Ils sont venus, ils sont tous là: des mers, des airs, des routes ou bien du Web; les pirates. Il faut dire qu’ils en ont entendu des cris, et des applaudissements, largement renouvelés lors de la sortie du premier volet de la série des Pirates of the Caribbean, en 2001, inspirée de l’attraction à succès des parcs Disney. L’actualité a pourtant tout fait pour contrecarrer notre appétit en la matière, associant très largement les pirates de tous poils à d’horribles terroristes: on songe aux attentats du 11 septembre, bien entendu, mais aussi aux pirates des mers qui sévissent aujourd’hui aussi bien au large de la Somalie qu’en mer de Chine et bien d’autres points du globe (Hijacking, 2012; Captain Philipps, 2013). On pense, aussi, aux cyberattaques qui font l’actualité, du groupe Anonymous aux attaques qui paralysèrent quelques semaines l’Estonie en 2007 (en 2013 est paru le Manuel de Tallinn consacré à la juridiction des cyberconflits). Ian Malcolm nous rassurait d’ailleurs avec force dans Jurassic Park : «Quand les pirates des Caraïbes se détraquent, ils ne dévorent pas les touristes!» Pourtant, à l’inverse des dinosaures, les pirates sont bel et bien parmi nous.
Il faut l’admettre: la fiction continue de nous faire aimer le pirate et lui pardonner ses crimes. Car le pirate reste à la fois potache (le Capitaine Pirate de Gideon Defoe ne dirait pas le contraire, lui qui donne par ailleurs naissance au film The Pirates! Band of Misfits, 2012), aventureux, acteur et témoin de l’exceptionnel, ainsi que garant d’un monde à revers, d’une ombre jetée sur le tableau d’un monde que nous jugeons, parfois, aseptisé.
Souvent éloigné de sa réalité historique, le pirate de fiction est désormais un personnage à part entière qui joue des frontières de notre connaissance («la bibliothèque est vide», écrit Lapouge dans Les Pirates, 1968) et des accumulations imaginatives qui ont été les nôtres. Sa disparition présumée («Versons un pleur sur les pirates et sur la piraterie», disait Desnos en 1936) a d’abord été l’occasion d’un succès tout romantique (des Bohèmes des mers de Gustave Aimard jusqu’au Corsaire Noir de Salgari et pourquoi pas, dans une certaine mesure, au Corto Maltese de Hugo Pratt), en même temps qu’il contribue à l’émergence d’un genre qui lui semble inhérent: l’aventure (après tout, le pirate est celui qui «tente la fortune»). À ce titre, le pirate s’affirme aussi peu à peu comme héros populaire / héros du populaire dont il devient un porte-parole au sein d’une fiction de la satisfaction (Umberto Eco): le Captain Blood de Rafael Sabatini, porté à l’écran par Michael Curtiz avec nul autre que ce héros populaire qu’est Errol Flynn, en est un des parangons les plus évidents. Cette popularité va croissant à mesure qu’elle accompagne les réécritures du pirate qui, bien que marginal, prend pied dans une culture de masse en croissance. Stevenson assume pleinement ce qu’il doit à d’autres que lui dans l’écriture de Treasure Island. Le terrible capitaine Hook de James Matthew Barrie s’inscrit lui aussi dans une histoire déjà riche de la piraterie fictionnelle, en même temps qu’il donne naissance à une multitude d’autres-soi. Repris par Disney en 1953 en dessin animé, il devient bande dessinée chez Régis Loisel (Peter Pan, 1990-2004) ou chez Alphamax (Peter Pank), héros du film éponyme de Spielberg (Hook, 1991), série télévisée (sa représentation dans Once Upon a Time) ou encore romans de jeunesse (notamment le Capt. Hook: The Adventures of a Notorious Youth de James V. Hart).
De fait, s’il est un personnage de la violence et de la mutilation (le pirate a une jambe de bois et un bandeau sur l’œil, tout le monde le sait), il est à la fois un héros singulier de la culture de jeunesse et d’un public auprès duquel il peut renouveler le schéma du roman familial (voir Freud puis Marthe Robert, entre autres) autant qu’il lui permet de formaliser certains appétits de transgression (le pirate est-il un «démon de la perversité», selon l’expression de Poe?), d’évasion, d’aventure et de mort (les deux étant liés par définition, dit Jankélévitch).
Cette culture de la marginalité, parfois apparente, favorise également le succès du pirate auprès des publics adultes. Figure politisée de la révolte remise au goût du jour par Gilles Lapouge notamment (en tout cas en France), le pirate prend endosse une pensée touchant au nomadisme deleuzien (voir T.A.Z. de Hakim Bey), au situationnisme debordien (voir Bastions pirates du collectif Do or Die), comme au mythe de la contre-culture et de la culture spectaculaire. C’est le pirate, après tout, qui opère aussi bien dans les parcs Disney que dans la version trash qu’en propose Paul McCarthy ; le pirate qui se vend en boutique souvenir tout en devenant le symbole d’un parti politique ‘alternatif’ ; le pirate qui alimente un commerce (le pirate comme marque de fabrique) tout en bravant les lois de l’échange (The Pirate Bay). Après tout, le pirate vivait en parasite, écrivait Lapouge, et c’est en parasite que notre société le traite quand il chasse sur les circuits de marchandisation culturelle. C’est que, là encore, le pirate cristallise un ensemble d’enjeux idéologiques: culture de l’opensource et de la gratuité, culture de l’individu et culture de masse (le pirate opère tandis que nous entrons dans l’ère paradoxale de l’alone together – Sherry Turckle), mais aussi culture du réenchantement et de la révolte (le pirate induit une mythologie démocratique – voir Marcus Rediker, Villains of all Nations, 2004).
Ce dossier est ouvert aux pirates de tous bords, de toutes confessions et de toutes exactions. Pirates pop ou pirates soap, pirates kitsch ou pirates sobres, pirates avérés ou pirates qui s’ignorent (Will Turner, fils de pirate dans Pirates of the Caribbean) comme à tous les voisins, cousins et chimères piratées (corsaires, gentilshommes de fortune, et même vampirates! –Justin Somper), aux pirates en lettres, en bulles ou en pellicules et, bien entendu, à toutes les pirates qui parcourent nos rivages culturels (et historiques) dans un succès qui s’affirme toujours davantage (Mary Read chez Defoe/Johnson, Surget, Ballaert, etc.). À cela s’ajoute le décor du pirate, qui prend peu à peu les dimensions d’un personnage plutôt que d’un simple environnement: le bateau n’est pas sans âme (le Black Pearl comme le Hollandais Volant), le perroquet a toujours quelque chose à dire, la mer porte ses discours et ses réécritures (L’Île au trésor de Pierre Pelot), l’or qui, toujours, a sa place dans l’aventure; ou encore, last but not least, l’inévitable bouteille de rhum que nous pourrions partager, au moins virtuellement, autour de ce dossier pirate.
Culture nomade, «trait nomade», esprit nomade: le mot nomade est dans l’air, souligne Kenneth White.
«Thieves and beggars, never shall we die!» chantent les pirates, sur la potence.
«Qui pense pirate aujourd’hui, voit apparaître les réfractaires de la grande époque, 1630-1730, dont les navires au pavillon noir sillonnaient la mer des Antilles ou l’océan Indien» (Deschamps, 1962: 35).
Depuis le modernisme, le roman d’aventures a subi une série de changements considérables dans sa structure narrative: dans ses thèmes, plus particulièrement, et dans sa façon de mettre en récit l’espace, l’intrigue et le temps.
Quel meilleur exemple pourrait-il y avoir de l’aventure que la piraterie?
«L’aventure introduit dans la lecture, donc dans la vie, la part du rêve, parce que le possible s’y distingue mal de l’impossible; elle exalte l’instant aux dépens de l’ennuyeuse continuité de la durée; elle joue la vie ou la mort tout de suite, pour échapper à la mort qui nous attend au loin.» (206).