Was it possible that in the unknown heart of South America
there still lived descendants of the old races ? Why not ?
— Percy Fawcett, Exploration Fawcett (réed. 1954)
Durant l’ère victorienne se développent les « nouvelles sciences » et l’exploration d’un monde qui s’ouvre à la colonisation, tandis qu’apparaît un nouveau genre littéraire attaché à la conquête de l’ailleurs. Le lost-race tale, ou « roman de monde perdu », héritier du modèle initiatique du Voyage au centre de la Terre (Jules Verne, 1864), offre dorénavant des voyages « réels », rendus crédibles par les possibilités apparemment illimitées de la science et des conquêtes coloniales. Les découvertes de Troie, de Zimbabwe, du tombeau de Toutankhamon, tout cela fait de l’époque l’âge d’or de l’archéologie et de l’exploration scientifique, avec lesquelles la fiction est en relation naturelle.
Même si les romans de races perdues, de cités perdues, de pays perdus, mystérieux espaces enclavés dans un monde de plus en plus familier, appartiennent, à la fin du XIXe siècle, à un monde qui n’est plus « ouvert » géographiquement, les sciences nouvelles, ainsi que les controverses qu’elles provoquent, continuent de nourrir la fiction. Quand bien même il ne reste plus, pour situer ces histoires, que les régions les plus inaccessibles du globe, les vieux mythes sont réactivés, comme ceux de l’Atlantide ou de la Terre creuse. Le pithécanthrope se confond avec le géant de la légende, et le dinosaure avec le dragon. Derrière l’investigation du savant se profile la quête mythique. En forçant les portes radieuses du progrès, les explorateurs découvrent en même temps tout un monde enfoui, peuples mystérieux et ruines énigmatiques.
La plongée vers le « cœur des ténèbres » –africaines ou sud-américaines– est bien un voyage dans l’espace et dans le temps, fût-il historique ou mythique. L’exploration ressortit ainsi à une quête des origines à laquelle participe la science contemporaine. L’Afrique va devenir le « grand réservoir des mythes dégradés », pour reprendre la formule de Mircea Eliade. Elle devient la patrie romantique des « fossiles vivants », de l’« homme-singe », de la « Déesse Blanche » ou de l’Atlantide. Quant à l’Amérique du Sud, elle conserve l’aura mythique des quêtes des conquistadores avec ses légendes de l’Eldorado ou de cités perdues (Cibola), ravivées par les découvertes récentes de l’archéologie (Machu Picchu, Hiram Bingham, 1911), ou de la paléontologie, sans parler des missions géographiques comme celles de Fawcett. Tout un imaginaire se projette sur ces étendues perdues qui créent dans le public un horizon d’attente inespéré, d’où les multiples allers et retours entre les acquis des nouvelles sciences et l’inspiration des romanciers. Les explorateurs sont mythifiés et les aventures les plus insensées sont crédibilisées par l’actualité, au point qu’il est parfois difficiles de séparer le réel de la fiction. Les exploits des explorateurs créent de nouvelles vocations tandis que des romans comme Le Monde perdu de Conan Doyle suscitent des expéditions bien réelles. Il en ressort que le voyage au monde perdu, réel ou imaginaire, ressortit le plus souvent au mythe, semé d’épreuves dignes d’un itinéraire initiatique. Lorsque l’on s’aperçoit que trois auteurs parmi les plus grands (Haggard, Kipling et Doyle) se sont intéressés à l’ésotérisme et ont appartenu à la franc-maçonnerie, il est tentant d’associer les mondes perdus à une quête d’ordre mythique.
Bien que connu par au moins trois grands romans, Les Mines du Roi Salomon, She et Allan Quatermain, Henry Rider Haggard (1856-1925) n’a pas, semble-t-il, acquis une place prépondérante dans l’histoire littéraire. Par son soutien à la cause coloniale, par ses prises de position sociales et économiques, par ses voyages aux quatre coins des dominions, ce citoyen « polyvalent », deux fois anobli (1912, 1919), semble être avant tout un victorien exemplaire, avant tout soucieux de servir l’État. Mais à l’ombre de ce modèle respectable se tient en retrait un autre personnage : le romancier de la littérature de l’imaginaire, qui compte parmi ses amis Kipling, Stevenson ou Conan Doyle.
Les Mines du Roi Salomon, qui connaît un succès retentissant, ouvre la porte d’entrée d’une « Afrique fantôme » (Francis Lacassin), à laquelle une vingtaine de livres vont conférer splendeur et vie. Une Afrique « intérieure », la « quête d’un monde fabuleux », un héros de légende –tous ces éléments fantastiques se superposent à une Afrique réelle, celle de l’expansionnisme, en modelant peu à peu les bases théoriques du lost-race tale : paysage archétypal, rencontre avec une « race perdue », femme fatale, conflit, découverte d’un trésor. Mais, fondamentalement, c’est le thème de la quête qui structure notre genre littéraire.
Le parcours initiatique est bien mis en lumière par les épreuves élémentaires de King Solomon’s Mines et de She. Dans Les Mines du roi Salomon apparaît l’épreuve de l’Air quand une dalle soulevée dans la caverne du trésor expulse une bouffée d’air pur qui anticipe le retour à la surface des protagonistes. L’épreuve de l’Eau consiste en une sombre « rivière souterraine », eau stymphalisée où va sombrer un personnage. La grotte révélée par la sorcière Gagool représente évidemment l’épreuve de la Terre, véritable labyrinthe où les héros sont « enterrés vivants ». Enfin, l’épreuve du Feu est synonyme de libération à la fin du roman. Après les ténèbres de la mort, l’aurore vitale embrase l’horizon. La Lumière reconquise s’apparente à un cheminement sacré débouchant sur un nouveau rayonnement.
Les trois héros de She, Holly, Leo et Job, suivent eux aussi un parcours analogue. Ils doivent affronter l’Eau d’abord, sous forme de marécages, rivières ou lac desséché. Puis la Terre qui est symbolisée par un tunnel souterrain et un dédale de couloirs, véritable catabase au sein de la Terre-mère. Le scénario initiatique est explicitement présenté comme une « route vers une vie nouvelle », « pour naître nouveau ».
L’épreuve de l’Air se présente comme un abîme vertical que le trio doit franchir sur une passerelle branlante. Une fois l’épreuve surmontée, le pont s’effondre dans l’abîme, rendant le retour impossible –un thème récurrent des récits merveilleux qui sera repris par John Buchan dans Le Collier du Prêtre Jean (Prester John) et Conan Doyle dans Le Monde perdu. L’ultime épreuve est constituée par le Feu : les héros accèdent au flamboiement sis au cœur du volcan. Il s’agit pour eux de demeurer au sein de ce Feu vital, « sang de la vie et de la nature », de se laisser absorber par la flamme s’ils veulent raviver en eux une nouvelle jeunesse.
La descente aux enfers est présente dans plusieurs histoires. Dans Allan Quatermain, l’expédition est entraînée par un fleuve souterrain « dans les entrailles de la terre », quand apparaît au centre de la rivière un énorme jet de flammes que l’auteur compare à des pétales de rose. Ainsi la quête s’effectue sous les signes de la terre et du feu. Dernière phase de leur séjour infernal, l’expédition doit affronter des crabes géants en un combat métaphorique contre le monstre –thème lui aussi récurrent du roman haggardien.
Dans Elle et Alan Quatermain, Umslopogaas s’écrie : « Je suis prêt à franchir les Portes de la Mort et, si besoin est, à ne plus revenir ». Dans L’Épouse d’Allan, le sorcier Indiba-zimbi, ne dit pas autre chose quand il évoque son voyage spirituel, tel un shaman : « Je devais mourir pour franchir les portes de l’espace, comme tu les appelles ».
Les mondes perdus de Haggard résonnent ainsi de maints échos maçonniques. Dans Les Mines du roi Salomon, l’auteur se réfère à la reine de Saba, avec laquelle Salomon aurait entretenu une liaison, épisode rapporté par la Bible. Or, il existe une version maçonnique liée à la figure mythique de Sheba et à un personnage-clé, Hiram l’architecte du Temple. Cette version dévoilée par Gérard de Nerval dans son fameux Voyage en Orient (1850) fait coïncider la visite de la Reine de Saba avec la présence d’Hiram à Jérusalem. Pendant la construction du Temple, la reine de Saba vient rencontrer Salomon et aussi connaître l’architecte. En le voyant, la reine est troublée. Un jour Hiram la rencontre par hasard. Ils décident alors de se prendre pour époux et de quitter tous les deux Jérusalem. Après avoir confié à Hiram qu’elle attend un enfant, la reine de Saba quitte Jérusalem. Hiram visite une dernière fois le Temple avant son départ et c’est alors qu’il est assassiné par les trois compagnons.
Il y a en outre, dans l’histoire de la reine de Saba, la notion de recherche de sagesse et évidemment de voyage –voyage que l’on peut rapprocher des déambulations initiatiques des rites maçonniques. Il n’est donc pas impossible que le trajet des héros des Mines du roi Salomon, notamment à travers les « Seins de Saba », soit pour Haggard une allusion voilée à la quête de la sagesse, sur les pas de la reine mythique. Là s’étend la « Route de Salomon » qui va mener les trois compagnons vers la mort et la renaissance.
Les yeux bandés avant d’entrer dans le Temple (She), les bras croisés de She au cœur du volcan et de ses « muettes », les jambes dénudées de Good dans King Solomon’s Mines, les « Silencieux » qui défendent le seuil de la montagne interdite –autant de « signes rituels » qui peuvent renvoyer au rituel maçonnique, d’autant qu’on trouve aussi la contemplation des morts (les bas-reliefs de She, les squelettes de King Solomon) qui rappelle la méditation du novice face au crâne dans le Cabinet de Réflexion.
Quant au serment solennel de « garder la loi du silence » [sur les secrets de la franc-maçonnerie], on le trouve formulé par la bouche d’Ayesha : « …je t’adjure de bien garder mes secrets de crainte que la malédiction ne s’abatte sur toi. Tant que tu vivras, ne parle pas de moi au monde que tu connais. Jures-tu de garder mes secrets, Allan ? –Je le jure, Ayesha » (She et Allan Quatermain) [1].
Il est tentant de voir dans les galeries souterraines des Mines du roi Salomon une illustration du grade de Chevalier de Royale Arche, disons sur un mode plus exotérique, les trois explorateurs finissant par accéder à un « Saint des Saints » métaphorique, la Chambre des Trésors, et trouver « trois coffres remplis de diamants » [2]. Si les protagonistes ne réussissent pas à déchiffrer le nom de la divinité, ils parviennent néanmoins à revenir du séjour des morts et à accéder à la lumière symbolique d’une nouvelle vie spirituelle. La vérité est décidément au fond du puits, ou, pour reprendre la fin de L’Âne d’or d’Apulée : « Au fond de la nuit, j’ai vu le soleil resplendir ».
Dans La Fille de la sagesse, Noot le Prophète, qui initie She au Feu immortel, l’avertit : « Ce feu-là ne détruira pas le mortel assez courageux pour affronter sa violence ; il lui insufflera la vie en lui communiquant une force, une beauté et une sagesse encore inconnues à l’humanité ». On reconnaît là le ternaire symbolique et philosophique de la FM, les trois « piliers » indissociables qui sont Force, Sagesse et Beauté. Haggard peut difficilement avancer par hasard ces concepts dans ce contexte ésotérique.
En outre, on ne peut qu’être frappé par la récurrence du chiffre trois. Les exemples abondent : trio héroïque de la quête dans She et Le Jour où la Terre trembla, trois cavernes successives, aventure de trois jours qui durent trois semaines et qui paraissent trente ans, la « triple épreuve de ton âme » dans Le Retour d’Elle, autre trio héroïque dans King Solomon, nouvelle trinité héroïque constituée de Quatermain, Hans et Umslopogaas dans She et Allan Quatermain, les trois colosses appelés les « Silencieux », gardiens du seuil menant aux trois pics qui constituent le bout de la quête : « Trois énormes pics s’élevaient, l’un à droite, l’autre à gauche de nous. Celui du milieu formait comme le sommet de l’angle » [3]. « Difficile, écrit Robert Baudry, de ne point songer au triangle symbolique de la franc-maçonnerie » (p. 34).
L’hypothèse est d’autant plausible que Haggard était très lié avec Rudyard Kipling, franc-maçon notoire. Celui-ci alla jusqu’à rédiger avec lui le scénario détaillé de cinq romans, dont The Ghost Kings et Le Jour où la terre trembla [4]. Ce dernier roman, même s’il se déroule dans les Mers du Sud, offre des pistes stimulantes si l’on examine la quête intraterrestre des trois compagnons, à la lumière du rituel maçonnique du Chevalier de Royale Arche : trois Maîtres Architectes doivent « descendre au centre de la terre pour y chercher des trésors » [5]. La révélation graduelle passe d’abord par l’histoire d’Enoch, premier initié à contempler la plaque d’or gravée du nom ineffable du divin. La « Grande Arche » est achevée sous terre et « soigneusement scellée ». Or, « la méchanceté des hommes sévissant davantage », Dieu décide de « faire périr tout ce qui respire sur terre ». Le déluge a lieu mais le trésor est préservé sous terre. Plus tard, le roi Salomon trouvera les ruines d’un ancien Temple et découvrira le trésor qu’il scellera dans une crypte appelée « Voûte Secrète ». Voici balisé le parcours initiatique des trois Architectes.
Dans Le Jour où la Terre trembla, le trio des voyageurs entame sa descente sous la direction d’Yva et d’Oro le grand-prêtre. Celui-ci révèle la terrible vérité : comme le Dieu de la Bible, le monde « étant devenu mauvais », Oro a « détruit le monde tel qu’il était alors », provoquant « un déluge qui a englouti une partie du vieux monde, fait jaillir d’autres terres et changé les climats ». D’autre part, l’on observe à côté d’Oro la présence de « feuilles de métal gravé », soulignant métaphoriquement le motif de l’inscription secrète (la « plaque d’or triangulaire »). Au chapitre XIV, intitulé « Le monde souterrain », la descente s’effectue sous une « arche massive », écho des neuf arches du rituel. À l’instar de Salomon, nos trois quêteurs tombent sur une cité « morte » qui rappelle les « ruines de l’ancien édifice », avant d’être inondés d’une « lumière merveilleuse » qui renvoie à l’éblouissement qui s’ensuit. Passant de porte en porte, ils accèdent au « Palais du Roi », aux « parois de marbre », et à un « trône de métal couleur d’argent » sur laquelle siège la divinité.
Certes, Haggard ne fait aucune référence explicite au but de la quête, le « trésor le plus précieux des francs-maçons », mais conduit à une révélation corrélée au centre même de la terre : la découverte d’un gigantesque gyroscope qui conditionne la vie de la planète et qui est soumis à la volonté d’Oro, sorte de démiurge fou. Même si nous sommes loin de l’initiation au Royal Arch, l’apocalypse promise par le prêtre-roi pourrait faire écho à un autre passage du rituel, lorsque des « Maçons vains et orgueilleux » transgressèrent les ordres de Dieu en fouillant les ruines d’un ancien temple : « Dieu voulut punir leur ambition et leur insolence et montrer son pouvoir de justicier : dès que le dernier fut descendu sous les voûtes, celles-ci s’écroulèrent les unes après les autres ».
Un intertexte se glisse ici : la fin des Mines du roi Salomon, lorsque les trois héros sont « enterrés vifs » « au milieu de richesses incalculables », et l’on comprend mieux le choix de l’auteur : la quête ne peut s’effectuer qu’en suivant les brisées de Salomon. Dans Le Jour où la Terre trembla, Oro s’apprête une nouvelle fois à châtier l’humanité quand sa fille l’empêche de commettre l’irréparable. Avant de s’enfuir, les trois héros entendent la dernière prophétie du dieu-roi :
Vous pensez vraiment que vos civilisations sont sauvées ? […] Je vous dis qu’elles sont déjà condamnées. Je les ai étudiées dans les livres, vos civilisations. […] Je vous prédis leur fin. […] Vous croyez peut-être que vous autres Occidentaux en avez fini avec les guerres. Mais je vous affirme qu’elles n’en sont qu’à leur début et que vous serez détruits par l’épée ; ce qu’épargnera l’épée disparaîtra dans la lutte des classes pour la suprématie et le confort [6].
Ici se fait jour le pessimisme d’un auteur, certes féru d’ésotérisme, mais lucide quant à la destinée de l’Occident au XXe siècle. Il est difficile d’évaluer l’ampleur du concours de Kipling à la rédaction de l’ouvrage mais on peut penser que la trame purement initiatique a été suggérée par Kipling. À la fin du roman, Arbuthnot ne peut s’empêcher d’invoquer le « Grand Architecte de l’Univers », comme si ses prières attestaient à la fois l’achèvement d’un parcours maçonnique personnel débouchant sur la révélation de l’au-delà, et le sentiment de terreur consécutif aux menaces d’Oro. On remarque, une fois encore, que les fantastiqueurs du début du siècle (ceux de la GD par exemple) ne parviennent pas à dissocier la quête de l’angoisse. Ces auteurs souvent portés vers le mysticisme exaltent la tradition tout en prophétisant des lendemains qui déchantent. C’est-à-dire le déclin de l’Occident…
La collaboration entre nos deux écrivains n’est pas seulement de nature littéraire, on l’a bien compris [7]. Il faut dire que la franc-maçonnerie tient une place de plus en plus grande en Grande-Bretagne dans la seconde moitié du siècle. Soutenue par la famille royale, elle connaît au cours des XIXe et XXe siècles une croissance inégalée dans le reste de l’Europe pour devenir une institution quasi-officielle et assez conservatrice au Royaume-Uni et dans l’Empire britannique. Toute l’intelligentsia anglaise fréquente des clubs aussi fermés qu’élitistes qui sont autant d’antichambres des loges. A l’époque, les écrivains, familiers des gentlemen’s clubs, sociétés fermées par excellence, adhèrent en nombre à la maçonnerie : Conan Doyle, Jerome K. Jerome ou Oscar Wilde en sont quelques prestigieux exemples. Kipling et Haggard se fréquentent depuis la parution de She en 1888. Tous deux se passionnent pour le mysticisme oriental, le spiritisme et la réincarnation. Un homme joue un rôle-clé dans cette nébuleuse de clubs et de sociétés littéraires, c’est le folkloriste écossais Andrew Lang, surtout connu pour ses travaux sur la mythologie. C’est au Savile Club, lieu privilégié des aristocrates, des notables et des artistes britanniques [8], que Lang rencontre Haggard en mars 1885, avant de le mettre en contact avec Kipling, puis avec Doyle et Stevenson.
Robert Pourvoyeur suggère que les romans de Haggard « semblent vouloir communiquer le secret du passage vers une vérité d’un ordre supérieur », tandis que Morton Cohen déclare que « la quête spirituelle permanente de Haggard se trouve déguisée par ses aventures imaginaires » (p. 15). On peut vraisemblablement dire la même chose de Kipling.
La fiction de Haggard recèle un autre motif récurrent de l’aventure chevaleresque, la quête du Graal [9]. Allan et ses compagnons mènent en effet une croisade destinée à restituer la « lumière » au peuple, c’est-à-dire restaurer Ignosi (dont le nom signifie « lumière ») sur son trône. Sir Henry souligne le caractère exceptionnel de la quête : « …nous sommes sur le point d’entreprendre l’un des voyages les plus étranges qu’il soit possible à l’homme d’accomplir en ce monde ». Dans Elle et Allan Quatermain, Umslopogaas, Hans et Allan sont symboliquement transformés en chevaliers du Graal pour aller quérir auprès de She « le plus grand secret du monde, celui grâce auquel les hommes peuvent échapper à la mort et vivre éternellement sur la terre »[10].
On remarque dans She plusieurs similitudes avec la légende :
Ayesha est au service du Feu de Vie, comme le Graal à l’intérieur du château de Carbonek était gardé par les jeunes filles du Graal. Le mystérieux ermite, du nom de Noot, qui avait le rôle de gardien avant Ayesha correspond à l’ermite de la légende du Graal… Le feu de Vie, comme le Graal perdu d’Avalon, doit être trouvé sous la terre. Quand les aventuriers contemplent le feu, ils resplendissent comme les chevaliers d’Arthur lorsque le Graal apparaît à la Table Ronde.[11].
Le caractère épique des romans de Haggard réside dans une réactualisation des anciens codes, replacés dans le cadre de l’Afrique coloniale. Les nouveaux Galaad, Lancelot et autres chevaliers de la Table Ronde sont des gentlemen ou des guerriers zoulous, et les dragons sont devenus des monstres africains. Avec A. C. Doyle, R. M. Ballantyne, John Buchan, sans oublier E. R. Burroughs et son cycle de Tarzan, un nouvel espace s’ouvre ainsi à l’aventure impériale et chevaleresque.
Il ne faut pas s’étonner du grand nombre d’éléments initiatiques dans les romans de monde perdu. La raison essentielle de cette floraison romanesque est à chercher du côté de l’exemplarité chevaleresque et du culte de la force physique, remis à l’honneur par les soldats ou les athlètes. Nombre de romans « africains » tendaient à stimuler l’esprit d’aventure des adolescents. Rappelons la « pédagogie initiatique » (GB, p. 121) des Boy Scouts de Baden-Powell, créés sur le modèle chevaleresque du Moyen Âge. Les romans de monde perdu mettent en scène de jeunes héros à l’image de Malone, le jeune protagoniste du Monde perdu, qui idéalise l’aventure aux yeux des lecteurs, quel que soit leur âge. Ce jeune international de rugby, incarne les valeurs physiques et morales du futur néophyte. Si l’on prend en compte l’adhésion à certaines confréries, on s’aperçoit que l’initiation sert de complément « naturel » à la vague pédagogique, voire propagandiste, qui déferle sur une puissance désireuse de voir renaître une nouvelle épopée nationale sous le couvert de la colonisation.
On comprend ainsi comment le roman d’aventures s’inscrit naturellement dans le sillon de l’initiation, en dépit des « mythes dégradés » évoqués par Eliade. Les mythes chevaleresques nourriront la fiction britannique sous deux formes : l’une, délibérée, visant à ranimer la flamme impériale des croisades ; l’autre, inconsciente, structurant le roman de monde perdu en y agrégeant des éléments archaïques appartenant à l’histoire de l’imaginaire. En fait, ces deux formes se fondront sans difficulté dans le chaudron imaginal de la fiction de Haggard.
On sait que Conan Doyle, spiritualiste et franc-maçon, à l’instar de ses illustres contemporains, était loin d’être insensible à l’appel de l’occulte. Familier des sociétés discrètes ou secrètes, il en utilisa les ressorts dramatiques, d’abord pour plusieurs histoires de Sherlock Holmes (La Vallée de la peur), puis pour des œuvres ouvertement fantastiques.
Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930), médecin engagé en Afrique du Sud durant la guerre des Boers, épousa passionnément la cause du spiritisme, tout en évoluant philosophiquement de la franc-maçonnerie à l’occultisme, auquel il consacra trente-six années de son existence. En 1887, il publie Une Etude en rouge, s’affilie à la Société Métapsychique et s’engage en franc-maçonnerie, sans qu’on sache exactement pourquoi car l’ordre n’apparaît nulle part dans ses écrits personnels et les biographies en font à peine état.
Conan Doyle est initié le 26 janvier 1887 à la Phoenix Lodge N° 257 de Southsea, Hampshire. Il n’a que 27 ans. C’est là qu’il aurait rencontré en loge un certain Dr James Watson[12]. Celui-ci serait ensuite parti pour l’Écosse, mais cette rencontre aurait suffisamment frappé l’esprit de Doyle au point de l’associer aux aventures de son héros. L’Apprenti Conan Doyle est rapidement élevé aux grades de Compagnon et de Maître mais il fréquente plus les loges de Londres que sa loge mère. Que sait-on de plus, sinon qu’il démissionne une première fois en 1889. En 1902, l’auteur, anobli par Edouard VII, rejoint à nouveau la FM en 1902[13]. Visiblement, hormis ces contacts privilégiés, Doyle entretient avec l’ordre une relation en dents de scie. En 1911, il s’en éloigne définitivement, même si certaines histoires de Holmes font référence ici et là à la FM.
Le personnage haut en couleurs du professeur Challenger, en lequel Doyle se reconnaissait volontiers, fait une apparition littéraire fort remarquée en 1912 avec le roman The Lost World. Un coup de fusil claque le long de l’Amazone alors que battent dans la jungle inexplorée des tambours menaçants. Sur un plateau mystérieux rugissent des monstres réputés disparus depuis l’aube des temps. Voici planté le décor du Monde perdu qui paraît en feuilleton dans le Strand en 1912. Conan Doyle pensait, dans un monde qui perdait peu à peu de son mystère, qu’il était temps de renouveler le thème, tout en restant fidèle aux archétypes de ce genre de récit, et en rendant indirectement hommage au Voyage au centre de la Terre de Jules Verne.
Les professeurs Lidenbrock et Challenger sont à la recherche d’un « nouvel » espace géographique, en fait un isolat primordial, dont ils affirment l’existence contre vents et marées (on pense à l’explorateur Fawcett). Que le premier affirme pouvoir atteindre le centre du globe et le second prouver l’existence d’une faune préhistorique en plein XXe siècle sur un plateau d’Amazonie, on conçoit l’émotion de leurs chroniqueurs, convaincus, l’un –Axel– d’« entreprendre la plus étrange expédition du XIXe siècle », et l’autre –Malone– de participer à « L’une des plus remarquables expéditions de tous les temps ».
Les missions du Colonel Percy Fawcett inspirent à Doyle l’idée d’une folle expédition, chargée de résoudre une énigme cryptozoologique. En 1910, le père de Sherlock Holmes rode cette idée dans une histoire courte, « La Brèche au monstre » (ou « Le Trou du Blue John ») (The Terror of Blue John Gap), dans laquelle le protagoniste se retrouve confronté à une créature préhistorique souterraine.
Ce sont les Ricardo Franco Hills, à la jonction du Brésil et de la Bolivie orientale, qui sont à l’origine du Monde perdu –précisions qu’apporte Fawcett en personne dans ses mémoires. En 1911, Doyle se rend à une conférence donnée à Londres par Fawcett. « Des rumeurs font état de pygmées, écrit Fawcett, de mines perdues et de ruines anciennes. Rien n’a été exploré de ce pays au-delà de quelques centaines d’arpents ceinturant les cours d’eau ».
L’explorateur affirme avoir tué un anaconda de 18 mètres, et avoir aperçu un animal qu’il croit apparenté à un dinosaure sauropode dans le Parc national Madidi. « Les monstres de l’aube de l’existence de l’Homme pourraient encore se déplacer sur ces hauteurs, emprisonnés et protégés par des falaises infranchissables. C’est ce que pensait Conan Doyle lorsque je lui ai parlé de ces collines et montré des photographies. » Le lien est ainsi attesté entre Doyle et Fawcett qui se rencontrèrent probablement dans l’un des innombrables clubs fermés de Londres, voire dans une loge commune.
Revenons au Monde perdu et aux échos du Voyage au centre. Challenger et Lidenbrock sont semblables par leur aspect excessif, à la limite de la caricature. Leur extravagance est à la mesure de leur savoir exceptionnel. Pour les seconder, il fallait deux athlètes qui pussent mettre leur force physique au service de la connaissance. Au guide islandais Hans, qui trouve d’instinct une solution à tous les problèmes, correspond la farouche personnalité de Lord Roxton, chasseur et aventurier, jamais pris en défaut.
Les deux jeunes narrateurs/chroniqueurs, véritables héros des deux romans, sont chargés de vérifier les conclusions des voyageurs qui les ont précédés (Arne Saknussem dans Le Voyage au Centre, Maple White dans The Lost World). La quête initiatique des héros de The Lost World se rapproche de celle du Voyage au Centre du la Terre : il s’agit d’un groupe privilégié mené par un chef, qui décide de partir vers l’inconnu, le mystère, sur les pas d’un illustre prédécesseur, pour atteindre le but fixé, un espace quasi-magique –ici, le plateau de Maple White, magique par sa faune et sa flore primordiales, espace sacré qui a échappé au temps universel, oublié de l’évolution. Cet isolat n’est certes pas le centre du globe, mais une contrée vierge, consacrée par ses caractères exceptionnels.
Dans ce roman polyphonique à plusieurs clés, le jeune lecteur s’identifie inconsciemment à Malone, sportif et journaliste, qui partage avec Axel, dans le roman de Verne, les qualités fondamentales du novice. Rappelons les similarités les plus frappantes des deux parcours. Dans les deux romans, Axel et Malone sont exhortés au voyage par une jeune fille (Gräuben et Gladys). Sous la direction de leurs maîtres initiatiques (Lidenbrock/Hans et Challenger/Roxton), ils quittent l’univers profane, afin d’affronter les épreuves de la « mort initiatique ». Dans les deux cas, la quête se conforme aux épreuves physiques et morales et Axel et Malone sont tous deux initiés aux abîmes par des « hommes des verticales », pour employer le vocabulaire vernien.
Alors que Hans et Roxton (calqué sur Fawcett) sauvent leurs compagnons à plusieurs reprises, les novices affrontent les épreuves de la solitude et des ténèbres : Axel s’égare dans un labyrinthe et Malone entreprend une marche solitaire qui le conduit aux enfers, concrétisés par un paysage volcanique tourmenté et surtout par la présence d’un monstre qui le traque (ch. XII). Miraculeusement, ils reprennent conscience après une chute soudaine. Revenus du royaume des ombres, ils ont connu la peur sacrée.
Les deux héros sont en fait retournés aux origines du monde, ainsi que le prouvent l’inexplicable survivance d’une faune préhistorique et la rencontre avec les ancêtres, un berger antédiluvien dans le roman de Verne et, dans The Lost World, une tribu d’homme-singes. Un autre thème vernien –le cryptogramme– relie la quête de Malone à celle d’Axel. Comme ce dernier, le journaliste déchiffre l’énigme et trouve « d’instinct » la sortie providentielle du plateau. Comme Axel après son expulsion du volcan, Malone « renaît » et acquiert son indépendance. Ce retour au monde primordial, le monde perdu et retrouvé, est un retour sur soi, un recouvrement de la pureté originelle, pour le néophyte comme pour le groupe.
Ici divergent les approches des deux auteurs car Malone s’empresse d’oublier le génocide des homme-singes auquel il a participé. Le scepticisme de Conan Doyle vis-à-vis de l’initiation se manifestera de manière plus nette lorsque Malone, de retour à Londres, s’apercevra que sa bien-aimée a profité de son absence pour épouser un médiocre fonctionnaire (cf. ch. XVI). Ses espoirs se sont apparemment envolés à jamais, à l’image du ptérodactyle, preuve vivante du succès de l’expédition, qui finit par s’échapper et par disparaître au-dessus des mers.
Pourtant, les dernières lignes du roman éclairent la signification profonde de la quête, lorsque Malone se décide à se joindre à Roxton pour une nouvelle expédition sur le plateau de Maple White. La poignée de mains qui clôt le roman, acte libérateur symbolique et fraternel, permet de sauvegarder la valeur intrinsèque de la quête de Malone. Ce retour à la Terre-mère, en compagnie des pères initiatiques, apparaît ainsi comme un dernier acte salutaire. Notons que les références ouvertement maçonniques sont rares dans Le Monde perdu, si ce n’est une intéressante formule qu’utilise Roxton quand il dit à Malone : « entre vous et moi dûment couverts » (« between you an’ me close tiled »)[14]. Nous avons ici non seulement une référence au tuilage maçonnique mais une confirmation des liens fraternels unissant dorénavant Roxton au jeune Malone, désormais digne de rentrer un jour en maçonnerie. .
La Terre de Maple White est le locus archétypal et initiatique par excellence. Elle présente, certes, les caractéristiques de l’enfer. Mais elle attire irrésistiblement les héros qui, vers la fin, redoutent que celle-ci soit en butte aux appétits profanes et perde le caractère sacré qui fait son mystère. Ce n’est donc pas simplement le goût pour l’ethnologie qui sensibilise ces typiques victoriens. Ainsi que l’écrit J. Meunier, « comme l’Ile de Robinson, la terre de Maple White est en chacun de nous. Nous y lisons nos peurs enfantines et nos crépuscules mythiques ». Le retour à l’enfance est vécu sur le mode paradisiaque : les personnages sont en quête d’un monde primordial où subsiste la perfection des commencements. Le Monde Perdu est le miroir que l’on pénètre pour revivre son enfance et recouvrer son innocence originelle. Cette vision magique des choses, alliée à une remarquable technique littéraire renforçant la crédibilité du récit, a assuré au roman la postérité que l’on sait. Le Monde Perdu est un voyage dans le temps, une plongée dans la synchronie qui nous permet d’entrevoir les couches impolluées de l’inconscient, nous entraînant dans les réseaux fossiles de la mémoire collective, des mondes légendaires et de la « logosphère ».
La fiction des mondes perdus porte en elle les germes d’une réalité possible : la découverte, encore aujourd’hui, d’isolats recelant une faune et une flore inconnues ou oubliées. On comprend dès lors l’admiration que voua mon vieil ami Bernard Heuvelmans, père de la cryptozoologie, au concepteur de The Lost World. On constate qu’aujourd’hui encore le mythe doylien est intact (via Spielberg et bien d’autres) et que des aventuriers sont toujours en quête du fabuleux plateau amazonien perdu dans la brume. Après la publication de l’ouvrage en 1912, une expédition organisée par l’Université de Pennsylvanie entreprit de refaire le voyage de Challenger et de ses compagnons. Doyle ne fit rien pour décourager l’expédition : « Let’em go ! They may not find the Lost World, perhaps ; but they ought to find something of interest ». Il voulait dire par là que l’aventure scientifique n’était pas morte et qu’on ne trouvait jamais rien sans déchiffrer ni défricher. C’est dire que le rêve est un adjuvant essentiel à la science, ce que suggère le film récent de James Gray, The Lost City of Z, où transparaissent l’obsession amazonienne de Percy Fawcett et la trame mythique et épique de son voyage.
En adaptant le roman de David Grann (The Lost City of Z : A Tale of Deadly Obsession in the Amazon, 2009 ; La Cité perdue de Z : une expédition légendaire au cœur de l’Amazonie), Gray reconstitue le destin hors norme de cet officier britannique qui fut envoyé en Amérique du Sud pour le compte de la Société royale de géographie en 1906, officiellement pour arbitrer au nom de la Grande-Bretagne un différend entre deux voisins amazoniens : la Bolivie et le Brésil. Fawcett revient de cette première plongée dans l’enfer vert avec une conviction : sous l’inextricable canopée, une cité oubliée s’est dressée jadis, datant de l’Atlantide, habitée par une société évoluée.
À son retour, l’explorateur ne reçoit que moqueries (comme Challenger). Comment peut-on prétendre qu’une œuvre de civilisation n’est pas l’apanage de l’homme blanc, enfantée par l’Europe ? Fawcett repart pourtant en 1912 mais il lui faut rentrer : la Première Guerre mondiale est sur le point d’éclater. En 1914, la découverte d’un manuscrit à la bibliothèque nationale de Rio de Janeiro le renforce dans ses croyances. Daté de 1753, il raconte les pérégrinations d’un aventurier portugais prétendant avoir découvert une vieille cité antédiluvienne dans la région de la Serra do Roncador à l’est du rio Xingu.
Il repartira une troisième fois, en 1925, accompagné de son fils aîné, avec l’appui financier de Rockefeller et de journaux américains. Mais personne ne les reverra vivants. Vaincu par son obsession, Fawcett ne parviendra jamais à rapporter la preuve de l’existence de cette cité perdue qu’il avait baptisée « Z » ou « point Z ».
Le film majestueux et envoûtant de Gray, qui défie les catégories existantes, montre comment un explorateur peut être submergé par la « croyance », n’hésitant pas à aller contre l’opinion établie au risque du discrédit. L’obsession devient, comme le dit Louis Guichard, « métaphore d’une aspiration humaine à l’ailleurs. D’un besoin impérieux de diversion, de transcendance. D’un désir de croire. L’aventurier, au-delà même de la cité de Z, idéalise les indigènes. Il leur prête, non sans paternalisme, la grandeur d’âme qui manque à ses congénères britanniques ». Les souvenirs littéraires ne manquent pas, d’Allan Quatermain à Tarzan, en passant par « l’appel sauvage » de Jack London. La jungle, ce pays perdu, apparaît comme un sanctuaire magnétique. Tous aspirent à se replonger dans les mondes perdus, loin du mortifère et profane XXe siècle. Comme ses devanciers, Gray nous offre un finale grandiose où il imagine la fin de Fawcett et de son fils. Une cérémonie nocturne, au milieu de la forêt, où culmine le mysticisme du héros. Il s’agit, aussi, écrit Guichard, « du legs ambigu d’un père à son enfant. Comme une leçon de vie et de mort. La transmission, dans le même mouvement, de la joie d’être au monde, de s’y abandonner et de s’y dissoudre ». L’ultime initiation, aussi solennelle que létale. Une scène digne des mystères antiques qui sublime le mystère profane de la disparition de l’explorateur. En réintégrant à jamais les profondeurs insondables de la jungle brésilienne, Fawcett devient un mythe. Des Indiens affirmeront l’avoir vu vivant avec une princesse indienne. D’autres diront qu’il a finalement découvert la cité perdue et qu’il a décidé de ne plus retourner vers la civilisation.
Pendant les soixante-dix années qui ont suivi, des dizaines d’aventuriers sont partis en vain à la recherche de Fawcett. Sa disparition, toujours énigmatique, a alimenté aux États-Unis toute une littérature populaire et d’innombrables films jusqu’à la fin des années 1950. En 2005, David Grann visite un village kalapalo, dans la région du Haut-Xingu, et découvre qu’une tradition orale concernant Fawcett (sans doute l’un des premiers hommes blancs à s’être aventuré dans ce village) s’y perpétue. En outre, selon Grann, un archéologue a découvert, dans la zone même où Fawcett situait sa cité perdue, vingt sites précolombiens comportant des routes, des ponts, des chaussées et pouvant accueillir entre 2500 et 5000 habitants. Il existe bien, pour reprendre les termes de M. Maffesoli, « un Réel invisible [qui] sous-tend la réalité visible ».
On ne peut rêver meilleure illustration du mythe Fawcett et du mythe des mondes perdus.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les historiens des religions et les scientifiques, furent tous habités par la « nostalgie du primordial ». Selon Mircea Eliade, ce désir ardent suggère la volonté de revivre l’époque béatifique des commencements. Cette « nostalgie des origines » correspondrait à « un désir irrésistible de percer les profondeurs du temps et de l’espace, d’atteindre les limites et le commencement de l’univers visible »[15].
Le roman de monde perdu a contribué lui aussi à cette dynamique de l’imaginaire en préservant nombre d’archétypes mythiques. Conformément aux préceptes d’Eliade, qui pensait que le sacré était camouflé dans le profane, il conviendrait de « déchiffrer le camouflage du sacré dans le monde désacralisé »[16]. Or, les romans de monde perdu ont su en partie résister au matérialisme ambiant en réactivant l’ancien thème du voyage extraordinaire. « Toute la vie de Haggard, écrit Morton Cohen, fut en fait la recherche d’une explication des grands mystères de la vie et des rapports entre la vie et la mort ».
Le monde perdu représenterait alors le renouveau exotérique, populaire, d’une tradition mythique très ancienne, qui réapparaîtrait cycliquement, à la faveur d’une crise, sous une forme dégradée, et qui se libérerait progressivement de son carcan rationnel pour retrouver son intégrité mythique initiale, même modernisée sous la forme du roman d’aventures. La quête du monde perdu implique une remontée de l’histoire universelle qui se réalise sur deux plans : un plan exotérique, fourni par les conquêtes de la science, et un plan ésotérique qui, lui, relève de l’onirique et des mystères des premiers temps. Il y a ainsi dans le lost-race tale quelque chose qui dépasse le roman lui-même, par la grâce de la « création imaginante » de l’auteur, inconsciemment dépositaire d’une lointaine tradition spirituelle. Il en est pour preuve qu’un auteur matérialiste comme H. P. Lovecraft réussira à son insu à accoucher d’une œuvre mythique en reprenant la thématique des mondes perdus sur un mode terrifiant. Le dernier film de Ridley Scott, Alien Covenant (2017) s’inscrit dans ce sillon horrifique en démontrant que la quête du monde perdu, ici une planète lointaine de l’autre côté de la galaxie, conserve son potentiel archétypal, le paradis inexploré se révélant un monde sombre et monstrueux. La tradition semble bien pérennisée. « Comme si, écrit Marcel Brion, une très antique et très précieuse science, occultée, obnubilée par la science matérialiste et la pensée positiviste du XIXème siècle, fusait en jets de lumière à travers la substance même du récit, certainement sans que l’auteur eût conscience de ce qu’il possédait encore de merveilleux et d’inexplicable dans son propre centre le plus secret »[17].
[1] Autre serment rituel, celui de Skallagrim dans Eric aux yeux brillants évoque étrangement la déclaration solennelle de l’impétrant dans la loge, menacé des pires représailles en cas de parjure maçonnique : « Sur ton sang, je te prête serment, Eric aux yeux brillants ! […] que je sois chassé comme un renard, de place en place ; […] que mes membres se ratatinent et que mon cœur se change en eau ; puissent mes adversaires l’emporter sur moi ; que mes os soient écrasés sur la pierre du jugement, si je manque même d’un iota à l’engagement que je viens de prononcer ».
[2] Dans L’Afrique mythique de quelques écrivains de l’imaginaire : E. R. Burroughs, H. R. Haggard, J. Verne, Béatrice Michel propose une stimulante lecture symbolique du nom du héros de Haggard : Quatermain serait le « Quater-Man », le quatrième homme de l’expédition (outre Good, Curtis et Umbopa), le chiffre 4 suggérant le nombre de portes que doit franchir l’adepte de la voie mystique. Or, chaque porte étant associée à un élément, on s’aperçoit que les quatre personnages affrontent successivement ces éléments (air, feu, eau, terre). Voir B. Michel, Mémoire de maîtrise en littérature comparée, sous la direction de J.-P. Picot, Université de Montpellier, pp. 175-176.
[3] Une fois encore, le texte original est plus explicite : « The mountains, or rather the three peaks of the mountain, for their mass was evidently the result of a solitary upheaval, were, as I have said, in the form of a triangle, of which the base was towards us, one peak being on our right, one on our left, and one straight in front of us » (ch. XVI, « The Place of Death »).
[4] F. Lacassin, « Kipling et Rider Haggard : une collaboration secrète », in Elle-Qui-Doit-Etre-Obéie, de R. Haggard, op. cit., pp. 893-895. (NB : Kipling eut l’idée du personnage de Mowgli en lisant Nada the Lily de R. Haggard).
[5] On pourra consulter les sites : hautsgrades.over-blog.com/article-reaa-13-initiation-1-109589122 et hautsgrades.over-blog.com/90-categorie-97857.
[6] Je complète ici la traduction de Jacques Finné. Pour le texte original, voir H. R. Haggard, When the World Shook, New York, Del Rey, Ballantine, 1978, p. 321.
[7] Selon certaines sources, Haggard aurait été initié à Londres en 1877 à la Loge Good Report n° 136, avant de démissionner en 1890. Selon d’autres sources, Haggard, Doyle et Kipling auraient appartenu à la « Loge des Auteurs n° 3456 » (« Authors’ Lodge »), hypothèse peu crédible à notre avis. Pour ce qui est des rapports de Haggard avec la franc-maçonnerie, on consultera David Harrison, The Transformation of Freemasonry, Arima Publishing, 2010.
[8] On y trouvera par exemple Arthur Balfour, J. M. Barrie, Max Beerbohm, Thomas Hardy, Henry James, T.E. Lawrence, H. G. Wells et W. B. Yeats.
[9] On consultera avec grand profit les ouvrages de G. Bertin, La quête du Saint Graal et l’imaginaire, op. cit., de Jean-Claude Lozachmeur, L’énigme du Graal, op. cit., et de Paul Verdier, Les chemins du Graal, Turquand, Mens Sana, 2011.
[10] H. R. Haggard, La Fille de la sagesse, in Elle-qui-doit-être-obéie, op. cit., p. 150 (Trad. H. Demeurisse et E. Renoir).
[11] N. Etherington, The Annotated She: a Critical Edition of H. Rider Haggard’s Victorian Romance, Indiana UP, Bloomington & Indianapolis, 1991, « Critical Introduction », p. XXVI (Ma trad.).
[12] Cet obscur Dr James Watson, diplômé de l’Université d’Edimbourg en 1865, aurait servi comme médecin-officier au Consulat Britannique de Chine.
[13] La loge St-Mary’s Chapel, N°1, d’Edimbourg, pour célébrer son retour, lui confère le titre de Membre d’honneur. Dans son discours de remerciement, Conan Doyle insista sur les valeurs maçonniques, valeurs qui trouvèrent leur place durant la guerre des Boers. Il est possible que Doyle ait fait la connaissance du frère Kipling lors de la fondation de l’Emergency Lodge en Afrique du Sud mais l’hypothèse demeure controversée. Voir J.-M. Lelong, « Conan Doyle franc-maçon », Société Sherlock Holmes, 1er janvier 2002.
[14] A. C. Doyle, Le Monde perdu, Les Exploits du Pr Challenger et autres aventures étranges, Paris, Bouquins, R. Laffont, 1989, p. 59. Mais la traduction est erronée : « de vous à moi… ».
[15] M. Eliade, La Nostalgie des origines, Paris, Gallimard, Folio, 1971, p. 341.
[16] M. Eliade, L’Épreuve du labyrinthe, Paris, Belfond, 1985, p. 159.
[17] M. Brion, « Le voyage initiatique », L’Arc, Jules Verne, n° 29, Paris, 1966, p. 31.
Guillaud, Lauric (2019). « Voyages aux mondes perdus au 19e et 20e siècles ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/voyages-aux-mondes-perdus-au-xixe-et-xxe-siecles-haggard-doyle-et-fawcett], consulté le 2024-12-22.