Même si l’expression Young Adult Literature (ou Fiction) demeure imprécise –le genre désigne-t-il avant tout un public adolescent (13 à 17 ans) ou plus âgé (18 à 25 ans)?–, les enjeux de ce genre d’oeuvres sont généralement liés à la transition vers l’âge adulte et aux nouvelles responsabilités associées à cette période d’ouverture au monde. Une importance y est accordée au rite de passage, à la place de l’individu dans la société, à la diversité, à la résistance et à la subversion 1 Cette transition, de l’enfance à l’âge adulte, est fréquemment questionnée par la génération Y (1980-2000), qui se refuse à répéter les mêmes erreurs que la génération précédente. De fait, au tournant du millénaire, le paysage culturel, social et politique est pour le moins sombre: avec la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, le capitalisme et l’idéal de consommation n’ont plus de concurrent significatif. Les changements climatiques semblent inévitables, dans cette logique de développement continu si chère à notre système économique. Parallèlement, le rêve américain et l’idéal banlieusard (autour du triangle famille-maison-travail) ont été abondamment déconstruits. L’introduction de l’essai Le dérèglement du monde (2009) d’Amin Maalouf diagnostique l’état alarmant de l’humanité à l’aube du XXIe siècle en ces mots: «Nous sommes entrés dans le nouveau siècle sans boussole» (Maalouf, 2009: 11).
Le monde présente de nombreux signes de dérèglement. Dérèglement intellectuel, caractérisé par un déchaînement des affirmations identitaires qui rend difficile toute coexistence harmonieuse et tout véritable débat. Dérèglement économique et financier, qui entraîne la planète entière dans une zone de turbulences aux conséquences imprévisibles, et qui est lui-même le symptôme d’une perturbation de notre système de valeurs. Dérèglement climatique, qui résulte d’une longue pratique de l’irresponsabilité. (Maalouf, 2009: quatrième de couverture)
La complexité du monde contemporain explique, selon le bédéiste britannique Alan Moore, le fait que plusieurs se tournent vers des fictions d’une grande simplicité. La popularité grandissante des adaptations super-héroïques au cinéma durant la dernière décennie serait en partie due au sentiment de perte d’emprise sur le monde.
En outre, si le modèle du protagoniste élu, puisant en lui une force incroyable et s’opposant au vilain de la génération précédente, tend à être de moins en moins crédible, il est souvent seulement divertissant. Richard Mèmeteau, dans Pop culture. Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités (2014), explique d’ailleurs que le héros populaire classique est souvent vide (dépourvu de grande qualité spécifique) et que tout le monde peut incarner en lui ses aspirations: «le héros agit comme un miroir pour les croyances des autres en lui et révèle ce faisant une puissance politique contenue ailleurs qu’en lui-même. […] tout le monde pourrait devenir un héros» (Mèmeteau, 2014: 192). La culture populaire ayant développé un regard métafictionnel sur elle-même, ce trope de l’élu est souvent directement mis en scène (et critiqué) au sein des oeuvres populaires d’aujourd’hui.
La bande dessinée Scott Pilgrim, écrite par l’auteur canadien Bryan Lee O’Malley et publiée en six volumes, de 2004 à 2010, est une œuvre à laquelle toute une génération s’est identifiée. La présente analyse va poser, à travers la quête initiatique de Scott, la question des enjeux contemporains du passage à l’âge adulte. À travers des volumes allant en se complexifiant, le personnage de Scott Pilgrim réalise la nécessité de s’ouvrir aux autres (ainsi qu’à sa propre intériorité et à son passé), et la prééminence des liens ainsi créés. En s’intégrant à sa communauté –pas à titre de héros, mais simplement comme individu adulte–, il peut mieux accepter la complexité du monde. L’analyse va d’abord observer la place centrale des jeux vidéo dans la narration, constituant pour le protagoniste à la fois un refuge réconfortant à l’angoisse existentielle et un pan considérable de culture contemporaine partagée par sa communauté. Ensuite, nous verrons comment la représentation de Scott Pilgrim en héros solitaire ne peut que provoquer un blocage au développement du récit, dans lequel le présent paraît vain et la mémoire, problématique. Finalement, nous analyserons l’émergence d’une communauté diversifiée autour d’une mémoire commune et d’un même territoire.
Dans Peter Pan (1904) de J. M. Barrie, Neverland est un endroit atemporel où est conservé l’imaginaire des enfants. Les grandes figures fictives de cette époque –les pirates, les «Indiens», les sirènes, etc.– y sont réinvesties et mises en scène. Peter Pan, l’éternel enfant, refuse de quitter le pays imaginaire et d’endosser les responsabilités du monde adulte (post-)victorien. Dans un double mouvement, Scott Pilgrim s’inscrit dans la filiation symbolique de Peter Pan et représente aussi l’imaginaire dans lequel la génération Y a grandi. Ainsi, ce personnage montre la difficulté d’endosser le mode de vie de jeune adulte, de nos jours.
Avec Figures, lectures (2007), premier tome des Logiques de l’imaginaire, Bertrand Gervais définit l’imaginaire «comme une interface, une médiation symbolique qui, si elles ne répondent à aucune logique simple, offrent des schèmes et des figures qui servent à se penser et se représenter le monde» (Gervais, 2007: 13). Ces figures se constituent en trois étapes: «ce qu’elle présuppose», «ce qu’elle engage» et «ce qu’il advient des formes ainsi générées» (Gervais, 2007: 11). En suivant le protagoniste principal de l’œuvre, le lecteur constate à quel point celui-ci perçoit le monde à partir de l’imaginaire propre aux premiers jeux vidéo, principalement ceux de la première génération de Nintendo –soit la Nintendo Entertainment System (NES). Comme le souligne Boris Nonveiller, dans son article «Subjectivité et intermédialité dans Scott Pilgrim»: «Ce médium semble à ce point avoir une influence sur lui qu’il a tendance à structurer sa manière de penser» (Nonveiller, 2016: 68). De façon analogue aux médiums cinématographique et littéraire, les jeux vidéo semblent donc devenus des incontournables culturels, pour la génération Y. Il en est de même pour Scott Pilgrim.
Dans l’introduction de Vieille école (2018), ouvrage consacré aux jeux de la NES, Alexandre Fontaine-Rousseau revient sur le triomphe de cette console, pour les jeunes, au tournant des années 90:
Le succès du NES sera instantané. […] Sa part de marché pour 1988 [est] d’environ 70 %. En 1990, 30 % des foyers américains possèdent un NES. La situation relève essentiellement du monopole. […] Plus qu’une simple console de jeu, le NES va s’avérer être un véritable phénomène culturel; quiconque ayant grandi sous son règne aura été profondément marqué par celui-ci, de même que par tous les rituels y étant associés. Qui n’a jamais soufflé dans une cassette, espérant ainsi la faire fonctionner? Nos parents nous forçaient parfois à aller jouer dehors. Mais dans les faits, nous allions y tuer le temps, en attendant de pouvoir retourner à l’intérieur pour terminer une partie de Super Mario Bros. 3. […] Le plombier moustachu était devenu plus célèbre que Mickey Mouse. Toute l’iconographie l’entourant nous était familière. (Fontaine-Rousseau, 2018: 6-7)
La Game Boy (1989-1999), console portable, et la Super Nintendo (1991-1999) consolident par la suite la place de Nintendo dans l’imaginaire des jeune de la génération Y. Les deux consoles proposent de nouveaux jeux mettant en scène leurs héros qui seront, plus tard, associés à la compagnie (Super Mario, Link, Samus, Donkey Kong, etc.) On retrouve des références à certains de ces héros dans Scott Pilgrim. D’ailleurs, si la majorité des critiques et des analyses sur Scott Pilgrim insistent sur son impact générationnel, elles mentionnent généralement toujours l’importance de l’imaginaire vidéoludique sur celui-ci –tant dans la structure même de l’œuvre que dans la mise en page des situations et dans les allusions graphiques ou textuelles. Crossed (2013-14), une émission animée par Karim Debbache portant sur les adaptations cinématographiques de jeux vidéo, se conclut d’ailleurs, en guise de happy ending, sur le film Scott Pilgrim vs. the World (2010) d’Edgar Wright:
Parce que je trouve ça rassurant qu’on puisse réaliser une grosse production moderne et bienveillante avec, pour héros, un jeune fan de jeu vidéo. La grosse différence avec pas mal d’autres films, c’est qu’il ne se contente pas de montrer un gamer, c’est le film qui transpire cet univers dans la façon dont il est pensé. Pour moi, c’est la preuve que le jeu vidéo n’est plus juste vu comme un argument commercial. C’est quelque chose qui est fait naturellement partie de la culture et qui s’y est intégré assez organiquement. Ce que prouve Scott Pilgrim, c’est que des gens qui ont grandi avec le jeu vidéo commencent à devenir cinéaste, scénariste, auteur, graphiste, artiste, et ne méprisent plus la culture gamer comme ils ont l’habitude de le faire. Parce que cette culture existe dans l’imaginaire collectif. Personne ne considère plus Mario comme une icône geek, c’est juste une partie du paysage culturel. Et, tout devient extrêmement grisant au moment où l’on comprend que, contrairement à ce que l’on pourrait penser au départ, le film n’essaie pas d’être un film de gamer, il essaie d’être un film générationnel. C’est ça qui lui donne une portée si importante. (Debbache, 2014)
Force est de constater que les jeux vidéo se sont inscrits dans l’imaginaire de manière comparable à d’autres figures populaires, qui se sont lentement imposées et qui ont, depuis, acquis leur légitimité. Par exemple, les superhéros ont connu ce genre de parcours, avec des personnages comme Batman et Superman, et avec l’œuvre de bédéistes comme Jack Kirby, Alan Moore, Frank Miller et Grant Morrison. Anne Besson, dans Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain (2015), explique comment ces imaginaires s’inscrivent dans les fictions contemporaines et structurent la diégèse, ainsi que l’horizon d’attente, du public:
les jeux en ligne, le partage de fichiers, Second life et le Web 2.0, […] la réhabilitation du fan, du nerd, du geek, l’emprise du storytelling et la réinvention de soi […]: chacun de ses vecteurs participe à la construction d’un imaginaire commun propre à l’occident postmoderne. Ensemble, ils disent que le monde est une histoire, que l’œuvre est un monde, et que tout est jeu à part le jeu lui-même, qui est sérieux […]. Nous vivons donc un âge de la fiction, de l’imagination réhabilitée –l’adjectif substantivé «l’imaginaire» s’est d’ailleurs imposé de façon spectaculaire pour désigner des constellations culturelles partagées, des modalités d’appréhension commune dont il faut relever qu’elles se disent en termes de fiction: la coalescence «des images» que l’on se fait de telle ou telle chose produit un total «imaginaire»… (Besson, 2015: 4-5, 9)
La bande-dessinée semble toute désignée pour recycler les codes du jeu vidéo. Le récit de la bande dessinée se résume aisément, et il possède la simplicité narrative des classiques emblématiques de la NES. En effet, même si l’histoire de Scott Pilgrim se déroule dans le Toronto contemporain et avec une belle diversité de personnages, l’œuvre récupère avec humour les tropes de l’univers vidéoludique. Scott Pilgrim apprend sa quête principale à la fin du premier tome: il va devoir combattre les sept ex maléfiques de Ramona Flowers pour conquérir son cœur, à la manière du héros des Super Mario et des The Legend of Zelda, qui doit affronter les «boss» à l’intérieur des donjons de chaque jeu. Évidemment, la vie étant quelque peu plus complexe que la structure d’un vieux jeu vidéo avec un objectif rapidement identifiable, altruiste et profitable, à mesure que le récit progresse, la quête de Scott Pilgrim est de plus en plus remise en question, en même temps que les rôles narratifs initialement distribués.
Malgré les similarités, la série Scott Pilgrim comporte souvent plus de complexité que les jeux de NES. Par exemple, comme l’explique le théoricien Scott McCloud dans Understanding Comics (1992), l’apparence cartoon –plutôt que réaliste– de Scott favorise notre identification au protagoniste, à l’exemple de Mickey Mouse ou Super Mario (McCloud, 1992: 36). Scott Pilgrim a aussi ses moments glorieux, certes (il parvient à vaincre tous les ex), mais aussi ses heures plus lâches, visibles à travers son quotidien et ses responsabilités de jeune adulte, par lesquelles ne passent jamais les héros vidéoludiques classiques. Ramona n’a, pour sa part, rien de la pauvre demoiselle en détresse comme le sont généralement les princesses Peach et Zelda. Elle tend d’abord à renverser son rôle dans le duo masculin/féminin en révélant sa force, puis gagne en complexité en révélant son aspect trouble.
Un ensemble de clins d’œil vient illustrer l’intertextualité du jeu vidéo. L’œuvre BD et ses deux adaptations n’utilisent d’ailleurs pas les mêmes références, qui changent en fonction du médium. La bande dessinée Scott Pilgrim contient une multitude d’informations visuelles et iconiques, et peut reprendre naturellement des références textuelles. À titre d’exemple, le chapitre 34 s’intitule A Link to the Past (titre du troisième opus de The Legend of Zelda [1991]). L’adaptation cinématographique, qui condense en une semaine les événements des six tomes se déroulant en une année, va jouer sur l’aspect musical et le souligne dès l’ouverture: l’introduction d’Universal Studios est entièrement réalisée en 8 bits. Lorsque Scott rêve, dans le film, on entend également le fairy theme de The Legend of Zelda. Le jeu vidéo d’Ubisoft de Scott Pilgrim (2010) rappelle entièrement l’esthétique et le gameplay de la NES, hybride moderne entre deux classiques de beat them all: Double Dragon (1987) et River Ransom City (1989). Lors des niveaux bonus, le joueur se déplace sur un parcours qui ressemble au Rainbow Road des Mario Kart, en cassant les briques des mondes souterrains de Super Mario Bros (1985). Dans la BD et dans le film surviennent un game over lors du premier affrontement entre Scott et Gideon, le dernier ex maléfique (O’Malley, 2010: 127) –dans le jeu vidéo, de nombreux game over ne manqueront d’advenir, la difficulté étant assez élevée et à l’image des jeux de l’époque.
Si l’œuvre se construit en montrant la place naturelle des jeux vidéo dans l’imaginaire moderne, ceux-ci constituent aussi une fuite dans l’imaginaire pour Scott. En effet, alors que Scott a fui assez lâchement sa première rencontre avec le dernier ex maléfique et qu’il n’a aucune idée d’où se trouve Ramona, ni si elle est encore intéressée par lui, il tente de réussir à sauver le monde dans un jeu vidéo rétro. Évidemment, ses proches, comme son ancien colocataire Wallace et son ami guitariste Stephen, lui disent qu’il doit réagir à la disparition de Ramona et à l’arrivée prochaine de Gideon, après des mois de procrastination. Scott, son regard rivé sur le minuscule écran et de la bave au bord de sa bouche, ne donne pas l’impression qu’il les écoute très attentivement. Ainsi, plutôt que de réaliser les limites de sa quête principale, que met en abyme le jeu vidéo rétro, il s’évertue à passer ce dernier. À la fin du chapitre, il annonce triomphalement qu’il a battu «ce gars dans le jeu vidéo» (O’Malley, 2010: 20), sans même être simplement capable de nommer son adversaire ou même le titre du jeu. Avec la fin de l’aventure se fissure l’idée de progression linéaire propre au héros solaire et solitaire qu’on retrouve dans les jeux vidéo, dont la structure reflète la culture populaire de son époque:
Bien que le NES ait eu une profonde influence sur son époque, il demeure un pur produit de celle-ci. L’esthétique de ses jeux évoque tout un réseau de références propre à la fin des années 1980 et au début des années 1990: gros bras, commandos, courses futuristes, dinosaures, arts martiaux, adaptations de films et de dessins animés à succès… (Fontaine-Rousseau, 2018: 7)
D’ailleurs, le titre des tomes suggère ironiquement l’évolution héroïque classique dans laquelle le récit s’ouvre avec une situation initiale harmonieuse et se conclut avec le dénouement épique d’une aventure enrichissante. De fait, le premier tome s’intitule Scott Pilgrim’s Precious Little Life et le dernier, Scott Pilgrim’s Finest Hour. Mais, une évolution grandiloquente de l’espace est également sous-entendue: le deuxième tome se nomme Scott Pilgrim vs. The World et le cinquième, Scott Pilgrim vs. The Universe. Cette progression rappelle celle de plusieurs héros de Nintendo où le déploiement dans l’espace permet à l’aventure de se complexifier en se narrativisant à travers une succession de tableaux. Le tout premier Super Mario Bros. (1985) parvient effectivement à lier ses tableaux dans une aventure incroyablement riche pour l’époque.
Super Mario Bros. est immense. Aujourd’hui, ça ne paraît peut-être plus tant que ça. Mais à lui seul, le niveau 1 est plus vaste que la plupart des jeux l’ayant précédé. Ce n’est toutefois que le premier des quatre tableaux qui composent le premier monde. Le jeu compte pour sa part huit de ces mondes, pour un total de trente-deux niveaux totalement différents les uns des autres. À titre indicatif, l’arcade de Donkey Kong ne comptait que quatre tableaux distincts. […] Cette envergure inédite confère à Super Mario Bros. une dimension narrative intrinsèque, que vient subtilement souligner le défilement continu de l’écran de jeu de la gauche vers la droite. La nature ininterrompue de l’action trouve un écho dans les transitions qui mènent Mario d’un niveau à l’autre. En créant visuellement des liens tangibles entre les différents environnements de jeu, Shigeru Miyamoto nous invite à concevoir notre progression en termes d’histoire. (Fontaine-Rousseau, 2018: 20-21)
Les épisodes subséquents continuent d’agrandir la dimension de l’aventure. Pour Super Mario Bros. 3 (1988), Nintendo se sert de cet argument pour promouvoir le jeu: «The biggest, most exciting MARIO BROS adventure yet!» (boite du jeu). Dans Super Mario World (1990), le plombier quitte le Mushroom Kingdom pour un véritable monde à explorer avec des embranchements à certains niveaux. Plus récent, Super Mario Galaxy (2007) donne une dimension cosmique au jeu. En revanche, le rapport à une spatialité vidéoludique qui grandit pour montrer l’évolution du protagoniste –plus l’aventure est longue, contient de niveaux, s’étend sur un vaste territoire, plus elle semble durer longtemps, plus son personnage devenir puissant– ne peut s’appliquer à la croissance de Scott. Cette dernière passe au contraire par son enracinement dans une série de lieux, par le développement de relations interpersonnelles et par une véritable mémoire qui permet d’éviter de reproduire sans cesse les mêmes schémas pour changer sa manière d’appréhender certaines situations conflictuelles.
En structurant son existence comme un jeu vidéo classique, Scott ne peut qu’observer son quotidien comme futile, voire pénible. C’est la succession d’affrontements qui semble avoir une réelle valeur, qui lui permet de progresser. Par contre, lorsque Scott affronte Gideon Graves, ce dernier lui apprend qu’il a créé la ligue des ex maléfiques –un nom qui évoque le manichéisme d’anciens comics de superhéros– alors qu’il était complètement ivre à la suite de sa rupture avec Ramona. Cela teinte toute l’intrigue d’une absurdité, voire d’un pathétisme certain. Leur combat survient d’ailleurs alors que Ramona et Scott ne sont toujours pas revenus ensemble, les deux adversaires croyant assez lamentablement qu’elle est auprès de l’autre.
Le jeu vidéo No More Heroes (2007) de Goichi Suda propose également un découpage des temporalités similaire: l’une épique et grisante où le héros affronte des centaines de sbires avant d’atteindre l’un des onze tueurs ayant un meilleur rang que lui pour l’éliminer et le remplacer; l’autre en faisant des tâches monotones et aliénantes dans une ville vide et sans intérêt. Dans les deux cas, très peu d’interactions sont offertes au joueur. Cette œuvre identifie ainsi le fossé colossal qui existe entre le joueur et son avatar dans la plupart des productions vidéoludiques. Moins cynique, la bande-dessinée canadienne, à travers l’ensemble de sa narration, souligne l’importance du quotidien partagé avec des proches, des moments d’errance où rien ne semble se passer et même des échecs.
La bande dessinée aborde aussi la précarité financière de l’âge adulte, les factures et la cuisine à l’intérieur d’une mise en page suffisamment diversifiée pour ne pas devenir ennuyante, voire banale. Par exemple, lorsqu’on voit pour la première fois l’appartement de Scott et de Wallace, son coloc est présenté comme un être absolument cool et beaucoup plus mature que Scott. Une planche montre ce que chacun possède, ou souligne plutôt le fait que Wallace possède à peu près tout dans l’appartement (O’Malley, 2004: 12). Lui appartiennent le lit, le tapis, la lampe murale, toutes les fournitures de cuisine, l’ordinateur, la télévision, etc., tandis que la narration indique que Scott possède les quelques trucs qui trainent sur le sol, dans un coin, ou encore les objets que Wallace lui a achetés. La mise en page utilise l’esthétique propre aux jeux de rôle: la présence de points d’expériences, d’objets modifiant les statistiques, d’une jauge d’urine, etc. La narration rend ainsi comparables des combats épiques et des quêtes beaucoup plus ordinaires comme le besoin de trouver une bouteille d’eau en pleine canicule. Une jauge de soif élevée apparaît, accompagnée par un autre indiquant son (absence d’)argent (O’Malley, 2007: 34).
Tant que sa vision du temps est segmentée, Scott ne peut voir ses responsabilités de jeune adulte et son travail d’introspection que comme des transitions guère palpitantes entre les affrontements épiques que viennent illustrer de magnifiques splash pages. Son passé de gamer semble l’avoir préparé à ces derniers bien davantage qu’aux actions ordinaires et, par moment, aux relations humaines. Par exemple, son premier emploi d’aide-cuisinier, qui consiste à couper des légumes et à laver la vaisselle, semble une épreuve excessivement longue et intense, ce que la narration souligne à travers le texte hyperbolique («One million hours later») et les zoom-in et -out sur le visage de Scott et sur le restaurant, comme si ce dernier était son adversaire dans un western (O’Malley, 2007: 92). Dans la plupart des jeux vidéo, le joueur n’est pas obligé d’assister aux tâches de la vie quotidienne des protagonistes. Par exemple, dans le jeu vidéo de gestion Les Sims (2000), une ellipse survient durant la période du travail. À l’instar de cette logique, le lectorat n’a pas accès au travail de Scott à travers la narration. On le voit entrer au travail, puis ressortir.
Durant le récit, ses rêves sont particulièrement révélateurs de son imaginaire. Il y est généralement en train de jouer à un jeu vidéo (devant sa télévision) ou à l’intérieur même d’un jeu vidéo. Deux environnements oniriques se manifestent aussi à plusieurs reprises dans la narration. D’abord Lost Woods, de la série The Legend of Zelda, qui représente un lieu mystérieux et labyrinthique, et, chez Scott, sa propre errance. Il existe, dans la plupart des jeux, une astuce pour éviter de s’y égarer, mais, comme Scott dit, il ignore le code pour s’en sortir (O’Malley, 2007: 55) pour sortir de son errance. Ensuite, Scott rêve aussi à un immense désert infini –dont la représentation, comme pour la forêt, est brute, étonnement dépourvue d’imagination–, qui exprime à différents moments son sentiment de solitude et son imaginaire de la fin.
La mémoire déficiente et peu fiable de Scott narrativise aussi certains épisodes de sa vie pour qu’ils correspondent à une fiction vidéoludique. Ces problèmes de mémoire sont présents chez l’ensemble des protagonistes de l’auteur et sont symptomatiques de leur passage à l’âge adulte. Pour Gervais, «l’oubli est le symptôme d’un malaise, lié à la complexité du monde contemporain, marqué par le rythme accéléré des transformations technologiques, sociales et culturelles» (Gervais, 2007: 12). À travers tout cela, la figure du minotaure (et l’altérité qu’elle représente) ne manque pas de surgir. Ils viennent illustrer la confusion des personnages dans leur quête identitaire et formatrice, qui, dans l’espace de la bande dessinée, devient labyrinthique, sur le plan de l’espace. Les cases montrent bien les déplacements des protagonistes dans l’espace urbain torontois ou états-unien. Ceux-ci reviennent fréquemment sur leur pas après une impasse –chez Scott, il s’agit souvent d’une rencontre indésirable.
L’amnésie partielle des personnages de Scott Pilgrim perturbe aussi leur rapport à la temporalité. Tout au long de la diégèse, Scott remarque qu’il a perdu une partie de ses souvenirs. Le lecteur peut d’abord penser qu’il s’agit seulement de sa propre négligence étant donné que Scott manque fréquemment de cohérence. Cependant, les remarques relatives aux trous de mémoire reviennent trop souvent pour être narrativement anodines. En plus, la mémoire et le réel sont questionnés dans l’ensemble des autres œuvres du bédéiste: par exemple, dans Lost at Sea (2003), Seconds (2014) ou Snotgirl (2017- ). La mémoire trouble des protagonistes semble s’y colmater de fictions proportionnellement extraordinaires au monde qu’ils habitent et venant de leurs champs d’intérêts dans la culture populaire. Lost at Sea et Snotgirl mettent en scène un personnage féminin introverti dont le passé revient la hanter et lui montre qu’elle n’a que peu d’ancrage réel dans le monde. La première pense qu’un chat, qui se multiplie au sein de la narration, a accidentellement volé son âme; la seconde croit avoir tué par mégarde sa nouvelle meilleure amie, qui cesse de revenir –réelle ou non– dans les cases. Seconds, quant à lui, raconte le récit de Katie en plusieurs versions. La jeune chef talentueuse veut ouvrir son propre restaurant et reconquérir son ancien amoureux. Lorsque Hazel, une serveuse très gênée, se blesse sérieusement au travail, Kate obtient de Lis, l’esprit du restaurant, des champignons qui lui permettent de modifier une partie de son histoire en créant le changement désiré. Au début, le but de Katie est purement altruiste: elle veut aider Hazel. Elle tente cependant rapidement de rendre sa propre vie meilleure, et les révisions se succèdent alors avec un rythme de plus en plus effréné. Après Scott Pilgrim et ses références vidéoludiques, il est difficile de ne pas faire le parallèle avec les champignons de Super Mario, qui représentent des vies supplémentaires et une multitude de possibles qui permettent au joueur d’améliorer sa progression et d’obtenir un meilleur score. Un enchaînement d’ennuis arrive à Kate à partir du moment où elle refuse d’écouter Lis. Elle commence à abuser des champignons magiques afin d’accéder à sa réalité idéale. L’accumulation inquiétante de véritables squelettes qui viennent remplacer différents personnages dans le restaurant montre, métaphoriquement, la conséquence de privilégier des choix davantage tournés vers soi: on se ferme à des rencontres autrement possibles. Le tortillement de la réalité est exposé à travers la narration qui semble se refermer sur l’héroïne, tandis que la représentation de l’espace devient hostile, labyrinthique. Avant de voir le premier squelette, la case montre en contre-plongée et de dos Katie qui pénètre dans le restaurant qui forme alors un dédale (O’Malley, 2014: 240).
Scott, à défaut de pouvoir récupérer des moments de sa vie comme Katie, en vient à se les réimaginer de façon caricaturale. Par exemple, les souvenirs de deux anciennes relations amoureuses de Scott sont sensiblement identiques. Le même décor est utilisé pour représenter les relations avec des filles complètement différentes, tandis que la narration présente Scott comme un amoureux formidable (O’Malley, 2010: 34 et 57). Ces souvenirs surviennent alors que chaque fille l’accuse d’avoir été un petit ami assez lamentable. Une étrange similitude existe entre les souvenirs amoureux de Scott et de Gideon Graves, l’ultime ex de Ramona. Lui aussi se (re)voit avec les mêmes soleil et fleur au style graphique enfantin. Tous deux possèdent l’assurance d’être le héros de leur propre histoire. Dans la culture populaire, des éléments rapprochent souvent le héros et son ennemi, ils deviennent les deux faces d’une même pièce (Sherlock Holmes et Moriarty, Harry Potter et Voldemort). En revanche, Scott se distingue de Gidéon, car il développe la faculté de se remettre en question à mesure qu’il récupère ses vrais souvenirs, grâce à ses amis. Cette capacité donne une complexité et une cohérence d’adulte à son existence, contrairement à celle de Gideon.
Voici un autre exemple: il y a deux versions très différentes du sauvetage de Kim par Scott, à leur école secondaire. La première rappelle l’esthétique du jeu vidéo Double Dragon avec la (sur)présence de sbires génériques, faibles mais omniprésents, qu’il faut affronter pour pouvoir atteindre, au dernier étage de l’immeuble, le «boss» final bien imposant et représentant une forme d’altérité (ici l’Asiatique). Dans ce scénario, la fille kidnappée attend passivement le secours du héros. Dans la deuxième et vraie version, l’adversaire est un garçon inoffensif et portant des lunettes, que Scott frappe parce qu’il sortait avec Kim. Scott se souvient également de ses adieux à cette dernière quand il déménage avec sa famille. Une magnifique planche montre un ciel étoilé, qui constitue le décor idéal à leur séparation. Sa beauté vient illustrer la tristesse et le déchirement des deux personnages, rappelant des scènes présentes dans de nombreux RPG. Lorsque Scott raconte ses souvenirs idylliques à Kim, celle-ci, très en colère, revient sur la vraie version. Il ne lui a jamais dit adieu, il l’a seulement dit à Lisa, une camarade de classe avec laquelle il ne semble pourtant jamais si proche, vraisemblablement pour éviter d’avoir à l’annoncer lui-même à sa petite amie. Ces récits montrent la complexité de relations réelles (par rapport à celles de jeux vidéo classiques) qui ne peuvent se poursuivre qu’en tenant compte de la somme de moments antérieurs –heureux ou non–, plutôt que de construire une version idéalisée.
Si ces attitudes négatives de Scott altèrent assez peu notre attachement pour le personnage, c’est parce que, rétrospectivement, il agit comme si sa vie et les gens qui l’entourent étaient à l’intérieur d’un jeu vidéo. Si un échec ou une déception surviennent, il se protège en l’oubliant et passe à une nouvelle aventure. Il se comporte comme s’il pouvait recommencer son histoire à chaque nouvelle fille qu’il rencontre. Chaque fois, elle devient la quête de sa vie en faisant littéralement table rase du passé.
En bout de ligne, cette attitude a un impact négatif sur Scott. En effet, à travers tous ces non-sens amoureux surgit le côté obscur de Scott Pilgrim, Nega Scott. Celui-ci rappelle la version sombre que possèdent plusieurs héros de jeu vidéo –l’exemple le plus connu est Dark Link dans The Legend of Zelda– ainsi que la figure du minotaure qui garde le labyrinthe. Afin de redevenir lui-même, Scott doit arrêter de combattre cette part d’ombre, qui renferme tous ses souvenirs les plus douloureux, et (re)fusionner avec elle. Cette fusion le happe littéralement, dans un éclat de flashback en gros plan qui redémarre sa mémoire. Il se souvient soudainement de la gamme d’émotions traversée par Ramona (O’Malley, 2010: 85-87), et cela lui fait prendre conscience de ses failles, et ainsi arrêter de répéter les mêmes structures de comportement problématiques. Le nom du chapitre, «A Link to the Past», prend dès lors un sens différent, insistant sur la valeur de cette remise en question.
Après avoir identifié les deux principaux problèmes de Scott vis-à-vis la temporalité (sa mémoire déficiente l’empêche de profiter pleinement du présent en s’enlisant souvent dedans), observerons la dimension spatiale de l’œuvre, et à la représentation de l’espace et des communautés que partagent les personnages de Scott Pilgrim.
D’emblée, la société de consommation contemporaine peut entraîner un paradoxe consumériste, comme c’est souvent le cas dans la culture populaire. Par exemple, de nombreuses œuvres viennent ouvertement questionner le capitalisme et l’impérialisme, et leurs conséquences sociales et écologiques, tout en offrant une pléthore de produits dérivés aux fans, qui, en souvent les achetant, encouragent la société de consommation. Cette dénonciation ne nous empêche tout de même pas d’acheter des sac à dos, porte clés ou autres objets quotidiens à l’effigie de la franchise de Scott Pilgrim. La série comporte toutefois son lot de dénonciation, sans être pamphlétaire. Par exemple, lorsque Scott affronte le troisième ex, ils doivent parcourir le plus rapidement possible un immense magasin. Cette course se métamorphose en une traversée aux proportions homériques. Les sirènes qui tentaient Ulysse sont ici des biens de consommation qui, en éblouissant les personnages, les détournent de leur progression (O’Malley, 2006: 64-68). Le récit questionne ainsi le piège de ces temples de la consommation, qu’on sait néfaste d’un point du vue environnemental, mais auxquels on éprouve de la difficulté à résister.
La mauvaise musique que semblent jouer Kim, Scott et Stephen est aussi une manière pour eux de résister au consumérisme. Ce n’est pas si important que leur groupe de musique indépendant soit bon ou non, tant qu’ils restent authentiques, pensent-ils. Renier son identité pour faire de l’argent est critiqué à travers les dialogues des personnages. Dans le film, leur groupe finit par être produit par Gideon Graves, dont l’influence s’étend sur la ville. La voix de Kim semble zombifiée lorsqu’elle annonce ce constat honteux: «We are Sex Bob-omb, we are here to make money and sell out and stuff» (1h 49min 13sec). Après que ne soit survenu le game over, dans la seconde version de la même scène, la voix de Kim rectifie sa première affirmation et, après qu’elle ait présenté leur groupe d’une voix authentique et énergique, Scott peut aller affronter (et vaincre) Gideon Graves. Ainsi, sans se réclamer ouvertement de la culture alternative, les personnages encouragent ainsi davantage la culture locale et évitent la culture mainstream. La présence de groupes indépendants, qui parsèment les six volumes (Nonveiller, 2016: 67-68), montre cette préférence.
Scott et ses amis se déplacent aussi beaucoup dans Toronto, habitant l’espace. La multitude de lieux éclectiques de Toronto renforce le cadre réaliste du récit. Par exemple, on voit la bibliothèque publique de Toronto, le Rockit («À l’époque une petite salle pour les groupes amateurs/indépendants, aujourd’hui fermée»), le Pacific Mall («Supermarché asiatique à la frontière de la municipalité de Toronto»), le Sonic Boom («Grand magasin de disques indépendant, connu pour l’achat et la revente de CD d’occasion»), des boites de nuits, des petits restaurants, le célèbre Casa Loma, etc. («Scott Pilgrim», Wikipédia) 2 En tout, Wikipédia recense 18 lieux réels qui dévoilent le caractère particulier de la ville et des communautés s’y retrouvant. Chester N. Scoville qualifie d’ailleurs l’œuvre d’«urban fantasy» (Scoville, 2014: 202) pour désigner l’importance de la spatialité dans la fiction. Ce cadre permet d’illustrer le mode de vie et le cheminement identitaire de la plupart des jeunes adultes, dont les promenades au sein de la BD métaphorisent l’errance. Ainsi, à défaut de maîtriser pleinement la temporalité, ils apprennent à connaître l’espace où s’ancre leur quotidien et leur communauté, variée et enrichissante du fait de la faillibilité de ses membres, qui peuvent se comprendre et s’entraider. Par exemple, Ramona a, comme Scott, à la fois des moments forts et d’autres vulnérables. Lorsqu’elle le quitte temporairement, elle se retire dans la nature pour réfléchir à sa vie, ce que Wallace, le plus mature du groupe, voit comme une occasion idéale pour se ressourcer. Cependant, elle avoue par la suite qu’elle a principalement binge-watch tous les épisodes des X-Files pendant sa retraite. La solitude ne lui réussit pas plus qu’à Scott qui, durant cette période, est en train de passer son temps à jouer à des jeux vidéo rétro.
Les narrations montrant d’autres personnages demeurent brèves, mais, à travers les six volumes, l’œuvre donne de plus en plus de place à l’ensemble des personnages s’inscrivant dans l’histoire. Elles permettent de montrer que les autres protagonistes ont une existence bien définie et extérieure à celle de Scott, qui, s’il est visible dans leur narration, occupe une place secondaire. Le début du troisième tome montre d’ailleurs les liens sous forme de réseau entre les différents personnages, dont plusieurs ne sont que très indirectement liés au protagoniste principal. Par exemple, le personnage de Kim est tout aussi riche et complexe que ceux de Scott et Ramona. Kim est l’une des premières à rejoindre le petit groupe qui va devenir, une fois adulte, leur communauté. Pourtant, elle a de l’amertume au sujet de son passé, qui se transforme en cynisme. Après avoir rêvé à la mort de Scott, la narration continue de la suivre et focalise sur son quotidien, où elle va travailler dans un club vidéo.
Si combattre les ex maléfiques de Ramona permet à Scott de découvrir des fragments du passé de sa nouvelle petite amie, cette quête révèle surtout sa propre mémoire, et le lectorat accède ainsi au passé commun du groupe. Par exemple, des planches sur fond noir laisse entrapercevoir plusieurs moments sous forme d’ellipses qui permettent de reconstituer l’importance qu’ont eue des œuvres vidéoludiques et musicales découvertes en groupe. Vieille école revient sur la valeur formatrice des moments de partage, dans un contexte culturel:
Ces découvertes aléatoires que nous faisions par accident étaient ensuite partagées, ce précieux savoir se transmettant ainsi au gré des séances de jeu communes — qui impliquaient plus souvent qu’autrement de longs marathons de Super Mario Bros. 3. Je me souviens du sentiment d’émerveillement ressenti lorsqu’un ami m’a montré que dans le monde 1-3, il suffisait de rester accroupi quelques secondes sur un bloc blanc pour aller «derrière» le niveau (Fontaine-Rousseau, 2018: 151).
Le lecteur assiste donc au parcours de Scott, qui s’ouvre à la vie sociale, développant des amitiés, quittant la calme banlieue de l’enfance pour trouver sa place en ville.À travers les six tomes, les étapes significatives, rétrospectivement, de leur amitié permettent de former et rassembler cette communauté qui ne va cesser de grandir et de s’enrichir mutuellement en partageant le même imaginaire et rapport à la spatialité.
Cette œuvre est significative pour bon nombres de jeunes adultes contemporains parce qu’outre ses qualités formelles et son rythme maîtrisé, elle identifie l’importance qui est accordée à l’imaginaire dans la vie contemporaine, dont les jeux vidéo occupent une place considérable. Le récit montre comment le médium vidéoludique –comme une grande part de la culture populaire– influence les attentes de Scott et structure sa pensée. En tentant de reconstituer sa mémoire déficiente et ses errances de jeune adulte, le lecteur se trouve à réécrire l’histoire d’une part suffisamment représentative de jeunes de la génération Y et leur rapport complexe à la dimension spatio-temporelle de leur existence de jeune adulte.
Le regard que porte cette bande dessinée canadienne sur le médium vidéoludique, en l’intégrant pleinement dans la culture, est profondément original. Depuis quelques années, des jeux vidéo indépendants viennent également questionner directement le médium –tant sa narrativité que son interactivité– de manière à le faire évoluer. Par exemple, outre sa narration, qui se construit en déjouant les attentes du joueur, le RPG Undertale (2015) permet au joueur, à travers plusieurs styles de jeu, de définir son rapport à l’autre. Un large spectre de dénouements permet même de ne combattre aucun monstre. Ainsi, le joueur peut choisir d’interagir avec chaque créature de manière à résoudre les conflits pacifiquement, plutôt que de produire un génocide en exterminant tous les habitants du jeu, dans le scénario le plus sombre. Outre cela, Celeste (2018), par son esthétique et ses thèmes, rappelle Scott Pilgrim. Si le désert était représentatif de la quête identitaire de Scott, l’ascension d’une montagne symbolise, dans Celeste, la quête de l’héroïne pour s’accepter comme elle est, malgré son anxiété. La narration met en scène à la fois sa persévérance, le retour de ses angoisses sous la forme d’une part d’ombre maléfique et leur affrontement-réconciliation. Les deux jeux insistent également sur la communauté variée qui se tisse à travers l’aventure.
1. On retrouve l’ensemble de ces thèmes dans le podcast Pop-en-Stock sur la «Young Adult Fiction». De plus, le collectif Diversity in Youth Literature (2013) démontre aussi l’importance du genre, de manière à développer la compréhension et l’empathie du public et des chercheurs pour ce corpus.
2. D’ailleurs, dans Seconds, Scott et Ramona viennent manger dans le restaurant où travaille Katie, produisant un forum transfictionnel.
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