Dans l’art contemporain, notamment le Body Art, le corps devient la matière première du geste esthétique, car on y repousse les limites de son exploitation. Cette conceptualisation du corps-matière apparait dans un contexte culturel postmoderne «qui n’accepte pas les déterminations biologiques comme des données immuables, mais comme des données transformables, où le corps devient objet…» (Korn-Sausse: 96). Certaines démarches artistiques consistent à inclure le corps tout entier comme œuvre dévoilant –et revendiquant– une malléabilité souhaitable. C’est, entre autres, par le tatouage (Zombie Boy), la scarification allant jusqu’à la mutilation et l’automutilation (Gina Pane), la chirurgie esthétique (Orlan), qui prend place également dans la culture populaire (émission Extreme makeover [Howard Schultz, 2002 sur ABC]), que les artistes rendent compte de la matérialité du corps: c’est une vision qui s’installe avec les progrès techniques et cliniques (86). Ces utilisations du corps font ainsi écho à un paradigme utopique du Posthumain qui, nous le verrons, subjugue le corps à la volonté, c’est-à-dire que l’évolution du corps devient virtuelle (91) et qu’en perdant sa sacralité dite naturelle, le corps devient « un accessoire de la présence, un auxiliaire du moi…» (91).
Les romans Dune de Frank Herbert et Le Silence de la Cité d’Élisabeth Vonarburg proposent des conceptions du corps découlant des courants transhumaniste et posthumaniste, qui souhaitent une complète maitrise de l’évolution de l’homme au profit d’une finalité choisie par lui-même. En déployant des diégèses se situant dans un futur éloigné du nôtre, ces romans s’interrogent sur l’identité de l’individu et, par extension, l’identité de l’humanité par rapport aux frontières qui la constituaient alors. Les romans évoquent des tensions entre l’idéal du libre arbitre inauguré par la malléabilité du corps et la sujétion de celui-ci à un système social qui préformule les rôles des femmes en raison de leur biologie. C’est donc à la fois dans un univers féodal et dans un roman à teneur féministe que nous explorerons l’émancipation corporelle et ses implications sociales. Nous devrons d’abord situer le sujet féminin des romans dans leur contexte et leur société transhumaniste pour comprendre les tensions qui s’immiscent entre le sujet social et l’affirmation de l’individualité qui correspondra à l’étape transitoire vers le posthumanisme.
D’emblée, la science postmoderne ajoute à la conception biologique de l’évolution de Darwin la capacité de l’humain à s’auto-organiser, c’est-à-dire sa capacité à créer sa propre évolution (Racicot: 30). Les courants posthumaniste et transhumaniste s’inscrivent en filiation avec la théorie Bolzanienne, alors qu’ils promeuvent l’affranchissement de l’espèce humaine de ses limites biologiques grâce aux nouvelles technologies et au savoir scientifique. Le Posthumain serait ainsi «un être dont les propriétés fondamentales dépassent tellement celles des humains actuels “qu’il ne fait aucun doute qu’il n’est plus l’humain“ au sens où on l’entend actuellement» (Robitaille: 13). Il s’agit de l’accomplissement du prochain stade de l’homo sapiens qui, grâce à la bio-informatique, à la robotique, aux neurosciences, à la génomique et aux nanotechnologies, deviendra «le maître et possesseur d’un processus d’évolution actuellement aveugle, entièrement livré au hasard» (12). Ce nouvel humain est pourvu d’une autonomie et d’un libre arbitre, lesquels dominent les conditions naturelles. L’enveloppe charnelle est perçue comme étant la vulnérabilité première de l’humain modelé par un «extérieur» plutôt que par sa propre volonté. Ainsi, l’émancipation des contraintes telles que les conséquences du temps comme le vieillissement (un fléau correspondant à un génocide [12]), d’une forme de corps déterminé par la nature ou, encore, de la maladie propose une transgression des frontières physiques. Le libre arbitre sur son enveloppe charnelle fait du Posthumain une figure malléable étroitement liée à la notion de contrôle. Les livres que nous proposons dans l’analyse évoquent toutefois, en se situant dans un futur éloigné du nôtre1, le courant transhumaniste qui représente la transition vers le Posthumain. Il s’agit de l’étape de la métamorphose, qui provoque la redéfinition de l’espèce humaine. L’évolution est la source des idées transhumanistes évoquées dans les romans et sert à guider les plans politiques des différents personnages. L’accent mis sur l’évolution biologique par le transhumanisme forme une relation paradoxale avec l’évolution elle-même alors que les fictions cherchent en fait à l’abolir pour lui substituer le choix humain (122).
Dès lors, pour ces courants, le nouvel humain se définit entre autres par son libre arbitre et par le contrôle sur son corps. L’émancipation de l’enveloppe charnelle vient alors soulever des questions sur la définition même de l’identité et, par conséquent, sur le système social formé sur les diverses classes construites à partir d’impératifs naturels tels que la sexualité, l’âge ou les caractères héréditaires, physiques ou physiologiques… La science-fiction permet ainsi, en imaginant le futur, d’explorer les possibilités de l’émancipation du corps dans une vision transhumaniste. Le corps devient une machine ou la machine devient l’humain (Isaac Asimov), la mémoire devient un ensemble de données rendant l’esprit immortel (Altered Carbon), l’homme devient un surhumain génétiquement modifié ou un clone de lui-même (Robert Henlein). Ces transformations de l’homme créent une médiation entre le corps et l’esprit empreint d’un concept d’hybridité et de fluidité (Guillemette: 44). La subjectivité devient éclatée et cela questionne, dans une vision postmoderne, les dualités formées dans l’imaginaire collectif et les frontières considérées jusqu’alors comme étant inviolables telles que le naturel/artificiel, l’humain/machine, la matérialité/immatérialité, l’intériorité/extériorité, la vie/mort (Guillemette: 44) et… l’homme/femme. Les sujets féminins que nous proposons dans l’analyse produisent une révolution des modes de pensée préexistants dans des sociétés patriarcales en revendiquant leur subjectivité par la désobéissance à l’ordre préétabli. L’émancipation des déterminismes provenant du mythe de la dichotomie nature/culture au profit du libre arbitre et de la fluidité de l’identité est étroitement liée à des paradigmes féministes sur la déconstruction des grandes catégories.
Le Bene Gesserit est un ordre féminin vieux de 10 200 ans (avant le début de la diégèse) qui, grâce à un entraînement mental et physique, est parvenu à acquérir des caractéristiques spécifiques qui leur décernent certains «pouvoirs» comme la manipulation mentale et la manipulation de leur chimie corporelle. Le Bene Gesserit détient un savoir génétique essentiel: ses membres possèdent la plus complète compréhension du corps et de l’esprit. Leur programme est d’emblée d’aider l’humain à se réaliser en formant un pont entre les différentes génétiques des clans. Il s’agit d’un plan politique ayant pour but d’accélérer et de favoriser l’évolution de l’espèce humaine:
À l’origine, l’école Bene Gesserit était dirigée par ceux qui estimaient nécessaire l’existence d’un lien de continuité dans les affaires humaines. Ils virent que cette continuité ne pouvait exister sans que l’on séparât l’humain de l’animal… dans le but de faciliter la sélection. (Herbert: 25)
Cette citation évoque la définition de l’humain établie par le Bene Gesserit. L’homme est alors mis en dualité avec des caractéristiques animales que les femmes vont choisir d’éliminer grâce au test du gom jabbar2. La capacité de survivre à la douleur représente l’affranchissement des contraintes reliées au corps physique, ce qui rejoint le paradigme transhumaniste puisque l’humanité est conservée dans un rapport dichotomique avec l’animal. L’ordre participe donc à la sélection naturelle des génotypes (sur)humains dépassant la condition matérielle pour favoriser le contrôle de l’esprit. La propension que prend l’eugénisme au sein de l’école qui en fait sa vocation ultime rappelle le paradoxe transhumaniste énoncé plus tôt: l’évolution doit, pour le Bene Gesserit, se faire de façon naturelle par la procréation des individus qui, toutefois, interviennent sur ses caractéristiques en les jugeant favorables (la force de l’esprit) ou défavorables (la souffrance du corps), ce qui, en fait, abolit l’évolution naturelle.
En outre, l’ordre possède également un plan secret: la formation du Kwisatz Haderach, qui s’étale sur plus de 90 générations de sélection génétique: «En terme plus simple, ce que désirait le Bene Gesserit, c’était un humain dont les pouvoirs mentaux lui permettraient de comprendre et d’utiliser des dimensions d’ordre supérieur» (856). La naissance attendue du Kwisatz Haderach porte essentiellement sur l’évolution génétique sans le recours à la technologie. Le programme de sélection de la procréation justifie d’ailleurs le choix du sexe de l’ordre puisque les femmes arrivent à manipuler la chimie de leur corps et ainsi, en tant que femme, à choisir le sexe de l’enfant qu’elles portent, ce qui assure le contrôle sur le potentiel des lignées (Chassay et al.: 106). Le Bene Gesserit contrôle de la sorte l’évolution naturelle directement par le corps biologique, mais celui-ci reste subordonné au plan politique. La reproduction naturelle devient un facteur de la perte d’autonomie de la femme alors que « [l]es stratégies de contrôle appliquées, par exemple, aux capacités qu’ont les femmes de donner naissance à de nouveaux êtres humains, [sont] développées en langage de contrôle démographique et de maximisation de la réussite personnelle des preneurs de décisions» (Haraway: 51). Preneurs de décisions qui se trouvent être soit les matriarches Bene Gesserit, soit les dirigeants des différents clans qui doivent assurer leur lignée.
Qui plus est, l’ordre s’oppose à une autre lignée qui occupe sensiblement les mêmes fonctions: le Bene Tleilax, un ordre masculin qui dissimule les femmes de sa lignée. Leur génie génétique s’inscrit dans une science «dure» qui supprime l’idée de nature. De ce fait, il s’oppose fondamentalement aux idées du Bene Gesserit. Cette antinomie révèle des questions sur l’humanité et sur l’individu en raison des êtres transhumanistes que le Bene Tleilax produit:
… les Gholas, dont l’existence, comme celle des Danseurs, pose la question de l’identité individuelle, mais celle aussi de l’identité de l’humanité, puisque reproduit par une cellule quelconque d’un individu donnée, ils sont en un sens ce même individu et par la nécessairement des hommes, tout en échappant pourtant aux lois même de l’espèce, à la génération sexuée comme à la corruption irréversible. (Lardreau: 195)
En effet, Duncan Idaho, fidèle de Paul Atréïdes, devient un Ghola possédant une identité qui se définit par sa mémoire et son passé humain. Sa persona se situe dans un continuum espace-temps passant d’une enveloppe charnelle à l’autre (Gaudreault: 99). Ainsi, il est nécessairement humain, comme l’affirme Lardreau, mais dépasse la loi de l’évolution de l’espèce. La reproduction de l’humain par le rapport sexuel devient obsolète, puisque l’homme est sans cesse reproduit grâce à la science dans sa forme initiale. Il devient presque indépendant de sa condition charnelle alors que son individualité humaine demeure dans l’espace-temps. Le Posthumain est, entre autres, défini par son immortalité (Robitaille: 12), mais le Ghola reste essentiellement Transhumain par son esprit.
Les deux ordres qui contrôlent la génétique ont donc deux visions différentes qui s’inscrivent toutes deux dans des aspirations transhumanistes: l’un préconise l’eugénisme afin d’atteindre un surhumain tout en s’assurant de l’humanité et l’autre préconise le génie génétique sur la matière-corps afin d’assurer la pérennité de sa lignée en rendant désuète l’évolution naturelle. Or, les deux ordres conservent un rapport au corps biologique qui, malgré la possibilité d’un libre arbitre sur celui-ci, demeure sous-jacent à la cause politique. Pour ne parler que du Bene Gesserit, ses membres sont soumises à un esclavagisme sexuel au profit de la multiplication des génotypes. Le commandement de l’ordre évoque le déni complet de l’individualité et le reniement de la liberté au profit de la préservation de leur «ligne de sang» (Herbert: 45): «[J]e suis une Bene Gesserit. Je n’existe que pour servir.» (45) Paradoxalement, leurs fonctions sociales dépendent du contrôle de leur corps.
Jessica, fille du Baron Harkonnen, fait partie de cet ordre, mais elle tombe amoureuse avec le Duc Leto, ce qui est interdit. Elle déroge ainsi à la structure et aux ordres en donnant à son amant un fils, Paul, qui sera le Kwisatz Haderach attendu tout en étant «quelque chose d’inattendu» (348). Jessica prend part ainsi à l’émancipation de sa fonction prédéterminée par sa lignée, qui assujettit son corps et sa propre volonté. La revendication de son autonomie aura des conséquences sociales, notamment sur le futur de l’ordre féminin. Ce qui la définit en tant qu’individu, soit son libre arbitre et non son corps, laisse la place aux posthumains: Alia et Paul. Paul rompt avec l’espèce en ce qu’il devient ce que l’espèce humaine elle-même s’est proposée comme finitude, c’est-à-dire un surhumain capable d’accéder à des «pouvoirs» extratemporels (Chassay et al.: 105), et il transcende même cette finitude en devenant le Muad’dib. Quant à Alia, c’est par ses couches identitaires superposées provenant de mémoires antérieures qu’elle redéfinit l’individu: «[C]e qui sort de l’espèce, qui n’est soumis à aucune forme, sort du même mouvement, de l’individualité; singularité pure, pure dispersion matérielle. Rien de nommable, rien de pensable: abomination3.» (Herbert: 245) La jeune Alia évoque notamment par ses dons l’éclatement des frontières du sujet, car elle est multiple. Ainsi, leur subjectivité éclatée représente un défi sur l’idée même de la construction de l’individu, car les frontières qui le construisaient autrefois sont révolues, ce qui les rend distinctivement posthumains, et ce grâce à l’émancipation et aux choix que Jessica a pris indépendamment des ordres de ses maîtresses Bene Gesserit.
Par conséquent, il réside dans le roman une abjection du rôle du corps dans la sexualité comme un phénomène soutenu par une nécessité (Lardreau: 202). Même si les ordres et les protagonistes du roman tentent de s’éloigner du corps humain défini par la nature, ils restent soumis à sa fonction reproductrice afin d’assurer la continuité de l’espèce. C’est une charge qui repose essentiellement sur les femmes dans la société inventée par Frank Herbert au détriment de leur volonté. Jessica s’émancipe de son rôle prédéterminé en choisissant l’amour pour le Duc Leto, ce qui libère la sexualité de la nécessité eugénique et libère la femme de son esclavagisme. C’est par cette action de désobéissance que naît le/la posthumain-e. C’est une tension dans le roman qui persiste entre la liberté de l’individu et les limites du corps, tout comme il y réside la tension entre l’ordre établit par l’homme et l’imprévisible, qui constitue un trait du comportement humain. Dès lors, un nouvel ordre se crée au sein de l’univers de Dune: les Honorées Matriarches, qui apparaissent dans le roman Les Hérétiques de Dune. Ce groupe de femmes se forme grâce à l’émancipation de l’ordre de son plan secret, puisqu’il est accompli. Ces femmes, surnommées les Catins, vont plutôt, à leur façon, délivrer l’humanité de la sujétion et substituer «l’abjection de la dépendance sexuelle» (Lardreau: 201). C’est une lutte qui s’inscrit dans les romans suivant la mort de Frank Herbert à travers la libération des Tleilaxu, les femmes du Bene Tleilax, soumises à l’esclavagisme et transformées en matrice par l’ordre.
Pour la science-fiction ayant une perspective féministe, l’abolition des frontières qui définissent l’individu (binarité homme/femme) permet de rendre compte de la servitude du corps face à la nécessité de la reproduction. Sarah Lefanu affirme d’ailleurs que la science-fiction d’autrices féministes remet en question plus fréquemment l’hétérosexualité comme donnée naturelle, un aspect moins traité par la science-fiction masculine (Tremblay: 73). La notion de contrôle du corps et du libre arbitre que proposent les courants transhumaniste et posthumaniste évoque un paradigme historique de luttes féministes qui visent directement la réappropriation du corps. On peut penser, par exemple, au mouvement de lesbianisme politique qui prône une émancipation sexuelle face à l’oppresseur en refusant l’hétérosexualité4, aux grèves de la faim ou au suicide politique qui ont eu lieu pendant le mouvement des suffragettes qui a cédé le pas à un paradigme sur l’appropriation corporelle et le refus de la servitude charnelle qu’impose le patriarcat5 ou, plus récemment, à l’affirmation de la culture Queer (1990), qui prône l’émancipation complète de l’identité de genre et du déterminisme social. Pour Donna Haraway, l’hybridité du cyborg permettrait de libérer les femmes des vieux dualismes patriarcaux, puisqu’elles seraient libérées de «l’obligation d’être des réceptacles involontaires et vulnérables de la génération future» (Haraway: 52). L’émancipation des rôles traditionnels de genre déterminés par le sexe biologique rejoint également l’identité transgenre, qui revendique le droit de choisir le corps et le sexe qu’iels désirent. Dès lors, «la nature n’existe pas en soi, c’est une construction, et lorsqu’on l’invoque, on ne fait en définitive qu’appliquer une règle sociale construite» (Robitaille: 107).
Le roman de Vonarburg met en relation les deux systèmes de pensée, soit le féminisme radical (Libéria, le groupe de femmes mené par Judith), contre la société machiste de l’Extérieur entre lesquels se retrouve la Cité administrée par Élisa –qui, elle, s’affranchit des systèmes de pensée. Dans cet univers qui a subi des accidents nucléaires et des changements climatiques importants, les femmes sont devenues esclaves des hommes à cause de la propagation du Virus T, qui change la distribution des sexes et produit plus de femmes que d’hommes. Ainsi, l’organisation sociale qui s’est implantée au fil des années assujettit la femme à la sphère privée, alors que l’homme devient privilégié. Elles deviennent des conjointes dans des mariages polygames, elles servent à l’exploitation sexuelle ou elles servent de «monnaie d’échange6». La religion de l’Extérieur valide même l’esclavagisme reproductif et social:
Au temps des Abominations7, elles ont refusé de donner la vie, elles ont voulu changer leur corps pour pouvoir être l’égal des hommes, et Dieu les a justement punies en les condamnant à produire beaucoup de filles qui seront esclaves comme elles le sont devenues elles-mêmes. (Vonarburg:117)
Elles subissent également de la violence physique, notamment chez le clan de Viételli, alors qu’elles sont enlevées et parfois retrouvées mortes et mutilées. À l’Extérieur, la sexualité (des femmes) est synonyme d’esclavage. Le roman eschatologique projette la soumission de la femme à sa matière-corps alors qu’il devient l’unique outil de reproduction pour la survie de l’espèce.
Toutefois, il existe aussi le monde antagoniste de la Cité, dans la troisième partie du roman, qui sera dirigée par Élisa et ses enfants-clones. Élisa apprend, dans la première partie, qu’elle a non seulement la capacité de régénérer son corps rapidement et de vivre plus longtemps que l’humain d’avant, mais qu’elle contrôle également sa morphologie:
… quand tu régénères, c’est ton corps qui fait le travail, tu ne lui dis pas comment modifier tel ou tel écart par rapport à la norme, il connait la norme et la rétablie automatiquement. Tout ton contrôle consiste à accélérer le processus. Ici, le cas est différent. […] Il s’agit d’une métamorphose complète de la matière que constitue ton corps. (87)
Le personnage d’Élisa s’inscrit dans une vision posthumaniste qui considère que le corps est une prothèse, de la matière, que l’humain apprend à manipuler. Le Posthumain sera capable de posséder cette matière (Guillemette: 32). Nous restons toutefois dans une perspective transhumaniste, puisqu’il s’agit de l’étape transitoire entre la libération des déterminismes et de la binarité tributaire de la nécessité de survie de l’espèce humaine. Élisa-Hanse a dorénavant la possibilité de donner «naissance» –de fabriquer des clones– par son autofécondation, puisqu’elle a la capacité de se métamorphoser dans les deux sexes. Élisa reproduit son «espèce» afin de propager ses gènes par la suite vers l’extérieur de la Cité et, de cette manière, d’assurer la pérennité de l’espèce humaine croisée avec de nouveaux gènes.
Le plan d’Élisa est d’emblée bâti sur une conception hétérocentrique de la société ancrée dans l’idée de la reproduction. Or, peu à peu, avec le questionnement des enfants sur leur propre identité, le point de vue de la protagoniste évolue. La polymorphie et l’androgynie repositionnent la question de l’identité, puisque la subjectivité est plurielle. C’est une question qu’Élisa se pose elle-même alors qu’elle doit quitter sa première identité de femme à laquelle elle s’identifiait à cause de Paul8: «Ils verront un homme et je serai un homme. L’image d’un homme. Mais je ne serais pas un homme! Je. Je peux être n’importe qui. Je est tout le monde, personne…» (en italique dans le texte, 95). Sa première métamorphose déconstruit son identité, laquelle s’était construite par le genre assigné à la naissance, mais l’identité dépasse la frontière homme/femme9. Ainsi, le clonage, tel que mentionné plus tôt, rend obsolète le monopole de l’hétérosexualité et la reproduction pour l’évolution naturelle. Dans la Cité, les enfants d’Élisa vont explorer leur sexualité sous différentes formes: unisexualité, masturbation (entre clones), inceste (Paul/sa mère), homosexualité (Francis/Florent)… Cela redéfinit la sexualité d’une manière légitime, car elle provient d’un désir. Elle n’est pas représentée comme une dépendance abjecte, mais bien par un désir humain et sensible qui redéfinit l’attirance.
D’un autre côté, puisque ces enfants sont créés dans un but précis et qu’ils sont nombreux, leur identité se perd dans la masse. Ils peuvent devenir ce «tout le monde et personne» même si leurs somatotypes sont choisis distinctivement pour assurer une diversité (181). Élisa voit peu à peu les enfants comme le «produit fini» auquel ils doivent aspirer: des garçons. Ces enfants devront plus tard sortir de la Cité afin de propager le gène de leur lignée qui n’est pas influencé par le Virus T. Pour cette raison, et étant donné l’emprise des hommes sur les femmes à l’extérieur de la Cité, ces «enfants-produits» (Tremblay: 96) devront être des hommes afin d’avoir accès à plusieurs femmes. Élisa ne donne que des noms de garçon aux nouveau-nées: «Elle n’est pas trop contente d’elle. Mais autant regarder la vérité en face: plus le temps passe et, plus, malgré tous ses efforts, elle a du mal à voir les enfants comme des individus distincts.» (179) Elle se met ainsi à questionner l’endoctrinement qu’elle-même impose en ne leur donnant pas le choix de leur futur. Ce passage dénonce en effet les grandes catégories qui finissent par déshumaniser la personne au profit de la catégorie qui détermine leur fonction sociale à la naissance (Tremblay: 69). Ainsi, même dans cet univers, on en vient à confondre les membres et à les enfermer dans des rôles limitatifs et préformulés. C’est donc dire que le roman de Vonarburg dénonce ces catégories au profit de l’individualité construite par l’expérience et le libre arbitre qui reforme la nouvelle société sans toutefois revêtir l’étiquette de la dystopie10.
En ce sens, cela explique la chute du mouvement féministe radical mené par Judith, qui devient une figure tyrannique. La lutte de Judith fait d’emblée écho à l’émancipation d’Élisa. Paul, au début du roman, représente le maître créateur, le père et l’objet du désir sexuelle d’Élisa, qui construit et adapte son identité pour plaire à Paul. L’autrice, selon Catherine Tremblay, subvertit l’image de la femme artificielle/objet sexuel en dévoilant le désir d’Élisa envers l’homme qui l’a créée jusqu’à l’évolution de leur relation vers un rapport abusif et contrôleur mené par l’homme (Tremblay: 75). Élisa modelait ainsi son corps en fonction du désir de Paul et de ses préférences physiques: «Il a toujours aimé les femmes voluptueuses, et tu en étais une avec lui, mais loin de lui tu es revenue à ton propre somatotype… » (94) À la fin de la deuxième partie du livre, il affirme son contrôle complet sur le corps de la jeune fille: c’est en claquant des doigts qu’il la retransforme en femme (131). Le tuer fait qu’elle s’émancipe de son oppresseur, qui a la possibilité d’imposer ses désirs sur son corps. Or, elle demeure dans un dualisme vainqueur/vaincu sans être vraiment émancipée de Paul puisqu’elle doit cacher cette facette de son passé à ses enfants.
Somme toute, les romans Dune de Frank Herbert et le Silence de la Cité d’Élisabeth Vonarburg offrent des visions similaires du transhumanisme et questionnent l’identité de l’humain dans un système social déterminé par d’anciennes binarités. Le posthumanisme, tel que nous le concevons grâce à la bibliographie employée dans cet ouvrage, propose l’affranchissement de l’espèce humaine de ses limites biologiques grâce aux nouvelles technologies. Le nouvel humain se définit par son libre arbitre et son contrôle sur son corps. Dans l’univers de Dune, les femmes du Bene Gesserit réussissent, grâce à la complète compréhension du corps et de l’esprit, à devenir maitresses de leurs composés chimiques. C’est grâce à la procession de l’eugénisme et leur savoir génétique qu’elles arrivent à perpétuer leur lignée jusqu’à la finalité qu’elles ont choisi: le Kwisatz Haderach. L’Ordre a donc appris à subordonner son corps à la volonté de l’humain tout en gardant ce qui, pour elle, est d’ordre naturel, soit l’évolution et le contrôle. Cette conception est directement liée à un paradoxe transhumaniste sur l’évolution naturelle tout en la subjuguant à une volonté non naturelle. De plus, par son opposé, le Bene Tleilax, le roman de Frank Herbert pousse les frontières de l’identité humaine dans la conception du clone, le Ghola, qui rend caduques les lois naturelles formant l’espèce. Paradoxalement, en voulant donner un libre arbitre à l’homme sur sa condition corporelle, les deux détenteurs du savoir génétique assujettissent la femme dans le système social à son rôle biologique. Il réside ainsi une tension constante, dans le roman, entre la liberté de pensée et la dépendance du corps, notamment la dépendance sexuelle pour la survie. Ainsi, Jessica n’a aucun libre arbitre puisqu’elle doit servir l’eugénisme, mais sa dérogation à ce qui l’endoctrine provoque l’émancipation des catégories vers quelque chose de nouveau. De ce fait, le roman Silence de la Cité propose les mêmes prémisses. Il s’agit d’emblée d’un système social formé sur les catégories déterminées par des impératifs biologiques, où il y a une nécessité de la reproduction pour la perpétuation de l’espèce. L’Extérieur représente le monopole de l’hétérosexualité construit sur une pensée binaire du genre et de l’identité. Ainsi, en confrontant les deux modes de pensée de l’androcratie et du féminisme radical avec le morphisme variable des nouveaux êtres de la Cité, le roman propose l’émancipation de toute catégorie et forme d’endoctrinement qui pèsent à la fois sur le corps et sur l’esprit. C’est à travers les questionnements d’Élisa que le lecteur a accès à la création de l’individu qui affirme son individualité indépendamment de ce qui l’a déterminé à la naissance, ce qui correspond à l’étape transitoire vers le Posthumain. D’autre part, autant dans Dune que dans le roman de Vonarburg, l’humain atteint un stade supérieur de longévité, voire d’immortalité. Ce faisant, les deux romans interrogent l’importance de l’âge, mais également l’importance de l’individualité humaine construite par rapport à sa mort.
1. Il existe dans la diégèse des deux romans des intertextes venant du monde contemporain laissant croire qu’il s’agit d’un temps très éloigné du nôtre. Par exemple, les deux romans font référence à la religion catholique par un discours rapporté provenant des Évangiles dans l’œuvre de Vonarburg (ex. p.118) ou par les religions dans Le Cycle de Dune qui proposent des points communs avec les enseignements de la Bible, de l’Ilm et du Fiqh (voir Appendice II du Cycle de Dune p. 843).
2. «Le haut-ennemie. Aiguille enduite de méta-cyanure et utilisée par les Rectrices du Bene Gesserit pour l’épreuve d’humanité» (875). Ceux qui ont le réflexe animal d’enlever leur main de la boîte succomberont au poison de l’aiguille alors que ceux qui sont capables de résister à la souffrance du corps grâce à leur volonté sont humains.
3. Abomination est le nom donné à Alia.
4. Monique Wittig, La pensée Straight, 1992.
5. Martha Vicinus, «Tactiques des suffragettes anglaises: Espace des hommes et corps des femmes», 1984.
6. «Il lui donne nos filles, il a des démons en échange pour son armée» (Vonarburg: 104)
7. Les Abominations font référence aux premiers mutants (Sesti) créés par les scientifiques (le diable) enfouis dans les Cités. Selon les croyances de l’Extérieur, ce sont les croisements qui ont condamné l’humanité (106). Cette appellation forme une corrélation avec le roman de Frank Herbert dans la manière de nommer ce qui correspond à une nouvelle identité inconcevable de l’humain, soit l’enfant de Jessica, Alia (Herbert: 245). C’est un terme qui affirme la différence entre l’humain et le posthumain.
8. Élisa se rend compte qu’elle modifie son corps pour se conformer aux préférences physiques de Paul. Nous y reviendrons.
9. La théorie du genre La performativité de genre de Judith Butler propose qu’il y ait des codes et des gestes «reproduis» et «performés» qui sont porteurs d’une identité spécifique binaire, soit le féminin ou le masculin. La figure du cyborg déployée par Donna Haraway revendique une reconceptualisation queer marginale de l’identité basée sur l’effacement des normes de genre, mais également des différentes dichotomies telles que l’organisme/machine, le primitif/civilisé (52). Cette figure déroge du discours scientifique sur le sexe et autres pratiques sociales formant des idéologies qui sont discutables, selon elle, car l’identité est multiple et variable (Haraway: 39). D’autre part, le mémoire de maîtrise de Catherine Tremblay analyse les dispositifs de sexe/genre que l’on retrouve dans les œuvres de Vonarburg afin de questionner les systèmes traditionnels qui influence la construction de l’individu.
10. Certains s’entendent pour dire qu’il s’agit d’une dystopie noire instable (Catherine Tremblay) et d’autres trouvent l’étiquette trop abusive et préfèrent «roman eschatologique», puisque le roman ne termine pas sur une fin sans issue… Ce n’est également pas une utopie, car la société se divise en rôles préformulés retirant la liberté à l’individu, bien qu’il s’agisse d’une révolution féministe.
CHASSAY, Jean-François et Elaine Després (dir.), Humain ou presque. Quand science et littérature brouillent la frontière, Cahier Figura, 2010, En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. http://oic.uqam.ca/fr/publications/humainou-presque-quand-science-et-litterature-brouillent-la-frontiere (Consulté le 8 avril 2018).
GUILLEMETTE, Jessica, «Fractures et mutations narratives du sujet posthumain dans Altered Carbon de Richard Morgan, Blindsight de Peter Watts et Wildlife de James Patrick Kelly», mémoire de maîtrise, Département d’études littéraires, Université du Québec à Montréal, Juillet 2017, 119 f.
HARAWAY, Donna, Manifeste cyborg et autres essais: sciences, fictions, féminismes, Paris, Exils, coll. Essais, 2007, 333 p.
HERBERT, Frank, Dune, Éditions Robert Laffont, coll. Pocket, 2012 [1965], 893 p.
KORFF-SAUSSE, Simone. « Le corps extrême dans l’art contemporain », Champ psychosomatique, vol. 42, no. 2, 2006, pp. 85-97.
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