Le dernier volet de la trilogie est d’emblée placée sous le signe de la sérialité : non seulement il se doit de conclure les différentes intrigues laissées en suspens dans l’épisode précédent, mais il parachève une formule qui est désormais parfaitement connue. La logique de la réitération et de la variation présidant aux fictions sérielles sera donc ici entièrement agissante.
La fin ouverte d’Empire ouvrait un vaste champ de possibles. Gary Kurz évoque des discussions autour d’une conclusion véritablement dysphorique qui aurait poussé la gravitas du précédent opus dans le domaine du tragique [1] mais le fait est que Lucas souhaitait, au contraire, un changement radical de ton, délaissant l’approche « problématique » (au sens quasi-luckacsien) de Kershner pour revenir à l’optimisme et au « camp naïf » du premier (qui avait aussi fait une meilleure recette, ce qui, dans le nouveau contexte de l’Empire commercial lucasien, devenait un argument majeur). Mais, confronté inévitablement au conflit œdipien qui était devenu manifeste dans l’épisode précédent, cela ne serait pas entièrement possible.
The story was “stretched thin,” as Lucas admits—all that was actually needed was a final confrontation between Luke and Darth and the concluding battle between Rebels and Empire, with Leia and Han’s romance finally culminating and the Emperor destroyed. Because of this, the majority of the actual plot had to be recycled—Lucas turned the capture of Han Solo into a lengthy action sequence that returned to Tatooine and one-upped the creatures seen in the cantina, re-used the Wookie subplot from the 1974 rough draft as a race of primitive forest creatures called Ewoks that battle the Empire, and recycled the Death Star attack in a sequence with more advanced special effects (and with not one but two Death Stars in the initial draft). (Kaminski, 2008, p. 238)
Le premier draft situait l’action essentiellement autour de la capitale Had Abbadon (qui deviendra Coruscant dans la prélogie) et son satellite la Lune Verte, que Leia attaquait aux commandes des troupes rebelles, tandis que Vader visitait l’Empereur dans son trône chtonien (renforçant l’imaginaire satanique de la figure, à la croisée de la tradition miltonienne et du revival démoniaque introduit par William Friedkin et culminant dans la Satanic panic induite par le best-seller de Lawrence Pazder Michelle Remembers, 1980). Vader était accompagné d’une sorte de double, Moff Jerjerrod, afin d’assurer une tripartition maléfique où l’ancien Jedi serait progressivement humanisé, selon le processus amorcé avec la révélation de sa paternité.
Luke et Lando délivraient Han Solo du palais de Jabba et partaient en aide de Leia, qui rencontrait les « Ewaks ». Luke se livrait à Vader, qui tuait Jerjerrod pendant que les Rebelles parvenaient à détruire le dispositif de communication du satellite. Le spectre d’Obi-Wan apparaissait devant Vader, l’enjoignant à passer du bon côté de la Force, mais le Seigneur Sith emmenait Luke devant l’Empereur; une bataille s’ensuivait avec les spectres d’Obi-Wan et Yoda ; Luke refusait de tuer son père, l’Empereur commençait à l’électrocuter avant que Vader ne le saisisse et plonge avec lui dans les flots de lave. Les rebelles célébraient la victoire, Luke confiait à Leia qu’il était son frère, Obi Wan, Yoda et le vieux « Annikin » Skywalker apparaissent en corps et âme et rejoignaient les festivités.
Comme on pouvait s’y attendre, tout tourne autour de la résolution du conflit œdipien, devenu incontournable. L’hésitation autour du titre est symptomatique : la vengeance ou le retour du Jedi? Outre les circonstances complexes de sa détermination, retracées en détail par les exégètes, c’est toute la question du rapport au Père qui est en jeu : vengeance du Fils ou rédemption du Père? Lucas optera pour le scénario réparateur préfiguré dans la scène (para)junguienne de la grotte, le triomphe sur l’Ombre de Luke entraînant celui d’Anakin (nouveau Nom du Père, restitué [2]) . Dès lors, tout s’éclaircit : exit la duplication de Moff Jerjerrod (l’humanisation de Vader ne se fera pas par contraste mais par épiphanie et conversion), exit le spectre d’Obi-Wan (écartant par là l’ombre de la solution hamlétienne du conflit œdipien) puisque c’est à Luke lui-même de ramener son Père du côté obscur.
Le rôle du mentor est alors plus finement reconfiguré : en dévoilant à son disciple l’histoire de son Père avant qu’il ne devint un composite de cruauté et de machine, il le confirme dans l’idée de récupérer en lui sa part d’humanité [3]. Mais en même temps il devient lui-même une figure tragique, qui non seulement a menti (solution nécessaire de « retro-continuité » narrative pour expliquer le décalage entre les deux premiers volets) mais a failli à sa tâche de mentor, déclenchant tous les malheurs que l’on sait :
Obi Wan Kenobi, the noble Jedi that was presented as a clear-cut good guy, the saintly Holy One in contrast to the villainous Dark Invader, is revealed to be a tragic figure as well, a man who is suffering with the guilt of his failure. His one hope at redemption thus becomes the training of Luke to destroy Vader and the Emperor and undo the damage he has inflicted upon the galaxy. (…) Once again, the saga had taken another step away from its simple fairy tale roots to a more serious, complex narrative in which all the characters are tragic figures with grave secrets and painful flaws. (Kaminski, op.cit., p.257).
S’ensuit la transformation de la scène finale, qui constitue le véritable sommet tragique de la trilogie. Vader, l’Ombre du Mauvais Père, laisse place au vieux Anakin, meurtri et brûlé sous son masque machinal, « sauvé » in extremis par le Fils et ayant racheté sa vie de crimes monstrueux contre l’Humanité (et autres espèces extraterrestres) [4] par l’élimination du Mal incarné, l’Ombre ultime qu’était l’Empereur. Solution réussie de l’Œdipe, en déplaçant le spectre du parricide (c’est le Père qui tue le sien, symbolique, qui en avait pris possession) et en escamotant entièrement la question de la Mère, absolue inconnue de la saga (« a Disneyesque reunification in which the role of the mother, as it is throughout the trilogy, is excluded entirely », écrit Jeffrey Weinstock [5]), s’opère un dépassement du conflit :
Il s’agit de tuer le père imaginaire pour découvrir le père réel, Noé nu, tel que le découvre Cham. Le père réel est un père castré du phallus, car porteur d’un sexe, humain, flaccide et turgescent dans le désir. Il s’agit de faire tomber le masque merveilleux du héros, du divin, pour découvrir le père dans sa finitude, ni héros, ni saint; de comprendre qu’en devenant fils, ce n’est qu’au prix de la mort du père. (…) La découverte terrible de Luke est celle de tout adolescent, ce que jusqu’alors il se refusait de voir, que sa propre naissance n’existe que de notre mortelle destinée, au premier rang de laquelle celles de nos parents. [6]
Les résonances chrétiennes sont curieusement inversées, le Père se sacrifiant pour sauver son Fils (qui, en lieu de crucifixion, est électrocuté, intéressant transfert des technologies de la mort de l’Empire romain à l’Empire américain) et effaçant les traces du Péché originel (dont le côté obscur de la Force semblait à plus d’un titre un analogon). Dans ce sens, la célébration finale (qui tient tout à la fois de la clausule finale du banquet gaulois dans la saga d’Astérix et d’un Woodstock assagi –voire du WOMAD que venaient de fonder en 1980 Peter Gabriel et ses amis [7]) est une sorte de parousie profane (et en peluche). Michel Polnareff n’avait-il pas déjà chanté en 1972 : « On ira tous au Paradis », version popifiée de l’apocatastase théologale?
Cette victoire sur le Mal a toutefois aussi des composantes œdipiennes, comme si celles-ci, hantant le projet dès le début, se déplaçaient sans cesse : afin d’humaniser Vader, il a fallu le soumettre littéralement à l’Empereur, qui devient une sorte de Surmoi monstrueux, voire un Père de substitution. Écrasant son disciple et vassal, ce dernier acquiert enfin un statut véritablement mythique, ainsi que ses traits définitifs de mort vivant, en une parodie d’immortalité qui le rapproche du vampire (dans sa variante monstrueuse, qui va de Varney à Nosferatu). Sa bure, dont on a vu les origines pulp, est aussi celle des représentations de la Mort selon une riche iconographie macabre qui va de la cathédrale de Trier au « silent highwayman » de la Grande Puanteur dans le journal satirique Punch (10 juillet 1858), au Quatrième Cavalier de l’Apocalypse de Gustave Doré (La Sainte Bible, 1866), La Peste de Böcklin (1898) ou la personnification du Choléra dans Le Petit Journal du 1er décembre 1912.
Il est de fait Thanatos incarné, « la personnification de la pulsion de mort décrite par Freud », selon Hugues Paris et Hubert Stoecklin. « Ainsi cet Empereur est le symbole de ce qui est tapi au fond de l’humain et que nous avons besoin de projeter sur un écran de cinéma afin de le regarder et de nous associer au héros pour le vaincre. Freud dit des hommes : « Ils n’aiment pas entendre le penchant inné de l’homme au “mal”, à l’agression, à la destruction et par là aussi à la cruauté ». Ce passage du côté obscur, dont parlent les Jedi, duquel nul retour ne serait jamais possible, est incarné par l’Empereur du mal, seigneur Sith de la force obscure » [8].
Nouvel exploit de l’équipe d’effets spéciaux qui serait inlassablement repris tout au long des années 80, les mortifères rayons électriques (manipulés avec un geste aux allures inoffensives qui tient du rite liturgique) semblent matérialiser cette pulsion de mort. Puisant leur source dans les fantasmes occultistes du XIXe siècle autour des « fluides électriques » [9], réinventés par la vague « psionique » science-fictionnelle, ils sont surtout représentatifs du monde des comic-books, bien connu de Lucas, condensant et figurant de façon fulgurante ces traversées d’énergie qui fascinent tant le médium. Des personnages y sont particulièrement associés, échos science-fictionnels des anciennes divinités maîtrisant et distribuant les éclairs et la foudre : Galactus, dévorateur cosmique de mondes (Fantastic Four, novembre 1979) ou Magneto, Nemesis des X-Men (« Magneto triumphant », X-Men, août 1978 ), mais aussi quantité de supervillains de la même série oubliés par la postérité (Moses Magnum, février 1979, etc.). Lucas réussit à nouveau le pari de la transposition transmédiatique sur grand écran d’une tradition iconographique connue des fans, mais en y apposant un sceau distinctif qui restera associé à la saga, ici la visibilisation extrême de la force du Mal.
Trait inquiétant de ce méchant démiurge gnostique, il possède la vision de l’avenir mais, contrairement à Yoda, qui en a une perception obscurcie de par sa nature changeante, il œuvre à le configurer de par son pur machiavélisme (« Tout se passe à présent comme je l’avais prévu ») qui relève à la fois de la tradition populaire des (super)vilains et des « machiavels » des tragédies élisabéthaines dont ceux-ci héritent, marqués à leur tour par le souvenir du Diable des Mystères médiévaux. Comme ce dernier, et tous ses rejetons, son pouvoir se révélera in fine illusoire, miné par sa propre hybris : « Cette forme d’omniscience touche au divin. Il se veut divinité du mal. Son arrogance et sa jouissance à faire souffrir sans remords seront sa perte. Trop de confiance en la force brute de la pulsion signera sa fin (…). Sa faillite sera sa trop grande confiance dans sa domination sur les autres ; à force de jouer à tout prédire il se leurre lui-même. Or il n’est pas un dieu omniscient. Le retournement de Vader contre lui le surprendra et causera sa chute définitive »[10].
La mort de l’Empereur consolide aussi l’idéologie du réconfort à l’œuvre dans la saga, non seulement au niveau actantiel de la défaite du (super)méchant mais de la « peur du fascisme » qui selon Robin Wood est une des composantes principales de cette idéologie :
The fear, scarcely unfounded, that continually troubles the American (un-)consciousness that democratic capitalism may not be cleanly separable from Fascism and may carry within itself the potential to become Fascist, totalitarian, a police state.(…) How does one distinguish between the American individualist hero and the Fascist hero? (…) The quandary becomes ever more pressing in the Reagan era, with the resurgence of an increasingly militant, vociferous and powerful Right, the Fascist potential forcing itself to recognition. (…). The most positively interesting aspect of the Star Wars films (their other interests being largely of the type we call symptomatic) seems to me their dramatization of this dilemma. There is the ambiguity of the Force itself, with its powerful, and powerfully seductive, dark side to which the all-American hero may succumb: the Force, Obi One informs Luke, “has a strong influence on the weak-minded,” as had Nazism. There is also the question (introduced early in Star Wars, developed as the dominant enigma in The Empire Strikes Back, and only resolved in the latter part of Return of the Jedi) of Luke’s parentage: is the father of our hero really the prototypical Fascist beast Darth Vader? By the end of the third film the dilemma has developed quasi-philosophical dimensions: as Darth Vader represents rule-by-force, if Luke resorts to force (the Force) to defeat him, doesn’t he become Darth Vader? The film can extricate itself from this knot only by the extreme device of having Darth Vader abruptly redeem himself and destroy the unredeemable Emperor. (R. Wood, 2002, p.150-1)
L’humanisation finale de la “bête fasciste” qu’est Vader n’en est que plus troublante (“It’s like Hitler’s on his deathbed and he repents and everything’s okay,” affirma Alan Dean Foster, qui déclina le projet de novélisation. “‘I’ve murdered eight million people, but I’m sorry.’ I just couldn’t go with that.”, Taylor, 2014, p. 267). C’est peut-être un des symptômes les plus délirants de l’idéologie familialiste (et de la dynamique psychologique) de la saga, l’amour filial effaçant la trace des crimes (« politiques ») du Père, fussent-ils contre l’Humanité (et ses extensions intergalactiques). Le fascisme démontre alors son rôle de simple simulacre, puisqu’aucune conversion idéologique ne s’opère (on est dans le domaine plutôt de la conversion miraculeuse, du retour dans le giron de l’Église et dans « la main de Dieu ») et que tous les torts du système impérial sont finalement transférés dans la figure de l’Empereur, en guise de bouc émissaire girardien qui permette de mettre fin à la spirale potentiellement infinie de la violence. Que cela ait pu correspondre, historiquement, à une certaine « psychopathologisation » du Führer en vue de dédouaner le « Nazi moyen » qui ne faisait « qu’obéir des ordres » semble moins une source de l’idéologie politique lucasienne qu’une extension de la même logique fantasmatique. Par ailleurs, la réconciliation avec le passé « fasciste » du Père peut surtout se lire comme une volonté de colmater la brèche intergénérationnelle ouverte par les luttes des Sixties.
C’est que, comme l’écrit Robin Wood dans son essai définitoire de l’âge reaganien, la « restauration du Père » en est le vecteur principal :
[Restoration of the Father ]constitutes—and logically enough—the dominant project, ad infinitum and post nauseam, of the contemporary Hollywood cinema, a veritable thematic metasystem embracing all the available genres and all the current cycles, from realist drama to pure fantasy, taking in en route comedy and film noir and even in devious ways infiltrating the horror film. The Father must here be understood in all senses, symbolic, literal; potential: patriarchal authority (the Law), which assigns all other elements to their correct, subordinate, allotted roles (…). [Star Wars films] play continually on the necessity for Luke to confirm his allegiance to the “good father” (Obi One) and repudiate the “bad father” (Darth Vader), even if the latter proves to be his real father. With this set up and developed in the first two films, Return of the Jedi manages to cap it triumphantly with the redemption of Darth Vader. The trilogy can then culminate in a veritable Fourth of July of Fathericity: a grandiose fireworks display to celebrate Luke’s coming through, as he stands backed by the ghostly figures of Obi One, Darth and Yoda, all smiling benevolently. The mother, here, is so superfluous that she doesn’t figure in the narrative at all—except, perhaps, at some strange, deeply sinister, unconscious level, disguised as the unredeemably evil Emperor who, as so many people have remarked, seems modeled on the witch in Snow White(the heroine’s stepmother). Her male disguise makes it permissible to subject her to the most violent expulsion from the narrative yet. (Wood, 2003, p.154)
“Thus”, conclut Wood, “the project of the Star Warsfilms and related works is to put everyone back in his/her place, reconstruct us as dependent children, and reassure us that it will all come right in the end: trust Father” (id, p.155)[11].
De la résolution de l’Œdipe s’ensuit celle du triangle amoureux qui avait animé la trilogie. La révélation logique de l’identité de « l’Autre » évoqué mystérieusement par Yoda mourant à Dagobah ne survient que dans une note finale ajoutée au scénario (« Sister ! »). Encore une fois, Lucas semble fonctionner en retard sur sa propre œuvre, qui avait déjà suggéré la clé de l’énigme de par la connexion mentale entre Luke et Leia l’appelant à sa rescousse à la fin de l’Empire. Dans une pénible tentative de « retro-continuité », le scénario original expliquait longuement les conditions feuilletonesques de cette nouvelle agnition[12]. Celle-ci suscita quelque polémique, de par sa réitération trop voyante de l’esthétique de la surprise propre aux fictions populaires[13] mais aussi, plus sournoisement, par le rôle conféré à Leia. Toutefois, ce rôle reste dominé par la réinstauration patriarcale[14].
Mais la conclusion la plus troublante, outre le spectre de l’inceste qui plane rétrospectivement sur les scènes du triangle amoureux cher à la comédie romantique, est que la Force devient une affaire de famille (« The Force is strong in my family. My father has it. I have it. And my sister has it. Yes, it’s you, Leia”, declare Luke dans une scène qui joue justement sur notre perception altérée du triangle, à travers les yeux d’Han Solo qui, selon la tradition théâtrale des quiproquos amoureux, se méprend sur le sens du trouble de sa belle). Ce tournant qui confère une aura aristocratique et quasi-royale à ce couple de jumeaux (avec la symbolique sacrée associée traditionnellement à la gémellité[15]) contraste avec la symbolique de la Rébellion comme mouvement de Résistance républicaine et démocratique et semble renvoyer aux fantasmes eugéniques des Fulgurs et autres fables « psioniques »[16]. L’emphase sur le Destin, beaucoup plus prononcée que dans les autres volets (« It is your Destiny ») semble être le corollaire de cet exceptionnalisme : Luke n’est plus tant l’emblème du développement spirituel individuel cher au Nouvel Âge, mais bien un Élu prédestiné à la nouvelle Grâce qu’est la Force de par sa filiation extraordinaire.
On touche par là à la célèbre analyse du « roman des origines » faite par Marthe Robert (Roman des origines, origines du roman, 1972) à la suite de l’article de Freud « le roman familial des névrosés » (der Familienroman der Neurotiker), publié significativement pour la première fois dans le livre d’Otto Rank consacré au mythe de la naissance du héros (Der Mythus der Geburt des Helden, 1909). Comme Lucas, qui entamait au même moment la rédaction de sa future saga (sans savoir toutefois quel en serait le moteur), Robert fait de l’Œdipe la clé de voûte de son système, alors qu’il est amplement contesté[17]. L’œuvre devient alors fantasme absolu de l’Enfant Trouvé qui, pour surmonter la honte d’être mal né (fermier à Tatooine ou péquenaud à Modesto), fabule des parents royaux aux pouvoirs fabuleux et fuit le réel en créant un monde plus conforme aux vœux de sa nature intime, se faisant démiurge[18]. Que celui-ci corresponde à un retour au conte (régression du romanesque) n’en est que plus logique, puisque ce dernier, selon Freud, « [quitte] d’emblée le terrain de la réalité » et est marqué par « les réalisations de désirs, les forces occultes, la toute-puissance des pensées, l’animation de l’inanimé»[19]. Soit tout ce qu’incarne la Force.
Susan Jeffords livre, en continuité avec les thèses de Robin Wood, une analyse sociopolitique de cette dynamique dans sa célèbre étude sur la masculinité hollywoodienne à l’ère reaganienne:
It is [Vader’s] blood that guarantees that Skywalker wil become the Jedi Knight who would lead a revolution throughout the universe. Without this genetic continuity, there would be no rebellion; without the rebellion, there would have been no chance for Skywalker to learn about and enact his genetic influences. Just as it was for Vader and Skywalker, so it would be for the Reagan Revolution: without an opportunity to extend his influence beyond his own generation, Reagan’s ideas would have no chance to take hold. This is one of the reasons for the many narratives of father(son continuities and revolutions that characterized the eight years of Reagan’s presidency, films that were, most tellingly, portrayed as sequels, highlighting in their serial repetitions the questions of continuity (…) The cultural emphasis placed by the rising of the New Right on the continuity of its own “revolution” (a revolution that many characterized as biblical, thereby invoking one of the most effective continuity and father/son narratives of all time) led to a greater attention paid to questions of extended and extending narratives, which reinforced the conservative movement’s concentration on “family values” as a mechanism for asserting the primacy of the father/son relationship to the operation of the culture as a whole. (Susan Jeffords, 1994, p.65)
Embrigadement de l’Œdipe pour refonder la Nation (au moment même où Reagan reprend la formule de l’« Empire du Mal » pour légitimer sa politique de durcissement de la Guerre Froide) qu’il serait intéressant de contraster avec le célèbre pamphlet de James Ballard « Why I Want To Fuck Ronald Reagan » (1968), ironiquement distribué (sans le titre) à la Convention républicaine de 1980 comme étant le résultat d’une analyse sérieuse du potentiel « sex appeal » du candidat à la présidence. Jamais Baudrillard, qui allait publier l’année suivante Simulacre et simulation, n’aurait pu imaginer de meilleur destin pour le texte de son auteur fétiche. « In assembly kit tests Reagan’s face was uniformly perceived as a penile erection”… Serait-ce là le secret qui non seulement expliquerait le triomphe de ce Père retrouvé de l’Amérique, mais son intime complicité avec le pouvoir libidinal du casque préputial du Dark Lord?
[1] L’Empire y serait définitivement vaincu mais Han mourrait, Luke partirait tel un “poor lonesome cowboy” et Leia resterait seule pour gouverner une Rébellion en lambeaux. L’opposition du service de merchandising aurait poussé Kurz à partir, mais il s’agit là selon Taylor d’une pure fabulation, Kurz ayant quitté Lucas avant même la fin de la production d’Empire (Taylor, 2014, p.330, éd. Kindle). Toutefois Kasdan, qui s’était fait l’allié de Kershner dans le tournage précédent, reviendra sur l’option tragique lors des discussions enregistrées avec Marquand et Lucas, insistant sur la nécessité de tuer un des personnages principaux (id, p.337). Comme on sait, ce sera Yoda qui y passera.
[2] Dans le premier draft le nom était Annikin, peut-être en hommage au réalisateur britannique. Anakin, avec ses résonances bibliques (les mystérieux Ǎnāqîm, associés aux géants Néphilims, Nombres, 13:33) et confére une aura à la fois épique et énigmatique au personnage. L’on pourrait aussi évoquer les Anunnaki (aussi appelés Ananaki) de la tradition summérienne (peut-être à l’origine des créatures de la Torah), juges de l’Au-delà qui figurent dans l’Épopée de Gilgamesh, que Lucas connaissait, ne serait-ce qu’à travers Campbell. Le fait que Zecharia Sitchin reprit le terme pour désigner les Anciens Astronautes de son best-seller The Twelfth Planet (1976) a aussi pu influencer l’onomastique. Voilà de quoi occuper quelques bloggeurs conspiranoïaques (de fait, l’exercice a déjà commencé).
[3] “With the newly written scene involving Obi Wan on Dagobah, Luke was armed with intimate information on Vader’s past—which he could in turn use against him to lure him back to the light side of the Force. (…) While Obi Wan’s spirit had tried to bargain with Vader to turn away from the darkside in Lucas’ revised rough draft, Luke would now take up this thread, with a more emotionalised motivation in which he believes he can save his father” (Kaminski, op. cit., p.263)
[4] Ce qui n’ira pas sans polémiques, notamment dans la perspective protestante, méfiante de la tradition de la théologie du Rachat catholique. « Conveniently forgotten in the drive towards reunification of the family that occurs at the end of Jedi (…) is Annakin-as-Vader’s complicity not only in a multitude of individual deaths, but in the destruction of an entire planet. (J. A. Weinstock, “Freaks in Space: “Extraterrestrialism” and “Deep-Space Multiculturalism” in R. G. Thomson, éd., Freakery: Cultural Spectacles of the Extraordinary Body, NYU Press, 1996, p. 331).
[5] Id, ibid
[6] H.Paris et H. Stoecklin, 2012, p.113-4
[7] Mais aussi de la campagne promotionnelle : la photo de famille du dernier frame original pourrait parfaitement se dérouler lors d’une des multiples présentations du film, tout en concrétisant le rêve de reconstitution imaginaire qui aura présidé au tortueux roman familial lucasien et la refondation d’une communauté se célèbrant elle-même dans le spectacle de son propre divertissement.
[8] H.Paris et H. Stoecklin, id., p.78-9
[9] Parmi les « affaires » associées à ces croyances qui eurent le plus de retentissement, citons la mort de l’abbé Boullan, rendue célèbre par son association avec Huysmans, l’auteur de Là-bas (1891), qui le représente sous les traits du Dr. Johannès: “C’est maintenant un fait incontestable, et je pense que les preuves apportées dans cet article ne pourront plus laisser de doute dans les esprits: l ‘ abbé Boullan qui vient de mourir subitement à Lyon , a été frappé par des colères invisibles et par des mains criminelles armées de foudres occultes, de forces redoutables et inconnues” (Léo Taxil, Le diable au XIXe siècle: ou, Les mystères du spiritisme. La Franc-maçonnerie luciférienne, second volume, 1894, p.268)
[10] Id, p. 81
[11] Wood analyse cette « remise en place » à travers la figure subordonnée des femmes (Leia), du seul afro-américain visible (Billy Dee Williams, James Earl Jones n’étant, symptomatiquement, que la Voix de Darth Vader) et des gays : les « grotesque freaks » de la cantina et « C-3PO, with his affected British accent, effeminate mannerisms, and harmlessly pedophile relationship with R2D2(after all, what can robots do?) » (Wood, op.cit., p.155)
[12] “LUKE Leia! Leia’s my sister.BEN Your insight serves you well. Bury your feelings deep down, Luke.They do you credit. But they could be made to serve the Emperor.Luke looks into the distance, trying to comprehend all this. BEN (continuing his narrative) When your father left, he didn’t know your mother was pregnant. Your mother and I knew he would find out eventually, but we wanted to keep you both as safe as possible, for as long as possible. So I took you to live with my brother Owen on Tatooine… and your mother took Leia to live as the daughter of Senator Organa, on Alderaan. Luke turns, and settles near Ben to hear the tale. BEN (attempting to give solace with his words) The Organa household was high-born and politically quite powerful in that system. Leia became a princess by virtue of lineage… no one knew she’d been adopted, of course.But it was a title without real power, since Alderaan had long been a democracy.Even so, the family continued to be politically powerful, and Leia, following in her foster father’s path, became a senator as well. That’s not all she became, of course… she became the leader of her cell in the Alliance against the corrupt Empire. And because she had diplomatic immunity, she was a vital link for getting information to the Rebel cause. That’s what she was doing when her path crossed yours… for her foster parents had always told her to contact me on Tatooine, if her troubles became desperate” (in Kaminski, op.cit, p.259-260). Cette “backstory” se retrouve pratiquement mot pour mot dans la novelisation (James Kahn, Return of the Jedi, Ballantine Books, 1983, p.66).
[13] À commencer par Mark Hamill, pourtant habitué aux soap operas (il avait joué dans 50 épisodes de General Hospital): “I said “oh come on”. This just seemed a really lame attempt to top the Vader thing”. He joked that Boba Fett should remove his helmet and give Luke one more surprise: “oh my God, it’s mom!” (Taylor, op. cit., p.334, éd. Kindle)
[14] “Although Princess Leia is ultimately revealed to be Luke Skywalker’s sister, there is never any suggestion that she might inherit the Force, or have the privilege of being trained and instructed by Obi One and Yoda. In fact, the strategy of making her Luke’s sister seems largely a matter of narrative convenience: it renders romance with Luke automatically unthinkable and sets her free, without impediments, for union with Han Solo. Nowhere do the films invite us to take any interest in her parentage” (Wood, op.cit., p.154)
[15] “Twins figure prominently in the mythologies of many peoples all over the world. One is usually the culture hero, the other opposes him or represents some other way of life. (…) They have second sight or some other superior power resulting from the doubling of the single personality” (Funk & Wagnalls Standard dictionary of folklore, mythology, and legend, 1972, p. 1134-5)
[16] Ce sera là, on le sait, une pierre d’achoppement pour toute la suite de la saga, de la polémique de la fable aux accents eugénistes des midichloriens à la désagrégation du roman familial dans la « postlogie ».
[17] « Quelque peu embarrassante me semble la confiance absolue en la théorie œdipienne à l’heure même où les hypothèses freudiennes sont l’objet d’une vive contestation », écrit J.-P- Goldenstein dans son compte rendu pour Études Littéraires. « Rappelons pour mémoire l’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Sigmund le Tourmenté de Percival Bailey, la Scol astique freudienne de Pierre Debray-Ritzen. Le complexe d’Œdipe représente-t-il une base scientifique aussi sûre que semble le penser Marthe Robert ou bien n’est-il qu’un des dogmes modernes accrédités par Freud, ce grand créateur de mythes de notre temps ? Je ne saurais pour ma part répondre à de telles questions qui dépassent, et de loin, le domaine de la littérature. Il me semble qu’il est néanmoins indispensable de les poser. Marthe Robert quant à elle ne doute pas que la clef psychanalytique s’adapte à toutes les serrures » (vol.6, n.1, avril 1973, p.120)
[18] « À strictement parler il n’y a que deux façons de faire un roman : celle du Bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l’attaquant de front ; et celle de l’Enfant trouvé qui, faute de connaissance et de moyens d’action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie.» (M. Robert, Roman des origines, origines du roman, 1972, p. 74).
[19] Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, [1919], p. 259.
Susan Jeffords, Hard Bodies. Hollywood Masculinity in the Reagan Era, Rutgers University Press, 1994
M. Kaminski, The Secret History of Star Wars, ebook, 2008
H.Paris et H. Stoecklin, Star Wars au risqué de la psychanalyse, ERES, 2012
C. Taylor, How Star Wars Conquered the Universe, NY, Basic Books, 2014
R. Wood, Hollywood from Vietnam to Reagan– and Beyond, Columbia University Press, 2003
Leiva, Antonio (2020). « Star Wars et la refondation du space opera (15) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/star-wars-et-la-refondation-du-space-opera-15-le-retour-du-pere], consulté le 2024-12-21.