Le dimanche 1er mai 1983, le public américain découvre sur NBC le premier épisode de la mini-série V, le second étant diffusé le lendemain. Succès d’audience [1], V récolte aussi les louanges de la critique. De nombreux périodiques de l’époque considèrent ainsi que la mini-série imaginée par Kenneth Johnson, créateur de fictions télévisuelles comme The Bionic Woman et The Incredible Hulk, est loin d’être seulement une série de science-fiction mettant en scène « l’éternelle figure de l’envahisseur », pour reprendre l’expression de Florent Favard, pas uniquement un nouveau modèle pour ces « mondes à structures dyadiques, en équilibre entre un envahisseur surpuissant et des résistant·e·s déterminé·e·s […] [2] ». Dans sa critique de l’époque, Arthur Unger, du Christian Science Monitor, écrit ainsi : « ‘V’ harbors a great deal of relevant social commentary on our misuse of water, our dependence on mass-communication, our commercialization of daily life… Perhaps comparing it to Orwell may be reaching a bit, but it certainly is superior commercial television fare ». Son collègue du New York Times, John Corry, analyse même V comme « a retelling of history [3] », expliquant que la série fonctionne comme une allégorie de la montée du nazisme. De nombreux indices permettant de soutenir cette interprétation sont en effet présents dans la série : le symbole arboré par les Visiteurs sur leurs vaisseaux ou leurs tenues évoquant la croix gammée, la mise en place d’un programme proche du fonctionnement des Jeunesses hitlériennes ou encore la persécution d’une partie de la population américaine, les scientifiques en l’occurrence, accusés d’ourdir un complot contre les Visiteurs, ces derniers craignant que ne soit découverte leur nature reptilienne et leurs véritables intentions malfaisantes puisqu’ils veulent non seulement assécher la Terre, mais aussi dévorer les humains.
Toutefois, si le nazisme constitue l’un des référents historiques principaux, ou en tout cas le plus évident, de V, il est loin d’être le seul. En effet, la mini-série de Kenneth Johnson s’affirme comme une fiction qui associe références historiques et fictionnelles. À l’origine du projet de V, il y a d’abord et avant tout un roman de Sinclair Lewis, It can’t happen here (1935), racontant l’élection à la présidence des États-Unis du démagogue Berzelius « Buzz » Windrip et l’instauration de sa dictature fasciste. Ainsi, comme Kenneth Johnson en témoigne dans une interview, il n’est pas question, aux balbutiements du projet, de verser dans la science-fiction allégorique, mais plutôt, sur le modèle du roman de Lewis, d’œuvrer dans le champ de la politique-fiction dystopique [4]. L’une n’exclut pas l’autre bien entendu, mais le projet initial consistait, à en croire Johnson, à représenter « a grassroots takeover of the American government by fascists [5] ». C’est Brandon Tartikoff, alors producteur de certaines fictions parmi les plus en vue de la chaîne NBC (Miami Vice, Knight Rider, A-Team, etc.) qui lui propose d’en faire une mini-série et qui suggère le truchement science-fictionnel de l’invasion extra-terrestre. Le projet initial pouvait en effet constituer, pour NBC, un what if particulièrement subversif : la mise en images provocatrice de ce qui semble, pour reprendre le titre français du roman de Lewis, « impossible ici », soit l’avènement d’un régime fasciste aux États-Unis, une projection au sein d’un monde possible peu compatible avec la nécessité, pour un programme proposé sur un network en prime time, de ne déplaire à aucun public potentiel. Pourtant, il s’agira de montrer que la mise en place du fonctionnement allégorique voulu par NBC n’est pas nécessairement de nature à atténuer la dimension provocatrice de la fiction puisque la version finale de V permet d’introduire le thème de l’occupation par et de la résistance à un ennemi extérieur, mais aussi son corollaire : la collaboration potentielle d’une partie de l’Amérique avec un régime fasciste. L’utilisation des personnages reptiliens, au-delà du commentaire autoréférentiel implicite qu’ils permettent – il ne faut pas se fier uniquement à l’apparence de la série, mais regarder sous sa chair pour trouver la vérité du sens – n’empêche ainsi nullement de multiples discours sur l’actualité et sur la société américaine, corroborant le jugement de John Corry dans le New York Times : « It is by politics and ideology that you will know ‘V’ [6] ».
Dan Copp, dans sa monographie consacrée à V sous le titre Fascist Lizards from Outer Space écrit :
The fascist and authoritarian rule of the Visitors is reminiscent of Stalin’s USSR and the countries it subjugated such as Latvia and Estonia in the 1930s and 1940s. In this way, the miniseries neatly dovetails with the rationale for the entire U. S. Cold War foreign policy dating back to the Truman administration : the assumption that the USSR would seek the same imperial conquest that Nazi Germany and Imperial Japan had pursued unless checked by U. S. military force deployed around the world [7].
En effet, si les extra-terrestres peuvent représenter les Nazis à travers la réécriture historique que propose la série, le Visiteur peut aussi être une figuration imaginaire du ressortissant de « l’Empire du mal » pour reprendre l’expression employée par Ronald Reagan dans un discours de mars 1983. De ce point de vue, les interviews de Kenneth Johnson attestent du fait qu’avant que ne soit choisie l’option extra-terrestre, la mise en scène d’une invasion par la Chine ou l’URSS avait été envisagée, reflet de la recrudescence contemporaine des tensions entre Est et Ouest [8]. C’est ainsi, potentiellement, une forme de peur rouge ravivée durant la décennie 1980 que la série met en scène. Les Visiteurs se dotent en effet de noms américains – John, Steven, Willie, Diana – pour mieux s’intégrer et se faire passer pour d’honnêtes travailleurs, eux qui doivent en effet collaborer avec les ouvriers américains dans leurs usines afin de fabriquer un composé censément nécessaire au maintien de la vie sur leur planète, tandis qu’ils mettent en place, dans l’ombre, une entreprise d’asservissement progressif des États-Unis. La suspicion, qui est d’abord celle des protagonistes, principalement des scientifiques et des journalistes, semble donc valorisée par la série et la chasse aux sorcières à laquelle elle peut aboutir également : il ne saurait être question d’accueillir les Visiteurs sans la moindre vérification de leur bonne foi et de leur adhésion aux valeurs de l’Amérique. C’est ce que met parfaitement en exergue une scène durant laquelle trois personnages – deux futurs membres de la résistance, Ben et Julie, ainsi que Denny, le petit ami de cette dernière – regardent à la télévision le discours de John, le commandant en chef des Visiteurs, qui s’adresse au Monde depuis le toit du bâtiment de l’ONU :
Denny – He looks like one of us, doesn’t he Ben ?
Ben – Outwardly.
Julie – But that was no Nash Rambler he drove up in [9].
Dans un article au sein duquel elle réfléchit à la symbolique du fait de se faire passer pour humain dans la science-fiction de Battlestar Galactica et V, la chercheuse Aino-Kaisa Koistinen écrit : « Artificial and alien creatures passing for human threaten to take the place of the human and, by doing so, reveal the vulnerable and shifting ontological status of human beings[10] ». Ici, il est possible d’affirmer que le fait, non pas de passer pour américains car les visiteurs gardent toujours des signes distinctifs qui exhibent leur altérité – leur tenue qu’ils ne quittent jamais et leurs voix particulières – mais d’être si facilement accueillis, l’Amérique leur ouvrant ses réceptions mondaines comme ses usines, va constituer une menace intérieure et révéler la fragilité foncière des États-Unis sur leur propre sol. Cette fragilité est d’abord idéologique, dans la mesure où une partie du pays au moins va collaborer au régime fasciste mis en place par l’envahisseur ; fragilité du point de vue des rapports de force ou de l’équilibre de la terreur ensuite, puisque la série indique que, face à une force extérieure bien organisée comme celle des Visiteurs, l’Amérique serait susceptible de tomber.
Cette Amérique, la série ne choisit d’en montrer qu’une toute petite partie. L’intrigue se déploie en effet dans un cadre spatial restreint, du moins à l’échelle de l’invasion planétaire que les premières minutes de l’épisode initial mettent en scène. Une fois passés les traditionnels plans sur l’irruption des vaisseaux dans les plus grandes villes du monde et le discours de John sur le toit du bâtiment de l’ONU, l’action se concentre en effet sur la Californie et plus spécifiquement sur Los Angeles. La série préfère ainsi traiter l’invasion planétaire par le petit bout de la lorgnette ou, pour le dire autrement et par un subtil jeu d’écho à la fonction de nombre de personnages – des scientifiques, pour la plupart – du point de vue microscopique, préféré au macroscopique. C’est en effet systématiquement à un petit niveau – le quartier d’une banlieue pavillonnaire, un laboratoire, la rédaction d’un média, une usine – que l’action se déroule. Ce choix d’une résistance au microscope accuse plus encore l’un des blancs de la fiction. Que se passe-t-il, en effet, en haut-lieu ? Quel rôle l’administration en place et le Président des États-Unis jouent-ils dans cette occupation du territoire ? Jamais la série ne répond à cette question, mais elle prend soin de représenter une collaboration localisée avec l’envahisseur, particulièrement celle de la police. Deux ensembles de scènes le montrent particulièrement bien : celles des barrages de police devant permettre de contrôler d’hypothétiques fuites illégales de scientifiques d’abord[11] ; celles qui montrent la police réprimer la dégradation des affiches de propagande des visiteurs par de jeunes résistants ensuite[12]. L’allégorie est implacable : si les envahisseurs sont des nazis ou des communistes, alors la série montre la police de l’État de Californie collaborer avec eux. À titre de comparaison, jamais le film Red Dawn de John Milius, sorti en 1984 quelques mois seulement après la diffusion de V, ne montre la moindre collaboration américaine avec les envahisseurs soviétiques et cubains : le citoyen américain, sous cette occupation, est soit résistant, soit prisonnier en camp de concentration, soit mort.
Tel est, finalement, le bénéfice que Kenneth Johnson tire de l’allégorie : elle lui permet de mener à bien, quoique de façon détournée, son projet initial d’adaptation pour la télévision du roman de Lewis. S’il est impossible de mettre en scène à la télévision en prime time et sur un network une Amérique ayant élu un dirigeant fasciste, s’il est inconcevable de représenter des Américains collaborer avec des envahisseurs chinois ou soviétiques, l’allégorie reposant sur la réécriture historique permet, elle, de suggérer l’irreprésentable.
Mentionner ce qui surprend dans V implique de s’arrêter sur les premières minutes de l’épisode initial. L’un des personnages principaux, Mike Donovan, tourne un reportage sur la guerre civile du Salvador, en plein cœur du conflit armé. Donovan filme d’abord la prise de parole de l’un des guérilleros :
Guérillero – Of course we suffered losses man. You don’t go against a force like theirs without expecting losses.
Donovan – How many losses ? How many losses ?
Guérillero – Seven men and women killed. A dozen wounded.
Donovan – You’re wounded too ! You’re wounded too !
Guérillero – These wounds are nothing, you see… compared to all the wounds that they’ve inflicted on our country. But we’re gonna fight them till we win. You got that ? We’re gonna fight ’till El Salvador is free ! Ain’t nothing gonna stop us ! You got that ?
Donovan – Yeah, I got it.
Donovan se retrouve ensuite pris dans l’attaque de la guérilla par l’armée gouvernementale, puis poursuivi par un hélicoptère, et ne doit sa survie qu’à l’irruption du vaisseau extra-terrestre qui fige le cours des événements.
Dan Copp analyse cette scène en ces termes :
This content […] illustrates the miniseries’ contradictory relationship to the Reagan era’s Cold War foreign policy : if it evoked “Evil Empire” imagery in some ways, it is instructive to note that the leftist guerillas it celebrated were opposed by the Reagan administration in El Salvador[13].
Il ajoute, plus loin dans son ouvrage :
Whatever divisive or controversial potential there was in the original miniseries’ championing of left-wing guerilla fighters against the El Salvadoran dictatorship was easily sidestepped by quickly introducing the topic and then droping it in favor of the main plot of extraterrestrial invasion[14].
Son analyse reste toutefois trop mesurée, principalement parce qu’il ne commente jamais la forme de la scène sans compter qu’il minore le rôle fondamental qu’est susceptible de jouer toute scène liminaire. Les premières minutes de la série viennent ainsi redoubler la dédicace initiale, ô combien célèbre, « To the heroism of the Resistance Fighters – past, present, and future – this work is respectfully dedicated », qui ouvre chacune des trois œuvres principales qui structurent la franchise V durant les années 1980 (la mini-série, sa suite V The Final Battle en 1984, et la série télévisée diffusée jusqu’en 1985). Il semble ainsi que la série soit aussi dédiée aux résistants salvadoriens et en la revoyant, cette scène liminaire paraît très étonnante. Elle commence en effet par adopter le point de vue de la caméra de Donovan, ce qui revient à montrer l’un des leaders du front de libération du Salvador face à une armée gouvernementale soutenue par les États-Unis s’adresser directement aux téléspectateurs américains, face caméra, pour annoncer la victoire de sa guérilla, discours qui se trouve valorisé par la dédicace initiale. Mais c’est aussi potentiellement une note d’intention du créateur de V qui est proposée ici, tant les premières minutes de la série semblent mettre en abyme la genèse même du projet de Kenneth Johnson : une fiction politique sur l’Amérique devenue une œuvre de science-fiction allégorique du fait de l’extraneus ex machina imposé par NBC et représenté ici par le vaisseau des Visiteurs qui fait irruption dans le ciel. En cela, la scène fonctionne aussi comme contrat de lecture de la mini-série. Elle signale en effet au public la double modalité de sa réception : un discours direct sur le monde actuel, au sens que confèrent les théories de la fiction à ce terme, et un discours indirect ayant comme pivot l’invasion des Visiteurs comme allégorie de toutes les formes d’oppression, y compris lorsqu’elles sont américaines ou soutenues par les États-Unis, comme au Salvador.
Ces images de guerre captées par un journaliste évoquent aussi immanquablement, en cette année 1983 durant laquelle la mini-série est diffusée, la récente médiatisation de la Guerre du Vietnam et de ses atrocités, conflit dont il n’est d’ailleurs jamais question dans la série. Au demeurant, il n’est jamais fait mention non plus de l’engagement américain durant la Seconde Guerre mondiale. V apparaît donc comme une série totalement étrangère à ce que Marjolaine Boutet analyse comme un « mouvement, ayant eu lieu tout au long des années 1980, de la réhabilitation des veterans » qui « humanise le soldat, le montre comme un personnage moral, créant ainsi “un nouveau contremythe pour remplacer celui du bouc émissaire que la nation a utilisé pour expier sa culpabilité après la défaite”[15] », Boutet citant ici l’article d’une chercheuse, Deborah Ballard-Reish consacré à deux séries ayant participé à cette réhabilitation : China Beach et Tour of Duty[16]. Rien de tel dans V qui, au discours du vétéran préfère celui du survivant, de la Shoah en l’occurrence, du fait de la place fondamentale accordée au personnage d’Abraham Bernstein. Non seulement ce dernier est au cœur de certaines des scènes les plus fortes de la mini-série – la prise de parole face à son fils pour justifier la nécessité absolue de cacher une famille persécutée[17], les dernières secondes du premier épisode où il montre à un adolescent comment bien tagger le « V » sur les affiches de propagande des Visiteurs[18] – mais il est surtout celui qui participe au « retelling of history » perçu dans la série par certains critiques, à une remise en perspective historique de l’invasion des Visiteurs comme une tragique réécriture des pages les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale. Entendons qu’il propose l’Histoire comme grille de lecture de l’arrivée des Visiteurs et non la fiction. En effet, après la première apparition de ces derniers, la série montre la réaction d’une partie de la population américaine, des personnages qui figurent autant de spectateurs intra-diégétiques de l’arrivée des extra-terrestres suivie à la télévision, spectateurs qui, pour une partie d’entre eux du moins, appréhendent ou sont invités à appréhender cette venue sous le prisme de la fiction. En effet, des romanciers – Ray Bradbury et Arthur Clarke – servent de consultants aux médias[19], des médias qui couvrent la découverte du vaisseau des Visiteurs à l’aune des attentes du public liées à sa connaissance des œuvres de science-fiction comme en atteste la prise de parole d’un présentateur de journal télévisé : « For those of us accustomed to the likes of Close Encounters or Darth Vader’s futuristic Star Destroyer, our first glimpses inside the spacecraft of the Visitors were somewhat unexpected or even disapointing[20] ». Dans un même esprit, Sean, le fils de Mike Donovan, constate en voyant pour la première fois sur l’écran de télévision le commandant en chef des Visiteurs : « he doesn’t even look like Mr. Spock ![21] ». Le même Sean joue, dans une scène ultérieure, avec les jouets représentant les Visiteurs et leurs vaisseaux[22], commercialisés dans le monde fictionnel de la série comme si les extra-terrestres étaient des personnages. En cela, la série reflète la tendance, très nette durant les années Reagan, à un storytelling politique et médiatique s’appuyant sur certains des référents fictionnels favoris du public, mais qui est de nature à engendrer un brouillage dans l’appréhension des événements d’actualité. Il faut rappeler en effet que la série V est diffusée moins de deux mois après l’annonce, par Ronald Reagan, de la Strategic Defense Initiative, surnommée « Star Wars Program » par les médias américains, l’année 1983 coïncidant aussi avec la sortie de Return of the Jedi le 25 mai, quelques jours seulement, donc, après la diffusion de V sur NBC. La série reflète ce brouillage permanent dans la société américaine de l’époque et, pour les personnages du monde fictionnel, l’ajustement nécessaire à opérer : il ne s’agit pas de l’irruption métaleptique de créatures fictionnelles dans leur monde réel, mais d’une véritable invasion à grande échelle qui fait subir aux États-Unis ce que l’Europe avait souffert sous le régime nazi.
Il s’agit aussi, pour V, d’affirmer sa singularité dans le paysage science-fictionnel de l’époque, de tenir un discours autoréférentiel qui consiste à exposer plus ou moins explicitement au spectateur ce que V veut être en tant que série télévisée, en l’occurrence, autre chose qu’un Star Wars ou qu’un E.T. Il est ainsi possible de postuler que la série pensée par Kenneth Johnson cherche aussi à mettre en scène une autre forme d’occupation, celle de la culture mainstream américaine par un nouveau modèle de cinéma et ceux qui l’incarnent, bref, par ce que Robin Wood appelle, dans Hollywood from Vietnam to Reagan, le « Lucas-Spielberg Syndrom ».
Les créations de George Lucas et de Steven Spielberg sont en effet toutes deux présentes dans V, non seulement dans le discours du journaliste sur la découverte du vaisseau des Visiteurs, comme exposé plus haut, mais aussi dans deux autres scènes : au moment où les visiteurs vont pour la première fois travailler avec les humains dans l’une de leurs usines, une fanfare les accueille au son du thème musical principal de la saga de George Lucas[23], tandis qu’une peluche d’E. T. apparaît dans un plan à la fin de la série[24]. Non seulement la première scène est de nature à corroborer l’interprétation de l’appréhension de l’arrivée des extra-terrestres par les humains comme étant de nature métaleptique – à l’intérieur du monde fictionnel dépeint par la série ces derniers vivent l’arrivée des extra-terrestres comme celle d’êtres en provenance directe des œuvres de science-fiction – mais ces deux scènes permettent aussi d’interroger la place que souhaite prendre V dans ce marché florissant de la science-fiction mainstream.
Dans le chapitre intitulé « Papering the Cracks : Fantasy and Ideology in the Reagan Era », Robin Wood synthétise ce dont il trouve la trace dans les films de science-fiction à succès de l’époque : « a preference for the reassuring over the disturbing, the reactionary over the progressive, the safe over the challenging, the childish over the adult, spectator passivity over spectator activity[25] ». Qu’en est-il de V à cet égard ? S’il semble que la série préfère le dérangeant au rassurant en ne refusant pas la possibilité d’une collaboration avec l’ennemi, et l’activité spectatorielle du fait du fonctionnement allégorique de la fiction, il n’en demeure pas moins que la série de Kenneth Johnson semble partager certaines caractéristiques reconnues par Robin Wood comme autant de traits définitoires des films de Lucas et Spielberg : l’abondance des effets spéciaux, l’anxiété face au nucléaire ou encore la peur du fascisme[26]. Mais il semble que la première caractéristique alléguée par Robin Wood pour analyser les films de Lucas et Spielberg, la puérilité, ne soit pas vérifiée par V ou, du moins, que V prenne soin de proposer une double lecture. La série n’exclut pas le jeune public susceptible d’apprécier l’action, les lézards à forme humaine ou les vaisseaux spatiaux, mais s’adresse surtout à des adultes puisque son décryptage implique de saisir la dimension allégorique de la fiction. Or la spécificité de V est même de franchir un pas supplémentaire, ironique en l’occurrence, qui consiste à suggérer au récepteur que la série suit la mode du moment pour mieux s’affirmer comme un contre-modèle. Ainsi, par exemple, la scène dans laquelle Sean Donovan joue avec des figurines et un vaisseau des Visiteurs semble montrer que la série est tout à fait consciente de la place désormais fondamentale jouée par le merchandising dans le genre de la science-fiction et la nécessaire régression – du point de vue de la complexité des personnages, de la densité narrative peut-être, plus largement, de tout ce qui, dans la fiction, nécessite une forme d’interprétation – qu’implique la nécessité de conquérir le cœur des enfants pour vendre le plus de jouets possible.
Un même questionnement peut s’appliquer au progressisme des représentations, particulièrement du point de vue des minorités. V semble au premier abord pouvoir être associé aux productions science-fictionnelles qui, sur le modèle de Star Wars à en croire Robin Wood, actualisent les topoï des films de guerre des années 1940 dont Air Force de Howard Hawks constitue le modèle – ce qui ne serait pas étonnant eu égard à la période que la série cherche à allégoriser : « Consider their relation to the 40s war movie […] : the group […] constructed as a microcosm of multiracial democracy. The war movie gave us various ethnic types (Jew, Polack, etc.) under the leadership of a WASP American […][27] ». De ce point de vue, et tandis que la résistance s’organise, tout laisse croire, dans V, que Mike Donovan, lui qui, au début de la série, forme un duo avec l’asiatique-américain Tony, va finir par endosser le rôle de chef d’une résistance qui s’affirme peu à peu comme groupe multiculturel. Pourtant, il convient de se demander si V ne fait pas aussi preuve de plus de progressisme dans les représentations. Mike Donovan est-il en effet le héros de la série ? Non seulement le classement par ordre alphabétique choisi pour la liste des acteurs et actrices semble manifester une volonté de proposer une série sans protagoniste, mais la résistance a bel et bien un chef et ce chef est une femme : Julie Parrish. De plus, et sur le modèle de ce qui a été analysé précédemment pour la question du rapport de V aux fictions perçues par Wood comme puériles et régressives, il semble que la série traite ironiquement ce questionnement sur la véritable nature du héros, autant que les préconceptions du public liées à cet héritage du film de guerre, et se plaise à fissurer l’image potentiellement trop lisse de Donovan qui, dans le second épisode, choisit de délaisser la résistance pour faire cavalier seul et retrouver son fils, s’affirmant potentiellement, dans cette quête individualiste, comme anti-héros reaganien. Les véritables héros de V sont ainsi peut-être les représentants des minorités : Ben, le médecin afro-américain tombé au champ d’honneur lors d’une opération de vol de matériel par la résistance, Tony, une autre figure de martyr, mort en essayant de révéler au monde la vraie nature des Visiteurs, et surtout Sancho, le jardinier mexicain, qui devient passeur de la famille américaine qui l’emploie – persécutée en raison du métier du père, qui est anthropologue – et inverse ironiquement le sens traditionnel des migrations illégales en essayant de lui faire passer la frontière mexicaine.
De là à voir en V une série en avance sur son temps, il n’y a qu’un pas, que certains ont d’ailleurs franchi récemment, en mettant toutefois moins en valeur sa nature moderne et progressiste que sa nature censément prophétique. Le roman de Sinclair Lewis comme la série télévisée qui l’adapte ont en effet été beaucoup sollicités à partir de 2016 et de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. De multiples articles ou commentaires sur les réseaux sociaux ont été réalisés rapprochant John, le commandant en chef des visiteurs, et Trump, jouant sur la vague ressemblance entre le Président nouvellement élu et l’acteur Richard Herd qui interprétait John[28], des initiatives relayées, pour certaines, par Kenneth Johnson sur son site, à l’image de cette fresque évolutive présente dans la ville d’Avignon, sur laquelle Trump fut un temps représenté sous les traits d’un personnage reptilien de V[29]. Si les Visiteurs servent, depuis les années 80, de symbole de toutes les menaces fascistes ou crypto-fascistes, ils permettent aussi et surtout à Kenneth Johnson de réfléchir à l’Amérique de son temps et, de ce point de vue, le dispositif heuristique pluriel permis par l’allégorie – les sens multiples se découvrent au gré des revisionnages – permet aussi une herméneutique plurielle pour une série qui n’est pas exempte de contradictions du point de vue idéologique, loin s’en faut. De ce point de vue, V est à des films mettant en scène des invasions et des occupations du territoire américain comme Invasion USA[30] ou le moins nanarisant Red Dawn, ce que le scriptible barthésien est au lisible, d’une façon d’autant plus aiguë peut-être que la série parvient à masquer un portrait assez peu complaisant de l’Amérique contemporaine et de celles et ceux qui la peuplent, mais surtout peut-être qui la dirigent dans les replis et les blancs de la fiction, s’affirmant, sinon comme un exemple télévisuel de ces blank fictions récemment analysées par Ashley M. Donnelly qui ont, à l’en croire, subverti les récits grands publics à l’époque de Reagan[31], du moins comme un OTNI, un Objet Télévisuel Non Identifié des années 1980.
[1] Voir, à ce sujet : Sally Bedell, « ‘V’ series : an NBC hit », The New York Times, 04/05/1983, https://www.nytimes.com/1983/05/04/movies/v-series-an-nbc-hit.html
[2] Florent Favard, Le Récit dans les séries de science-fiction de Star Trek à X-Files, Paris, Armand Colin, 2018, p. 106.
[3] Ces deux critiques, parmi d’autres, sont compilées sur le site personnel de Kenneth Johnson : https://www.kennethjohnson.us/v-orig
[4] Kenneth Johnson rend compte de sa lecture du roman de Lewis et revient sur la genèse du projet de V dans une interview présente sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=Br5OKmI6YTQ
[5] Ibid., 00 : 00 : 47.
[7] Dan Copp, Fascist Lizards from Outer Space : The Politics, Literary Influences and Cultural History of Kenneth Johnson’s V, Jefferson, McFarland & Company, 2017, p. 24-25.
[8] https://www.youtube.com/watch?v=Br5OKmI6YTQ : 00 : 02 : 03.
[9] Kenneth Johnson, V, 01×01, © Kenneth Johnson Productions, Warner Bros. Television, 1983, 00 : 20 : 33.
[10] Aino-Kaisa Koistinen, « Passing for Human in Science Fiction : Comparing the TV Series Battlestar Galactica and V , NORA – Nordic Journal of Feminist and Gender Research, 19:4, 2011, p. 249-263, p. 254.
[11] Voir, par exemple : Kenneth Johnson, V, 01×02, © Kenneth Johnson Productions, Warner Bros. Television, 1983, 00 : 11 : 21.
[12] Ibid., 00 : 52 : 11.
[13] Dan Copp, op. cit., p. 62.
[14] Ibid., p. 332.
[15] Marjolaine Boutet, « Les séries télévisées américaines des années 1980 : une autre Histoire de la guerre du Vietnam », Vingtième siècle. Revue d’Histoire, n°84, 2004/4, Presses universitaires de Sciences-Po, p. 61 à 73, p. 69.
[16] Deborah Ballard-Reisch, « China Beach and Tour of Duty. American television and Revisionist History of the Vietnam War », Journal of Popular Culture, hiver 1991, p. 142.
[17] Kenneth Johnson, V, 01×01, © Kenneth Johnson Productions, Warner Bros. Television, 1983, 01 : 26 : 43.
[18] Ibid., 01 : 39 : 13.
[19] Ibid., 00 : 12 : 04.
[20] Ibid., 00 : 26 : 36.
[21] Ibid., 00 : 20 : 42.
[22] Ibid., 00 : 45 : 00.
[23] Ibid., 00 : 28 : 44.
[24] Kenneth Johnson, V, 01×02, © Kenneth Johnson Productions, Warner Bros. Television, 1983, 01 : 08 : 26.
[25]Robin Wood, Hollywood from Vietnam to Reagan, New York, Columbia University Press, 1986, p. 182.
[26] Ibid., p. 166-170.
[27] Ibid., p. 167.
[28] https://www.agonybooth.com/movies-that-predicted-trump-v-the-original-miniseries-1983-55823?fbclid=IwAR3FQZvklGipy8eZr2RBW8JHbnDGoKQWWsHzn7z7iVkuq_rlSvH4mPFMlVc
[30] Joseph Zito, Invasion USA, © Cannon Group, 1985.
[31] Ashley M. Donnelly, Subverting Mainstream Narratives in the Reagan Era : Giving Power to the People, Cham, Palgrave Macmillan, 2018.
Piégay, Victor-Arthur (2021). « «It can happen here» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/it-can-happen-here-v-1983-ou-les-etats-unis-sous-loccupation], consulté le 2024-11-21.