberto, GAMBERINI Marie-Christine (trad.), “Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne”, Réseaux. Communication – Technologie – Société [en ligne]. Persée – Portail des revues scientifiques en SHS, 1994, Vol. 12, no 68, p. 9‑26.
[24] Saison 3, épisode 11, “Mystery Spot” traduit par “Un jour sans fin“ en France.
[25] Saison 10, épisode 23 “Brother’s Keeper“.
[26] Quasiment tous les moments où il rêve ou est envoyé dans un monde fantasmé provenant de ses propres désirs nous montrent des scènes familiales avec sa famille reconstituée partiellement ou totalement et heureuse.
[27] Saison 1, épisode 16, “Shadow”: “Yes, that, but it’s more than that, man. You and me and dad. I want us to be together again, I want us to be a family again”. Famille qui s’étend jusqu’aux acteurs et aux fans de la série membres de la SPN Family qui donne lieu à un hashtag sur les réseaux sociaux mais aussi à des mouvements caritatifs concernant notamment la santé mentale.
[28] Image qui fait penser au tableau de Norman Rockwell Freedom from Want (1943). Pour cette série qui a un traitement esthétique assez sombre et froid, ce genre de scènes est à l’opposé lumineux, chaleureux et coloré.
[29] Intéressant de constater que dans l’épisode 3 de la saison 4 “In the Beginning“, Dean incite son père à choisir l’Impala au lieu du combi Volkswagen qu’il voulait acheter pour fonder sa famille avec Mary (Samantha Smith), symbole par excellence du mode de vie hippie et du road trip.
[30] Saison 2, épisode 20, “What Is And What Should Never Be”.
[31] Donne lieu à des techniques assez créatives quant à la dissimulation des armes que ce soit au sein des voitures ou des maisons des chasseurs.
[32] Saison 12, épisode 22, “Who We Are“, Lady Bevell (Elizabeth Blackmore) : “You’re lunatics. Action movie-loving, cheeseburger-eating, moronic American lunatics”.
[33] “Just another American who saw too many movies as a child”.
[34] Pensons à John McTiernan qui voulait « une explosion de la taille de Cleveland pour Die Hard » : TRÉGUER Florian, « Excès, hybridation et régression : La nouvelle donne du film d’action selon John Mc Tiernan » in GIMELLO-MESPLOMB Frédéric, Le cinéma des années Reagan: un modèle hollywoodien ? Paris, France : Nouveau Monde éditions, 2007, p.86.
[35]JEFFORDS Susan, Hard Bodies : Hollywood masculinity in the Reagan era, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, 1994. Il est intéressant de voir que Jensen Ackles doit travailler sur ce corps pour son nouveau rôle dans The Boys. Il a récemment publié sur Instagram une séance de musculation à la fin de laquelle il souligne « These superhero workouts are much different. It was so much easier when all I had to do was wear flannel ».
[36] Saison 4, épisode 6, “Yellow Fever” : “I mean come on, we hunt Monsters! Normal people, they see a monster and they run, but not us, we search out things that want to kill us. You know who does that? Crazy People !“
[37] On ne le voit prendre l’avion que très rarement, à l’instar de John McClane ou de Barracuda de The A-Team (L’Agence Tous Risques, Frank Lupo et Stephen J. Cannell, 1983-1987) il ne supporte pas l’avion et en a une peur bleue.
[38] MARIENSTRAS Élise, Les mythes fondateurs de la nation américaine: essai sur le discours idéologique aux Etats-Unis à l’époque de l’indépendance : 1763-1888, Bruxelles, France : Éditions Complexe, cop 1992.
[39] Nostalgie qui n’est pas étrangère à l’ère Reagan qui serait nostalgique des années 1950 comme on peut le voir dans Back to the Futur (Retour vers le futur, Robert Zemeckis, 1985). Jean-Baptiste Thoret évoque dans son film/documentaire We Blew It comment les années Reagan étaient nostalgiques des années 1950 et comment l’ère Trump pourrait être une réactivation des années 1980 : THORET Jean-Baptiste, We Blew It. Potemkine Films, 2018.
[40] Il se moque des tendances « healthy » par exemple, saison 9, épisode 5, “Dog Dean Afternoon” : Dean : “Always knew we’d find the source of all evil in a vegan bakery”, Sam : “What’s that smell?”, Dean “Patchouli. And depression. From meat deprivation“.), il aime sa bière, sa tarte et ses burgers.
[41] Saison 1, épisode 2, “Wendigo”: “You know, saving people, hunting things. The family business”.
[42] Saison 2, épisode 8, “Crossroad Blues”: “Yeah, MySpace, what the hell is that? Seriously, is that like some sort of porn site?”
[43] Comment honorer la mémoire de sa famille et de son père en reprenant le flambeau, comment rendre hommage à l’héritage cinématographique et télévisuel américain à travers la série.
[44] George W. Bush (2001-2009), Barack Obama (2009-2017) et Donald Trump (2017-2021).
[45] WOOD Robin, Hollywood from Vietnam to Reagan, New York: Columbia University Press, 1986.
Fridli, Juliette (2021). « Dean Winchester, héritage du héros reaganien? ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/dean-winchester-heritage-du-heros-reaganien], consulté le 2024-12-03.