En s’inspirant du qualificatif que réservait Gustave Le Rouge à son docteur Cornélius, on peut soutenir que les greffeurs sont régulièrement de véritables sculpteurs de chair, dans la littérature et au cinéma. Humaine ou animale, cette chair provient d’un corps considéré comme une marchandise, une matière première dans laquelle le chirurgien-artiste s’apprête à puiser afin d’engendrer de nouvelles créatures.
La greffe a une double nature. C’est une chirurgie que l’on ne pratique pas gratuitement puisqu’elle est censée vaincre un danger ou améliorer une situation; elle devrait donc conférer au greffé un état plus souhaitable et «normal». Elle traduit aussi une volonté de repousser les limites du savoir, ce qui peut amener son praticien à reconsidérer la nature telle qu’on l’envisage habituellement tout en soulevant d’importants enjeux éthiques. Tandis qu’on met surtout l’accent sur l’aspect restaurateur des greffes réelles (la médecine qui guérit, la chirurgie esthétique qui répare ou embellit, etc.), les greffes imaginaires comportent fréquemment une forte composante instauratrice, étant souvent effectuées par des chirurgiens correspondant à l’archétype du savant fou. Comme le montrent des personnages aussi célèbres que les docteurs Frankenstein et Moreau, entre autres exemples, il s’agit moins, alors, de régler un problème que de s’abandonner à l’enthousiasme d’inventer des créatures, qu’elles soient humaines ou hybrides. D’autres greffeurs et greffés sont apparus dans la littérature et au cinéma à partir du XXe siècle, leurs aventures évoluant selon les contextes et les genres (science-fiction hard, fantastique, gore, etc.).
Aussi fantastique puisse-t-elle paraitre, cette activité des sculpteurs de chair dans la fiction influence progressivement la perception de chirurgies bien réelles. Il est en effet de plus en plus difficile d’opposer sommairement les greffes imaginaires aux greffes effectives, ces dernières atteignant un niveau de complexité remarquable, à notre époque. À titre d’exemple, les tentatives visant à greffer une tête défraient couramment les manchettes; or, dans bien des articles évoquant ces développements, les chirurgiens sont comparés à Frankenstein et à Moreau, comme si la réalité rejoignait enfin la fiction.
C’est à l’étude de ces greffes imaginaires que se consacre le présent dossier. Une telle étude a le bonheur de nous plonger dans l’actualité tout en nous orientant vers des thèmes dotés d’une longue et riche histoire: les questionnements identitaires et métaphysiques côtoient des interrogations sur le corps, la science et la technologie, la psychologie et la médecine.
La greffe est un sujet privilégié dans les productions culturelles – littéraires ou cinématographiques – relevant des genres du fantastique, de l’horreur et de la science-fiction.
Dans ce qui suit, j’entends comparer deux greffeurs fictifs: le docteur Genessier, qui apparaît dans Les yeux sans visage (1960) de Georges Franju, et le docteur Ledgard, vedette de La piel que habito (2011) de Pedro Almodóvar.