Dès son énigmatique prologue, The Cabin in the Woods nous plonge au cœur du complexe militaro-médiatico-industriel états-unien de la main des deux vieux technocrates qui vont servir de relais auctoriel pendant le film, alter egos (voire Doppelgänger) des deux co-scénaristes (Joss Whedon et Drew Goddard) en vieux esclaves du Système (post)hollywoodien. Ironiquement il est question de la sécurisation du domicile de l’un d’eux (Steve) pour protéger son hypothétique futur enfant, inversion exacte de la situation à laquelle ces quadragénaires vont soumettre les adolescents dans la cabine. Des indices inquiétants font référence à des «échecs» dans d’autres sphères du Village Global («il ne reste plus que le Japon»), ainsi qu’à des «scénarios» et des «paris» avant que le titre ne se grave, accompagné de façon typiquement grindhouse par un cri de détresse, contre leurs visages anodins.
L’on passe alors, après un générique fait du collage de gravures de sacrifices humains («dissociation cognitive» qui contraste, comme le cri, avec l’univers technocratique qui précède), à la présentation des personnages archétypaux du backwoods slasher annoncé par le paratexte du film (titre, affiche et trailers). Tout d’abord la rousse virginale et (donc) studieuse (qui plus est amoureuse de son prof qui l’a lâchement plaquée): la caméra nous fait pénétrer, narrataires voyeurs, dans l’intimité de sa chambre, soulignant emphatiquement par le cadrage le plan frontal de sa culotte (centre de l’investissement scopique du «regard mâle», pilier du slasher). Ensuite son inévitable compagnonne, (fausse) blonde décervelée et caricaturale, clairement soumise à son athlétique petit copain: «qu’est-ce que tu fais avec ça?» lui demande-t-il la voyant manipuler les livres de la rousse, qu’elle avait par ailleurs l’intention de lui interdire en voyage. Non content d’établir l’incapacité à lire consubstantielle à sa copine, le mâle exhibe alors sa supériorité en donnant une brève leçon bibliographique à la rousse, qui, bien qu’intellectuelle, n’en reste pas moins femelle.
Survient alors le deuxième jeune athlétique (qui entre dans le champ par une petite prouesse sportive qui établit de suite la camaraderie virile entre les deux) pour créer le typique carré sentimental slasher (en fait une structure datant des premières comédies gréco-romaines), complété par le sidekick humoristique du dopehead loser mais/et génial qui débarque bong en main en quête de quoi apaiser ses munchies. La camionnette part joyeusement sur la Grande Route Américaine, observée par un des agents du complexe technocratique, en décalage avec la topique slasher habituelle. Il est alors clair que nous sommes face un étalage de stéréotypes qui ne vont pas prendre la route habituelle, au propre comme au figuré («you think you know the story», proclame, défiant, le trailer). L’on saura, à la fin du film, qu’ils incarnent les cinq archétypes non seulement du slasher, mais d’un rituel millénaire.
De fait, la première «station» de leur chemin de croix (structure martyrologique qui articule le slasher classique) est (sans jeu de mots) l’archétypale station-service semi-abandonnée et remplie de pièges, de peaux et de crocs qui incarnent la menace cynégétique dont il va être question. Tout aussi archétypal, le demeuré hostile et au faciès maladif qui fait peser une lourde menace sur les jeunes (et notamment sur la gent féminine, qualifiée de «putains» selon la misogynie classique du genre). La surenchère de références intertextuelles (tout dans cette scène renvoie à d’autres films, de Texas Chainsaw Massacre à U Turn ou House of 1000 Corpses) insiste, selon le procédé bien connu, sur la propre artificialité de la scène, qui par ailleurs nous sera donnée à lire comme méta-cinématographique dans le discours des deux «scénaristes»: ceux-ci reçoivent, quelques scènes plus loin, un appel téléphonique de l’illuminé apocalyptique dont ils se moquent ouvertement. Outre la métalepse, cette scène a des connotations ouvertement politiques (la manipulation du fanatisme religieux du BibleBelt par les technocrates du Big Business ou, version libertaire, du Système) tout en ouvrant sur une autre dimension plus inquiétante («les Anciens voient tout»).
Au double récit qui va articuler le récit (le slasher adolescent vs la conspiration médiatique; le récit des contrôleurs vs le récit des contrôlés) s’ajoutent d’emblée différents jeux d’indices qui placent d’emblée le spectateur dans la position d’un méta-critique. «Bientôt vous verrez les choses comme moi» affirme, en roulant un énième joint, Marty alors que Jules (la blonde) vient de ridiculiser sa vision paranoïaque de la société (ironiquement, ils ne reçoivent plus de signal, croyant fuir les contraintes «oppressantes» de la modernité alors qu’ils entrent dans un environnement entièrement technologique). La phrase de Marty (qui nous est aussi destinée à nous, spectateurs) sera, bien entendu, prophétique, puisque sa paranoïa sera non seulement justifiée, mais totalement surpassée par les événements.
Le jeu narratif est aussi clairement spatialisé («you think you know the place», ironise le trailer). Le thème de la Wilderness cher à la tradition gothique américaine devient une fausse Nature entièrement investie par la technologie selon le fantasme bien connu du viol du Jardin par la Machine dans la célèbre analyse de Leo Marx1: ainsi un aigle (animal emblématique par ailleurs de la Nation) se désintègre-t-il dans un paysage idyllique contre un mur invisible, Matrice carcérale d’un nouveau Panoptique. Il s’agit par ailleurs d’un espace entièrement référentiel: l’arrivée dans la cabine reprend plan par plan le classique locus horribilis du film culte Evil Dead alors que le lac est quant à lui une claire citation de l’idyllique, mais meurtrier Crystal Lake de Vendredi 13. L’intérieur de la demeure contraste le répertoire gothique (notamment la gueule du loup) avec une icône inattendue de l’imaginaire carcéral, le miroir semi-réfléchissant qui fait le lien entre cet espace gothique et l’univers technocratique des «décideurs» (mais aussi, bien entendu, le fantasme des lieux littéralement «hors-loi» de la nouvelle «guerre contre la Terreur» tels que Guantanamo).
Ce miroir est symptomatiquement caché derrière un tableau atroce qui annonce à nouveau la thématique sacrificielle du film. Cette croûte kitsch présente une scène de chasse a priori conventionnelle, mais dont les détails excessivement gore tournent au pur massacre. Voyeurisme, chasse à l’homme et massacre sont directement reliés par cet espace double et caché, ainsi qu’un dernier élément tout essentiel, la sexualité. En effet le premier effet du miroir est de nous offrir à Holden et nous l’intimité de Dana se dénudant et, inversement, lorsque celle-ci aura échangé de place (et de rôle) avec celui-là, le corps tout aussi érotisé du jeune métisse. La fille virginale couvrira ce sexe qu’elle ne saurait voir (ni nous, spectateurs hollywoodiens) par l’animal dépecé du tableau avant de tout cacher par une grosse couverture et l’on ne pourra avoir plus aucun doute sur l’intention (méta)ironique des scénaristes, s’amusant à signaler, sinon exhiber ce qui normalement reste caché dans le genre horrifique.
Les paris sont alors littéralement ouverts, et nous sommes invités, en tant que spectateurs, à y participer. Les «scénaristes» ont en effet organisé un système de paris quant à l’anticipation herméneutique sur la suite du récit en marge de l’énigmatique «Direction», basé sur l’idée du libre arbitre des «sujets» qui «doivent choisir ce qui va se passer»; «s’ils font le bon choix, ils ne seront pas punis» affirme Steve aux deux seuls membres de l’équipe qui semblent sceptiques à l’égard de cette marchandisation de l’horreur par laquelle ces cols bleus «se libèrent de leurs frustrations». Ces deux réfractaires à la «banalité du Mal» sont, autre jeu sur les stéréotypes horrifiques, une femme (qui y fléchira finalement) et un Noir. Nous, spectateurs, sommes bien entendu embrigadés dans le camp des voyeurs manipulateurs
Les deux récits tissent des correspondances: la fête des paris renvoie au jeu adolescent du «gage ou vérité» (truth or dare) dans lequel le sexe et l’horreur s’allient très explicitement autour d’une scène archétypale du folklore universel. La Belle se livre à un cérémonial érotique très suggestif avec la tête décapité de la Bête, radicalisation du motif zoophile implicite dans le mythe ainsi que de la symbolique saloméenne de la femme s’emparant goulûment de l’attribut viril2. L’image castratrice de la décollation si chère à Freud est renforcée par l’imaginaire sexuel du loup (du Petit Chaperon rouge au Wolfie cher à Tex Avery) dans une scène qui évoque cet autre grand classique du méta-gothique que fut Company of Wolves (Neil Jordan, 1984).
Ce rituel initiatique adolescent est, comme il est d’usage dans le slasher, l’embrayeur du tournant horrifique. La virginale Dana est ainsi obligée de descendre dans le sous-sol, scène archétypale qui fait ici très délibérément l’effet d’un véritable déjà vu, nous plongeant dans le bric-à-brac du Ça et, partant, de l’inconscient collectif version métatextuelle. Car sont ici réunis, dans ce sous-sol hautement référentiel, tous les répertoires des embrayeurs horrifiques de la tradition gothique: les photos victoriennes, les jouets cassés, les vieux journaux intimes, les bobines de vieux films, les boîtes à musique, etc. Et chaque personnage de se livrer à sa propre rencontre de «l’inquiétante étrangeté» régressive: Marty les films, Jules les bijoux («c’est magnifique») et Dana le journal intime d’une famille de pionniers… bien évidemment maudite. Et la lecture, bien évidemment aussi, a l’effet d’une incantation (parmi les milliers de références nous retrouvons là Evil Dead), par laquelle (nouveau déjà vu) resurgit le grand thème gothique américain du traumatisme de la violence première des Pionniers qui revient, éternel retour du refoulé, hanter leurs ancêtres. Nous saurons plus tard que cet «effet de lecture» est en fait secondé par une opération tout aussi intertextuelle: l’activation de la boîte de Lemarchand tout droit issue de la saga Hellraiser.
Aussitôt prononcés les mots du journal («la souffrance sauve la chair») les morts sortent de leurs tombes selon l’iconographie classique tandis que les technocrates qui avaient misé juste ramassent leur argent; «j’aurais quand même aimé voir un triton», se lamente mélancoliquement Steve, déçu que ce soient les zombies qui aient été «choisis» involontairement par les personnages. Le film d’horreur est dès lors présenté comme véritable fabrication et nous sommes moins invités à suivre ses péripéties au premier degré (ce qui devient progressivement impossible par le jeu narratif, au point que certaines scènes ne nous sont visibles qu’à travers les écrans des technocrates) qu’à participer à la reconnaissance de son fonctionnement.
La fabrication du récit passe au premier plan par la manipulation la plus extrême: la cabine est avant tout un piège carcéral où sont enfermées les victimes, qui n’ont de choix que celui de leurs tortionnaires (zombies, tritons, et une vaste galerie que l’on découvrira dans un des tournants du film). Littéralement aliénées, elles deviennent des véritables «marionnettes» comme le découvre en une épiphanie psychotrope Marty, non seulement manipulés par leur environnement, mais, comble de la déréliction néobaroque, par leurs propres sens: c’est ainsi que leur libido est boostée par des «vaporisations de phéromones» et, corrélativement, leur intelligence diminuée (notamment par des implants dans les cheveux). Alors que Curt a une première réaction stratégique («restons groupés») qui complique le récit des scénaristes, ceux-ci le font changer d’avis pour se conformer au canevas habituel du slasher, déjà parodié dans Scream («séparons-nous chacun de notre côté»).
Cette ingérence neuronale dans l’Homme Dupé néobaroque explique aussi rétrospectivement les rôles sexuels caricaturaux qui, selon Marty, ne correspondent pas du tout au comportement «réel» de Jules et Curt, mais en font des stéréotypes vivants de film d’horreur. C’est ainsi que, réactualisant le topos baroque du theatrum mundi, la frontière entre l’acteur et le personnage s’estompe au profit d’une collusion paradoxale, à l’image du grand labyrinthe du monde où ce nouvel être hybride (à la fois réel et factice) est plongé. «Il faut que tu te réveilles», se dit Marty, invoquant le troisième grand topos baroque qu’est le somnium vitae (qui plus est, à la lecture du classique onirique Little Nemo in Slumberland) et cédant malgré lui aux voix implantées dans sa tête.
Comme chez Calderón, Unamuno ou Pirandello, les «choix» de ces êtres ne sont que des variations au sein d’un Grand Dessein qui n’est plus celui de la Providence, mais celui d’un Démiurge ambigu, voire méchant (la «Direction» de cette étrange conglomérat médiatique), qui est aussi, en dernière instance, une figure inquiétante de l’Auteur. Et en se choisissant comme relais auctoriels ces deux tristes technocrates indifférents (voire se complaisant sadiquement) à la vue de la souffrance humaine les scénaristes du film se sont complu à ironiser sur leur inscription dans l’usine à rêves (et bien davantage encore, à cauchemars) (post)hollywoodienne, obligés à satisfaire un horizon d’attente de plus en plus formaté de la part d’un public cible frappé d’amnésie rétroactive, de troubles d’attention et d’anesthénie extrême. Un public formaté, de fait, par ce stade ultime de la Société du Spectacle, jadis annoncé par Guy Debord et P. K. Dick, qu’est la téléréalité (et n’oublions pas que, dénonçant celle-ci, le cinéma continue sa longue lutte contre le médium rival qui est en passe, comme lui, d’être éclipsé par d’autres formes de fiction, précisément plus interactives).
C’est ainsi que la convention slasher du couple adolescent copulant dans les bois avant de subir le courroux de leur bourreau en juste punition pour leur transgression (le sexe étant inévitablement mortel) devient un piège cruel où la jeunesse est sacrifiée à la pulsion scopique et meurtrière des vieux voyeurs technocratiques («allez, vas-y, montre-nous tes seins» scandent les deux scénaristes alors que le couple ironiquement, croît être à l’abri des regards). L’horreur n’est plus, alors, dans la punition «exemplaire» de la part de la famille de revenants, Pionniers revenus du passé pour nettoyer une Amérique livrée à la promiscuité (de fait les Pionniers sont ici clairement dysfonctionnels, à la fois cannibales et incestueux). Elle est bien plus dans le spectacle voyeuriste de la mise à mort de ce couple édénique aux mains de monstres monitorisés.
L’horreur est donc déplacée du monstre traditionnel (les redneck zombies de la famille Buckner) à la monstrification de cette «élite du Pouvoir» technocratique, issue de la «révolution managérielle» prophétisée par James Burnham dès 1941. Emblèmes ultimes des sociétés de contrôle théorisées par Gilles Deleuze à la suite de William Burroughs: «Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. «Contrôle», c’est le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir» (Deleuze, 1990).
D’où la satire dans le film de la «culture d’entreprise», noyau dur de ces nouvelles sociétés de contrôle, littéralement meurtrière. Dominée par une mystérieuse Direction, cette étrange compagnie mondialisée, qui contrôle par une série de dispositifs technologiques ces nouveaux espaces carcéraux (l’on voit, outre la cabine, une salle de classe au Japon hantée par un typique fantôme nippon, en une claire parodie de ce sous-genre horrifique massivement exporté) est l’emblème du nouveau «capitalisme de surproduction». De fait ces technocrates marquent l’infléchissement du grand archétype gothique du Savant Fou à l’ère des multinationales, illustrant la théorie de Joel Bakan (2004) sur la composante psychopathologique de ces dernières. Plus inquiétants encore, ils incarnent l’obsolescence du gouvernement et l’apparition de la gouvernance, issue de la corporate gouvernance et sa “dictature des actionnaires”. La Cabine est alors une métastase du nouveau biopouvoir dérégularisé dans les décombres de l’État disciplinaire.
Les mises à mort télévisées, vieux topos de la science-fiction qui remonte aux nouvelles satiriques de Sheckley sur l’ascension de la culture télévisuelle des fifties (Le Prix du Danger et La Dixième Victime, toutes deux adaptées au cinéma) sont dès lors la radicalisation de ces «états de perpétuelle métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement comiques» qui informent le contrôle dans l’entreprise, laquelle «ne cesse d’introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même» (Deleuze, 1990). Par ailleurs, comme le rappelle encore Deleuze, «Si les jeux télévisés les plus idiots ont tant de succès, c’est parce qu’ils expriment adéquatement la situation d’entreprise», ce que le film pousse ad absurdum.
«Il n’y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve, homme dans une entreprise (collier électronique)», écrit Deleuze, directement marqué, comme Baudrillard, par l’explosion de la speculative fiction des sixties (Ballard, Burroughs, P. K. Dick, etc.). «Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière (…); ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle» (Deleuze, 1990). C’est là, on le voit, la situation à laquelle sont soumis nos héros adolescents pour lesquels l’espace tout entier devient environnement de contrôle (soumis, comme dans Hunger Games, aux manipulations à distance par les «décideurs»).
Ainsi, lorsque les adolescents tentent de franchir le tunnel qui, figure archétypale de toutes les traditions initiatiques, leur permettrait de retrouver le monde «profane» (par opposition à cette autre sphère, ambivalente, du «sacré» où ils se trouvent malgré eux promis au sacrifice rituel), les technocrates, surmontant une petite erreur technique de hardware (des câbles débranchés), réussissent à faire exploser le passage et refermer irrémédiablement le piège panoptique. La tentative héroïque de Curt sera, tel le vol de l’aigle, également promise à l’échec, broyé par le mur invisible de cette Matrice cybernétique qui les isole du règne de la Physis. Comme dans Hunger Games, cette nouvelle prison de l’âge de la surveillance généralisée est un dôme invisible qui cloisonne hermétiquement un espace de fausse liberté, image qui revient de façon obsédante dans notre iconosphère panoptique, du film des Simpsons au Dôme de Stephen King, en passant par le dispositif orwellien du film de Peter Weir The Truman Show. Or ces dômes cybernétiques synthétisent les formes ultra-rapides de contrôle à l’air libre qui remplacent les vieilles disciplines opérant dans la durée d’un système clos selon les analyses bien connues de Paul Virilio.
On retrouve là l’obsession de l’univers virtuel, point d’orgue de l’esthétique néobaroque, à la fois forme et contenu, le thème de la réalité manipulée devenant, sous l’influence de la science-fiction (et notamment de la «constellation dickienne» dérivée de l’oeuvre prophétique de P. K. Dick) le leitmotiv de la fiction et de la philosophie contemporaine. Revient ainsi, actualisée par la hantise des technologies mystificatrices du virtuel, la hantise baroque de l’illusionnisme théâtral, incarnée dans le grand classique caldéronien La vie est un songe où les trois topoï évoqués (la vie comme songe, théâtre et labyrinthe) sont fusionnés. Reflet des anomies de la «société du spectacle», le virtuel rejoint l’hyper-réalité et le simulacre étudiés par J. Baudrillard. Devenu spectateur, l’homme occidental n’est plus en mesure de situer la réalité, puisqu’il est constamment immergé dans une représentation qui aspire au «crime parfait», la substitution définitive du réel au profit d’une marchandisation du monde. L’image cinématographique se fait complice de cette mystification, tandis que, paradoxalement, une série d’oeuvres telles que The Cabin réfléchissent, de l’intérieur, sur ce même processus.
La cabine piégée prolonge ainsi la thématique de la réalité manipulée explorée par les jeux vidéos d’ExistenZ (D. Cronenberg), les souvenirs-chips biomécaniques de Strange Days (K. Bigelow), la ville virtuelle de Dark City (A. Proyas), la Matrice de Matrix, le cyberespace de Nirvana (E. Salvatore) ou la cryogénisation de Ouvre les Yeux (A. Amenabar) 3. Métanarration et réalité manipulée trouvent alors dans La cabine dans les bois (le titre renvoyant directement à un espace faussement stéréotypé qu’il s’agira de «défamiliariser») comme dans tout ce cinéma néobaroque une figure privilégiée dans le labyrinthe, désormais associée au virtuel, notamment dans toutes les fictions qui ont trait aux paradoxes des univers artificiels, du pionnier Tron (S. Lisberger, 1982) jusqu’à Matrix, en passant par Total Recall, Dark City, ExistenZ ou Truman Show. C’est lorsque Marty et Dana passent de l’autre côté du miroir que la structure labyrinthique de l’espace et du film se déploie, avec un clair hommage à la saga culte Cube (V. Natali) qui incarne, à la croisée de Kafka et des jeux vidéo, la formulation ultime du labyrinthe néobaroque… et de la vision dystopique des sociétés de contrôle.
Or le labyrinthe apparaît aussi comme horizon privilégié des concours télévisuels, notamment dans ces forteresses où les équipes doivent déjouer des pièges, parcours fantasmatique qui est aussi celui des parcs thématiques et des grandes surfaces, devenues véritables dédales de la consommation. On découvre alors, nouvelle catabase dantesque, l’infernale galerie de monstres prêts à dévorer et démembrer les victimes de la cabine selon les «choix» involontaires de ceux-ci. L’idée (déjà présente, bien que dans un tout autre registre, dans Monsters, Inc, 2001) est que les créatures horrifiques qui ont marqué les peurs de l’humanité depuis ses débuts sont manipulées par cette étrange Compagnie pour mener à bien leurs sacrifices rituels. Ce qui permet à l’équipe du film d’animer tout le répertoire tératologique du cinéma d’horreur et de la tradition gothique, en accumulant les références métatextuelles aux plus grands succès du genre (du Labyrinthe de Pan à Hellraiser, en passant par The Ring ou The Strangers), mais aussi, inversement, à des grands absents de la tradition cinématographique (tels que les licornes –devenues ici extrêmement menaçantes, inversion de leur symbolisme de pureté et bonté- ou, running gag du film, les improbables tritons) voire des pures créations de tératogonie “ludique” (tel ce visage devenu monstrueuse vagina dentata).
Mais le jeu métatextuel ne s’arrête pas là…
À SUIVRE.
1. “Within the lifetime of a single generation, a rustic and in large part wild landscape was transformed into the site of the world’s most productive industrial machine. It would be difficult to imagine more profound contradictions of value or meaning than those made manifest by this circumstance. Its influence upon our literature is suggested by the recurrent image of the machine’s sudden entrance onto the landscape” (L. Marx, 1964: 343). Il est intéressant de noter une irruption similaire dans Hunger Games étudiée dans notre article sur cette même revue
2. Pour la symbolique de Salomé et la décollation érotique je me permets de renvoyer à mon étude sur les Décapitations, du culte des crânes au cinéma gore (2004). Ironiquement la Belle aura par la suite la tête tranchée à son tour.
3. Cf mon étude sur le cinéma baroque et néobaroque (A. Dominguez Leiva, 2004)
Joel Bakan, The Corporation: The Pathological Pursuit of Profit and Power, Free Press, 2004
Gilles Deleuze, «Post-scriptum sur les sociétés de contrôle» in L ‘autre journal, n°1, mai 1990
Antonio Domínguez Leiva, Décapitations, du culte des crânes au cinéma gore, Paris, PUF, 2004
“El Barroco cinematográfico.” Barroco. Ed. P. Aullón de Haro. Madrid: Verbum, 2004, 1199-1240.
Léo Marx, The Machine in the Garden:: Technology and the Pastoral Ideal in America, New York: Oxford UP, 1964
Leiva, Antonio (2012). « «The Cabin in the Woods» (1) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/the-cabin-in-the-woods-1-metahorreurs-des-societes-de-controle], consulté le 2024-12-11.