Depuis le modernisme, le roman d’aventures a subi une série de changements considérables dans sa structure narrative: dans ses thèmes, plus particulièrement, et dans sa façon de mettre en récit l’espace, l’intrigue et le temps. Il est intéressant d’observer comment le roman d’aventures se transforme et se remet progressivement en question en analysant trois romans se situant respectivement dans le courant du roman d’aventures classique, à la limite du roman d’aventures classique et du roman d’aventures «problématisé» et, enfin, dans le roman moderne: L’Île au trésor, Au cœur des ténèbres et La plage. Nous statuerons que La plage partage, avec L’Île au trésor, les imaginaires de la carte et de l’espace insulaire, alors qu’il partage le thème de l’horreur et de l’ensauvagement avec Au cœur des ténèbres. La comparaison de La plage avec ce dernier roman permettra d’ouvrir l’analyse sur la problématisation de l’aventure: sur, plus précisément, la désintégration de l’univers romanesque de l’aventure. Nous verrons d’abord que La plage hérite de l’espace fictionnel de l’île ̶ étroitement lié à celui de la carte ̶ du roman de Stevenson, L’Île au trésor. Toutefois, il importera d’envisager que l’île de La plage n’est pas le lieu d’aboutissement d’une quête matérielle; on ne vient pas y chercher un coffre au trésor enfoui, mais un Paradis perdu. Le personnage principal, à la recherche de l’ultime aventure, croit trouver sur cette plage une petite communauté utopique correspondant à un idéal de paix, de sérénité, d’entraide. Il s’avère néanmoins, ainsi que nous le découvrirons, que cette confrérie isolée ne tarde pas à être aux prises avec la sauvagerie. En effet, dès l’instant qu’une brèche survient dans l’univers narratif et qu’est brisée l’illusion d’isolement, la folie et l’horreur contaminent cette communauté jusque-là totalement paisible. L’analyse du surgissement de la sauvagerie, de l’horreur et de la folie, dans l’univers narratif de La plage, nous permettra de faire plusieurs rapprochements avec la façon dont l’humanité, dans Au cœur des ténèbres, menace elle aussi de sombrer dans la sauvagerie. Finalement, nous examinerons comment La plage participe d’un imaginaire de la fin, tel que réfléchi par Bertrand Gervais, dans son essai L’Imaginaire de la fin. Nous qualifierons ce roman de «roman de la fin» et nous en viendrons à la conclusion que l’espace de l’aventure est problématisé et compromis. L’intervention d’un événement grave dévoile ce dont le lecteur ne pouvait jusque-là se douter: l’élément nouveau qui apparaît soudainement comme un «phasme» rend visible la clôture imminente monde narratif de La plage. Nous examinerons donc, en dernier lieu, comment la structure communautaire de l’île finit ainsi par imploser et se désagréger sous la force de sa propre violence.
La carte d’un espace non exploré, d’une île inconnue, est un des objets matériels qui suscite le plus de fantasmes et de projections mentales. Avant de vraiment explorer les espaces géographiques qu’elle reproduit, les personnages explorent d’abord l’espace cartographié en imagination. Jim Hawkins, après avoir trouvé la carte de l’île au trésor dans le coffre de marin de Billy Bones, «passai[t] des heures entières à méditer sur la carte […] [il] abordai[t] cette île, en imagination, par tous les côtés, [il] explorai[t] chaque arpent de sa surface» (Stevenson: 67). De même, Marlow, dans Au cœur des ténèbres, avoue sa passion d’enfance pour les cartes géographiques: «Je passais des heures à contempler l’Amérique du Sud, ou l’Afrique, ou l’Australie, et à m’absorber dans toutes les splendeurs de l’exploration» (Conrad: 41). Encore, dans La plage, c’est la découverte de la carte laissée par Daffy Duck avant de mourir qui fait saillir l’aventure dans le récit. Richard observe que son nouveau compagnon Étienne «devait déjà entendre le ressac sur sa plage secrète ou peut-être se cachait-il en imagination des gardiens du parc national maritime sur le chemin de l’île» (Garland: 32). Ainsi, avant même que l’exploration de l’espace représenté sur le support papier ne soit une possibilité, l’exploration en imagination qu’entreprennent les personnages vise, en quelque sorte, à ouvrir les chemins de leur esprit et à nourrir la faim de l’aventure. Comme le soutient Tadié, «[d]ans la carte, le récit trouve son sol, des parcours pour ses personnages, parfois toute l’intrigue, en tout cas une mine de suggestions» (114). La carte est, ainsi, une médiation entre l’homme et la Terre: elle éveille les personnages qui la contemplent au potentiel de découverte du planisphère. Elle est, autrement dit, une machine à fantasmes. À partir du plan d’un territoire encore jamais exploré, tous ces personnages s’imaginent des nouveaux ailleurs. La carte est l’occasion pour les jeunes voyageurs de s’éloigner des coordonnées concrètes et de prendre le large en imagination, avant de le faire en actes. Enfin, la carte, parce qu’elle est synonyme d’aventure, introduit dans la vie des protagonistes ̶ et du lecteur ̶ la part du rêve, parce que le possible se distingue mal de l’impossible et parce qu’elle permet une évasion par rapport à la «mornitude» du quotidien. Si, en plus, la carte représente une île, elle se double d’un autre imaginaire et son pouvoir d’évocation est amplifié. C’est que l’île symbolise un monde autre, un monde à part, isolé. Parce que l’île est un espace de transit dans la tradition pirate, elle en fait un espace de refuge idéal. Souvent, aussi, elle n’appartient à personne; en prend momentanément possession celui qui s’y installe. C’est donc un lieu important pour l’imaginaire de la piraterie, car c’est souvent là qu’est caché un trésor oublié, perdu ou dont on a perdu la trace. De là l’enthousiasme du jeune Jim, qui s’exclame «J’allais m’embarquer pour une île inconnue, en quête de trésors enfouis!» (Stevenson: 74). Pour Jim Hawkins et son équipage, justement, l’île est le lieu du trésor enfoui de Billy Bones.
Au cœur des ténèbres s’ouvre sur une méditation sur les blancs de la carte: si, «[à] l’époque, il y avait beaucoup d’espaces vierges sur les planches des atlas» (Conrad: 41), l’Afrique, quant à elle, «avait cessé d’être un espace vierge au délicieux mystère ̶ une tache blanche sur laquelle un petit garçon pouvait bâtir de lumineux rêves de gloire» (Conrad: 43). Au siècle suivant, le constat des voyageurs en quête de mystère et d’exotisme, concernant les espaces de l’aventure, n’est que pire. Si l’île est le lieu d’aboutissement d’une quête matérielle, dans L’Île au trésor, elle est, en contrepartie, celui d’une quête symbolique dans La plage. En effet, le trio de voyageurs formé de Richard, Étienne et Françoise, dans le roman d’Alex Garland, partent à la recherche d’une sorte de Paradis perdu, d’un lieu idyllique pour vivre la vraie aventure. Comme Christopher McCandless dans Into the wild, le trio de voyageurs souhaite se dégager du monde matérialiste qui l’entoure, dont l’industrie du tourisme, paradoxalement, est un des signes les plus évidents. Alors que la surface de la Terre est presque totalement cartographiée ̶ sauf l’île de La plage dont l’existence n’est connue que d’une poignée de marginaux ̶ , il ne semble guère rester de régions susceptibles de combler le goût de l’exploration, du risque et de l’éloignement de ces trois aventuriers voyageurs. La Terre, en réalité, perd de ses mystères et ses secrets se dissipent. Il est, à vrai dire, de plus en plus difficile pour les voyageurs de vivre véritablement l’expérience du dépaysement. Les espaces exotiques se font de plus en plus rares. Et pourtant, les gens voyagent plus que jamais, à la recherche d’une expérience radicale de l’ailleurs. Toutefois, le tourisme de masse a un effet pervers; celui de contribuer à restreindre encore davantage les espaces vierges, inconnus, encore non contaminés par la civilisation moderne. Les sensations que les endroits inscrits dans les guides pour touristes peuvent offrir au voyageur ne sont, trop souvent, qu’artificiels; ce sont des plaisirs déguisés d’un air d’exotisme, mais qui, au fond, participent de la société de consommation. Richard, Étienne et Françoise se rencontrent tous les trois à un moment de leur voyage où ils sont lassés ce type de voyage. Ils cherchent à vivre une nouvelle expérience grisante, en dehors des parcours proposés par les guides de voyage. Cette poursuite de l’aventure «véritable», comme nous l’avons dit, est largement motivée par le dégoût des espaces de l’aventure communs, exploités par l’industrie du tourisme. Dans plusieurs pays asiatiques comme la Thaïlande, l’apparition de certains coins de pays dans le Guide du Routard signe, presque automatiquement, leur arrêt de mort du point de vue de l’exotisme et de l’aventure. En l’espace d’à peine deux ou trois ans, certains sites, connus par un petit nombre de voyageurs, se popularisent et deviennent déjà périmés pour ceux qui souhaitent un authentique dépaysement. Le narrateur exprime l’éphémérité des espaces exotiques:
Le mois d’août suivant, nous sommes rentrés petit à petit, et j’appris que le paradis de ma baby-sitter était déjà dépassé. C’était maintenant Kho Pha Ngan, l’île d’à côté, qui était la nouvelle mecque de la Thaïlande […] Quelques années plus tard […] un ami me téléphona pour me donner des conseils: ‘‘Laisse tomber Kho Pha Ngan, Rich, me dit-il. Hat Rin est périmé depuis longtemps. Ils vendent des programmes pour les fêtes à la pleine lune. Kho Tao, c’est là qu’il faut aller’’(Garland: 59).
Richard, qui est venu en Asie pour vivre une expérience inoubliable, se désole de la raréfaction des espaces de l’aventure. C’est la lassitude qui le pousse d’abord à quitter Khao San Road: Françoise, elle aussi, «en [a] marre de Bangkok» (Garland: 34). Ce n’est qu’ensuite que s’intensifie l’attrait de la plage, lorsque Zeph, un Américain rencontré plus au sud à Kho Samui, leur dresse un portrait enchanteur de cette plage légendaire. Aussitôt, la plage devient pour le trio de voyageurs une vision de l’Eden:
— C’est le paradis, murmura Sammy. C’est le jardin d’Eden.
— L’Eden, répéta Sammy. C’est tout à fait ça» (Garland: 69).
Ce que Richard, Étienne et Françoise souhaitent, c’est un isolement complet de la civilisation. L’île n’est plus considérée comme un lieu de transit ̶ comme dans L’Île au trésor, ̶ mais elle devient un lieu de résidence rêvée, un lieu de retraite permanente où règneraient la sérénité, l’entraide et la paix, mais surtout un isolement complet de la civilisation. Si les sites touristiques, parce qu’ils sont gâchés par l’industrie, ne permettent même plus de fuir les grands centres urbains, il faut les fuir eux aussi et se retirer entièrement du reste du monde. C’est ce que l’île rend possible: «Insula: une île isole (insulare): étymologiquement, c’est une tautologie. En fait, elle n’isole rien; on s’isole dans une île» (Steward: 270). Si l’attrait que ressentent Richard, Étienne et Françoise pour l’île est si grand, c’est parce qu’elle éveille à nouveau leur envie d’explorer des paysages exotiques et sauvages; envie que l’échec de la tournée de lieux de vacances thaïlandais n’avait qu’exacerbée davantage. En effet, «l’île est souvent un petit paradis perdu de vertu ou de plaisir, à l’abri des forces hostiles du siècle» (Steward: 272). La petite plage isolée sur une des îles de l’archipel de la côte thaïlandaise, inconnue de la grande majorité des touristes et effacée des cartes officielles, devient le centre d’un rêve utopique, se rapprochant de la robinsonnade: celui de retrouver l’innocence originelle et de récréer un paradis perdu. Le somptueux paysage de l’île amplifie l’illusion paradisiaque tandis que la consommation généralisée de drogue ajoute un autre paradis, artificiel cette fois, à leur expérience unique.
À l’arrivée de Richard, Étienne et Françoise sur la plage, ils sont tous de suite parfaitement accueillis et intégrés au groupe de marginaux déjà installés. Chacun se voit attribuer des tâches spécifiques dans le but de contribuer à l’autarcie de la petite communauté. Le seul article qu’ils doivent aller chercher hors de l’île est le riz. C’est, à vrai dire, le seul contact qu’ils ont avec le continent ̶ que les insulaires surnomment le «monde» ̶ si ce n’est la présence des gardiens de la plantation de marijuana. La plage constitue en elle-même un monde à part, un univers particulier. Celle-ci a d’ailleurs un étrange effet sur ses habitants. Lorsque Richard revient de sa première Expédition Riz, il réalise que comme à sa première arrivée sur l’île,
[s]a mémoire [commence] à s’éteindre. Régulièrement et vite. Au bout d’une semaine, il n’y [reste] plus grand-chose hors le lagon et son cercle de falaises protectrices. C’est-à-dire, plus grand-chose en dehors du monde, qui, comme auparavant, était redevenu réalité indistincte et sans visage (Garland: 209).
Les autres personnages aussi semblent, à divers degrés, être atteints par cette perte graduelle de mémoire. La réalité concrète, de toute évidence, c’est celle de l’île, et plus rien n’existe en dehors d’elle. Paradoxalement, toutefois, Richard commence à souffrir du manque d’action qui caractérise cette vie d’isolement et de tranquillité. La routine s’est installée. Rien ne semble pouvoir venir troubler la totale quiétude de cette petite cité idéale, pas même la présence des gardiens thaïs, lourdement armés. Ces derniers tolèrent la présence des habitants de la plage, tant qu’ils demeurent discrets. Cette discrétion, au bout de quelques mois, commence néanmoins à peser sur Richard. Le goût de l’aventure le reprend et il se met à imaginer être un soldat américain vivant une folle action guerrière. Dans ses aventures imaginaires, Richard joue un rôle médian, entre le soldat en mission et le personnage de jeux vidéo. Il rêve littéralement de rencontrer un garde de la plantation de marijuana. Si, donc, le voyage vers l’île représentait une expédition palpitante aux yeux de Richard, l’installation sur l’île et la vie calme sur la plage finissent par décevoir ses pulsions aventurières. Tadié l’exprime ainsi à propos de Au cœur des ténèbres: «L’aventure est dans l’espace, dans le lieu, dans le voyage, qui est la visite de la différence» (Tadié: 153). Quand l’espace de l’île, avec le temps, devient familier, il cesse d’être une «visite de la différence»; il n’est que visite du connu et, à cause de cela, il cesse dont d’être «aventure». Le (re)surgissement de l’action et de l’aventure, tant désiré par Richard, est programmé par le geste que celui-ci a posé juste avant de quitter Kho Samui: la transmission d’une copie de la carte de Daffy Duck à Zeph et Sammy, deux Américains rencontrés avant le départ. Richard ne le sait pas encore, mais ce geste, dès le moment où il a été posé, a déclenché le compte à rebours fatal de l’effondrement de la communauté secrète. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que l’horreur et la folie rongent la plage.
Dans Au cœur des ténèbres, Kurtz, au milieu de la nature sauvage, bascule dans la sauvagerie. Il n’arrive pas à maintenir un équilibre entre la sauvagerie qui l’entoure et la civilisation qu’il dont il est le représentant. «[L]a sauvagerie absolue l’a encerclé ̶ toute cette vie mystérieuse de la nature brute qui palpite dans la forêt, dans les jungles, dans les cœurs des sauvages» (Conrad: 35). Ainsi donc, Kurtz perd le combat contre les forces primitives et il devient un «démon», un être qui s’est radicalement ensauvagé. Le monde sauvage «l’avait pris, aimé, enlacé, s’était insinué dans ses veines, avait consumé sa chair, et scellé son âme à la sienne propre par les cérémonies inimaginables de quelque initiation démoniaque» (Conrad: 215). Kurtz est un personnage qui s’est abandonné aux forces des ténèbres de la nature. Or, l’ensauvagement de Kurtz est un échec du combat de l’homme contre les forces sauvages qui l’entourent, mais, aussi, qui l’habitent. Le colonisateur chavire dans son propre monde sauvage intérieur. Son âme, «se trouvant seule dans le monde sauvage, […] avait tourné son regard vers elle-même et, grands dieux! Je vous assure qu’elle en était devenue folle» (Conrad: 289). Ce ne sont plus, dans Au cœur des ténèbres, les ténèbres de la nature sauvage et inconnue qui inquiètent Marlow, mais plutôt les ténèbres personnelles de Kurtz.
Le basculement survient généralement quand les personnages sont confrontés à des situations extrêmes d’isolement, de violence, de bouleversements, de menace. Dans le roman d’Alex Garland, l’attaque des Suédois par un requin est l’événement qui dérègle l’ordre du camp et le fait sombrer dans l’instabilité. Le rôle exact que chacun prend dans l’organisation est affecté et le moral du groupe chute dangereusement. De plus, Jed et Richard découvrent que Zeph et Sammy se sont rendus jusqu’à l’île et qu’ils pourraient bien découvrir la plage. L’inquiétude ronge peu à peu Jed, Richard et Sal, les seuls qui soient au courant de l’arrivée du groupe d’intrus. Comme nous le verrons bientôt, ceux-ci craignent que les continentaux apprennent l’existence de la plage et qu’ils ne puissent plus y vivre en toute quiétude. Mais le groupe est exposé à un autre danger, à un danger d’autant plus menaçant qu’il risque de les invalider de l’intérieur comme un cancer, et cela, avant même que leur secret ne soit connu du «monde»: la folie. Tout le monde est ébranlé par la mort tragique de Sten et l’état psychique de chacun devient précaire. Les derniers épisodes traumatisants provoquent une sorte de folie, la «folie récente du camp» (Garland: 372). La plage, petite communauté modèle, reproduction exemplaire de la civilisation, ̶ mais d’une civilisation «purifiée» de ses éléments aliénants ̶ perd son équilibre et glisse dans la sauvagerie. Elle n’est plus un Éden: elle est devenue un cauchemar. L’île de La plage est digne d’être appelée une «île ironique», parce que «[c]’est dans la mesure où l’auteur qui vous met sous les yeux une sorte d’Enfer terrestre [alors qu’il] vous avait fait attendre un Paradis que son entreprise mérite la désignation d’‘‘île ironique’’, voire ‘‘île satirique’’, ‘‘île cynique’’ ou même ‘‘île perverse’’» (Steward: 272).
Après l’accident de Christo et de Sten, la santé mentale de Karl semble se détériorer rapidement. Richard, le narrateur, remarque qu’il régit «comme un fou» (Garland: 398). Selon Sal, aussi, «Karl est devenu dangereux» (Garland: 400). Puis, les autres membres du groupe se convainquent qu’il est «un fou furieux» (Garland: 401). Mais Richard, lui, sait que la folie de Karl est un mensonge inventé par lui-même et corroboré par Sal. À vrai dire, c’est Sal, plutôt, qui semble sombrer dans la sauvagerie. Il apparaît que c’est elle qui, parmi tous les autres membres de la communauté dont elle est le chef, adopte le comportement le plus inquiétant. Elle ne sombre pas à proprement parler dans la folie, mais elle glisse dans la cruauté. La figure ambivalente du chef, incarnée par Long John Silver dans L’Île au trésor et par Kurtz dans Au cœur des ténèbres, se fait chair, dans La plage, à travers le personnage de Sal. Cette dernière, qui fait preuve de rationalité, d’un franc sens de la justice et d’un calme inébranlable, durant tout le roman, se transforme, après l’attaque du requin, en figure de la transgression. Malgré que Sal soit chargée de prendre des décisions pour le bien de tous, les épreuves finissent par mettre en lumière ses failles. Sa priorité est de veiller au bon moral du groupe. Pour cela, elle est prête à tout. Sa morale devient ambivalente. Sal, comme Kurtz, «[a] franchi le bord» (Garland: 305). Elle n’hésite pas à avoir recours à la violence pour conserver l’esprit d’équipe et d’entraide de la communauté. Le bouleversement de la vie sur la plage, initié par l’accident des Suédois, se révèle être, en réalité, un voyage «au cœur des ténèbres». Sal, pour tenter de maintenir la cohésion du groupe, pour perpétuer la vie sur la plage qu’elle a elle-même fondée, est contrainte à utiliser la violence, ce qui en fait un personnage ambivalent. Selon la logique de Sal, sa violence est justifiée, car elle est préventive. Elle ne commande le meurtre de Karl à Richard que pour s’assurer que la fête du Têt ne sera pas perturbée par un fou en liberté: «Tu vois bien à quel point le Têt compte pour nous tous ici. Il faut absolument que tout se passe bien. C’est un point sur lequel je dois vraiment insister…» (Garland: 418). Le chef de la plage choisit donc d’exercer (ou plutôt de faire exercer) la violence dans une logique du moindre mal: entre la vie d’un camarade et le bon déroulement de la fête, c’est la vie de Karl qui sera sacrifiée. Sal, nous le voyons, s’est ensauvagée. Pour restituer l’ordre, le personnage se croit contraint à la violence. Elle voudrait que sa violence soit perçue comme juste. Mais la logique de la mauvaise foi n’opère plus efficacement dans le roman d’aventures problématisé, et les agissements de Sal ne sont pas entérinés par la narration. Plus l’état des choses empire ̶ l’intoxication alimentaire, la fuite de Karl en bateau ̶ , plus Sal est crainte par les membres du groupe. Elle est perçue, comme Kurtz, comme une sorte de figure démoniaque, sinon comme un abominable tyran qui ne connaît plus de limites. C’est principalement par peur d’elle qu’un groupe se forme pour tenter de s’enfuir de l’île. Keaty est un de ceux qui la craignent le plus: «Tu ne comprends pas? Elle va m’assassiner! Elle va m’éliminer comme elle l’a pour… pour…» (Garland: 430) Tout le groupe est finalement emporté par la folie dans le dénouement du roman: dans un «accès de folie» (Garland: 462) général, il se met à lacérer le corps des Américains et des Allemands, fusillés par les Viêt-côngs.
Notons que si Sal incarne la figure transgressive dans le roman, elle n’est pas exactement, comme Long John Silver, une figure d’initiateur. Dans La plage, c’est Daffy qui tient ce rôle. Il est celui qui entraîne Richard à l’aventure et qui lui explique le changement ontologique du Nouveau Monde, celui de la plage. Il l’accompagne partout, après sa mort, comme un fantôme que Richard est le seul à voir. Puisqu’il a déjà vécu la réalité de l’île, Daffy possède une expérience et un savoir supérieurs à Richard. De fait, il se fait l’interprète, le médiateur entre lui et le réel. Ses remarques trouvent presque toujours écho dans l’esprit de Richard; il est celui qui déchiffre le monde avant Richard et qui lui en offre, dans une certaine mesure, le mode d’emploi. Or, à la fin du roman, l’état des choses s’est empiré de telle sorte que Daffy est impuissant devant ce désastre. Ne reste plus rien à faire, sinon constater l’horreur. Il s’exclame plusieurs fois d’une façon qui évoque clairement le dernier souffle de Kurtz, dans Au cœur des ténèbres: «il s’écria deux fois, en une exclamation qui n’était qu’un souffle: «‘‘L’horreur! L’horreur’’» (Conrad: 301). Duck, lui, répète les mots à quatre reprises. La formule, amplifiée par la répétition, résonne longtemps après avoir été dite, comme une sorte de malédiction inquiétante qui pèse sur le récit.
L’arrivée des Américains sur l’île ne fait que confirmer ce dont le lecteur se doute d’ores et déjà: la plage est vouée à sa perte. La menace qui pèse sur elle est double: elle vient à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. Même advenant le cas que le Têt réussisse à rétablir le moral du groupe, si Zeph et Sammy débarquent pendant la fête, «[t]out le monde deviendrait fou et flipperait à propos de la sécurité de notre plage» (Garland: 371). Et encore, «Si [Zeph et Sammy] trouvent la plage, ils verront mourir Christo. Tout s’écroulera ici» (Garland: 368). Jed, Richard et Sal connaissent le potentiel tragique que représente l’incursion des étrangers sur l’île: celui que leur secret soit mis au jour et que l’île ne puisse plus exister. Or, ce secret, sur lequel repose la possibilité même d’un tel endroit, est menacé. Si, en revanche, les visiteurs ne parviennent pas jusqu’à la plage, la présence de Karl plane comme un nuage sombre au-dessus d’eux, comme un rappel des nombreux malheurs subis récemment par le groupe. Rien ne garantit que l’état psychologique de chacun des membres du groupe, déstabilisé par les derniers événements et par l’abus de drogues, s’améliorera. Il semble, en effet, n’y avoir aucune issue possible. Richard sait que son départ doit se faire sans tarder. Il s’en ira «[c]e soir, quand tout le monde se sera écroulé après le Têt» (Garland: 438). Ici, la narration se sert des mots «monde» et «écroulé» pour produire une double syllepse. Richard veut-il signifier que les gens tomberont de fatigue après le Têt ou bien que l’univers de la plage s’effondrera sous peu, d’ici, à vrai dire, la fin du Têt? Quoi qu’il en soit, le temps presse et il faut quitter l’île avant qu’il ne soit trop tard. La chute de ce monde à part qu’est la plage ne tarde pas à s’engager. Manifestement, «[l]e rêve utopique associé avec ̶ et favorisé par ̶ la fiction de l’île se prête ainsi à une dégénérescence dystopique» (Steward: 272). L’existence du monde clôt et isolé que constitue la plage n’est plus possible; il est au bord de sa destruction. «[Il] est secoué à même ses assises, il s’apprête à s’écrouler, et le présent se transforme en un temps infernal» (Gervais: 163). L’ironie du récit réside dans le fait que la communauté engendre sa propre fin. En fait, l’arrivée des visiteurs indésirables sur l’île ne fait qu’accélérer ce qui était déjà entamé. Elle ne fait, autrement dit, que dévoiler ce qui était dissimulé, à savoir la lente descente dans la folie des habitants de l’île. C’est ce que Bertrand Gervais pourrait nommer un «phasme de la fin»: «[l]es phasmes de la fin constituent les premiers moments d’appréhension d’une vérité révélée […] D’abord il n’y avait rien; il n’y avait qu’une anticipation, une attente […] et tout à coup, quelque chose surgit qui transforme tout» (Gervais: 133). En fait, l’arrivée des Américains dévoile, fait apercevoir ce qui se donnait initialement comme caché, c’est-à-dire la fragilité mentale des habitants de l’île et, par le fait-même, la fragilité de toute sa structure. «[C]e phasme est de l’ordre du toujours-déjà-là, même s’il est resté tout ce temps indétectable» (Gervais: 136). Il aura fallu une infiltration de l’extérieur pour révéler ce qui s’était dissimulé, pendant tout ce temps, à l’intérieur de l’univers de la plage.
Tout le récit, entre l’arrivée de Richard sur l’île à la nage et son départ en radeau, n’est qu’une apocalypse qui se déroule sous ses yeux, une «Apocalypse Now». D’ailleurs, le roman d’Alex Garland emprunte plusieurs éléments du film, lui-même adaptation libre du roman Au cœur des ténèbres: l’abus de drogue, le vocabulaire employé (comme «ZD», «VC», «NFG»). Parfois, le narrateur fait des références directes à la guerre du Viêtnam en parlant de sa propre situation:
c’était peut-être comme ça que tout se finirait. Pas par une attaque de gardes viêt-congs ni par une évacuation panique de la clairière, mais tout simplement par une démobilisation générale. Après tout, c’était comme ça que le Viêtnam s’était terminé pour beaucoup de soldats américains (Garland: 425-426).
L’auteur de La plage utilise la guerre du Viêtnam comme sorte de décor fantasmé de l’aventure pour le personnage principal, Richard, paradoxalement aux prises avec la lassitude et l’ennui. La guerre est une sorte de jeu pour le jeune homme: un jeu vidéo, pourrions-nous même dire. Or, la passion de Richard pour les jeux vidéo incite celui-ci à se transformer, en imagination, en personnage fictif: il peut ainsi vivre toutes les aventures dangereuses et enivrantes dont il rêve.
Nous avons pu voir, en observant comment se déploient l’imaginaire de la carte et de l’île ainsi que les thèmes de la folie et de l’horreur, dans L’Île au trésor, Au cœur des ténèbres et La plage, que ces trois romans appartenant à deux formes génériques différentes ̶ soit le roman d’aventures classique et le roman d’aventures moderne ̶ entretiennent beaucoup plus de points communs qu’il n’y paraît à première vue. Chacun de ces romans exploite le motif de la carte: les personnages se plaisent à y investir leurs fantasmes et à en explorer les territoires en imagination avant de les explorer physiquement. Le constat de la disparition progressive des espaces de l’aventure dont fait état Marlow dans Au cœur des ténèbres, se poursuit et devient résolument problématique dans La plage. En effet, il n’y a plus un seul espace exotique à explorer et l’industrie du tourisme n’est qu’un prolongement de la civilisation moderne, s’insinuant jusque dans les moindres recoins du globe. La quête du trésor matériel du roman de Stevenson devient la quête d’un trésor symbolique dans celui d’Alex Garland: le trio d’aventuriers voyageurs se lance à la poursuite d’un Éden. Si, au premier abord, la plage qu’ils trouvent a tout l’air du paradis terrestre recherché, elle se révèle finalement être un cauchemar. La plage, en réalité, contient les germes de la folie et de l’ensauvagement. Sal, comme Kurtz, s’ensauvage: elle n’hésite pas à employer des moyens cruels pour protéger la plage et, au fil du temps, sa violence ne semble plus connaître de limites. Ce n’est qu’au terme d’une série d’événements imprévus et traumatisants, dont le plus important est l’arrivée des Américains sur l’île, que la folie surgit, rendant manifeste ce qui, jusque-là, était resté dissimulé dans le récit: la folie généralisée et l’horreur. Ce phasme annonce effectivement la fin de la communauté, l’implosion de sa structure. Le monde clôt qu’est la plage aboutit à l’effondrement. Nous découvrons que le rêve de recréation d’un Éden dans un endroit reclus comme une île ne peut être qu’un rêve désabusé. En vérité, que ce soit dans La plage d’Alex Garland, dans Sa majesté des mouches de William Golding ou dans L’Homme qui aimait les îles de D.H. Lawrence, «l’île ne fournit jamais une authentique possibilité originaire, celle qui aurait la capacité de recréer, réinventer, remouler la nature humaine pour fonder une société innocemment neuve» (Steward: 279). Les romans d’aventures modernes réinvestissent les figures et les thèmes du roman d’aventures classique (ici, l’île, la carte, la quête d’un trésor, l’exotisme, l’homme dans et contre la nature), mais ils détruisent le bâtiment de la forme classique. En faisant de l’aventure une expérience existentielle, basée sur le primitivisme ̶ la récréation du paradis perdu et d’une innocence originelle ̶ les auteurs de ces romans troublent la fonction symbolique de l’aventure classique et la font basculer dans le drame.
Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres. Paris, Gallimard, coll. «Folio bilingue», 2010 [1899], 333p.
Francis Ford Coppola, Apocalypse Now, 1979.
Alex Garland, La plage. Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 2012 [1996], 474p.
Robert Louis Stevenson, L’Île au trésor. Paris, Éditions Gallimard jeunesse, coll. «Folio junior», 2013 [1888], 347p.
Bertrand Gervais, L’Imaginaire de la fin: Temps, mots & signes. Logiques de l’imaginaire, tome III. Montréal, Éditions Le Quartanier, coll. «Erres Essais», 2009, 332p.
Philip Stewart, «Îles ironiques», dans Françoise Létoublon (textes réunis par), Impressions d’îles, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. «Cribles, essais de littérature», 1996, 294p.
Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures. Paris, Gallimard, coll. «Tel», 2013 [1982], 220p.
Ouellet, Catherine (2016). « Problématisation de l’imaginaire de l’île et de la carte, des espaces de l’aventure et de la sauvagerie dans «La plage» d’Alex Garland ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/problematisation-de-limaginaire-de-lile-et-de-la-carte-des-espaces-de-laventure-et-de-la-sauvagerie-dans-la-plage-dalex-garland], consulté le 2024-12-21.