Pour l’essentiel, la recherche académique (autant du côté francophone qu’anglophone) portant sur la culture du deejaying et sur l’univers des musiques électroniques reste dominée par des méthodes d’obédience sociologique, ethnologique ou historique. Une attention particulière y est accordée, d’une part, à la description des rituels collectifs et carnavalesques liés à la danse (en discothèque, en party officiel ou officieux ou en festival) et aux valeurs partagées par ceux et celles qui s’y adonnent (voir à cet égard les travaux de Kai Fikentscher ou de Brian Wilson, mais également ceux d’Anne Petiau, de Philippe Birgy, d’Éric Boutouyrie ou de Béatrice Mabilon-Bonfils et Anthony Pouilly, entre autres). D’autre part, les observations demeurent la plupart du temps rétrospectives (pensons cette fois aux ouvrages de Simon Reynolds, de Tim Lawrence, de Dom Phillipps ou de Michaelangelo Matos), relayant les moments marquants qui ont jalonné l’évolution de toute cette culture depuis la fin de l’époque disco.
En passant outre l’activité individuelle des DJ à titre de pratique signifiante, ces études laissent généralement dans l’ombre tout ce qui relève de la dimension esthétique de cet art et des œuvres sonores ainsi produites. Le dossier thématique «L’art des DJ» entend appréhender cet angle mort de la recherche portant sur le deejaying en considérant ces bricolages hétérogènes produits à partir de pièces musicales préexistantes (qu’il s’agisse d’un «set» en direct ou d’un «mix» enregistré) comme des propositions artistiques à proprement parler.
De la sorte, nous entendons poursuivre ici le travail entamé dans l’ouvrage Poétique du mixtape (Ta Mère, 2018), où sont présentées des propositions méthodologiques inspirées de la sémiologie saussurienne et à partir desquelles nous entendons renouveler les approches du travail des disc jockeys et des œuvres qui en résultent. Les articles du présent dossier pourront dès lors adhérer à la même perspective, la commenter –voire la réfuter!– ou offrir d’autres voies d’analyse. Contrairement au dossier «Du cut-up au sampling» qui en est le pendant littéraire, ce que vous vous apprêtez à lire, «L’art des DJ», s’intéresse plus spécifiquement aux œuvres musicales offertes par les DJ à l’appréciation auditive: chercheuses et chercheurs d’horizons disciplinaires variés seront conséquemment invités à rendre compte des divers aspects de la pratique des DJ tout en témoignant, dans une optique qui insistera sur ses dimensions sémiotiques, des nombreux effets de sens qui s’en dégagent.
Nous accorderons une attention toute particulière aux performances enregistrées (initialement sur rubans magnétiques, ensuite sur disques compacts et désormais surtout par l’intermédiaire de fichiers numériques) proposées par les DJ. Afin d’alimenter les discussions à même la plateforme POP-EN-STOCK, nous avons commissionné une série exclusive de mixtapes diffusée sur SoundCloud et intitulée… «Mix-en-stock»!
Dédiée aux musiques électroniques underground, la série «Mix-en-stock» permettra à des DJ originaires des quatre coins de la house nation d’y illustrer leur conception de l’art du deejaying, et aux chercheuses et chercheurs qui s’intéressent à la musique populaire et aux études culturelles de rendre justice aux multiples facettes de l’expérience esthétique ainsi proposée. Le présent dossier ouvre donc un espace d’exploration des interactions et des rétroactions possibles entre les domaines de la création en musiques électroniques et de la réflexion en contexte académique.
La valeur d’une méthode tient –cela relève, bien évidemment, du truisme– dans son potentiel de reproduction.
Je me dois de commencer cet article par une déclaration qui contient en germe un aveu.
Dans le cadre du premier volet de la présente réflexion consacrée à la problématique de la spatialité dans le champ de la musique électronique contemporaine, nous avons établi qu’en dépit du fait que le deejaying reste caractérisé par ses dimensions déterritorialisantes et rhizomatiques, diverses marques spatiales peuvent néanmoins se retrouver actualisées à même la sélection musicale déployée via une prestation de disc jockey.
Dans l’ouvrage Poétique du mixtape (Girard, 2018), je mets en place une méthode, inspirée de la sémiologie d’obédience saussurienne, qui permet d’appréhender tout un pan de la musique pop contemporaine, soit celle que l’on appelle «électronique».
GIRARD, Stéphane. 2018. Poétique du mixtape. Montréal: Les Éditions de Ta Mère, coll. «Pop-en-stock».