Une certaine doxa n’hésite pas à taxer la téléréalité et ses épigones (caméras cachées, concours de talents, docusoaps, etc.) de toute une série de tares: on a pu dire de ces productions télévisuelles qu’elles exerceraient une influence délétère sur l’auditoire et plus particulièrement sur la jeunesse, qu’elles favoriseraient l’égocentrisme et même le narcissisme, qu’elles feraient la promotion d’idéaux (de beauté, de célébrité, de richesse) inatteignables d’une part, de contenus banals, futiles, vulgaires, voire obscènes d’autre part… Dans Understanding Reality Television (2004), les directrices de publication Su Holmes et Deborah Jermyn rappellent d’ailleurs en introduction que «[r]eality TV is often invoked as the epitome of all that is trivial in contemporary celebrity culture and as exemplifying the extent to which there has been a (regrettable) “democratisation” of fame» (2004: 21). Dès lors, il n’y a qu’un pas à franchir pour que la téléréalité se retrouve tout autant accusée d’être insouciante et irresponsable selon certains, carrément exploitante et manipulatrice pour d’autres, évoquant de la sorte les caractéristiques les plus communes de la «panique morale».
Le présent dossier thématique entend s’éloigner de tels jugements axiologiques afin de plutôt proposer des éléments de description sémiotique de ces représentations télévisuelles emblématiques à bien des égards de notre contemporanéité. Notre réflexion s’articulera autour de deux grands axes d’investigation: l’un formel, l’autre identitaire.
Le métagenre de la «téléréalité» recoupe dans les faits une myriade de pratiques: on y trouve des productions de type «documentaire» (voir Cops, Intervention, Hoarders, Ice Road Truckers, De garde 24/7, etc.), d’autres visant la «compétition» et l’élection de gagnant.e.s (par exemple Big Brother, Survivor, American Idol, RuPaul’s Drag Race, Cupcake Wars, Occupation Double, etc.) ainsi que celles centrées sur la simple, mais stricte «performance de soi» (pensons à l’inaugural The Real World, mais également à The Osbournes, à The Simple Life, à Keeping Up with The Kardashians, à Jersey Shore, au Michèle Richard Show, etc.). En quoi ces dispositifs diffèrent-ils les uns des autres? À la reproduction de quel(s) «réel(s)» aspirent-ils? Par l’intermédiaire de quelles modalités signifiantes s’organisent-ils? Les articles regroupés à même ce dossier thématique veulent ainsi approfondir la réflexion sur les poétiques de la téléréalité telle qu’elle se déploie sur nos écrans et participer plus spécifiquement à la mise au jour des nombreuses formes énonciatives et narratives distinctes qu’elle investit.
Ces formes de la téléréalité se précisent du reste grâce aux personnes d’origines, de motivations et d’ambitions diverses qui participent à sa création devant et derrière les caméras. Le dossier «Téléréalité(s) et identité(s)» vise donc également, par l’intermédiaire d’une série d’études précises de cas, à comprendre la manière dont les dispositifs téléréalistes eux-mêmes influent sur la représentation des identités qu’on nous y propose. Qu’il soit question de subjectivité intersectionnelle (mise en scène de soi en termes génériques, raciaux, sexuels, etc.) ou d’image corporative (développement d’un branding propre à une série ou à une franchise), nous tâcherons d’élucider non seulement les moyens dont se dote la téléréalité pour rendre compte du «réel», mais aussi les mythes individuels qu’elle relaie par le fait même en un «imaginaire».
En somme, qu’il s’agisse de structures ou de contenus, le pluriel associé aux termes de «téléréalités» et «identités» laisse entendre que les manifestations de l’une seront nécessairement multiples, que les incarnations de l’autre, forcément composites.
Zeke a le regard vide. Les doigts, entrecroisés, comme s’ils ne pouvaient s’accrocher qu’à eux-mêmes.
Des programmes de séduction télévisés aux émissions de survie en conditions extrêmes, force est de constater que la télévision au tournant du 21e siècle adhère à une toute nouvelle esthétique favorisant un contact direct avec le public.
Si l’on se fie à une certaine doxa, la téléréalité se voudrait primordialement caractérisée par sa «banalité» (Jost, 2012), sa «trivialité» (Holmes et Jermyn, 2004), son «irresponsabilité» (Corner, 2004).
HOLMES, Su et Deborah JERMYN. Understanding Reality Television, Londres/New York: Routledge, 2004.