La relation du fan à la star, telle qu’elle a été précédemment soulevée en conclusion du premier volet de cette analyse1, nous permet d’étudier un autre discours important du film, celui de la formation des icônes cultes et du fantasme de la culture de fans. La star de cinéma indien, depuis la naissance de celui-ci en 19132, a toujours été adulée et idolâtrée à l’image des dieux qu’elle incarnait dans les films mythologiques des balbutiements de l’industrie. Comme l’écrit Wendy Culter dans son article intitulé «Mythe et pouvoir dans les films bollywoodiens: création de nouvelles figures mythiques»:
[En] Inde, lorsque les premiers films indiens –les films mythologiques– étaient diffusés au début du XXe siècle dans les salles de cinéma, il n’était pas rare de voir des spectateurs accomplir leurs dévotions à l’apparition des acteurs interprétant un dieu à l’écran. En effet, le simple fait d’apercevoir un dieu permet d’établir un «contact» avec celui-ci. En cela, les salles de cinéma remplissaient la fonction de temple et le cinéma pouvait être considéré comme un nouveau mode de représentation des dieux et des mythes. (Cutler, 2013)
Cutler explique alors que, dans une société où la mythologie est omniprésente, il est normal que certains héros3 glissent aisément, dans l’esprit des spectateurs, de l’univers filmique à la réalité. Culter écrit:
La star est l’acteur ou l’actrice qui pompe une partie de la substance héroïque, c’est-à-dire divinisée et mythique, des héros de films, et qui, réciproquement, enrichit cette substance par un apport qui lui est propre. Quand on parle du mythe de la star, il s’agit donc en premier lieu du processus de divinisation que subit l’acteur de cinéma et qui fait de lui l’idole des foules. (Cutler, 2013)
D’ailleurs, en Inde, on ne dit pas «Quel est votre acteur préféré?», mais bien «Quel est votre héros préféré?», question à laquelle les gens répondront toujours par le nom d’un acteur. L’acteur est alors perçu comme role model, comme guide de vie et, souvent même, de moralité et de spiritualité4.
Revenons à Om Shanti Om et analysons la construction de Shanti en tant qu’icône culte intradiégétique pour ensuite la comparer à la figure culte d’OK. Shanti est une figure idéale fantasmée par Om Prakash, amoureux de cette image cinématographique. Om s’adresse d’ailleurs à l’image de Shanti lorsqu’il se confie à une gigantesque affiche la représentant, reprenant ici la scène inédite de Singin’ in the Rain (Kelly, 1952) et la chanson You Are My Lucky Star dans laquelle Debbie Reynolds s’adresse à la tête d’affiche de Gene Kelly.
Om Prakash rencontre Shanti pour la première fois en personne lors de la première de Dreamy Girl. Alors que tous les invités sont installés dans la salle de cinéma, le film projeté nous présente une chanson chorégraphiée, Dhoom Taana.
On y voit Shantipriya danser et chanter au milieu de nombreux chorégraphes. Cette item song se veut un hommage de Farah Khan au cinéma Bollywood des années 70. Y sont reprises plusieurs scènes de films dont sont inspirés les décors, les costumes et les chorégraphies, mais surtout, par une technique de montage numérique, trois acteurs, tirés de différents films5. Shanti chante en s’adressant à ces personnages transfictionnels muets pour l’occasion et donc absents.
Om, assis dans la salle de cinéma, fantasme de l’accompagner dans cette chanson. S’imaginant intégrer l’image, il prend cette parole que les autres hommes, citations filmiques, n’ont pas puisque, sortis de leur contexte originel, ils n’ont plus qu’une valeur, celle de l’hommage. Ils ne font pas partie de la diégèse6.
Un peu plus tard dans le récit, lors d’une soirée ensemble, Shanti offre à Om un globe de neige. Cet objet symbolisera dès lors cette relation idéalisée, fantasmée entre Om et Shanti. Om emmènera Shanti dans un studio où il lui déclarera son amour dans une chanson, Main Agar Kahoon. Main Agar Kahoon est une déclaration d’amour dans un décor qui fait écho encore une fois à Singin’ in the Rain et la chanson You Were Meant For Me. Cela rappelle ce que Shanti est pour Om: un fantasme né du cinéma et de ses artifices. D’ailleurs, Shanti ne chante dans cette chanson que lorsqu’elle est fantasmée par Om, quand celui-ci se projette aux côtés de Shanti à la place des personnages qui valsent dans le globe de neige. Om avouera à Shanti après cette chanson: «If I do get sad, I watch your films. Because happiness for me means Shanti.» (Khan, 2007: 50:06).
La mise à mort de Shanti est aussi révélatrice de cette construction iconique qu’est l’actrice. Sur le futur plateau de tournage de Om Shanti Om, Mukesh affirme qu’il s’agit de la plus grosse production montée en Inde, mais que le décor sera démantelé. Cette fois, ce n’est pas la mise en scène d’un amour qui nous est donnée à voir, mais celle d’une mort, d’un assassinat. Comme Matt Hills l’évoque dans Fan Cultures, l’icône culte est une image réitérée à travers les multiples cadres socio-historiques, tout en représentant une époque et un milieu précis, celui de son apparition originelle, ce qui construit sa persistance temporelle. Hills écrit aussi que, tout comme le texte culte, l’icône culte se conçoit comme un récit infiniment différé, une textualité infinie de suppositions oscillant entre les récits d’homicide/suicide, de mort naturelle/assassinat, etc. (Hills, 2002: 142) C’est la mort de Shanti qui crée au final Om Shanti Om. C’est le tournant du film de Farah Khan.
Le but avoué de Mukesh est donc de détruire le décor et son actrice, comme un tout. C’est par souci de vraisemblance que Farah Khan, réalisatrice d’Om Shanti Om, a choisi Deepika Padukone, jusqu’alors inconnue de l’industrie cinématographique, pour incarner l’héroïne du film. Le choix de l’actrice incarnant une célèbre icône du passé s’est porté sur une jeune première dont le visage ne pouvait être associé à d’autres rôles qui auraient été postérieurs à la période évoquée, cette époque elle-même fantasmée puisque construite, comme nous l’avons démontré, d’intertextes multiples.
À l’inverse, OK, réincarnation d’Om, se veut une icône culte de notre époque contemporaine. Farah Khan, toujours par souci de vraisemblance, a utilisé un acteur déjà plus que célèbre dans le milieu de l’industrie bollywoodienne, Shahrukh Khan. La construction de la figure idéale d’OK se dresse donc à partir d’une icône préexistante dans la réalité, celle de Shahrukh Khan. Dans la seconde partie du film de Farah Khan, on peut donc observer plusieurs affiches représentant Shahrukh Khan qui deviennent, à l’intérieur de la diégèse, des objets du culte iconique d’OK. On assiste aussi à un rappel visuel de l’inversement des paradigmes lorsque OK s’entretient avec Pappu. Derrière eux se dresse, sur le même panneau où s’affichait le visage de Shanti trente ans plus tôt, une publicité dont le modèle posant pour Tag Heuer n’est autre que Shahrukh Khan.
Or, cette publicité mettant en scène Shahrukh Khan est placardée encore probablement aujourd’hui un peu partout à travers l’Inde ce qui participe à la vraisemblance de la figure iconique; les fans de Shahrukh Khan acceptent aisément le pacte de lecture et, brouillant la réalité et la fiction, tentent de dénicher toutes les références à la personne de Shahrukh Khan à travers le film, tentant de rapprocher le plus possible dans leur imaginaire l’icône culte fictive et l’icône culte réelle.
Dans plusieurs cas, c’est le film lui-même qui engendre explicitement le rapprochement que fait le spectateur entre les deux types d’icônes. En effet, on peut observer une tendance dans certains films (principalement produits par Red Chillies Entertainment7) qui travestissent ouvertement la figure de Shahrukh Khan afin de la transformer en personnage, un avatar presque identique à l’acteur réel. C’est le cas de Billu (2009), une transposition contemporaine de l’histoire d’amitié entre Sudama et Krishna, qui présente, un peu comme dans Om Shanti Om, une version fictionnelle de Shahrukh Khan, jouée par lui-même bien évidemment. Le film reprend à outrance les objets du culte des SRKians8: les affiches des films de Shahrukh Khan sont placardées sur tous les murs du village où se déroule le récit. Le personnage incarné par Khan se nomme Sanhir Khan et se fait appeler, tout comme Shahrukh lui-même, «King Khan». Le spectateur assiste aussi à un montage d’extraits d’une multitude de films de Shahrukh Khan, retraçant sa carrière entière.
Or, à la différence d’Om Shanti Om qui utilisait ce qu’on pourrait nommer «l’auto-citation» à des fins parodiques, Billu et son avatar de SRKrishna provoque un certain malaise puisque, non seulement la limite entre la fiction et la réalité est presque invisible, mais il associe explicitement Khan à la figure spirituelle de Krishna9.
Dans Om Shanti Om, l’«auto-citation» et la réutilisation de la figure de Shahrukh Khan sont principalement parodiques. En effet, pendant la séquence de la cérémonie des Filmfare Awards, le spectateur voit une série de petits clips présentant les films pour lesquels sont mis en nomination les acteurs masculins. OK est en nomination pour deux films dont les clips sont identiques, hormis la couleur de vêtements d’OK et l’actrice qui l’accompagne.
Il s’agit d’une petite boutade rappelant au spectateur l’acteur incarnant OK, Shahrukh Khan étant principalement connu pour ses rôles de fiancé idéal dans une myriade de comédies romantiques des années 90 et 2000. La musique des clips est tirée de Kuch Kuch Hota Hai, le décor de la scène et les costumes rappellent à la fois Dilwale Dulhania Le Jayenge et Mohabbatein. Ces allusions explicites à l’acteur derrière le personnage sont donc ambivalentes: elles facilitent l’adhésion du spectateur à la vraisemblance du personnage, mais elles ne cessent de le déconnecter de la diégèse.
La plus grande coupure diégétique se situe justement dans cette chanson-séquence intitulée Deewangi Deewangi, mentionnée plus tôt.
Plusieurs acteurs et actrices, trente au total, font leur entrée à tour de rôle dans la salle de réception déjà bondée de figurants, et participent à une danse collective. Ce sont là des caméos, les acteurs se présentent à la caméra en tant qu’eux-mêmes. OK disparaît alors pour laisser plutôt place à Shahrukh Khan qui exécute avec les différentes personnalités des séquences de chorégraphies tirées de films dans lesquels ils partageaient l’écran (Main Hoon Na, Kuch Kuch Hota Hai, Kal Ho Naa Ho, Mohabbatein), des citations chorégraphiques. Le spectateur assiste alors plutôt à une célébration du star-system bollywoodien, le fantasme d’une fête rassemblant toutes ces figures connues et idolâtrées.
On retrouve de plus en plus ce genre de chanson célébratoire dans les productions bollywoodiennes récentes. En effet, célébrant le centenaire de la naissance de l’industrie de Bollywood, Bombay Talkies10 nous présente quatre courts-métrages qui illustrent l’effet et l’influence du cinéma populaire indien sur son public en abordant les sujets taboués de ce même cinéma (homosexualité, gender, pauvreté, fandom). À la toute fin du film, un jeune homme entre dans une salle de cinéma. Est alors projetée à l’écran une rétrospective du cinéma Bollywood de 1913 à aujourd’hui. Le montage d’extraits concorde avec la chanson jouée, Apna Bombay Talkies.
Or, à un certain point dans la chronologie montrée, les citations filmiques sont remplacées par les vingt acteurs et actrices les plus populaires de Bollywood qui, à tour de rôle, apparaissent à l’écran pour «chanter» un couplet de la chanson.11 Si la chanson de Bombay Talkies est explicitement présentée comme étant à l’extérieur du récit, Deewangi Deewangi de Om Shanti Om est une coupure diégétique au sein du récit. Le spectateur réintègre la diégèse, en même temps qu’OK, lorsque le thème musical du film s’immisce dans la chanson célébratoire, marquant l’entrée de Mukesh, antagoniste, dans la scène.
Le personnage de Sandy, miroir d’Om Prakash dans un inversement des paradigmes, contribue aussi à la construction de l’icône culte d’OK, représentant le visage de la culture des fans. OK tente de construire à partir de Sandy la Shanti disparue afin d’effrayer et de torturer Mukesh, stratagème faisant écho bien sûr au Vertigo d’Hitchcock (1958). Or, pour que Sandy comprenne qui était Shanti12, OK lui confie l’histoire de sa réincarnation.
— Om Shanti Om’s story is the story of my life. I should have told you all this before Sandy. Because without understanding Om’s pain, you won’t be able to be his Shanti. But how could I tell you? No one would have believed my story. Not even you.
— I will not believe your story, Om? When you jump from a fifty storey building and manage to stand on your own two feet, I believe you. You fight a hundred goons and save the heroine, I believe you. You fly in the air, run on water. I believe all this, Om. Then how could you ever think that I will not believe your story? (Khan, 2007: 2:05:55)
Sandy avoue alors ce que Om avait dit à Shanti: elle croit en la toute-puissance de cette image-icône cinématographique idéalisée, rappelant aussi la contamination du réel par la fiction, mais aussi des différents niveaux de la fiction entre eux. Parce qu’en effet, pourquoi Sandy affirmerait-elle de telles absurdités, si ce n’est qu’elle a conscience de sa présence dans un univers diégétique qui ne serait pas différent de ceux qui habitent son imaginaire de fan?
Pour lire la suite: Méta-Bollywood (3): Om Shanti Om, le film fantôme.
1. Voir l’article précédent (Om Shanti Om (1): Le récit de réincarnation comme construction spéculaire).
2. Film muet d’une quarantaine de minutes réalisé par Dhundiraj Govind Phalke en 1913, Raja Harishchandra, premier métrage indien, est un récit mythologique inspiré d’un épisode du Mahabharata.
3. Culter analyse la plus grande figure du cinéma indien du 20e siècle, Amitabh Bachchan. Bachchan a joué dans plus de 200 films depuis 1969. Il s’est fait rapidement donné pendant les années 1970 le surnom de «Young Angry Man» à cause des rôles de jeunes hommes rebelles qu’il incarnait.
4. Plusieurs acteurs se sont d’ailleurs lancés en politique, dans certains cas avec grand succès. C’est le cas de Maruthur Gopala Ramachandran dans les années 1970. Voir l’article publié sur Rue89: Dilip Kaliya. «Quand les stars du cinéma indien entrent en politique». Rue89. Le Nouvel Observateur. 6 septembre 2008. [en ligne] http://www.rue89.com/2008/09/06/quand-les-stars-du-cinema-indien-entrent…
5. Entre autres, Sunil Dutt dans Amrapali (Tandon, 1966), Rajesh Khanna dans Sachaa Jhutha (Desai, 1970). Les décors, les costumes et les chorégraphies sont aussi inspirés de Amrapali, de Sachaa Jhutha, de Humjoli (Ramanna, 1970) et de Caravan (Hussain, 1971).
6. On peut retrouver une autre forme de citation dans Chennai Express (Rohit Shetty, 2013): la citation «chantée» qu’on ne retrouve pas (étonnamment) dans Om Shanti Om. Dans Chennai Express, à quelques reprises, certains personnages dialoguent en reprenant plusieurs chansons connues du cinéma indien. Or, les chansons sont segmentées, sorties de leur contexte originel et les personnages en détournent les paroles. De plus, ces citations, bien que leurs référents ne soient pas toujours aisément reconnaissables, sont pourtant identifiées comme citations puisque, contrairement aux chansons habituelles présentes dans les films bollywoodiens, les chansons reprises ne se déploient pas en une mise en scène atemporelle, mais elles s’intègrent au dialogue et s’ancrent dans la temporalité du récit.
7. Red Chillies Entertainment appartient à Shahrukh et Gauri Khan.
8. Les fans de Shahrukh Khan se nomment SRKians.
9. Il existe par ailleurs tout un mouvement de SRKians qui croit fermement que Shahrukh est une incarnation de Krishna.
10. Zoya Akhtar, Dibakar Banerjee, Karan Johar, Anurag Kashyap. 2013. Bombay Talkies. Inde: Viacom 18 Motion Pictures/Flying Unicorn Entertainment, 128 min.
11. Un phénomène similaire se produit dans Rab Ne Bana Di Jodi (Aditya Chopra, 2008) lorsque l’héroïne s’endort dans une salle de cinéma et rêve une tout autre séquence-chanson que celle qui est projetée alors qu’elle dort. Phir Milenge Chalte Chalte commence en effet par ces paroles: «Love stories today have lost their charm. So I’ll show you how to romance and dance in Hindi film style». Divisée en tableaux, comme dans Dhoom Taana de Om Shanti Om, la chanson présente divers décors rappelant des comédies musicales américaines (Singin’ in the Rain, An American in Paris, etc.), mais aussi, tout comme Dhoom Taana, Caravan de Nasir Hussain (1971) et Sachaa Jhutha de Manhoman Desai (1970).
Tout comme les acteurs masculins numériquement intégrés à l’image filmique dans Dhoom Taana, dans chaque tableau apparaît une actrice contemporaine différente, accompagnant l’acteur à l’écran, mais aussi muette que les personnages transfictionnels de Dhoom Taana.
12. Cette scène est une reprise d’un moment de Dil To Pagal Hai (Yash Chopra, 1997) dans lequel Rahul est obsédé par l’image mentale de la femme parfaite. Il crée une comédie musicale qui porte le nom de cette femme-fantasme, Maya (maya voulant dire illusion en hindi). Rahul découvre cette Maya en la personne de Pooja. Il tente alors de modeler Pooja à l’image de cette Maya-illusion de la même manière que Om essaie de construire Shanti à partir de Sandy.
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