Culture nomade, «trait nomade», esprit nomade: le mot nomade est dans l’air, souligne Kenneth White. Un mot valise ou fourre-tout, puisque l’idée et l’attitude (la posture, parfois) ont remplacé l’individu. «Culture nomade» semble pertinent donc dans la mesure où parler de «trait nomade» permet d’évoquer l’évolution vers le comportement, vers le phénomène culturel.
Les associations au nomadisme ne manquent pas, dans leur multiplicité, d’exprimer la confusion et l’extension d’une pratique ou d’un mode de vie devenu un champ de pensée. Errance, exil, voyage, déplacement, migration, transhumance, flânerie, mobilité, aventure sont autant de modalités d’un «aller» qui fait aujourd’hui du «nomade» un discours plutôt qu’un individu bien défini.
De fait, malgré cette prolifération du nomadisme, le nomade lui-même brille par sa disparition: «La défaite des nomades a été telle, tellement complète, que l’histoire n’a fait qu’un avec le triomphe des États» (Deleuze, Guattari: 490).
Ainsi, «Le nomade est par essence subversif, marginal et, par conséquent, suspect pour les sédentaires» (Michel: 23). S’il ne l’est peut-être pas «par essence», le nomade est cependant culturellement marginal car minoritaire dans son inadaptation à un modèle, voire à une idéologie –après tout, la trajectoire est un discours, rappelle Michel de Certeau (150), tout comme l’est l’absence de trajectoire, l’injonction à la stabilité, à l’établissement. La victoire de l’auto-proclamée civilisation au terme de l’aventure coloniale (devenue aventure administrative) range celui qui se meut du côté des malades, des éléments pathogènes: pensons, à la fin du 19e siècle, au vagabondage médicalisé et diagnostiqué comme dromomanie (le «dromomane» Rimbaud, par exemple).
Par contre-pied, la défaite des nomades a entraîné une réaction de conservation, une revalorisation du disparu. Nicolas Bouvier rappelle que notre culture s’attache désormais à conserver précieusement un ‘état nomade’ qui serait une attitude salutaire, capable de décharger autant que «faire le carat»:
Le but de l’état nomade n’est pas de fournir au voyageur trophées ou emplettes mais de le débarrasser par érosion du superflu, c’est-à-dire de presque tout. Il rançonne, étrille, essore et détrousse comme un bandit de grand chemin mais ce qu’il nous laisse «fera le carat»; personne ne nous le prendra plus. On se retrouve réduit et allégé. (Bouvier: 185)
Notre postulat est précisément de voir dans le succès culturel du pirate une validation de la rêverie nomade collective que permet de véhiculer ce personnage devenu emblématique. Le pirate est à la fois le nomade contre le sédentaire, le marginal contre l’État, et le bandit qui détrousse mais qui, ce faisant, fait le carat: celui, notamment, de l’aventure, ce trésor qui dépouille et qui marque tout à la fois, précieuse épice de l’existence, dirait Jankélévitch.
Le nomadisme permet à Kenneth White, dans L’Esprit nomade, de donner un aperçu des champs impliqués par la géopoétique, qu’il veut simultanément théorie et pratique du rapport homme/espace. À ce titre, la géographie se fait ontologie au profit d’une «topologie de l’être» (White: 405).
Pour ce faire, White emprunte à Heidegger en vue d’une résolution de la dissociation du dedans et du dehors: «Le Dasein n’en vient pas à sortir de sa sphère intérieure, en laquelle il serait d’abord encapsulé, mais c’est son mode d’être primordial que se de trouver toujours déjà dehors» (Martin Heidegger cité dans White : 409). Mettant fin à l’idée dissociative d’environnement, l’individu se confond avec ses espaces et, partant, avec ses demeures et ses mouvements.
Si le pirate nous intéresse, c’est précisément au titre de cette ontologie géographique qui impose de définir le personnage par ses espaces et, plus encore, par ses pratiques spatiales, révélant ainsi le caractère géopoétique du personnel romanesque.
De fait, le pirate s’élabore, en fiction en particulier, à partir d’une caractérisation spatiale: la mer, le navire, l’île, l’auberge sont autant de passages obligés qui rappellent que le pirate fait lieu, et anime le lieu tout à la fois, dans une poïétique de la présence, c’est-à-dire d’une présence activante.
Que signifie la largeur de l’étendue si sur l’horizon, là-bas, je ne vois pas se dessiner le geste d’un animal vivant, si l’humanité ne crie pas sur le dos de l’Océan qui bouillonne, si le ciel n’est pas crevé par la foudre, supplié par le lâche, insulté par l’impie! […] Jetez sur cette eau stupide une barque en détresse; montrez-moi, collé contre le grand mât, un matelot ou un déporté que le capitaine a donné l’ordre de flageller: alors l’espace s’emplit d’emblée, et c’est mon cœur d’homme qui battra au-dessus de cette immensité tout d’un coup muée en champ de bataille. (Jules Vallès cité dans Yves Ancel: 24)
Sur ce modèle, davantage qu’un personnage, le pirate devient un principe d’activation des lieux: c’est par lui que l’île devient au trésor, par lui que l’auberge se trouve soudain mal famée, et pleine d’histoires à entendre et à vivre; par sa prise que le navire doit changer de nom, de pavillon et de règles pour être réinventé; par lui enfin que la mer cesse immédiatement d’être cette «eau stupide» qui ennuie Jules Vallès pour devenir un terrain de luttes. La seule imagination de la présence pirate transforme la rencontre maritime: «Un navire qui s’approche représente toujours un ennemi potentiel. L’autre signifie danger. Seule l’étendue de la mer, dans sa nudité, rassure» (Ragon: 18).
Élément essentiel d’une poétisation folklorique des espaces (un folklore plus cher au cœur que la froide réalité, écrit Stevenson dans ses essentiels Essais sur la fiction, comme aurait pu l’écrire plus tard un Mac Orlan), le pirate est porté chez Gilles Lapouge au rang de «génie des lieux», génie de territoires avec lesquels il tend à se confondre: il ne s’agit pas d’occuper, mais d’être le territoire. Razmig Keucheyan rappelle également, dans un numéro de la revue Critique intitulé Pirates!, que «la piraterie est affaire de spatialité» (Keucheyan: 465).
Une confusion avec l’espace qui vaut au pirate d’être associé, par extension, à la sauvagerie inhérente des lieux ou, inversement, de prêter aux lieux sa propre sauvagerie: quand il est auberge, le pirate est nécessairement excès, alcool, chansons (Captain Blood, Rafael Sabatini) et secrets complots (Les Clients du Bon Chien Jaune, Pierre Mac Orlan; nous pourrions bien sûr, dans les deux cas, évoquer toujours Stevenson et Treasure Island); quand il est mer ou océan, il est démon des eaux (le kraken commandé par le pirate Davy Jones dans Pirates des Caraïbes); quand il est navire, il est une nef des fous peuplée de démons crachant du feu (les images qu’en livre John Steinbeck dans Cup of Gold) ou équipage de morts-vivants (simulés, dans le cas des Clients du Bon Chien Jaune de Mac Orlan, ou effectifs, dans le premier volet de Pirates des Caraïbes).
L’association au territoire se présente ainsi sensiblement, en fiction, comme la possibilité d’une association à l’ensauvagement (ou, au moins, au désordre, voire au chaos), favorisant l’opposition avec un État «civilisé», opposition qui prend la forme, écrit Marcus Rediker, d’un choc entre «deux terreurs contraires» (Rediker: 29) qui sont aussi deux espaces terribles: celui de la wilderness d’une part, et celui de la coercition d’autre part. Une distribution somme toute traditionnelle: dans Treasure Island, le pirate fait plus généralement office d’élément perturbateur qui met (directement et indirectement, par la venue de ses pairs) sens dessus dessous l’enfance d’un héros conduit de force sur le chemin du grandir, comme est mise sens dessus dessous l’auberge des parents, décor de cette enfance.
Se saisir du pirate permet le plus souvent de se saisir de l’opportunité du franchissement d’une frontière invisible et idéologique: celle du contrôle et de l’établissement, notamment, ainsi que le remarque Hakim Bey dans sa tentative d’illustrer, à partir des «utopies pirates», ce que purent et peuvent être les TAZ (Zones d’Autonomie Temporaires) dont il propose une théorisation à partir d’une éthique de la fuite et de la déliaison: «Par-delà la frontière, l’état de nature (i.e. l’absence d’État) prévalut […], l’option de l’étendue sauvage était toujours latente, la tentation de laisser tomber l’église, le travail de la ferme, l’instruction, les impôts –tous les fardeaux de la civilisation» (Bey: 43). Fantasmes de l’insularité et d’un esprit flottant, le pirate engagerait ainsi une géopoétique de l’incarnation territoriale qui, très vite, se confond elle-même avec les élans d’une nomadisation géopolitique.
C’est dans un article consacré à la «philosophie politique du pirate» que Keucheyan s’exprime sur la spatialité de la piraterie, assumant une association qu’il place, notamment, sous le signe de la nomadisation. La piraterie s’inscrit dès lors dans une histoire des pratiques de l’anti-pouvoir, suggérant «qu’à la lutte sous ses diverses formes –sociale, syndicale, institutionnelle, armée– devaient être substituées l’exil, la défection, la nomadisation, bref, un ensemble de stratégies indirectes visant à maintenir à distance l’appareil d’État plutôt qu’à l’affronte directement» (Keucheyan: 459). On remarque par ailleurs que la revalorisation intellectuelle du nomadisme dans la deuxième moitié du 20e siècle sous l’effet de penseurs comme Deleuze et Guattari ou Michel de Certeau (entre autres) est concomitante au réinvestissement intellectuel et non plus strictement fictionnel du pirate. On pense, en particulier, à l’essai de Gilles Lapouge, trouvant dans la piraterie l’occasion d’une rêverie géographique dégagée de l’histoire: «Quand les flibustiers prennent la mer, n’est-ce pas qu’ils fuient l’histoire à toutes voiles?» (Lapouge: 9).
Profitant des enthousiasmes dont bénéficient les discours sur l’anti-pouvoir, nomades et pirates se retrouvent sous la bannière de la défection, du retrait, de la fuite. Apatride occupant un espace mouvant, le pirate semble propice aux réflexions sur une spatialisation résistante: il n’est pas anodin, par exemple, que le collectif Do or Die fasse usage du mot «bastions», laissant entendre le repli mais, dans le repli, la lutte, fidèlement à la phrase reprise par Gilles Deleuze au Black Panther George Jackson: «Fuir, mais en fuyant, chercher une arme» (Deleuze, Parnet: 164).
Révélé par le pirate comme par le nomade, le travail de la liberté se présente comme un travail de l’espace, ce que confirment les travaux de Michel de Certeau tout comme la nomadologie de Deleuze et Guattari et, plus récemment, l’autonomadie de Franck Michel qui insiste sur l’accès par le territoire à l’autonomie, à la soustraction du pouvoir que reconnaît le sédentaire.
Ainsi Etienne Taillemite lit-il la piraterie comme histoire de l’impossibilité cartographique: «La géographie [des Caraïbes] favorisait largement les navigateurs audacieux. La multitude d’îles, le découpage des côtes assuraient à ceux-ci des lieux de retraite innombrables qu’il était bien difficile voire impossible de contrôler et même de surveiller» (Taillemite: 95). Hakim Bey lui-même, théorisant la TAZ, oppose justement la piraterie à «la cartographie du Contrôle» (Bey: 17).
Le pirate permet ainsi de penser l’espace utopique comme le fait Bey, à la fois lieu et non-lieu dans lequel le mouvement ne le rend, à l’instar du nomade, jamais véritablement «‟étranger” là où il pose le pied» (Michel: 25).
Qu’il s’agisse d’un bastion ou d’une TAZ, le recul du pirate apparait comme un renfort autant que comme un dispersement, et le brigandage maritime opère en des territoires en réseaux que les pirates sillonnent inlassablement à la recherche d’une proie facile, dans une déambulation tactique, une illusion de mouvement qui s’approche davantage d’un jeu de surgissement et de disparition. C’est que «le nomade, ce n’est pas forcément quelqu’un qui bouge: il y a des voyages sur place, des voyages en intensité, et même historiquement les nomades ne sont pas ceux qui bougent à la manière des migrants, au contraire ce sont ceux qui ne bougent pas, et qui se mettent à nomadiser pour rester à la même place en échappant aux codes» (Deleuze, cité dans White: 66). Départ sans mouvement, le nomadisme s’affirme tout entier comme géographie au détriment de l’histoire à laquelle il se soustrait: «Les nomades n’ont pas d’histoire, ils n’ont qu’une géographie» (White: 64). De quoi revenir à Lapouge affirmant que notre «bibliothèque est vide [et] que la piraterie, si elle reçoit vie de l’histoire, ne souhaite que s’en délivrer» (Lapouge: 9).
Le pirate serait donc porteur d’une géodépolitisation en ceci que l’État s’est, précisément, réservé le droit à l’histoire, contrevenant pour cela au mouvement, ainsi que le relève Franck Michel: «Dans son objectif de contrôler, de stabiliser et d’uniformiser, l’État a horreur du mouvement, sauf s’il s’agit de conquérir de nouvelles terres ou de conquérir de nouveaux biens. Principale invention des sédentaires, l’État (ou ses avatars) s’impose du même coup comme le principal acteur visible de l’histoire» (Michel: 42). Le pirate-nomade, quant à lui, s’inscrira dans l’histoire «comme un parasite à sa branche» (Lapouge: 9), habitant des «marge[s] d’erreur» (Bey: 14) et des «fadings de l’histoire» (Lapouge: 9).
Nourri de la défaillance de stabilité dans un système imparfait, le pirate émerge à partir d’un défaut de pouvoir et se présente, davantage qu’en personnage, en principe quêteur: il serait «recherche des instabilités», pour reprendre une expression de Lyotard, expression dont l’utilisation ici laisse volontairement entendre que l’association contemporaine de l’imaginaire de la piraterie à l’imaginaire du nomadisme s‘installe, notamment, sur les bases d’une pensée postmoderne qui va trouver son expression dans le devenir numérique tant du pirate que du nomade, une fois encore imbriqués.
Recherche des instabilités, appétit de la faille, stratégie de l’émergence et de la dissipation, les pirates, comme l’écrit Hakim Bey, se logent dans les marges d’erreur du système. Système: faut-il rappeler que l’espace de réunion de la piraterie et du nomadisme est aujourd’hui le système Internet, le Web, dont Bey fait justement une opportunité privilégiée de la TAZ.
Si la piraterie est spatialité, elle allait naturellement se tourner vers le cyberespace, à l’instar des premiers héros informatiques qui, chez Gibson, ne sont autre que des pirates du Web (mais aussi, il est vrai des «console cowboys», et qui, les premiers, vont investir un espace et le nomadiser à partir d’une culture de l’opensource et de l’openspace, mais aussi de l’incessante communicabilité et mobilité des sources et des informations (voir, à ce titre, Steven Levy, L’Ethique des hackers).
Pionnier sans colonisation, le pirate devient dans nos fictions, d’emblée, le héros du numérique, révélant notre désir de lui faire porter cette aptitude singulière à s’accommoder du nomadisme et de ce qui, pour le néophyte, apparaît comme un vide –une «carte muette», selon le titre d’un bel ouvrage de Philippe Vasset. Le pirate semble alors opérer un retour à une mystique du territoire dans un cyberespace où nous aurions besoin de cadres et d’adjuvants, d’intercesseurs, quand lui devient sorcier, chaman, mage numérique et homme invisible: «le sorcier qui apprivoise le chaos» (Sussan: 17) ou qui, du moins, sait y naviguer. Après tout, le cyberespace est bel et bien défini par Gibson comme «hallucination collective», tandis que la TAZ, écrit Hakim Bey est autant une «intensification du quotidien» qu’une «pénétration du Merveilleux dans la vie» (Bey: 32).
Avant tout homme de mer (autre territoire mystique), le pirate se révèle à nos yeux capable de maîtriser le nouvel état liquide d’un monde contrevenant aux habitudes de sédentaires de se penser à partir de l’ancrage: il serait, en somme, le héros «naturel» de cette « vie liquide » théorisée par Zygmunt Bauman. Esthétique des flux et océan cybernétique, géographie des archipels et liquidité des informations, autant d’images taillées à la mesure d’un personnage dont l’imaginaire s’est vu collectivement réinvesti dans le champ contemporain du numérique par le biais du piratage1, «le marquage culturel autoris[ant] une transition intellectuelle entre un pirate et un autre» (Freyheit: 41).
Par une sorte de retour du refoulé, l’archaïsme du nomadisme, présenté par Michel Maffesoli comme «totalement antithétique à la forme de l’État moderne» (Maffesoli: 22) et porté par la figure barbare du pirate, émerge à l’horizon avec, semble-t-il, quelques coups d’avance. C’est que «le nomadisme, c’est l’aventure de l’espace» (Pierre Guerre, cité dans White: 60-61): nul autre que le pirate, figure centrale de l’aventure affranchie, ne pouvait, dans notre culture, se faire le héraut des territoires cybernétiques.
Le pirate acquiert donc dans nos sociétés dites «du numérique» une place réinventée et revalorisée. À l’instar d’une réhabilitation du nomade qui acquiert pour Maffesoli une valeur sociale exemplaire (Maffesoli: 25), le pirate, ancien «ennemi commun de l’humanité» selon la formule cicéronienne, devient une figure de la connectivité et, par glissement, du possible lien social, tout en conservant son aura romanesque et possiblement néfaste par l’émergence de la distinction entre white hats et black hats (les bons et les mauvais pirates informatiques : une distinction empruntée au western, dont l’épopée numérique s’est au demeurant emparée au moins autant que de la mythologie pirate, en tout cas aux États-Unis). Mais après tout, rappelle Maffesoli, le déséquilibre serait «le propre de tout élan vital» (Maffesoli: 15).
L’association de l’imaginaire pirate à l’imaginaire numérique serait donc avant tout une manière pour nous d’insister sur la dimension spatiale que nous prêtons au Web, et sur l’appétit d’espaces nomades de notre contemporanéité, ainsi que de pratiques nomades, en termes de consommation culturelle notamment: pensons, par exemple, aux pratiques transmédiatiques et crossmédiatiques fondées sur une dynamique de dispersion, de mobilité et de circulation, mais aussi de braconnage ou de brigandage.
La fin des aventures géographiques, enregistrée à partir de la fin du 19e siècle et finalement mal compensée par les rêveries cosmiques du 20e siècle, se trouve ainsi soudainement compensée par la possibilité de nomadiser sans bouger: un nomadisme comme nouvel ancrage, en somme, ou ce que Maffesoli qualifierait d’«enracinement dynamique» (Maffesoli: 27).
L’imaginaire pirate sert donc de ressort à une nouvelle géographie qui n’est pas une géographie du monde mais une géographie des usages du monde, pour reprendre la fameuse formule de Nicolas Bouvier. Il n’est pas anodin à ce titre que le pirate soit associé à une écriture parcellaire de la carte devenue carte au trésor, cartographie en négatif pour accéder, par des chemins de traverse, par les non-dits d’une autre langue, à ce qui est enfoui, aux «plans d’un monde présumé virtuel dans un pays qui n’existe pas encore» (Vasset: 69).
Si la logique marchande imagine le trajet en termes de temps, celui qu’il faut pour relier deux points, le pirate l’envisage en termes d’occasion: celle de la rapine, de la fortune, nous laissant de cet appât du gain les fascinations de l’aventure et du surgissement qui, précisément, s’affranchit du trajet.
C’est que la vie du pirate, comme celle du nomade, est «intermezzo», selon la formule de Deleuze et Guattari (471). S’il semble à ce titre acteur d’une contre-performance aux yeux de l’institution sédentaire, le pirate-nomade est en revanche activateur des zones intermédiaires hors de la «sécurité des remparts» (Pierre Guerre, cité dans White: 61), là où l’aventure fait émerger l’intensité, «cette densification de la géographique que [Kenneth White appelle] géopoétique» (White: 11) et qui propose l’espace en performance et en défi.
À ce titre, le retour de l’imaginaire de la piraterie dans la culture contemporaine est bel et bien concomitant d’une réflexion sur les usages de l’espace et, particulièrement, du nomadisme. La bibliothèque, si l’on compile les titres qui s’y réfèrent, a cessé d’être vide, pirates et nomades (et pirates-nomades) se faisant le support d’une pensée consacrée à notre capacité à bâtir en mouvement, au-delà de la traditionnelle association du bâti, de la fixité et de l’équilibre. En multipliant les occurrences aux espaces, la piraterie (et ses corollaires, au premier rang desquels le piratage) s’affiche comme un OULIPO, un ouvroir de lieux potentiels qui signe notre appétit renouvelé de géographie, de fenêtres et d’horizons. Car après tout, ainsi l’écrit le poète Adonis dans Mémoire du vent, «celui qui bâtit le monde/est celui qui active son errance» (Adonis: 34).
1. S’agissant de ce glissement sémantique, voir KEUCHEYAN, Razmig, TESSIER, Laurent. 2008. «De la piraterie au piratage.» Critique. Tome LXIV, n°733-734, «Pirates!», p.451-457; LE BRUN, Dominique. 2013. De la piraterie au piratage. La fascination de la transgression. Paris: Buchet Chastel285p.; FREYHEIT, Matthieu. 2014. «Pirates™. Stigmates littéraires: de la marque de fabrique à la fabrique des marques.» Tracés. N°24, «Pirater», p.23-42; FREYHEIT, Matthieu. 2016. «Pirates: de la chaise à la toile. Les nouvelles possibilités de l’aventure sur l’océan 2.0.» Les Cahiers du Littoral. Vol I, n°20, «Pirates, aventuriers, explorateurs», BELL Jacqueline et KUHNLE Till (dir.), p.271-283.
ADONIS. 1991. Mémoire du vent. Poèmes 1957-1990. Paris: Gallimard, «Poésie», 196p.
ANSEL, Yves. S.d. «Mer(s) à l’horizon!» In Marie Blain, Pierre Masson (dir.), Rêveries marines et formes littéraires. Nantes: Pleins feux, «Horizons comparatistes», p.14-28.
BEY, Hakim. 2007 [1991]. T.A.Z. S.l.: Éditions de l’Éclat, 90p.
BOUVIER, Nicolas. 1989. «Routes et déroutes. Réflexions sur l’espace et l’écriture». Revue des Sciences Humaines. Vol. 2, n°214, «Immobiles à grands pas».
DE CERTEAU, Michel. 1990 [1980]. L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris: Gallimard, « folio essais », 350p.
DELEUZE, Gilles, PARNET, Claire. 1977. Dialogues. Paris: Flammarion, 176p.
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix. 1980. Capitalisme et schizophrénie: Mille Plateaux. Paris: Minuit, 648p.
DO OR DIE. 2001. Bastions pirates. Une histoire libertaire de la piraterie. Bruxelles: Aden, 62p.
FREYHEIT, Matthieu. 2014. «Pirates™. Stigmates littéraires: de la marque de fabrique à la fabrique des marques.» Tracés. N°24, «Pirater», p.23-42.
KEUCHEYAN, Razmig. 2008. «Philosophie politique du pirate». Critique. Tome LXIV, n°733-734, «Pirates!», p.458-469.
LAPOUGE, Gilles. 1976 [1969]. Les Pirates. Vers la terre promise. Paris: Balland, 198p.
MAFFESOLI, Michel. 1997. Du nomadisme. Vagabondages initiatiques. Paris: Le Livre de poche, «biblio essais», 190p.
MICHEL, Franck. 2005. Autonomadie. Essai sur le nomadisme et l’autonomie. Paris: Homnisphères, 253p.
RAGON, Michel. 1987. Le Marin des sables. Paris: Albin Michel, 254p.
REDIKER, Markus. 2008 [2004]. Pirates de tous les pays. Paris: Libertalia, 278p.
SUSSAN, Rémi. 2005. Les Utopies posthumaines. Contre-culture, cyberculure, culture du chaos. Paris: Omniscience, «Les essais», 287p.
TAILLEMITE, Etienne. 1992. «La découverte de l’Amérique et l’expansion de la course». In Gérard Jaeger, Vues sur la piraterie. Des origines à nos jours. Paris: Tallandier, p.95-105.
VASSET, Philippe. 2004. Carte muette. Paris: Fayard, 116p.
WHITE, Kenneth. 1987. L’Esprit nomade. Paris: Le Livre de poche, «biblio essais», 442p.
Freyheit, Matthieu (2020). « Les rêveries d’un nomade collectif ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/les-reveries-dun-nomade-collectif], consulté le 2024-12-11.