Ne pouvant entrer dans le détail de tous les effets de citation et de reprise des éléments génériques du space opera littéralement accumulés par le Retour du Jedi (qui réunit, en tant que colophon de la série, citations intertextuelles et allusions autoréférentielles), nous nous cantonnerons aux deux extrêmes devenus les plus iconiques du film, à savoir Jabba et les Ewoks.
Dès l’ouverture du film, le retour à Tatooine joue sur l’autocitation : les deux robots égarés à nouveau dans le paysage désertique, plaçant d’emblée la fin du cycle dans la continuité de ses origines, enchâssant pour ainsi dire l’expérience problématique de l’Empire (en un double contraste « thermo-poétique » avec sa planète de glace initiale). À la fois reprise et hypertrophie, Jedi va magnifier les référents orientalistes déjà présents dans le premier opus. Si la cantina alliait les références aux bars interlopes des Medinas (à la lisière de l’Interzone burroughsienne, comme le comprendra Cronenberg) à « l’extraterrestrialisme », le palais de Jabba the Hutt va extrémiser les deux aspects (tout en citant la scène précédente, notamment à travers le numéro musical du Max Rebo Band).
L’intérieur du palais tient à la fois du cabaret et du donjon, mais semble dominé par l’imaginaire du harem, véritable fétiche orientaliste. Comme l’écrit Laurel Ma:
Two mutually reinforcing myths about the harem were constantly evoked. One version of the harem was the opulent quarters of the Turkish palace where a plethora of female concubines and slaves anxiously awaited the return of their master-husband, the Sultan. The second was of a prison in a Muslim household where women were subject to their husband’s absolute control against their will. European Orientalists often painted the harem as a site of debauchery to evoke the falsity of Islam, understood as the anti-religion of Christianity. They conflated what they deemed the “backwards” customs of polygamy and segregation of women with Islam itself. (…) the banality of the harem in Orientalist art gave the false impression that these illusory spaces were real and prevalent. The voyeuristic view in Orientalist painting spoke to the “masculine” European desire to trespass into the secret realm of the harem and conquer the women sexually and psychologically. (…) Simultaneously, by professing to liberate them from their husbands’ despotism, Europeans could justify their political and military domination over the Orient. [1]
Les arts visuels jouèrent un rôle majeur dans la construction de ce fantasme et ce « dispositif impérialiste » que la scène de Jabba prolonge, transfigure et parachève. Il est frappant d’en voir des précédents, de par la fusion sadéenne entre désir, faste, despotisme et cruauté, dans plusieurs tableaux du genre, à commencer par le célèbre et programmatique La mort de Sardanapale de Delacroix (1827). Outre la pose du sultan et des esclaves, l’alliance du massacre et la volupté chorégraphique des corps ou la disposition de l’énorme lit-trône (et autel sacrificiel), le détail étonnant du buste d’éléphant sculpté semble préfigurer tout particulièrement la monstruosité jabbaesque. L’esclave et le lion de Rochegrosse (1888) reprend la triangulation entre le satrape, l’esclave et la menace (ici le fauve endormi) autour du lit über-patriarcal où s’allient domination, luxe, volupté et menace (ou promesse) de la dévoration. Emblème de l’art pompier de la Fin de Siècle, Rochegrosse aura une influence certaine sur les illustrateurs de pulps et, notamment, sur l’iconographie de « l’heroic fantasy », comme l’atteste un tableau tel qu’Andromaque (1884), alliant le macabre, le sensuel, l’épique et le « sacré noir » cher à Georges Bataille.
C’est précisément dans ce dernier genre que cet imaginaire va être à la fois massifié et magnifié, dès l’ère des pulps (notamment dans le magazine Weird Tales où paraîtront les aventures de Conan le barbare), tandis que le fétichisme orientaliste académique va se réfugier dans la jungle des « Men’s Adventure Magazines », au milieu de tant d’autres fantasmes sado-érotiques exotisés (ainsi, parmi quantité d’exemples, citons l’illustration de “The Harem HQ Of WWII’s Missing-In-Action Major” par Charles Copeland, pour Stag, 1963, ou de “Sgt. Hogan’s Heavenly Harem” par Howell Dodd, Adventure For Men, 1968). De plus en plus reliée au bondage, cette iconographie (que nous retrouvons dans une œuvre rare du célèbre peintre de pin-ups Gil Elvgren, proche des illustrations des « armpit slicks ») va trouver une nouvelle vie dans le boom transmédiatique de « l’heroic fantasy » des années 1970, envahissant notamment les adaptations en comic book de Conan. Nous retrouvons le satrape obèse terrassé par le héros au milieu de ses esclaves nues dans cette planche d’Alex Toth datée de 1976, tandis que, dans un même numéro de The Savage Sword of Conan, paru la même année que le Retour du Jedi (n.49, février 1980) trois variantes du harem, dont une, inversée, avec une despote féminine.
Le palais de Jabba constitue l’apothéose pop de cette tradition, opposant un despote oriental monstrifié jusqu’à l’abjection [2] à ses danseuses Twi’lek, esclaves sexuelles promises à une double dévoration (celle, érotique, du monstre à la langue phallique et celle, littérale, du Rancor chtonien). En Jabba s’opère la transfiguration des fantasmes orientalistes en « l’extraterrestrialisme » évoqué par Weinstock :
The moral degeneracy of the unwholesome alien is corroborated by the court of Jabba the Hut. Jabba himself is the most monstrous creation of the Star Wars series (…) Greasy, diseased, bloated, misshapen, incomplete –Jabba is a freak show unto himself, suggesting simultaneously the fat man, the legless wonder, a misshapen fetus, and the enlarged head of an achondroplastic dwarf. (..) Like the cantina, his stronghold, populated by an array of evil-looking aliens, is a bastion of debauchery. From his position on the platform, Jabba surveys his domain and ogles his scantily clad slave dancer, before gleefully feeding her to his pet monster to the delight of this court. The water-pipe, as well as Jabba’s sultan-like reclining position on the dais and the haremesque slave dancer, make the link between Orientalism and Extraterrestrialism obvious. Jabba’s engorged size and repulsive appearance correlate directly with his unrestrained appetite for wealth and power. (…) Jabba’s degeneracy is the unrestrained appetite of the “Oriental despot” and, to the extent that the viewer consciously or unconsciously makes this connection, Extraterrestrialism functions as a futuristic extension of Orientalism. [3] (Weinstock, p.332-3)
Face à cette monstrification (qui s’étend aux comparses de Jabba, à commencer par son majordome Bib Fortuna, étrange tête de gland littéralisée et à son Muppet gremlinesque Salacious B. Crumb), l’esclavage sexuel de Leia n’en est que plus abject, tel que nous l’avons déjà étudié dans ce même dossier [4]. Cette irruption dans la saga de la sexualité, sous sa forme la plus perverse et extrême, est d’autant plus frappante que l’épisode est aussi celui le plus ouvertement enfantin, de par l’inscription de ce peuple disneyen de peluches que sont les Ewoks.
Cette séquence, jusqu’à l’évasion finale au-dessous de la vagina dentata du Sarlaac (nourrie de décennies d’illustrations de monstres tentaculaires lovecraftiens) combine plusieurs stéréotypes à la croisée de « l’heroic fantasy » (la tératomachie dans l’arène, les gardes Gamorréens qui ont tout des Orcs tolkienniens, le sacrifice au Sarlaac, etc.) et du space opera (encore une fois, nous voyons quantité d’éléments tirés de la saga de Valerian, ici concrètement de Le pays sans étoile, 1972, du « golden bikini » à la barge de Jabba et la bataille qui s’y livre).
Du donjon sexuel de Jabba au « vert paradis des amours Ewoks » il y a comme un double déséquilibre de la saga vers les deux extrêmes jusque là conjurés de l’érotisme et de la pure régression. Dans ces nounours des forêts, le processus de disneyfication (référence manifeste du modèle d’affaires de Lucas) est à son comble, accompagnant la marchandisation de plus en plus cynique de la franchise [5] mais aussi l’évolution globale de la nouvelle kinderkultur, que la saga avait en grande partie façonnée. Il s’agissait aussi de revenir au pacte de spectature du premier volet, installant le spectateur dans une posture régressive qui radicalisait l’« infantilisation générale des mentalités » déjà dénoncée par Adorno dans sa critique de la culture de masses [6]. Cela coïncide avec le glissement conscient vers les codes de la Fantasy, présentés par Lucas sous l’égide du « conte de fées » [7].
Les Ewoks s’intègrent, comme toutes les (re)créations lucasiennes, dans une tradition iconographique et thématique pop. Ici encore, l’on trouve un précédent marquant, le cycle des « Fuzzies » élaboré par H. Beam Piper dans Little Fuzzy (1962) et The Other Human Race (1964), republié sous le nom de Fuzzy Sapiens (1977) avec une couverture qui préfigure le contraste entre le monde primitif de ces créatures proches du teddy bear et la technologie des astronautes intrus. Bien que la fable écologique et nativiste de Beam Piper contraste dans son déroulement avec le schéma du Retour, il reste qu’elle est dominée par l’opposition tout aussi centrale entre ces frêles créatures indigènes et la puissance technologique de leurs envahisseurs « Blancs » (dénonciation du capitalisme de la Chartered Zarathustra Company, et ses tortueuses manigences pour éviter que les « Fuzzies » soient reconnus comme espèce intelligente, ce qui empêcherait l’exploitation totale de leur habitat). Surprenamment, aucune mention à l’œuvre de Beam Piper ne fut faite lors du procès contre 20th Century Fox de la part du Canadien Dean Preston, auteur d’un scénario intitulé Space Pets qu’il avait fait parvenir à Lucas en 1978 [8].
Parfait emblème de l’« objet transitionnel » (Winnicott) dans la kinderkultur occidentale, ces ours en peluche que sont les Ewoks (eux-mêmes conçus pour être répliqués en des milliers d’exemplaires), érigés, comme chez Piper, en espèce à part entière, représentent l’envers de « l’extrerrestrialisme » phobique incarné par Jabba.
As a rule, ugly aliens are bad, cute aliens are good (albeit still inferior). The latter is the role of the ever-lovable Ewoks, those funny, furry, diminutive second cousins to the Wookie whose presence dominates much of Jedi and for many is its most memorable aspect. We know that these walking teddy bears are innocuous because they are cute; within the world of Star Wars, this is assurance enough. Tribal forest dwellers, the Ewoks are also figured as being too “primitive” to be sneaky or double-dealing; they live in trees, ornament themselves with crude bone necklaces, and believe in magic. If Chewbacca fills in as the non-white companion of the American romance, then the Ewoks play on an equally stereotypical construction of the “primitive” African pygmy tribe living in the jungle, astounded by the white man’s technological “magic” (Jeffrey Weinstock, 333)
Le lien avec les Wookies est d’ailleurs consubstantiel; non seulement ils devraient leur nom à la simple inversion des syllabes mais ils prennent la place qui leur était initialement conférée dans les premières ébauches du scénario de Star Wars :
Included in Revenge of the Jedi is a variation on the battle of primitives and Imperials forces, which was a major part of the plot to the first draft of Star Wars. In that draft, Wookies helped the rebels fight the Imperials, first in a ground battle on their jungle home world—and then in attack ships, for it was Wookie-piloted ships who assaulted the Death Star. Says Lucas: “The Wookie planet that I created for Star Wars was eventually turned into the Ewok planet in Jedi. I basically cut the Wookies in half and called them Ewoks! I didn’t make Endor a Wookie planet because Chewbacca was sophisticated technologically and I wanted the characters involved in the battle to be primitive. That’s why I used Ewoks instead. (Kaminski, op.cit., p. 245).
Le lien avec l’imaginaire colonial est encore plus révélateur. Le référent mythologique des pygmées (du grec ancien πυγμαῖος, « haut comme le poing ») est tout entier dérivé de la célèbre comparaison homérique qui ouvre le troisième chant de l’Iliade : « Lorsque, sous les ordres de leurs chefs, ils se sont rangés en bataille, les Troyens s’avancent bruyamment, comme une nuée d’oiseaux faisant entendre de vives clameurs : ainsi s’élève au ciel la voix éclatante des grues, quand elles fuient les hivers et les pluies continuelles ; elles poussent des cris aigus, elles s’envolent au-dessus des flots de l’océan, elles portent aux hommes appelés Pygmées le carnage et la mort, et du haut des airs elles leur livrent de terribles combats » (III, v.1-9). De par le poids du texte dans la paideia antique, ce référent mythique va sans cesse être revéhiculé, des poètes (Ovide, Juvénal) aux géographes (Mégasthène) et « historiens naturels » (Pline), en passant par les philosophes (Aristote qui affirme, outre leur caractère troglodyte, que « l’existence de ce peuple n’est pas une fable » [9]).
Mais c’est sans doute dans les arts plastiques que le mythe va acquérir une dimension qu’on dirait aujourd’hui virale. Comme l’écrivait notre regretté Jean-Pierre Néraudeau :
Il existait, aux confins de la mythologie et de l’histoire, aux frontières de l’Égypte et de l’Éthiopie, un peuple de nains, les Pygmées. L’art hellénistique leur avait donné une grande place dans son répertoire en situant dans des paysages nilotiques leurs corps petits et grotesques. La mode arriva à Rome et y eut une grande vogue. Les parois des maisons accueillirent les mésaventures des Pygmées aux prises avec des grues, ennemies mythiques de leur race, avec des animaux de basse-cour ou avec les monstres et les fauves de leur pays. Souvent les détails scatologiques s’ajoutent à l’humour indécent de leur long pénis et de leurs testicules encombrants. Souvent aussi, ils sont saisis dans leur vie quotidienne, et dans des activités simples que leurs personnages grotesques transforment en caricatures de la vie. Les Pygmées, comme les nains, sont des monstruosités. Mais ils sont aussi une autre face de l’enfance, car ils correspondent, dans le style grossier, à ce que sont, dans le style raffiné, les putti qui ont souvent les mêmes occupations qu’eux.[10]
Ainsi nous les voyons engouffrés dans leurs luttes dérisoires (mais violentes) dans cette scène nilotique du Metropolitan Museum of Art ou livrés à leurs activités quotidiennes dans une beuverie orgiastique du Cabinet Secret du Museo Archeologico de Naples, bien plus dévergondée que les festivités bon enfants (mis à part le rite cannibale) des Ewoks.
Le poids de cette tradition pèsera sur toute l’histoire des représentations et hantera l’imaginaire de l’expansion coloniale : « les grands voyageurs chercheront merveilles et prodiges », écrit Serge Bahuchet. « Pendant longtemps encore les cartes illustreront de petits personnages aux prises avec des grues. Ainsi c’est sur les nouveaux continents à peine découverts qu’on les localisera, à la limite du monde habitable »[11]. Mais ce n’est qu’avec la colonisation de l’Afrique que le terme va être appliqué pour caractériser une série hétéroclite d’ethnies. Georges Schweinfurth écrit ainsi en 1875 : « Trois ou quatre siècles avant ère chrétienne les Grecs connaissaient l’existence un peuple remarquable par sa taille réduite habitant la région des sources du Nil. Ce fait peut nous autoriser peut-être désigner du nom de non de « pygmée » non pas des hommes littéralement hauts un empan mais dans le sens d’Aristote, les races naines Afrique équatoriale » (Au cœur de l’Afrique, 1875, p. 105). Il décrit par ailleurs sa première rencontre au royaume mangbetu « d’une incarnation vivante de ce mythe qui date de milliers d’années » (id p.106). Le célèbre Henry Stanley aura un même réflexe de « reconnaissance »[12].
Dès lors, « on signale partout des petits hommes et les savants ont bien du mal les distinguer autant que les descriptions des voyageurs ne signalent rien de plus que leur petite taille, leur nudité, leurs activités de chasseurs et leur mobilité »[13]. Les théories fusèrent, considérant les Pygmées comme des hommes primitifs des formes ancestrales voire infantiles de l’humanité (Kollmann, 1905, Virchow, 1894, Wilhelm Schmidt, 1910, Schebesta, 1940). Définis par leur absence d’agriculture et d’élevage, ainsi que d’outils de pierre taillée, qui les situe à l’âge pré-paléolithique du bois et de l’os, ils intriguent par leurs arcs rudimentaires dont le père Schmidt leur attribue l’invention, affirmant par ailleurs qu’ils « montrent une conscience du bien et du mal de altruisme et une moralité sexuelle certaine »[14].
Les illustrations des journaux s’en emparent, essaimant à partir de celles contenues dans le best-seller de Stanley In Darkest Africa (1890), tel ce « Dwarf Village » : ainsi The Graphic présente-il ces “Forest Dwarfs eating Snakes’ ( 30 April 1890). Ces images sont aussitôt reprises par les romans d’aventures coloniaux qui en font des personnages emblématiques, antagonistes quelque peu dérisoires mais dont la taille enfantine peut en faire des comparses amusants, voire des alliés. On les retrouvera encore dans l’espace, plus précisément dans la lune sylvestre d’Endor.
Tout en effet, semble faire des Ewoks des versions transfigurées de ces peuplades déjà investies par un processus de mythologisation colonial. Outre leur nanisme, leur sorte de troglodytisme arvicole (ils vivent dans les arbres comme dans des cavernes), leur armement rudimentaire, leur (relative) bienveillance, leur chasteté (figures infantiles de par leur caractère de peluches, ils semblent ne pas avoir accédé à la sexualité, ce qui pose le problème de leur reproduction), leur agilité et leurs aptitudes cynégétiques.
À cette hantise de la fabulation « pygméenne » s’ajoutent deux grands fantasmes de l’imaginaire colonial, sans cesse véhiculés par les récits d’aventure au point de devenir des clichés caricaturaux : la menace du festin cannibale et le double motif de l’adoration de l’homme blanc (ici un robot doré, on verra pourquoi) et de la superstition mystifiée. Nous ne pouvons en tracer ici l’historique, mais l’on reconnaît parfaitement les étapes de leurs « scripts » respectifs transposés en contexte extraterrestre (une place à part doit être faite à la première rencontre avec Leia, qui place l’Ewok en position infantile sous son aile maternelle selon le modèle de la femme blanche civilisatrice) : lorsque les Ewoks découvrent les héros, ils tombent en adoration devant C-3PO, figure du courtisan poltron et pusillanime, c’et à la fois une citation d’un des plus célèbres récits de « premier contact » (la prétendue croyance des Aztèques qui virent Hernan Cortés comme incarnation du retour du dieu Quetzalcóatl[15]) et d’un des plus célèbres mythes de la Conquête, celui d’El Dorado (inversion ici des rôles, avec le robot doré en Indien couvert de poudre d’or tel qu’initialement évoqué par Gonzalo Fernandez de Oviedo y Valdes dans sa Historia General y Natural de las Indias, Islas y Tierra Firme del Mar Oceano, 1541). L’effet comique (l’érection de ce majordome ridicule en divinité) rappelle par ailleurs une des plus célèbres transpositions des récits de découvertes du Nouveau Monde, la Tempête de Shakespeare (1610), avec le majordome Stephano considéré comme un dieu par Caliban.
La scène où ils sont emmenés sur des troncs d’arbre pour être rôtis à petit feu en vue d’un agape cannibale est comme le miroir inversé de cette adoration, selon un cliché omniprésent dans la culture populaire occidentale, évoqué par la Bible popologique TV Tropes sous les catégories Cannibal Tribe (« Once upon a time, it was pretty much a given that any dark-skinned, non-Christian native tribes encountered by a European explorer hero would be consumers of human flesh. The stereotypical Cannibal Tribe are Always Chaotic Evil, dress in very little but for the Skeletons in the Coat Closet, and live in wooden huts around a large fire with an enormous cooking pot sitting on top of it”) et Captured by Cannibals: “the idea that when people from the “civilized world” (like missionaries and explorers) encounter Hollywood Natives, they are in danger of being eaten. The “civilized” characters may initially think that the natives are treating them as respected guests or even gods, and feeding them better than they ever have been… but then, without fail, out come the pots and the chanting”.
Enfin, la délivrance intervient par un autre cliché, celui de la mystification des peuplades crédules : Luke utilise la Force pour faire léviter C-3PO sur son trône, menaçant ses fidèles de sa colère. Ce « script » qui plonge ses racines dans le récit sceptique de Lucien « Alexandre ou le faux prophète » (IIe siècle ap. J.C.) est lui aussi usé jusqu’à la corde (TV Tropes lui consacre la catégorie God Guise : « a character pretending to be a supremely powerful being, or who is somehow mistaken for one. If the deception is intentional, this is almost always done to influence someone’s actions. After all, who but a Nay-Theist would dare to refuse a directive from a god? The God Guise can be carried out in a variety of ways ranging from good use of a Convenient Eclipse, a fancy costume with special effects, to an impressive display of Magic from Technology”).
Suite à ces variations autour du trope de la « rencontre de l’Autre » s’établit l’embrigadement de la masse crédule des Ewoks par les « humains » (qui sont aussi les « Blancs »), aidés de leur allié bestial Wookie et leurs adjuvants droïdes (l’un, qui établit les communications selon le rôle jadis confié par les conquistadores aux religieux, l’autre qui permet la résolution des problèmes liés à la Techné). Cet embrigadement est cautionné idéologiquement par le schéma idéologique de la lutte contre l’Empire, ce qui, si l’on suit la filière de l’analogie cortésienne, ne va pas sans évoquer les alliances orchestrées par les conquistadores avec les mexicas et les tepanecas pour détruire l’empire des Aztèques, trope sans cesse revéhiculé depuis dans la tradition du roman d’aventures.
L’intérêt n’est pas ici de faire le procès d’intentions à Lucas, déjà mainte fois intenté[16], mais de mieux comprendre le fonctionnement mythopoétique de son univers, dont le rayonnement planétaire atteste la prégnance, et, partant, les divers strates idéologiques et culturels de notre « politique de la fantaisie », inévitablement ancrée dans la longue durée des imaginaires culturels. La réutilisation des clichés des « jungle adventures », entièrement pétris d’imaginaire colonial, induit un jeu de reconnaissance et de variations (effet comique que ce soit C-3PO qui est vénéré, que les mignons Ewoks veulent rôtir les héros, que la Force devienne un spectacle de prestidigitation) comme tous les autres clichés systématiquement invoqués par la saga. Les codes génériques du « space opera », notamment l’extraterrestrialisation, permettent d’opérer cela sous le vernis de la défamiliarisation, selon une logique analysée par Robin Wood :
The fanciful trimmings of the Star Wars saga enable us to indulge in satisfactions that would have us writhing in embarrassment if they were presented naked. The films have in fact largely replaced Hollywood genres that are no longer viable without careful “it’s pure fantasy” disguise, but for whose basic impulses there survives a need created and sustained by the dominant ideology of imperialist capitalism (…). Consider the exotic adventure movie: our white heroes, plus comic relief, encounter a potentially hostile tribe; but the natives turn out to be harmless, childlike, innocent—they have never seen a white man before, and they promptly worship our heroes as gods. You can’t do that any more: such movies (mostly despised “B” movies anyway) don’t get shown now, and if we saw one on late-night television we would have to laugh at it. But dress the natives as koala bears, displace the god identity on to a robot so that the natives appear even stupider, and you can still get away with it: the natives can still be childlike, lovable, and ready to help the heroes out of a fix; the nature of the laughter changes from repudiation to complicity. (Wood, op.cit., p.148-9).
Outre le fait bien connu que cela perpétue les stéréotypes coloniaux (transférés dans le paradigme que Weinstock nomme « l’extraterrestrialisme »[17]), l’on voit là la logique profonde qui préside à la fantaisie contemporaine (qu’elle soit spatiale ou néo-médievalisante), laquelle, symptomatiquement, ne cessera de croître dans le sillage du succès de la saga, envahissant la sémiosphère du nouveau millénaire.
La dialectique entre la sur-sexualisation de Jabba et la régression infantile des Ewoks montre un curieux « trouble dans la Force » de l’épisode. Sachant qu’il devait continuer sur la lancée opératique et tragique induite par le surgissement manifeste du conflit œdipien, Lucas a voulu la contrebalancer par un retour d’autant plus magnifié à l’infantilisme implicite du premier opus. Que cette surcompensation ait fini par produire son propre retour du refoulé n’en est que plus frappant. Fin triplement excessive (alliant tragique, perversion et régression) qui marqua un déséquilibre durable dans la réception fanique, jusqu’à ce jour divisée. Déséquilibre dont héritera inévitablement la prélogie, des excès régressifs initiaux que l’on connaît (Jar Jar Binks jouant le rôle de bouc émissaire pour tout le fandom blessé par ce miroir trop éclatant de l’infantilisme assumé de la saga) à la tragédie shakespearienne de sa conclusion, véritable raison d’être de l’ensemble.
[1] Laurel Ma, “The Real and Imaginary Harem : Assessing Delacroix’s Women of Algiers as an Imperialist Apparatus”, (Penn History Review, vol.19, 1, automne 2011, p.15-6)
[2] Voici la description qu’en donne la novélisation de James Kahn : « His head was three times human size, perhaps four. His eyes were yellow, reptilian – his skin was like a snake’s, as well, except covered with a fine layer of grease. He had no neck, but only a series of chins that expanded finally into a great bloated body, engorged to bursting with stolen morsels. Stunted, almost useless arms sprouted from his upper torso, the sticky fingers of his left hand languidly wrapped around the smoking-end of his water-pipe. He had no hair – it had fallen out from a combination of diseases. He had no legs – his trunk simply tapered gradually to a long, plump snake-like tail the stretched along the length of the platform like a tube of yeasty dough. His lipless mouth was wide, almost ear to ear, and he drooled continuously. He was quite thoroughly disgusting.” (Return of the Jedi, Ballantine Books, 1983, p. 11). Nous retrouvons là combinés tous les tropes de la monstrification abjecte, défiant, dans son impureté constitutive, toutes les catégories (à commencer par la combinaison de traits génitaux masculins et féminins).
[3] J. A. Weinstock, op. cit., p. 332-3
[4] A. Dominguez Leiva, “Érotique de Star Wars (1): du refoulement au golden bikini”, Popenstock, 25/01/2016
[5] “There was a clear message that the younger audiences had been alienated by the darker themes of Empire—indeed, Empire is often the least favoured of children but most favoured of adults, while Jedi would inevitably be the most favoured of children but least favoured of adults. Perhaps this explains the more kid-friendly turn in the third film—while the only puppet in Empire had been a grumpy Buddhist philosopher, Jedi would give kids an entire palace full of zany muppets, including a brief musical number, and a whole planet full of teddy bears. Lucas’ instincts paid off—the film would prove to be a whopping $50 million more successful than its predecessor” (Kaminski, op.cit., p.234)
[6] T. W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la Régression de l’écoute (1938), Paris, Allia, 2001, p. 73
[7] “People have perceived [Star Wars] sort of different from the way it is and in this one, it becomes ovious what it was all along -which, essentially, is a fairy tale“, déclarait Lucas à Kerry O’Quinn, créateur de Starlog (n.47, juin 1981). Hamill évoque même une étrange (et assez catastrophique) idée que Lucas aurait eu lors de l’écriture des scénarios de Star Wars, encadrant l’ensemble de l’histoire dans un récit enchassant qui l’aurait explicitement situé dans le domaine de la Fantasy (afin de se débarasser de « l’anxiété de l’influence » du sévère fandom science-fictionnel) –et qui, symptomatiquement, aurait donné une place centrale à la maternité, partout exclue dans la saga : « But I never thought of Star Wars as science fiction. I thought of it as a fairy tale. One of my favourite earlier versions of the Star Wars screenplay had a clever device to off-set the technology of the whole thing so that audiences wouldn’t think that it was going to be another 2001 when they see the cruiser going overhead. It started with a helicopter shot of an enchanted forest and they push the camera through the window of a tree and you see a mother Wookiee trying to breast feed this squealing baby Wookiee. He keeps gesturing towards the bookshelf and there’s all this Wookiee dialogue going on. She goes and points to one particular book and the baby gets all excited [Mark did a creditable imitation of what an excited baby Wookiee might sound like at this point]. She takes the book off the shelf and we see it’s titled Star Wars. She opens the book and that’s when the ship comes overhead and the film we know starts… Then, at the end, after we get our medals, we bow and it cuts back to the baby Wookiee asleep – hopefully not like the audience. And the mother closes the book and puts the baby to bed. And that would have got across that it was intended to be a fairy story” (Starbust, 24, 1980). Rien de tel n’est attesté dans les documents patiemment archivés par Rinzler. S’agit-il d’une invention de Hamill ou bien d’un nouvel exercise de “ret-con” autofictionnel de la part de Lucas, procédé dont il deviendra coutumier?
[9] Génération des animaux, VIII-12, 597a. Comme l’écrit Serge Bahuchet: « De ce moment la caution du Père des sciences est telle que per sonne ne va plus jamais remettre en question existence des Pyg mées mais plutôt efforcer de les trouver ou mieux de les reconnaît » (L’invention des Pygmées.. In: Cahiers d’études africaines, vol. 33, n°129, 1993, p.154
[10] J.-P. Néraudau, Etre enfant à Rome (1984), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1996, p. 366-368.
[11] S. Bahuchet, op. cit., p. 159-160. « On voit des Pygmées sur la carte des Terres septentrionales de Mercator en 1539 au niveau du Pôle, sur celle de l’Amérique de l’abbé Pierre Desceliers de 1550, et la même année Olaus Magnus baptise Pygmées les Lapons et Samoyèdes des glaces du nord de Europe. À partir de la Renaissance l’existence des Pygmées prendra de plus en plus allure un débat sans issue qui soulèvera autant de passion que le font de nos jours et avec autant de fondements les soucoupes volantes ou le yèti » (id, ibid)
[12] “”Not one London editor could guess the feelings with which I regarded this manikin from the solitudes of the vast central African forest . . . That little body of his represented the oldest types of primeval man, descended from the outcasts of the earliest ages, the Ishmaels of the primitive race . . . Even as long ago as forty centuries ago they were known as pigmies, and the famous battle between them and the storks was rendered into song . . . they reigned over Darkest Africa undisputed lords; they are there yet, while countless dynasties of Egypt and Assyria, Persia, Greece and Rome, have flourished for comparatively brief periods, and expired” (H. Stanley, In darkest Africa : or, The quest, rescue and retreat of Emin, Governor of Equatoria, 1890, v. 2, p.40-41)
[13] S. Bahuchet, op.cit., p.165
[14] L’apologie de la moralité pygmée sera encore confirmée par monseigneur Le Roy : « Nos pauvres petits hommes de la brousse africaine préci sément mieux étudiés mieux connus nous ont réservé une surprise … on leur avait fait une réputation de demi-bêtes et on accorde hui les trouver supérieurs beaucoup de peuples avancés en civilisation Voilà pour la moralité »
[15] La question de la véracité de ce récit est sujette à caution, v. notamment Miguel León-Portilla « Quetzalcóatl-Cortés en la Conquista de México”, Historia Mexicana, Vol. 24, No. 1 (Jul. – Sep., 1974), pp. 13-35
[16] v. entre autres E. Porcher, “Star Wars and the Conditions of ethnocentrism”, dans M. Schultz (éd), Postcolonial Star Wars. Essays on Empire and Rebellion in a Galaxy Far, Far Away, Cambridge Scholars, 2020 (“The xenophobia and racism throughout the Star Wars Galaxy directly represent and influence our values surrounding Otherness (…). The overt speciesism in Star Wars Reflects back upon our own racist attitudes“, p.67)
[17] “The essentialized alien others and the fear of difference operative in the Star Wars features reveal that the impulse to exhibit freakishness has been relocated from the terrestrial freak show into SF cinema (…) The general equation of the Star Wars movies is unmistakable: difference equals danger. The white male Jedi, fighting to maintain his position of authority in an universe of freaks and evil others, is the top of the evolutionary ladder. The audience views an array of alien others at which to gawk and laugh, but the serious job of saving the universe lies with the “normal” white male humans” (Weinstock, op. cit., p.333).
M. Kaminski, The Secret History of Star Wars, ebook, 2008
R. Wood, Hollywood from Vietnam to Reagan– and Beyond, Columbia University Press, 2003
Weinstock, “Freaks in Space: “Extraterrestrialism” and “Deep-Space Multiculturalism” in R. G. Thomson, éd., Freakery: Cultural Spectacles of the Extraordinary Body, NYU Press, 1996
Leiva, Antonio (2020). « Star Wars et la refondation du space opera (17) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/star-wars-et-la-refondation-du-space-opera-17-dialectique-du-hutt-et-des-ewoks], consulté le 2024-12-21.