Selon le bédéiste britannique Alan Moore, la prise de risques fait partie intégrante du processus créatif chez l’artiste: «Take risks. Fear Nothing, especially failure. As a living and progressive process, your writing should constantly be looking for the next high windswept precipice to throw itself over… Don’t worry about going too far. There isn’t a Too Far» (Di Liddo, 2009: 161). Dans cette vision, on ne saurait aller trop loin en abordant l’imaginaire et ses figures traditionnelles. L’œuvre, mais c’est également le cas pour les protagonistes y évoluant, se singularise ainsi, en transgressant les normes qu´impose ou suggère implicitement l’esprit du temps et en permettant de repousser les frontières de l’imaginaire à partir desquelles nous nous définissons.
C’est un enjeu d’autant plus significatif lorsqu’il s’intègre au phénomène de la transfictionnalité. Ce concept, que développe Richard Saint-Gelais à l’intérieur de son ouvrage Fictions transfuges: la transfictionnalité et ses enjeux (2011), explique comment les auteurs peuvent revisiter des œuvres canoniques: il s’agit du «phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel» (Saint-Gelais, 2011: 7). La transfictionnalité caractérise ainsi des œuvres qui vont rouvrir des univers narratifs dont les frontières semblaient fixes.
Ce regard contemporain permet, dans une perspective féministe, de retravailler des œuvres dont les personnages sont majoritairement – voire exclusivement – masculins, mais également d´exhumer, voire de rassembler, des protagonistes féminins «oubliés». Dans une culture qui tend à être saturée par la production de nouvelles œuvres, regrouper des œuvres dans lesquelles se manifestent des personnages féminins est une manière efficace de les garder bien vivants. Les figures, qu’elles soient traditionnellement masculines ou féminines, peuvent également être réactualisées à travers des personnages féminins dans les œuvres de manière à diversifier tant la création actuelle que l’héritage culturel sur lequel elle repose.
En effet, si nos habitudes tendent à invisibiliser cette dynamique, le ratio entre les personnages masculins et féminins dans la fiction est encore complètement inégalitaire et – c’est vraisemblablement une conséquence de ce premier point – des différences relatives au genre subsistent toujours et forment plusieurs tropes tenaces. Le test Bechdel (du nom de la bédéiste états-unienne éponyme) illustre efficacement la disproportion: alors qu’il devrait être aisé de remplir les critères du test [1], le taux de réussite est seulement de 57,5 % en 2015 (Wikipédia). L’effacement de personnages féminins forts derrière le héros diégétiquement élu, incarnant cette figure solaire qui remonte aux premières épopées, est également un trope récurrent qu’on retrouve dans l’ensemble de la culture.
De par ce traitement c´est systématiquement un jeune homme qui occupe la place de héros de l’histoire – la sienne dès lors qu’il triomphe des obstacles et sauve le monde. Ce faisant, la structure narrative, en plus d’être de plus en plus éculée, empêche les personnages féminins de pouvoir atteindre leur pleine visibilité dans l’univers diégétique malgré leur persévérance, étant donné la fonction actantielle du héros. Les personnages féminins, qui ne sont généralement pas placés au premier plan dans une part importante de la fiction canonique, peuvent ainsi être récupérés par des fans et des auteurs consacrés (ou des auteurs consacrés et fans). Ainsi, on peut se plaire à imaginer Hermione comme héroïne de la saga Harry Potter (qu’il faudrait alors rebaptiser) et ainsi renommer chaque tome en fonction de la place indéniable qu’elle occupe dans les récits et leur intrigue, comme le fait l’artiste internaute Floccinaucinihilipilificationa. En effet, la sorcière adresse souvent à son ami à lunettes de précieux conseils qu’il ignore durant la majorité de l’histoire. En fait, le seul véritable danger qu’il y aurait à confier la narration à Hermione serait la possibilité d’atteindre trop rapidement la résolution de l’énigme dans chaque tome. En effet, cela supprimerait du même coup les errances de l’orphelin, ce qui ne me manquerait pas de réduire considérablement le récit. Les titres choisis sont souvent humoristiques: du premier tome, «Hermione se fait deux amis inutiles», au dernier, «Hermione donne à ses enfants les noms les moins laids» (traduction libre). Le nom du deuxième tome expose toute la sagacité de l’héroïne: «Hermione est plus compétente que tout le monde malgré qu’elle soit dans le coma» (http://floccinaucinihilipilificationa.tumblr.com/post/160340936572, traduction libre).
Ainsi, devant cet indéniable manque de diversité d’un large pan de la culture, la bande dessinée indienne Kari (2008) d’Amruta Patil et le comic anglais Lost Girls (1991-92; 2006) d’Alan Moore et de Melinda Gebbie montrent comment leurs personnages, plutôt que de subir l’effacement ou la faible reconnaissance sociale, basent leurs tactiques là-dessus de manière à pouvoir d’abord échapper à leur cadre spatio-temporel pour mieux réapparaitre aux yeux du lecteur en se mettant ensuite en scène dans l’espace de l’œuvre par l’intermédiaire de la fiction dans de véritables tableaux transfictionnels.
Les différents personnages sont d’autant plus problématiques qu’ils entrent en conflit avec leur société respective et ses maux spécifiques. Dans Lost Girls, il s’agit du legs de la société victorienne avec sa façade de respectabilité malgré des violences sociales et sexuelles qui vont aboutir à la Première Guerre mondiale. Alan Moore a plusieurs fois déconstruit la société victorienne dans son œuvre – From Hell trace une représentation très élaborée du Londres victorien. Dans Kari, il s’agit de l’uniformité de la dictature de l’image [2] et du machisme toujours bien installé dans la société indienne contemporaine. Vis-à-vis d’une société codifiée au regard paternaliste et donc convaincu de sa bienfaisance et de sa légitimité, la résistance s’articule à travers la subjectivité des héroïnes, qui vont rapidement occuper la marge sociale.
Les images et les fragments textuels transcendent souvent l’uniformité des cases et la structure narrative classique avec son espace pour le texte et pour les images. Dans la bande dessinée, qui consiste en un art de la synthèse où la place des dialogues est généralement limitée, les discours des protagonistes s’étendent dans la marge des planches où ils peuvent davantage se développer, hors de la surveillance du visuel et des personnages masculins qui monopolisent déjà l’espace verbal. Ainsi surgissent les voix narratives des personnages qui résistent à la mise en page classique du médium. De fait, on échappe plusieurs fois au modèle convenu du gaufrier [3] pour produire des tableaux qui remplissent l’entièreté de la page et qui viennent cristalliser la puissance évocatrice de la fiction sur le réel. Les filles démultiplient les métamorphoses diégétiques et formelles en s’inspirant d’autres femmes fortes et en dépassant les représentations archaïques toujours bien vivantes dans leur société. Que ce soit dans les boîtes de nuit indiennes ou dans l’auberge autrichienne idyllique, les femmes peuvent se rassembler dans un lieu-refuge, hors des contraintes de leur cadre spatiotemporel et se redéfinir dans l’épanouissement de leur sexualité et de leur imaginaire. Ces lieux échappent à la rigueur de la société normalisante, visant l’homogénéité. On peut d’ailleurs les analyser comme des safespaces, espace où ceux qui l’occupent peuvent se retrouver et d’échanger sur leurs expériences spécifiques à l’écart de toute toxicité et marginalisation.
Un autre monde doit exister – ou alors il faut l’engendrer – qui s’éloigne de la tyrannie de la tradition de Smog City, insistant sur une certaine vision essentialisante de la femme et des relations à l’intérieur du couple dans une logique hétéronormée. Il faut aussi absolument quitter la violence virile de l’Europe au seuil de la Première Guerre mondiale où le progrès (scientifique, technologique, artistique, social, etc.) est associé à la rationalité et au masculin.
Le concept de paratopie de Maingueneau rend merveilleusement compte des enjeux de la spatialité dans les œuvres: «une localité paradoxale […] qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser» (Maingueneau, 2004: 52-53). La représentation des lieux est à la fois précise et ouverte, reposant sur la mise en récit. Si nous pouvons aisément nous situer géographiquement, la narration exprime la subjectivité des héroïnes qui s’inventent un espace vaste de résistance et de possibles transcendant le lieu tangible. Smog City, la grande ville où se déroule le récit de Kari, est un lieu ambigu en soi. Le lecteur reconnait évidemment la grande ville indienne Mumbai, anciennement appelé Bombay, mais il n’en s’agit pas moins d’une ville imaginaire qui permet d’insister (de manière analogue à Gotham City dans les comics de Batman), en se focalisant visuellement, de par les tonalités délavées et le style graphique, sur certaines tensions spécifiques aux enjeux de la société indienne contemporaine, notamment la pollution et l’uniformité sociale.
Le phénomène est encore plus marqué lorsqu’on observe un lieu précis qui est associé à la protagoniste, par exemple le Crystal Palace, son domicile. Deux représentations en sont montrées au lecteur: la première se compose de l’aura féérique et onirique qui entoure le conte éponyme indien (16), tandis que la seconde est réaliste et ordinaire (19). Une longue liste accompagne d’ailleurs l’image de l’appartement de l’héroïne, indiquant tous les accessoires que les cinq colocataires doivent posséder en produisant ce que Barthes nomme un effet de réel. Ce sont de fait souvent les petits détails de la vie quotidienne qui permettent d’ancrer les personnages dans le monde réel et nous permettent de croire en eux. Un plan détaillé de l’appartement montre d’ailleurs non seulement les pièces et les chambres des personnages, mais aussi tous les meubles et les accessoires présents dans le logement. L’ensemble est assurément plus bordélique et hétérogène que l’homogénéité du conte classique où les filles semblent être interchangeables, formant une série (avec toujours sensiblement les mêmes éléments mis à l’avant de manière à ce qu’elles éblouissent le regard d’autrui). Même si l’usage du nom est en partie ironique (tendant à déconstruire la vision traditionnelle du conte), on sent à travers la narration de Kari que son regard parvient à capter un peu de cette lumière présente dans l’imaginaire, ne se laissant pas happer par la fadeur du réel.
L’auberge dans les Alpes autrichiennes offre un cadre idyllique. Le voyage en ce lieu favorise la renaissance et l’épanouissement des personnages meurtris par leur passé avec sa nature enchanteresse pour ces filles étrangères, anglaises ou américaines. Ce lieu se trouve en outre à l’écart des graves agitations politiques: le récit se déroule au seuil des événements qui mènent à la Première Guerre mondiale, avec l’assassinat de l’archiduc d’Autriche en 1914 venant conclure le second tome. L’endroit évoque plutôt l’exotisme et le romantisme à travers plusieurs éléments: le flânage autour de l’auberge, le contact avec la nature, l’Art nouveau omniprésent au sein de l’hôtel, les divertissements candides avec le cerf-volant et l’usage de la langue française de l’aubergiste M. Rougeur – nom s’associant à l’intensité que permet le lieu. En effet, il y a à la fois rupture et affranchissement vis-à-vis d’une société hypocritement puritaine. Dans cette dernière, le corps doit être ou, du moins, paraitre bien caché et maitrisé, sous peine de laisser se libérer des pulsions sexuelles insatiables, d’où la prétendue nécessité (évidement complètement illogique) de baliser, contrôler et dominer le corps féminin. Les trois filles apparemment inconnues, sans histoires, et égarées dans les Alpes, laissent progressivement resurgir leur histoire passée, tandis que leur corps s’affranchit du discours idéologique conservateur et réducteur. Malgré les passages sombres de leur récit, la fiction permet de produire son propre espace où il devient possible de mieux s’accepter à travers ses souvenirs et son corps en se réconciliant avec son propre passé.
Les différentes femmes refusent de correspondre à un rôle fixe tant d’un point de vue social que sexuel, l’hétéronormativité s’opposant à la pansexualité. Les deux œuvres présentent des héroïnes ayant une sexualité qui échappe progressivement à la logique binaire, ces dernières en viennent naturellement à explorer leur sexualité de manière à définir pleinement leur identité. Ce qu’exprime Kari s’applique également aux trois héroïnes de Lost Girls: «Tour à tour, les filles me maternent et me draguent ouvertement. Ne vous méprenez pas: la femme hétéro, c’est un mythe» (58). La sexualité permet d’illustrer tant les constructions sociales que le développement de visions du monde où deviennent fondamentales la flexibilité et l’ouverture à une myriade de possibles.
La visibilité et l’invisibilité des personnages et des communautés deviennent un enjeu significatif à mesure que se développe un sentiment de sororité, heureuse contrepartie au boys’ club [4]. En tant que lecteur, nous ne pouvons qu’observer l’errance des héroïnes qui, en s’affranchissant des dictats de leur société, échappent aux événements déterminants de leur monde diégétique. Ceux qui détiennent traditionnellement le pouvoir, les militaires ou les barbus, peuvent surgir bruyamment n’importe quand et ramener l’attention sur eux et leur autorité virile, que ce soit par l’éclat d’un rire gras et convaincu de son importance ou par le tir du canon d’une arme à feu.
Les yeux de Kari, bien visibles à cause de l’utilisation du khôl, qui accentue ses expressions, se contentent le plus souvent d’observer son environnement et les gens le peuplant. Ses écrits narrent efficacement leurs singularités en insistant sur ses réactions. Elle-même passe pourtant généralement inaperçue, sauf à l’égard de ses proches, comme si la multitude de figures qu’incarne Kari dépasse le commun des mortels. Sans être exhaustif, on compte celles de l’ange déchu et de la démone, de la survivante, de la superhéroïne, à travers laquelle la protagoniste se compare à Trinity du film Matrix (1999), du passeur, de l’androgyne et de l’anarchiste.
Les jeunes filles qui se rendent à l’agence de publicité où Kari travaille comme stagiaire tentent de rayonner sur les photographies et de se métamorphoser pleinement par rapport à leur quotidien dur et morne. Alors que la plupart des planches sont en noir et blanc, les photographies, elles, sont en couleur (65). Avoir la chevelure idéale doit permettre d’atteindre une vie meilleure (dans l’imaginaire capitaliste). Kari préfère nettement le spectacle des fruits qu’elle n’a pas les moyens de se payer et avec laquelle elle peut momentanément jouer en les manipulant (66). Ceux-ci représentent des natures mortes que se plait à subvertir la protagoniste en les déplaçant, tandis que le terme artistique vient également qualifier les jeunes modèles féminins dont on capture l’éclat avant de les rejeter dans ce lieu précaire qu’est Smog City. Lost Girls insistent encore davantage sur le spectre du visible. Deux exemples l’illustrent: premièrement, le récit commence et se termine par la narration du miroir d’Alice (le lecteur voit seulement ce qui se réfléchit dans sa surface durant ces deux chapitres), indiquant d’emblée le dialogisme qu’entretiennent les visions des personnages et le miroitement au cœur de l’œuvre; deuxièmement, la première séquence présentant Wendy se conclut en affichant des ombres en arrière-plan qui montrent ses désirs refoulés dans cette société victorienne et donne des indices au lecteur pour comprendre qui est réellement la jeune femme (chap. 3, 7-8).
Le titre de l’œuvre, Les filles perdues, réfère d’ailleurs aux garçons perdus de Peter Pan, enfants de l’imaginaire qui n’appartiennent plus aux règles de la société de leur temps. Il faut un temps au lecteur pour reconnaitre les trois filles: Alice de l’œuvre éponyme (1865), Wendy de Peter Pan (1911) et Dorothy du Magicien d’Oz (1900). Ces trois grands personnages féminins de la culture populaire ont vieilli en proportion du moment où leur récit a été créé. Alice est ainsi la plus âgée. Elles ont également changé depuis leur création autant par rapport au temps diégétique que par rapport à la manière dont Moore relit ces classiques. Chaque héroïne a d’ailleurs un chapitre qui l’introduit avec un élément iconique. Nous avons évoqué le miroir pour Alice, qui lui a permis de se réconcilier avec elle-même en acceptant le double visuel que l’objet lui montre. Pour Wendy, il s’agit de la mise en scène assez révélatrice de son ombre, qui montre comment son imaginaire et désir sexuel[JM1] [aL2] se confronte à la réalité décevante dans laquelle son mari refoulé demeure infantilisant et conservateur jusqu’à ce qu’éclate sa propre homosexualité. On reconnait finalement Dorothy à ses souliers iconiques, qui sont d’ailleurs exposés au National Museum of American History à Washington. Les personnages sont appelés à tour de rôle à conter leur histoire (un épisode à la fois) dans un cercle qui acquiert rapidement une dimension mythique où l’érotisme de la fiction contamine le(ur) réel.
Plus solitaire, Kari rencontre Angel et développe une réelle affection pour cette femme plus vieille sur le seuil de la mort, qui aurait été sa supérieure si elle n’avait dû se retirer pour des raisons médicales. Les deux personnages se ressemblent, refusant les compromis et les feintes politesses. Kari l’accompagne durant son cancer du sein et promet de remplir le rôle de passeur à la manière de Charon sur sa barque lorsque le moment sera venu. Le corps de l’héroïne cache d’ailleurs une trace, une marque, celle des ailes d’un ange déchu, tatouée dans son dos, qui reste généralement invisible. En échange de ce signe de confiance, Angel lui montre ses prothèses mammaires qu’il lui faut porter à la suite de son cancer. Comme les trois héroïnes de contes qui vont se dénuder au sens propre comme au figuré pour dévoiler qui elles sont, Kari se met à nu plusieurs fois pour s’observer et réussir à s’accepter, en évoquant notamment son ancienne relation amoureuse avec Ruth, dont elle considère alors l’apparence idéale (puisque respectant parfaitement les règles de la féminité), qui est aussi éloignée que possible de la sienne.
Avant de présenter son spot publicitaire chevelure féérique, qui a remporté le prix le plus prestigieux en publicité, elle décide finalement de s’offrir une coupe de cheveux symbolique en hommage à Angel, lui donnant une apparence androgyne à l’opposée du modèle vanté dans la publicité (ou de Ruth). Comme elle l’explique, elle aurait pu opter, au moment où elle doit justifier son choix, pour une fiction en prétendant avoir besoin de cette coupe pour rejoindre l’armée ou pour un quelconque rôle dans un film, elle choisit cependant d’insister et de maintenir la vérité malgré l’incertitude du coiffeur voulant maintenir les différences genrées (106-107).
À travers les récits, on passe de la métamorphose du corps des protagonistes à la transformation du corps des œuvres. Plusieurs tableaux représentant des objets culturelles s’intègrent à la narration des deux bandes dessinées. Il importe à ce propos d’analyser comment les œuvres originales sont revisitées (et comment l’image est modifiée à l’intérieur du nouveau récit). Le peintre Avigdor Arikha, dans Le regard et la peinture (2010), explique qu’un tableau inclut toujours deux éléments, la peinture et l’image: «La peinture est visible en dehors de la signification. L’image n’est visible que par la signification. La peinture révèle. L’image rappelle» (Arikha, 2010: 259).
Autant en littérature qu’en art visuel, les artistes consacrés sont très majoritairement des hommes, surtout lorsqu’on mentionne des classiques, des œuvres intemporelles. Par exemple, Kari reprend, à titre d’hommage, Les deux Frida (1939) de Kahlo, ou, en se les réappropriant, La Cène (1495-98) de da Vinci et Christina’s World (1948) d’Andrew Wyeth, tandis Lost Girls réactualise des classiques littéraires, écrits uniquement par des hommes: Les Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Le Magicien d’Oz de Lyman Frank Baum et Peter Pan de J. M. Barrie.
Dans cette nouvelle version de La Cène, à la place du Christ et de ses douze disciples masculins, nous avons Kari et ses deux colocataires féminins du Crystal palace (58-59). Kari s’éloigne du centre de la table (vide de nourriture), tandis que Billo est naturellement placée au centre. Les personnages féminins sont d’abord positionnés en fonction de leur valeur relative selon une conception classique de la féminité (être belle, douce et se trouver un mari nous rappelle le discours de la mère). La plus belle, «d’une beauté un peu torturée» (22), est au centre et devient ce Christ qui fume. Le Christ devient une femme qui a faussement pensé s’émanciper par quelques extravagances occidentales avant de rentrer dans le rang et de se caser. Delna, doublure de mains et de pieds dans la publicité, prend la deuxième place en partant du centre. Dans cette vision archaïque de la femme, Kari ne peut être que Judas. Son allure trahit les siens, en plus de son orientation sexuelle ambiguë. Dans la deuxième planche, Kari est placé en première position comme femme assurément moderne, et Billo, en dernière. La première refuse d’ailleurs de prendre tout à fait la pose attendue tandis que la seconde n’a pas compris que le contexte a changé et que la position qu’elle répète ainsi n’est à présent plus adéquate (elle ne s’adresse à aucun personnage de la manière dont elle est placée). Avec Les Deux Frida, qui ouvre l’œuvre, nous avons l’amour initial et impossible entre Ruth et Kari (Ruth prend un mari, comme le lui rappelle sa mère, qui souhaite la même chose pour sa fille). Christina’s World (6) présente la survivance de Kari après son deuil amoureux de Ruth et le début de son errance identitaire. On retrouve aussi le fameux plan du film American Beauty (1999) montrant la jeune femme blonde couchée sur un lit de roses, qui devient le plan final du spot publicitaire de chevelure féérique (qui est mis en contexte à l’aide du conte de La Belle au bois dormant et l’inévitable piqûre de l’aiguille). Le recyclage culturel que contient la publicité semble devoir critiquer implicitement la dictature de l’image, cette souffrance acceptée pour être la plus belle… La réutilisation de tableaux célèbres permet d’inscrire la corporéité des femmes dans l’Art, rappelant leur absence passée et révélant leur actuelle réalité (pour reprendre le vocabulaire d’Arikha).
Retournons à nos contes : ce qu’il faut comprendre à propos d’Alice, de Dorothy et de Wendy, c’est qu’elles n’ont pas réellement vécu les aventures extraordinaires qui leur sont associées dans Lost Girls. C’est plutôt à travers la remémoration et la narration de leurs expériences aux deux autres «filles» que va se cristalliser la multitude de rencontres sexuelles réalistes dans le récit. Ces dernières deviennent alors mythiques et produisent les scènes fantastiques que nous connaissons (consistant en des métaphores qui illustrent la puissance évocatrice de la fiction). L’initiation sexuelle de Dorothy survient lorsqu’elle se masturbe pour la première fois, ses doigts réalisant comme un mouvement de tornade en elle qui la transporte bien loin (chap. 7, 6), tandis que Wendy se sent en train de s’envoler lorsqu’elle s’envoie en l’air avec un jeune garçon nommé Peter qui l’initie à la sexualité (chap. 8, 7). Pour chaque héroïne, l’aventure continue et raconte les différents épisodes du conte classique. Une splash page vient toujours métamorphoser la narration qui, sinon, serait parfaitement réaliste et la sublimer dans l’imaginaire. Dans Comics as Performance, Fiction as Scalpel, Annalisa Di Liddo analyse cette page-synthèse: «suggesting both the eternal power of imagination and the suspension of time perceived in the intense moment of the orgasm» (Di Liddo, 2009: 149). La planche illustrant le fameux crocodile de Peter Pan, métaphore du temps qui passe, est particulièrement réussi, le prédateur terrifiant le capitaine crochet (un adulte proxénète abusant des enfants dans Lost Girls) devenant, dans la bande dessinée, une vulve avec des dents qui symbolise la revanche sur le temps passé avec le phallus comme représentation du pouvoir (chap. 27, 6).
Le travail de Lost Girls (et de Kari) évoque une autre œuvre d’Alan Moore: Promethea (1999-2005), qui représente une gigantesque odyssée et réflexion sur le territoire de l’imaginaire et de ses résonnances possibles et innombrables. On retrouve la volonté de rassembler tous les mythes et les influences artistiques en les affranchissant de toute autorité littéraire dans une logique de transfictionnalité et en leur restituant toute leur hétérogénéité. Ce sont les différentes générations de Promethea qui diffusent le pouvoir de l’imagination et partagent à l’humanité le feu sacré qui pourra toujours nous éclairer.
Kari et Lost Girls présentent le récit d’héroïnes qui se réinventent continuellement et qui parviennent à investir une multitude de lieux de la fiction et de l’imaginaire. En venant s’alimenter de matériaux préexistants (les peintures, les œuvres littéraires), les bédéistes peuvent à la fois rassembler des voix féminines «perdues» et les réinvestir en montrant toute l’atemporalité de leur figure. Mon précédent article dans ce dossier sur l’ingouvernabilité s’est intéressé à la cyborg Gally dans Gunnm (1990-95) et à l’immortelle Wilhelmina Murray et à la fille pirate du légendaire capitaine Nemo dans The League of Extraordinary Gentlemen (1999-2019), à travers leur confrontation active vis-à-vis des aberrations de leur société. De façon assez différente, les quatre protagonistes de cette analyse n’hésitent pas à disparaître face à la violence et la bêtise de leur société, ce qui leur permet à la manière de la luciole de Didi-Huberman de réapparaître, au moment adéquat, lorsque ces survivantes le choisissent, plus fortes et surtout unies.
[1] La réussite du test se fonde sur trois conditions simples. (1) Est-ce que l’œuvre possède deux personnages féminins nommés ? (2) Est-ce que ces personnages se parlent au moins une fois dans toute la durée de l’œuvre ? (3) Est-ce que ces personnages parlent d’autres personnages masculins durant leurs échanges ? On pourra toujours trouver des œuvres intéressantes, voire féministes, qui ne remplissent pas les conditions et qui mettent pourtant en scène un ou plusieurs personnages féminins. Un film comme Gravity (2013) d’Alfonso Cuarón met principalement en scène un unique personnage féminin. Il n’en demeure pas moins que la presque totalité de la production actuelle propose des films dans lesquels les personnages masculins réussissent sans peine à satisfaire les trois conditions. Il s’agit donc d’un enjeu de représentativité auquel toutes les œuvres devraient naturellement vouloir tendre, statistiquement la moitié de la population étant composée de femmes. On évite ainsi plusieurs problèmes qui en résultent (pour ne nommer que lui, le syndrome de la stroumpfette, qui isole un unique personnage féminin dans un monde sinon essentiellement masculin (c’est le cas de plusieurs grandes sagas, par exemple Star Wars)).
[2] Cette expression est empruntée à la regrettée écrivaine Nelly Arcan. On la retrouve dans son roman Folle (2004) à travers la question du reflet (du miroir, de la fiction, des contes) et de la lumière (totalitaire, médiatique, debordienne).
[3] Dans le vocabulaire de la bande dessinée, le gaufrier désigne une mise en page classique constituée de trois ou quatre lignes de trois ou quatre cases. Cette mise en page se répète sur chaque planche. Il peut toutefois y avoir de légers changements (par exemple, la fusion de deux cases pour en former une plus grande).
[4] Martine Delvaux, dans Les filles en séries (2013), définissait déjà le concept de boys’ club: «l’identité du masculin ne dépend pas du club dont il fait partie. Le boys’ club vient après la masculinité, et il vient la renforcer. Les hommes s’agencent entre eux, mettent en commun des identités déjà constituées. Le boys’ club n’est pas une cause dont l’identité masculine serait un effet; c’est, plutôt, le résultat d’une identité» (19). Elle a par la suite publié l’essai Le boys club (2019).
ARIKHA, Avigdor, Le regard et la peinture, Paris, Hermann, 2010, 428 p.
DELVAUX, Martine, Les filles en série : des Barbies aux Pussy Riot, Montréal, Remue-ménage, 2018, 275 p.
DI LIDDO, Annalisa, Alan Moore: comics as performance, fiction as scalpel, Jackson, University Press of Mississippi, 2009, 211 p.
FLOCCINAUCINIHILIPILICATION (2017, 5 mai). «The Hermione Books». Récupéré le 26 avril 2018 de <http://floccinaucinihilipilificationa.tumblr.com/post/160340936572>
Maingueneau, Dominique, Le discours littéraire : paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin, 2004, 262 p.
MOORE, Alan, Melinda GEBBIE, Lost Girls Book 1-3, Marietta, Top Shelf, 2006
PATIL, Amruta, Kari, Vauvert, Au diable Vauvert, 2008, 115 p.
SAINT-GELAIS, Richard, Fictions transfuges: la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Éditions du Seuil, 2011, 601 p.
WIKIPÉDIA (2018, 2 avril). «Test de Bechdel». Récupéré le 26 avril 2018 de <https://fr.wikipedia.org/wiki/Test_de_Bechdel#cite_note-8>
Lapointe, André-Philippe (2020). « Se raconter ensemble dans «Kari» et «Lost Girls» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/se-raconter-ensemble-dans-kari-et-lost-girls-la-corporeite-dans-limaginaire-et-la-communaute], consulté le 2024-12-21.