« […] [S]ometimes the best way to understand something is to write it down. »
— Bee Farseer (Hobb, 2014: 355)
Comme l’explique Anne Besson dans son ouvrage théorique La fantasy, la forme cyclique désigne un ensemble de textes «reliés par le retour de personnages apparentés ou appartenant au même “monde”» (2007: 153). Marqué par un rapport au temps ouvert et répétitif (2007: 154), le cycle est conséquemment tant continuité que reprise d’une narration (Klein et Palmer, 2016: 14), et remet par-là en question les limites du texte et la notion de finalité (Bordwell et Thompson, 2011: 13). Or, la série de fantasy L’assassin royal1, publiée en anglais entre 1995 et 2017 et dont la classification, dans les espaces francophone et anglophone, oscille sur plusieurs plans entre les catégories «jeunesse», «jeune adulte» et «adulte», peut être appréhendée à la lumière de cette définition. En tant que cycle, elle est la reconfiguration constante d’une même narration, et, plus précisément, de celle du «je» du narrateur autodiégétique et personnage principal, FitzChivalry Farseer. En effet, alors que Fitz entreprend d’écrire l’histoire de son royaume (History), celle-ci se transforme en son histoire personnelle (his story), en une écriture rétrospective de soi, dans un processus métafictionnel où la frontière entre la narration d’un sujet, l’écriture de soi, et la narration diégétique se brouille. Ce qui devait être un livre à vocation purement historique se métamorphose en les mémoires du personnage, qui, sur la toile de fond d’un univers de fantasy médiévale, raconte sa vie et les aventures qui l’ont ponctuée.
Dans le cadre du présent article, nous postulerons que cette mise et remise en texte de Fitz est la manifestation du renouvellement perpétuel, cyclique, de la quête identitaire du personnage principal. Plus précisément, il s’agira de démontrer que le rite de passage inachevé de l’adolescence vers l’âge adulte du narrateur de L’assassin royal devient le moteur de la sérialité et de la (ré)écriture. Nous observerons donc comment l’autoréférentialité et la répétition des mêmes événements, repris et réécrits à travers les différents (9) tomes, contribuent à la (dé)formation du sujet narratif qu’est Fitz, ainsi qu’à la mise à mal de l’unité diégétique.
Dans Le phénomène rituel, Victor W. Turner explique que, selon le folkloriste Arnold Van Gennep, «les rites de passages [sont] des “rites qui accompagnent chaque changement de lieu, d’état, de position sociale et d’âge”» (1990: 95). Ces rites de passage peuvent se diviser en trois phases de socialisation, soit la séparation, la marge et l’agrégation (idem). Dans son article «Le personnage liminaire», Marie Scarpa reprend ces trois étapes et avance que, si elles peuvent en effet «aide[r] à comprendre le déroulement de certains phénomènes sociaux […][,] [elles peuvent également permettre de saisir] celui des récits littéraires» (Scarpa, 2009: en ligne). Ainsi, pour Scarpa, le rite peut être employé afin de lire les trajectoires narratives des personnages en fonction de leur initiation, laquelle correspond «au processus de socialisation des individus en termes d’apprentissage des différences de sexe et d’état» (Scarpa, 2009: en ligne). La théoricienne souligne cependant que certains récits mettent en texte des personnages qui ne parviennent ou ne sont parvenus à assimiler les normes de leur collectivité, et, donc, à s’intégrer à celle-ci. Ce sont «ces figures bloquées sur des seuils, figées dans un entre-deux constitutif et définitif, “inachevées”» (Scarpa, 2009: en ligne) qu’elle nomme «personnages liminaires».
Cette définition du personnage liminaire s’applique indéniablement au narrateur et héros FitzChivalry de L’assassin royal, dont le statut marginal a été analysé par Justyna Deszcz-Tryhubczak. Comme cette critique le souligne, FitzChivalry est le fils bâtard du prince Chivalry, héritier du trône; son nom, marque indélébile de son illégitimité, désigne à la fois son existence et son inexistence sociale, sa position liminaire, en marge de la loi de la succession légitime (Deszcz-Tryhubczak, 2006: 187). En effet, le préfixe «fitz», qui devient par ailleurs ironiquement le prénom par lequel le désignent ses proches (the name that «fitz» him) 2, ne signale pas uniquement qu’il est le «fils de», à la manière dont cette particule est employée dans certains noms de famille anglais: il indique surtout que le narrateur est un enfant naturel, né hors des liens du mariage. Dès lors, «fitz» signifie «bâtard», et «FitzChivalry Farseer» désigne le «Bâtard de Chivalry Farseer», le prince et le fils, qui n’en est pas un.
Sa naissance semble donc appeler un échec, celui de son initiation et, ultimement, de sa socialisation. Ainsi, à la fin du second tome, alors qu’il se trouve à l’aube de l’âge adulte, Fitz est accusé de trahison, torturé, puis meurt de ses blessures. Au moment où il trépasse, sa conscience quitte son corps agonisant pour rejoindre celui de son loup, Nighteyes, auquel il se trouve lié par la magie animale du Vif. Il est, par la suite, ramené à la vie. Dans son mémoire de maîtrise intitulé Le mythe réactualisé dans La Citadelle des Ombres, Tome 1 de Robin Hobb3 Stéphanie-Kim Jackson-Corbeil explique que ce passage à travers Nighteyes démontre «la renaissance [qui suit la mort], à l’intérieur d’un cycle de naissance/mort/renaissance» (2010: 91). Le loup, dans cette perspective, devient un symbole initiateur dévorant, un lieu hors du temps et de l’espace, hors des frontières corporelles délimitant l’identité et l’humanité du protagoniste, où la conscience du narrateur séjourne et lutte, pour émerger transformée, voire renouvelée. Cette phase de marge, seconde étape du rite de passage, de même que le retour à la vie de Fitz, illustre donc le temps cyclique caractérisant le récit, parsemé de constructions et de déconstructions, de renouveaux et de morts (2010: 91).
Cependant, si L’assassin royal est en effet la mise en texte du cycle et de la (dé)construction perpétuelle du récit, ce n’est pas parce que Fitz, après être mort, après avoir traversé sa phase de marge, revient à la vie, mais bien parce qu’il échoue son initiation, parce qu’il ne revient jamais vraiment. La troisième phase du rite de passage, soit l’agrégation, le retour à la communauté, n’a effectivement pas lieu. Pour la majorité de ses proches et pour le royaume des Six Duchés, où se déroule la majeure partie de la série, Fitz reste mort, un traître, un objet de répulsion. Pendant plus de quarante ans, il leur est invisible, un fantôme prisonnier des limbes, hantant leur quotidien sans être vu. Cette position de l’entre-deux n’est par ailleurs pas sans rappeler celle des personnes en situation liminaire, que Turner qualifie de «gens du seuil» (1990: 96). À ce sujet, l’anthropologue indique que
[l]es attributs de la liminarité […] sont nécessairement ambiguës […]. Les entités liminaires ne sont ni ici ni là; elles sont dans l’entre-deux […]. Ainsi, la liminarité est-elle fréquemment assimilée à la mort, au fait d’être dans les entrailles, à l’invisibilité, à l’obscurité […] (1990: 96).
Une autre preuve de la position liminaire de Fitz se manifeste dans les reproches que lui adressent certains personnages. Selon plusieurs d’entre eux, Fitz, suite à son passage à travers son compagnon animal, retient plus du loup qu’il ne le devrait: il a gardé du prédateur la sauvagerie, s’est trop mélangé avec Nighteyes, au point de s’y perdre. L’homme n’est plus vraiment un homme et le loup, plus vraiment un loup. Tous deux sont ainsi souvent perçus comme abjects, même au sein des communautés marginales pratiquant également la magie du Vif, lesquelles sont par ailleurs exécrées par le reste du royaume. Or, comme l’écrit Marie Scarpa,
[la] phase de marge […] est celle où l’individu s’expérimente autre pour devenir soi dans un nouveau statut. […] [Elle] impose la rencontre de l’altérité, du contraire, du tout autre: du détour par la sauvagerie et la marge non cultivée. […] La construction de l’identité se fait dans l’exploration des limites, des frontières […]. […] [N]otre personnage liminaire[,] [quant à lui,] ne parvient pas à revenir de cette altérité (2009: 28-29).
Son initiation échouée, son identité instable, parsemée d’altérité, Fitz s’engage alors dans une quête de soi sans fin, laquelle passe principalement par une (re)mise en récit de soi.
Narrateur-scripteur (Paterson, 1990: 18), figure de l’auteur au sein de la diégèse, Fitz est un «sujet écrivant […] éminemment conscient de la pratique de l’écriture» (Paterson, 1990: 18). Le protagoniste s’écrit, se «désécrit», se réécrit au fil des tomes, cherchant à comprendre comment les structures du pouvoir et les événements ont constitué son identité, de même qu’à stabiliser celle-ci:
I wonder if I can write this history, or if on every page there will be some sneaking show of a bitterness I thought long dead. I think myself cured of all spite, but when I touch pen to paper, the hurt of a boy bleeds out with the sea-spawned ink, until I suspect each carefully formed black letter scabs over some ancient scarlet wound. […][E]ach historical event I consider only awakens my own personal shades of loneliness and loss. I fear I will have to set this work aside entirely, or else give in to reconsidering all that has shaped what I have become. And so I begin again, and again, but always finding I am writing of my own beginnings rather than the beginning of this land (Hobb, 2014 [1995]: 2. Italiques dans le texte. Nous soulignons).
Dans ce passage, tiré de l’incipit du premier tome de la série, l’acte narratif (texte souligné) devient mise en texte et (re)formation d’une corporéité balafrée (texte en italique), d’un «je» dont l’identité, moteur de l’écriture, se constitue à la fois de papier et de chair. À cette transition de l’encre vers le sang se joint également celle de l’Histoire vers l’histoire personnelle, transition qui fait écho à celle visible à même la typographie du texte dès la première page. En effet, les italiques, marqueurs de la Grande Histoire des Six Duchés, s’y transforment en des caractères normaux à la suite d’une tache sombre sur la
L’écriture d’une chair blessée, brisée, surgit à travers cet incipit, annonçant que la mise en (con)texte de soi et le récit réitéré d’une corporéité de papier (d’une corporéité performée à travers l’acte narratif) formeront certaines des thématiques centrales de la série. Le premier tome s’ouvre ainsi sur la narration d’un corps ensauvagé, de l’entre-deux, d’une identité éclatée, en quête de sens et de stabilité: une narration de soi qui se multiplie au fil des tomes et de la (re)mise en récit, alors qu’elle est incessamment réorganisée, recommencée en un cycle sans véritable fin. Or, cette prolifération sur laquelle se construit le texte, et qui conduit à un fractionnement de l’identité narrative de Fitz, est annoncée dès l’incipit. Ce sont, en effet, ses commencements pluriels («beginnings») qui sont narrés, plutôt que celui, singulier, des Six Duchés («beginning»).Cette fragmentation de l’identité narrative du protagoniste est d’autant plus manifeste que le processus de mise en récit de soi sur lequel se fonde la narration divise le personnage en deux entités (in)distinctes dès l’incipit: le héros dont la série prétend illustrer la trajectoire narrative et le narrateur, une version de Fitz plus âgée. Celle-ci se démultiplie d’ailleurs à son tour alors que le temps des événements (re)racontés se rapprochent de celui (ceux) de la narration. Le narrateur de la première trilogie, The Farseer, par exemple, n’est pas celui de The Tawny Man, la troisième trilogie, mais se rapproche plutôt, en termes d’âge, d’expérience et de façon de voir le monde, du Fitz-héros de The Tawny Man. De fait, la fin de chaque trilogie correspond au moment où le Fitz-narrateur termine d’expliquer les événements l’ayant conduit à sa présence situation, celle qui l’a initialement poussé à entreprendre l’écriture. Chacune des épopées est toujours rédigée rétrospectivement, dans une tentative de revisiter et « to] capture the meaning of [his] days» (Hobb, 2015 [2002]: 661). À cet instant, lorsque le temps du récit énoncé a rattrapé celui de la narration, les fonctions du héros et du narrateur fusionnent brièvement, avant d’éclater et de s’écarter de nouveau l’une de l’autre au début de la trilogie suivante4 À travers cette division de l’identité de Fitz, c’est donc la narration du texte (laquelle est aussi une narration de soi) qui se fragmente. Elle est changeante, oscillant entre le passé et le présent, le récit historique et celui de l’individu.
Par conséquent, ce que l’incipit du premier tome et la narration initiale du corps de Fitz, de son statut liminaire, thématisent est le seuil: seuil entre l’Histoire communautaire et l’histoire individuelle, seuil entre le présent et le passé. En un jeu de miroir, cet élément trouve écho jusque dans la description du premier souvenir rédigé par le narrateur, souvenir que Jackson-Corbeil qualifie de «première naissance» (2010: 46). De fait, celui-ci met en scène un enfant de six ans au crépuscule, à la frontière entre le jour et la nuit, sous l’arche d’une allée menant aux larges portes d’une forteresse. À ce sujet, Fitz écrit: «Almost, it is like a puppet show beginning. Yes, I can see it thus. The curtains parted, and there we stood before that great door» (Hobb, 1995 [2014]: 3) Ici, l’on observe que l’arrivée du protagoniste à la forteresse marque un seuil, une déchirure dans le tissu narratif, comme en témoigne l’ouverture des rideaux. L’acte d’énonciation et le caractère performatif de l’écriture de soi, et de la fiction de soi que cette écriture constitue, sont ainsi mis en texte.
Ceci n’est pas sans évoquer certains processus métafictionnels définis par Linda Hutcheon dans The Narcistic Narrative: The Metafictional Paradox. Dans cet ouvrage, la théoricienne qualifie la métafiction de «fiction about fiction–that is, fiction that includes within itself a commentary on its own narrative and/or linguistic identity» (Hutcheon, 1980: 1). De plus, la métafiction thématise ainsi la manière dont l’acte de création fictionnel, le processus créatif, est intimement lié au désir d’ordonner le monde, et jette donc une lumière nouvelle sur le processus par lequel l’humain fait usage de la fiction. Dans ce contexte, le récit fictionnel devient une structure mentale ordonnée permettant de gérer «the discrete brute facts of chaotic reality» (Hutcheon, 1980: 89). Par conséquent, selon Hutcheon, lorsque le récit est raconté à nouveau et réécrit, il peut possiblement être employé afin d’altérer, de refaire le passé ou l’avenir (Hutcheon, 1980: 89). La narration de soi fait, de cette manière, écho à celle de la narration historique, puisque toutes deux cherchent à rendre événements et individus intelligibles, à (re)produire une trajectoire narrative claire et linéaire. Ces deux récits ne peuvent être séparés l’un de l’autre. Pour cette raison, Hutcheon indique qu’il convient d’élucider la relation que le sujet entretient avec le (con)texte dans et par lequel il prend forme, et qu’il contribue à (re)produire. C’est ce que permet la métafiction «[by] investigat[ing] how […] the subject of history is the subject in history, subject to history and to his story» (Hutcheon, 1988: 177).
Comme nous l’avons démontré, ce lien entre Histoire et histoire est rendu perceptible dans L’assassin royal, où la frontière entre la narration d’un sujet, l’écriture de soi et la narration diégétique est brouillée. Or, cette structure n’est pas unique à l’incipit: elle est constamment reprise au cours du roman par le biais d’épigraphes qui précédent chacun des chapitres de The Farseer (L’assassin royal–Première époque), de The Tawny Man (L’assassin royal–Deuxième époque) et de The Fitz and The Fool (Le Fou et l’Assassin). Les seuils se multiplient au fil du récit; au début de chaque chapitre s’effectue un nouveau commencement, un nouveau passage de l’Histoire des Six Duchés vers l’histoire personnelle de Fitz, de «History» à «his story». Fragments narratifs ou historiques, récits, contes ou rêves, ces épigraphes sont aussi, par moment, des renvois et des réécritures de scènes antérieures de la série, qui ont déjà été narrées et qui sont alors réinterprétées et rejouées autrement. Fitz y apporte des détails, des variantes, des nuances, changeant parfois l’éclairage afin de faire émerger un sens nouveau. La narration et l’histoire, celles du roman et celles du protagoniste qui s’enchevêtrent, sont en mouvement, sans jamais se stabiliser, et l’acte narratif, constamment réactualisé.
Malgré ce désir de fixer, et de donner par là une cohérence à son identité et à son univers, Fitz n’est pas moins conscient de la futilité de sa quête. Alors qu’il raconte comment il est rentré chez lui pour découvrir que ses terres ont été dévastées en son absence5, le narrateur de The Tawny Man (L’assassin royal–Deuxième époque) explique qu’il en est venu à la réflexion suivante:
I believed that by fixing it down with words, I could force sense from all that had happened, that effect would follow cause, and the reason for each event comes clear to me. Perhaps I sought to justify myself, not just all I had done, but who I had become. […] But then I returned one day, to find all my careful scribing gone to fragments of vellum lying in a trampled yard with wet snow blowing over them. I […] knew that, as it always would, the past had broken free of my effort to define and understand it (Hobb, 2015 [2002]: 661-662, nous soulignons).
Cette prise de conscience, de même que le saccage de sa maison, mènent le protagoniste à détruire ses écrits, à réduire en cendres les reliefs de cette identité de papier savamment narrée et désormais éclatée aux quatre vents. Les parchemins que le héros-narrateur brûle à ce moment sont ceux relatant les événements de la trilogie précédente, The Farseer (L’assassin royal–Première époque); leur anéantissement marque un nouveau (re)commencement, le renouvellement de la quête du personnage qui, malgré son impossibilité à fixer passé et identité, reprend encore une fois la plume.
Ainsi, dans Fool’s Assassin, premier tome de The Fitz and the Fool (Le Fou et l’Assassin), la fille cadette de Fitz, Bee, découvre de nouveaux manuscrits rédigés par son père, lesquels relatent aussi les événements de la première trilogie. Or, ces parchemins recèlent des détails et des événements qui n’ont jamais été évoqués dans The Farseer (L’assassin royal–Première époque). Notamment, ils comportent un passage où un jeune Fitz, âgé de moins d’une dizaine d’années, croise le regard attristé de ciel qui allait devenir plus tard son.sa meilleur.e ami.e, the Fool, personnage dont le genre et les origines troubles suscitent maints questionnements dans la diégèse:
[He] saw another youngster sitting on top of the wall, looking down on him. […] My father [Fitz] had felt with great certainty that the boy longed to leap down and follow him. He suspected that if he had so much as smiled or tossed his head, the boy would have joined him.
But he did not. […] To bring another stranger with him, especially one so pale and odd, dressed in the motley of a jester, would risk all he had gained. He feared then that he either would have been excluded along with the pale fellow or, worse, would have had to choose between defending him from a beating and joining in with fists and feet to prove he was with his new friends (Hobb, 2014, 354-355)6.
Dans The Farseer, la rencontre initiale avec le personnage de the Fool dépeint celui-ci comme une folle créature, «so strange a creature […] that [Fitz] scarce dared to look at him» (Hobb, 2014 [1995]: 49), dont la parole et les gestes ne sont en aucun cas intelligibles pour le protagoniste. Ici, au contraire, cette nouvelle mise en scène illustre un enfant blême certes un peu étrange, mais demeurant un simple «youngster» mis en marge en raison de ses différences. Ce déplacement témoigne à notre sens d’une humanisation rétrospective et d’une conscientisation des processus d’exclusion, lesquelles dénotent à leur tour un changement dans la perception du héros-narrateur. Il démontre également que les événements de The Farseer (L’assassin royal–Première époque) ont été réécrits, restructurés, de telle sorte que les tomes accessibles au lectorat (la version ayant été brûlée) ne correspondent plus exactement aux écrits les plus récents de Fitz. Le phénomène de réécriture ne se cantonne donc pas uniquement à l’univers intradiégétique, mais en déborde, puisqu’il aura pour effet potentiel de déstabiliser les lectrices.teurs en déconstruisant les faits que ces derniers.ères pouvaient considérer comme acquis7.
Les nombreuses rééditions et adaptations de la quête (des quêtes) de Fitz font par ailleurs écho au processus de (ré)écriture de soi du héros-narrateur, ajoutant à l’expansion de la fiction hors de l’univers diégétique. De fait, en traduction française, le titre de la série est en mouvance et est modifié à chaque réédition, comme si chacune marquait, parfois en parallèle l’une de l’autre, un (re)commencement: L’assassin royal (1998-2007), suivie du Fou et l’Assassin (2014-), La Citadelle des Ombres (2000-2007), L’assassin royal-Numéro de l’époque (2014-). Dans l’espace francophone, les trois tomes de The Farseer (L’assassin royal–Première époque) ont d’ailleurs aussi été adaptés, également sous le titre de L’assassin royal, pour un public jeunesse chez J’ai lu (2008-2009)8 et en bande dessinée chez Toulon (2009-2016). Du côté anglophone, en 2015, le premier tome, Assassin’s Apprentice, a été réédité avec une introduction inédite, dans laquelle Fitz, le loup Nighteyes et the Fool (personnages avec les identités desquels celle de Fitz a été brouillée), mais également l’autrice Robin Hobb, s’adressent au lectorat; cette introduction n’en déstabilise que davantage la frontière entre l’univers extra- et intra-romanesque. Toutefois, la particularité ces trois dernières adaptations et (ré)écritures réside dans le fait qu’elles sont toutes une forme de reprise de la première trilogie, The Farseer (L’assassin royal-Première époque), qui se penche sur le passage de l’adolescence vers l’âge adulte de Fitz, et sur son initiation échouée.
Néanmoins, il convient de souligner que le héros-narrateur ne demeure pas indéfiniment prisonnier dans ce statut de l’entre-deux. En effet, dans la trilogie la plus récente, The Fitz and the Fool Trilogy (Le Fou et l’Assassin), publiée en anglais entre 2014 et 2017, Fitz parvient à réintégrer sa communauté alors qu’il est âgé de plus de soixante ans. Ce passage se déroulant dans la salle du trône en témoigne:
I stood among them, unknown and unseen, but feeling we had finally come home, my wolf and I. […]
“Never is over,” [King Dutiful] proclaimed […]. I stared up at him. I saw King Shrewd and King Verity there. My kings, looking down at me […]. “FitzChivalry Farseer, too long have you sojourned among the Elderlings, your memory spurned by the very people you saved. Too long have you been in a place where the months pass as if days. Too long have you walked among us in false guise, deprived of your name and your honor. Rise. Turn and face the folk of the Six Duchies, your folk, and be welcomed home at last.” […]
[I]t was his strength that pulled me to my feet. I stood. I turned. I faced them all.
The roar of acclaim broke over me like a wave. (Hobb, 2015: 149-150, nous soulignons)
Ici, Dutiful, celui qui a le pouvoir de permettre à Fitz de réintégrer la société, son roi, prend les visages de ses rois, Shrewd et Verity («I saw King Shrewd and King Verity there»), ceux qu’il avait servis dans The Farseer (L’assassin royal-Première époque), et qui sont morts depuis. La parole royale, performative, le fait apparaître. Ensemble, trois générations de souverains reconnaissent le héros-narrateur et le tirent des limbes de la liminarité. Ressuscité aux yeux de la communauté, Fitz puise dans leurs forces jointes afin de s’élever des morts («[I]t was his strength that pulled me to my feet»), parmi son peuple l’acclamant. Il peut enfin émerger de cet «Ailleurs», celui du Realm of the Elderlings, pour reprendre le titre anglais de la série, où il a séjourné pendant quarante ans.
Toutefois, il convient de souligner que Fitz n’a pas, à proprement parler, vécu chez les Elderlings: Dutiful crée cette fable afin d’expliquer pourquoi, étrangement, le protagoniste ne paraît être âgé que de trente ans lors de sa réintégration sociale, alors qu’il en a en réalité le double. Une nouvelle fois, les événements sont réarticulés, la narration est redéfinie, et le cycle recommence. The Realm of the Elderlings (Le royaume des Anciens), la série de fantasy écrite par Robin Hobb, mais aussi l’endroit intradiégétique où aurait vécu Fitz, devient ce lieu hors du temps et de l’espace, hors des «modes normaux de l’action sociale» (Turner, 1990: 162) défini par Turner comme l’endroit où se produisent les phénomènes liminaires (Turner, 1990: 97).
Dans cet espace, le protagoniste occupe une position significative. Liminaire, en marge, invisible, anonyme, muet, mais aussi visible, parlant et entendu en raison de son statut de narrateur, de créateur de fiction et de réalité, Fitz est le porteur du discours. Il est (dé)formé par l’histoire, par la narration, et (dé)forme celle-ci. Pour cette raison, le personnage de the Fool le définit en ces termes: «”Keystone. Gate. Crossroads. Catalyst. All these you have been, and continue to be. […] You create possibilities. While you exist, the future can be steered.[…]“» (Hobb, 2014[1996]: 304).
Catalyst. Catalyseur. Le moteur de l’histoire, de la narration, du renouveau. Celui qui n’aurait pas dû exister, qui aurait dû mourir, ainsi que le lui répète régulièrement the Fool: «”[…] One Farseer, with no name at all. Unnamed in any history, past or future.[…]”» (Hobb, 2014[1996]: 305). Fitz est la pierre dans l’engrenage, qui doit un jour faire sauter la roue du destin et détruire le cycle que lui-même engendre. Tant au niveau narratif qu’au sein de la narration, il devient progressivement le fondateur d’un ordre nouveau, ce à quoi son statut de personnage liminaire, lorsque doublé de sa position d’autorité narrative, le prédispose. Il est, en quelque sorte, un héros-narrateur-scripteur liminaire, un héros-narrateur (s’)(se ré)écrivant et usant de son autorité et de sa position ambiguë afin d’instiguer le changement dans la trajectoire narrative circulaire qui marque la sérialité. En effet, pour reprendre les termes de Marie Scarpa, étant «[p]orteur de contradictions fondamentales, [le personnage liminaire] transgresse les règles et les frontières, il viole les interdits. Faisant vaciller l’ordre ancien, en contestant les catégories et les valeurs, il fait passer dans une autre cosmologie» (2009: en ligne).
Les choix de Fitz, en effet, déterminent le futur de son monde. Toutefois, le héros-narrateur-scripteur peut difficilement instiguer le changement sans l’aide de the Fool, le Prophète blanc: ciel qui voit tous les chemins possibles, et qui place la pierre, le Catalyseur, Fitz, où il le désire dans l’engrenage afin de faire sauter la roue du destin, la narration, le cycle. Or, au fil de la série et par un processus de déstabilisation de l’autorité narrative, les deux personnages se mélangent progressivement, jusqu’à en échanger leurs traits et fonctions narratives. The Fool devient devient Fitz, Fitz devient the Fool. Les titres de différents tomes en version originale, qui, en se faisant écho, témoignent de la reprise et de l’autoréflexivité caractérisant l’œuvre, l’illustrent parfaitement le brouillage entre les identités et positions des protagonistes, mais aussi entre les identités extratextuelles des livres: voir Assassin’s Quest (1997)/Fool’s Quest (2015) ou Fool’s Fate (2004)/Assassin’s Fate (2017). Le titre de la dernière trilogie, The Fitz and the Fool (Le Fou et l’Assassin) n’évoque ainsi non plus un seul personnage, le Fou ou l’Assassin (qui est aussi désignée par le titre The Farseer), mais deux, réunis en une entité: le Catalyseur et le Prophète blanc, le Bâtard et le Fou (The Fitz and the Fool), ou les deux faces d’une même pièce.
1. Dans le cadre de la rédaction de cet article, la question des références et des titres des tomes s’est avérée particulièrement problématique en raison des multiples rééditions ayant entrainé divers changements de titre de l’œuvre dans l’espace francophone. Afin de rendre cette étude plus accessible au lectorat francophone, mais également afin de conserver une cohérence entre la division des tomes en langue originale et celle de la traduction, nous avons choisi d’indiquer le titre des éditions françaises correspondantes, présentement en cours de publication chez J’ai lu, entre parenthèses après les titres en anglais: L’assassin royal-Première époque pour The Farseer Trilogy, L’assassin royal-Deuxième époque pour The Tawny Man Trilogy et Le Fou et l’Assassin pour The Fitz and the Fool Trilogy (qui, dans une édition future, devrait prendre le titre de L’assassin royal-Troisième époque). En effet, dans ces éditions, la répartition des différents tomes fait davantage écho aux trois trilogies de la version anglaise. Il convient également de souligner que le titre englobant de Cycle de l’Assassin royal ne fait référence qu’aux aventures de FitzChivalry Farseer: il n’inclut donc ni Les aventuriers de la mer (The Liveship Traders Trilogy), ni La cité des Anciens (The Rain Wilds Chronicles). Ces arcs narratifs s’inscrivent plutôt dans la plus vaste série au titre non officiel de Royaume des Anciens (The Realm of the Elderlings), laquelle comprend aussi les péripéties de Fitz. Pour plus de détails, une fiche des tomes constituant l’œuvre anglaise et de leurs différentes (ré)éditions en français est fournie en annexe.
2. L’homologie entre les homonymes «fitz» et «fits» est d’ailleurs soulignée par le héros acerbe lorsque son père adoptif, Burrich, lui propose de trouver un nom «qui lui va»: «”Just think about it yourself for a while. You’ll come up with a name that fits.” “Fitz,” I said sarcastically, and saw Burrich clamp his jaw» (Hobb, 2014 [1995]: 69).
3. La Citadelle des Ombres est l’un des titres donnés aux nombreuses rééditions de la série en français. Pour plus de détails, voir l’annexe.
4. Cette structure est complexifiée dans la troisième trilogie, The Fitz and the Fool (Le Fou et l’Assassin), avec l’ajout d’une seconde voix narrative, celle de Bee Farseer, la fille cadette de Fitz. La fin de la série révèle que la troisième trilogie a été entièrement rédigée par la fillette, alors que son père mourant narrait sa vie. Les paroles du narrateur, relayées par une autre plume, forment alors une narration et un récit de soi d’autant plus marqués par le changement: celui initié par un père masquant certains éléments à sa fille, et poursuivi par une fillette qui, bien que très lucide, interprète à sa manière son père et agit comme une nouvelle interface entre les souvenirs de celui-ci et l’identité mise en texte: «I have endeavored to record the events of my father’s life as he has put them unto his wolf-dragon. I can tell that when I’m near and writing, he selects what he will share with great caution. I accept that he must have many memories that are too private to share with his daughter. […] It had been two days since he’d spoken coherently enough for me to understand him. But still I’d stayed beside him, adding illustrations to the memories he had spoken aloud» (Hobb, 2017: 837-839. Italiques dans le texte original).
5. Un événement analogue marque la fin du premier tome de The Fitz and the Fool, Fool’s Assassin, où la plus jeune fille de Fitz, Bee, est enlevée suite au massacre de la maisonnée. À chaque fois, la dévastation du domicile du héros-narrateur (re)déclenche la quête et l’oblige à remettre en question ce qu’il considérait comme acquis.
6. Comme indiqué précédemment, dans The Fitz and the Fool Trilogy, Fitz n’est plus l’unique héros-narrateur. La voix de sa plus jeune fille, Bee Farseer, prend progressivement le relai, et marque l’émergence d’une héroïne, et d’une parole et d’une autorité narrative féminines au sein du récit de L’assassin royal, dominé par une perspective masculine.
7. La présence d’un lectorat est par ailleurs énoncée dès le premier tome, dans lequel Fitz s’adresse à un «you» diffus et anonyme.
8. Notons toutefois que, dans la version jeunesse francophone, la représentation de Fitz sur les pages couvertures est questionnable. Afin sans doute de faire appel à un lectorat plus jeune en évoquant la naïveté et l’innocence, le héros-narrateur y a été dépeint comme un jeune homme blond aux yeux bleus. Or, il est souvent mentionné que les yeux et les cheveux du personnage principal sont noirs, et que son teint est basané, à l’image d’ailleurs de celui des gens peuplant son royaume. En plus de soulever certains questionnements quant à la connotation négative associée au noir et au brun, ces changements de couleur poussent à l’extrême une tendance déjà observable sur les couvertures des éditions pour adulte, où la peau de Fitz est blanche plutôt que brune. Effectués dans une optique de commercialisation, ces déplacements contribuent selon nous à rendre invisible la représentation positive d’individus racisés en fantasy. Ils sont d’autant plus problématiques puisqu’ils sont faits par le biais des illustrations officielles d’une œuvre qui met de l’avant différents processus de marginalisation et qui procède à une inversion discursive des normes extradiégétiques occidentales dominantes en proposant un univers où le sujet blanc est «altérisé», c’est-à-dire rendu autre, violenté, voire déshumanisé.
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