Il fut un temps où John McClane n’était pas encore John McClane, mais Joe Leland. Celui-ci était le héros de Nothing Lasts Forever (1979), le roman de Roderick Thorp que John McTiernan allait adapter au cinéma sous le titre de Die Hard (1988). Leland constitue un jalon significatif dans la genèse de l’Action Hero que l’on connaît: introduit dans un premier roman intitulé très schématiquement Le Détective (1966), il figure l’archétype du détective privé dans la lignée des «durs à cuire compatissants» tels que le Lew Archer de Ross MacDonald. Comme ce dernier, incarné cette même année par Paul Newman au grand écran, Leland est empreint du réformisme des années Johnson1. Hanté par des échecs domestiques (le divorce avec sa femme Karen) et professionnels (il a malgré lui contribué à envoyer un innocent à la chaise électrique), il va découvrir une trame complexe de corruption derrière une apparente affaire de meurtre passionnel entre homosexuels, selon les codes établis par le roman noir. Alors que dans le roman à énigme «le crime est exposé, puis circonscrit, problématisé et à la fin expliqué et éliminé», il constitue, dans le roman noir, «le point de départ d’une ligne de fuite, un seuil à partir duquel se découvre la corruption générale du monde»2. «En révélant que ce monde hypocrite se fonde encore dans la violence, le polar transforme l’histoire de sa corruption en un mythe des origines», explique B. Tadié, «Il montre que l’état de nature constitue toujours l’assise criminelle de la société organisée (…). L’amateur de polar assume cette paranoïa, il y voit un principe de lecture de son environnement»3.
Bien que marqué, selon J. C. Cawelti, par le profond Puritanisme qui fonde l’imaginaire américain4, le «hardboiled dick» se distingue du rêve de pure régénération par la violence qui avait marqué les chasseurs de sorcières et qui hante la figure du vigilante:
In the Puritan community in its earlier phases, moral, religious and secular law were one and the same. In the twentieth century Western and hard-boiled detective story, this is, of course, not the case. The secular law has become separated from the moral law and the function of the detective or gunfighter is to enforce the moral law in the face of the weakness and corruption of the secular law. The difficulty of moralizing the law is one major source of the isolation, loneliness and frustration of the hard-boiled hero and in this, he differs from the witchhunter, who, like the vigilante, was not a lone individual but the agent of an aroused community.5
Cette fêlure du héros réformiste marque l’interprétation qu’en fait Sinatra (dont la persona avait accompagné le mythe iconique du président Kennedy) dans la célèbre adaptation cinématographique de The Detective par Gordon Douglas l’année charnière de 1968. Vanté par son «réalisme» et son caractère «adulte», le film s’inscrivait dans une veine de drames policiers qui émulaient le succès télévisuel du «police procedural» prétendument vériste, tout en profitant du relâchement du Hayes Code pour évoquer des sujets tabous qui restaient inaccessibles pour le médium rival. C’est ainsi que la sous-culture gaie new-yorkaise est dépeinte de façon assez crue et que le «syndrome de l’armoire» est présenté comme une source d’aliénation, horreur de soi et, in fine, de destruction dans une société où «il est plus facile d’être un meurtrier qu’un homosexuel»6.
Ce héros libéral va être confronté à une épreuve qui va profondément altérer sa configuration archétypale dans le deuxième roman que Thorp lui dédie, Nothing Lasts Forever (1979). C’est que, en une décennie, le rêve réformiste johnsonnien s’est engouffré dans les contradictions de l’époque Carter, teintées d’incertitude. Leland lui-même a vieilli, ayant complètement échoué dans ses tentatives de recomposer son mariage et vivant en proie à une paranoïa croissante (dont témoigne son attachement fétichiste pour sa Browning Hi-Power). En visite à L.A. pour retrouver sa fille, devenue une yuppie arriviste de la Klaxon Oil Corporation, il va être enfermé dans la Tour de la compagnie envahie par un groupe de terroristes allemands, confronté à ses craintes obsessionnelles et illustrant celles de l’auteur lui-même. Celui-ci aurait été hanté dans ses rêves par le souvenir de La Tour Infernale (1974), clef de voûte du genre des films catastrophes si caractéristiques des incertitudes et hantises des seventies. Or, dans le cauchemar évoqué par l’auteur, la crainte du désastre civilisationnel (dans le film, la Tour en flammes devient, selon le personnage de Newman, «a kind of shrine to all the bullshit in the world») est directement liée à l’autre grande peur de ces années turbulentes, celle de la menace terroriste («il vit un homme poursuivi par des gens armés à travers un gratte-ciel» 7). Directement inspirés par la bande Baader-Meinhoff qui venait d’être exécutée deux ans auparavant, ces terroristes veulent exposer la corruption de la compagnie qui a appuyé la Junta chilienne et, dans un geste révolutionnaire, disséminer le fruit de leurs secrètes manigances en balançant 600,000$ dans les airs. Leland, seul rempart contre les hommes du brutal Anton “Little Tony” Gruber, devra défendre sa fille et les autres employés de la Klaxon en exterminant les assaillants.
L’on assiste ainsi, suite au glissement générique du hardboiled vers le thriller, à la progressive transition du détective privé vers le modèle du vigilante ou «l’exterminateur» triomphant dans les années 1970 dans la fiction paralittéraire de Don Pendleton ou Warren Murphy et dans ses prolongements filmiques, de la saga de l’inspecteur Harry à celle du Justicier dans la Ville. Bien qu’il répugne initialement à sa tâche (il vomit lors de son premier meurtre), Leland va progressivement devenir une machine à tuer jusqu’à l’élimination finale de Gruber et, peut-être (le roman nous laisse dans le doute), sa propre extinction suite aux multiples blessures subies lors de son ordalie initiatique. La voie était libre pour sa transformation en John McClane.
Quand un assistant montra à Lawrence Gordon la couverture sensationnaliste du livre, mettant face à face un building en feu et un hélicoptère, le producteur répondit: «I don’t need to read it. Buy it»5. C’est dire si le roman, né d’un cauchemar cinégraphique, était voué à sa transposition filmique. Il faudra néanmoins attendre une quinzaine d’années avant que l’ordalie de Leland devienne celle, bien plus célèbre, de John McClane. Entre temps l’ère des Action Heroes reaganiens a profondément transformé le modèle du vigilante des années Nixon comme le montrent les autres articles de ce dossier. Ainsi, bien que le film repose sur une adaptation somme toute assez fidèle du roman de Thorp, le personnage de McClane marque une importante métamorphose du héros encore fêlé (alcoolique, mélancolique et méditatif) issu de la tradition hardboiled. Le changement de nom est lui-même significatif, clair hommage à John Wayne dans un de ses rôles les plus férocement anticommunistes, celui de Big Jim McLain dans le film homonyme de 1952 (célébration héroïque d’un agent de la HUAAC en «Go-Get’Em Guy for the U.S.A» selon l’affiche promotionnelle).
Cette filiation est par ailleurs évoquée intra-diégétiquement lorsque le Méchant germanique Hans Gruber (Alan Rickman) ironise sur la personnalité du défenseur inattendu de la Tour (devenue entre-temps le Nakanomi Plaza, emblème explicite du take over économique japonais). En effet, celui-ci demande à John McClane s’il est «Just another American who saw too many movies as a child? An orphan of a bankrupt culture who thinks he’s John Wayne, Rambo, Marshal Dillon?». Cette question encapsule, comme le signale S. Jeffords, «le défi posé au Corps Dur reaganien»:
Outsiders- foreigners, terrorists, criminals, communist governments, and any U. S. citizen skeptical of the Reagan resurgence- criticize Reagan values as reactionary, harking back to an earlier era in which the United States could effectively play the world’s cowboy-hero, wielding guns to stop criminals and evildoers, always on the side of justice, always winning in the end. And as Gruber’s comments indicate, those values are posed as childish as well, referring largely to television dramas and Hollywood stars (…). Against Gruber’s sophisticated technology, clever planning and greater numbers, McClane’s one-man, barefoot guerrilla fighting seems naïve and hopeless. But this array of external and technologically sophisticated enemies is exactly what Reaganism was meant to defy.8
La réponse ironique de McClane («I was always partial to Roy Rogers. I really dug those sequined shirts») opère différents décalages: faisant référence à un cowboy-chanteur placé irrémissiblement sous le signe du camp, il prend distance envers une certaine déchéance d’un genre en extinction (le western) ainsi qu’envers le simple modèle du héros de l’embrigadement conservateur. Face aux premiers «héros crispés» de la Révolution reaganienne (du christique Stallone au machinal Schwarzenneger en passant par le très redneck Chuck Norris), McClane assume d’emblée un aspect d’autodérision cynique qui va le caractériser dans la «jungle» des Action Heroes de son temps, et, en un certain sens, le couronner au milieu d’entre eux comme l’attestera le succès de sa franchise.
Cette dérision est aussi la marque d’une suture idéologique, comme le signale R. P. Kolker. Ainsi, à la question posée par Hans, «les films voudraient que nous leur répondions: «Oui, mais bien sûr non» alors que nous applaudissons John McClane pour ses exploits violents et héroïques»…
This self-mockery has complex consequences. It makes us knowing participants in the narrative; it allows us to scoff at the hero, recognize his fictive presence and his heroic ancestry, acknowledge the impossibility of any such character existing anywhere but in a movie, and affirm our desire that such a character might indeed exist to look after and excite us. This entire process can be tracked along broader cultural movements of the 1980s. From Reaganesque gullibility (based on the despair that grew out of the assassinations of the 1960s and the Vietnam War and Watergate in the 1970s) to the development of a more self-protective cynicism in the late 1980s, the figure of violent action measured our unwillingness to give up fantasies of the heroic at the same time that we were giving up fantasies of the heroic.9
Ces ambiguïtés fondent le mythe même de McClane, variation autour du Action Hero reaganien première mouture, tiraillé entre le statut héroïque du Frontiersman et les déchirures du héros problématique hard-boiled, revu à la lumière des outsiders du Nouvel Hollywood dont il reste, à son corps défendant, le troublant héritier (les premiers Rocky et Rambo en sont les exemples les plus éclatants). Contre la mise en question de l’impérialisme américain faite par Gruber, McClane reprend bel et bien le flambeau de l’héroïsme fondateur de la Nation à l’image de la persona présidentielle:
In its invocation of an American heritage that seemed to leap over the «weaknesses» of the recent past, the Reagan imaginary offered the public a cohesive image of national strengths, accomplishments, and possibilities. And the emblem for these promises was the hard body, whether of the individual warrior or the nation itself. To Gruber’s credit he recognized what many did not, that the foundation for this resurgence of power lay in the images of a mediated past, images produced by earlier eras equally in need of heroes to rely on. Following in the footsteps of these projected heroes, Rambo, Martin Riggs and John McClane declare themselves to be the new heroes of the Reagan era. Their greatest act of heroism as it turns out, is in believing that not only their heroic predecessors but they themselves are real.10
Contre les états d’âme de Leland, qui doit peu à peu se défaire des incertitudes émasculantes des «corps mous» cartériens, McClane est bel et bien un Hard Body tel que décrit par le projet iconographique et idéologique du cinéma d’action reaganien. Selon l’analyse célèbre de Jeffords, ces corps durs hyperbolisent le spectacle de la masculinité à la fois qu’ils incarnent le corps reconstitué et triomphant de la Nation:
The depiction of the indefatigable, muscular, and invincible masculine body became the linchpin of the Reagan imaginary; this hardened male form became the emblem not only for the Reagan presidency but for its ideologies and economies as well. (…) As such, these hard bodies came to stand not only for a type of national character –heroic, aggressive, and determined- but for the nation itself. In contrast to what Reagan’s public relations workers characterized as the weakened –some even said “feminine”- years of the Carter administration (…) the Reagan America was to be a strong one, capable of confronting enemies rather than submitting to them.11
Mais le «corps dur» de McClane est symptomatiquement distinct du corps bodybuildé de ses illustres prédécesseurs reaganiens, introduisant une troisième variante dans la bipolarité illustrée par les deux piliers du FAGS. Alors que chez Stallone le travail sur le corps symbolisait le dépassement de soi et l’accès à la dignité tout en renforçant les capacités de résistance aux agressions psychologiques, l’on sait que chez Schwarzenegger le corps était plutôt du côté de la froide invulnérabilité de la machine qui, le cas échéant, sert de protection aux plus faibles, mais peut éventuellement se tourner contre eux12. Héritier de Leland, le corps de McClane sera, quant à lui, le signe visible d’un endurcissement en acte, celui d’un «average guy» sous pression qui, tel l’Everyman des Mystères médiévaux, permet une plus profonde identification tout en traçant la parfaite image de la Nation résiliente:
In the midst of the 1980s’ showdown of cartoonish musculatures between Arnold Schwarzenegger and Sylvester Stallone, Bruce Willis’s Die Hard character was a welcome return to reality. Willis does not look like a super man and he is not a former bodybuilder, champion athlete, or unbeaten martial artist. He is not even as smooth, well-dressed, or good looking as James Bond. His unimposing body and receding hairline make him look refreshingly flawed and realistic. Even the character is just an average street cop, neither a super spy nor a special forces operative. But in another sense, Die Hard pressed very sensitive psychological buttons in its male audiences. The average guy in the center of this story is one who is fast losing control and relevance in the world around him. He has become useless to his family, if not altogether a burden, and he must now throw himself in the middle of the most outrageous and overwhelming peril to prove he is still worth keeping around.13
Il est de fait, comme l’annonce le trailer original («The last thing McClane wants is to be a hero, but he doesn’t have a choice») un «héros recalcitrant” selon la typologie établie jadis par J. Campbell dans The Hero with a Thousand Faces (1949). Contre le corps-armure de ses homologues, McClane doit pour se durcir puiser dans un véritable «retour aux sources de l’individualisme américain», comme le signale F. Tréguer, revenant «à la «self-reliance» définie par R. W. Emerson et mise en pratique par Henry Thoreau (le fait de ne pouvoir compter que sur soi-même, mais aussi à la «resourcefulness», cette débrouillardise et faculté à utiliser au mieux les ressources mises à disposition par le milieu naturel qui définit le héros populaire américain depuis les personnages de Natty bumpo, le trappeur de J. F. Fooper ou de Huclkeberry Finn» 14.
Mais ce triomphe de l’individualisme (qui puise aussi aux sources classiques de la Métis héroïque qui caractérisait Ulysse ou Thésée) est avant tout un Triomphe de la Volonté qui doit se faire dans le doute, dans l’effroi et dans le dépassement de soi. McClane n’a d’autre choix que «de régresser en lui-même, d’atteindre à son être le plus primaire (à cet instinct qui commande les fonctions de survie, de défense et d’attaque) pour espérer vaincre et retourner enfin à la civilisation, grandi par l’épreuve»5. D’où l’aspect de chemin de croix, sinon christique pour le moins hagiographique, que prennent ses différentes ordalies, stigmatisées dans son corps saignant qui n’a pour toute parure qu’un T-shirt évoquant à bon escient celui qui avait transformé Brando en bête de sexe de l’Amérique puritaine.
Since contemporary heroes fight wars that the power structure cannot or will not fight, they take on the public responsibilities for combating evil. Consequently, when they suffer, they suffer for all men” écrit J. W. Gibson. “By the end of Die Hard Bruce Willis`s bare chest is covered with blood and he limps on bare, bloody feet completely lacerated from broken glass. The symbolism in all these cases is obvious. Yet a hero always manages to overcome his pain and transform pain into power (…) Scars function as tattoos. They are a special kind of exoskeletal defense, namely a type of heraldry (…) as tattoos, the scars of warriors become ways of gaining individual recognition from their peers.15
Son opiniâtreté est celle du survivant, ce qui le relie aux héros de film catastrophe dont il hérite plusieurs traits. Mais ce dépassement est aussi une figure de la nouvelle morale reaganienne, celle que J. Kendrick définit comme la «Violence pour la Victoire» («Violence for the Sake of Winning»)16. Établi par les producteurs D. Simpson et J. Bruckheimer et vite repris par leurs concurrents, ce culte des winners face aux losers magnifiques du Nouvel Hollywood articule le nouveau genre hégémonique du FAGS:
Simpson and Bruckheimer explained the appeal of their films in relation to two interconnected themes that perfectly embodied the need to win in the Reagan era: “the Emotion of Triumph” and “the Romance of Professionalism”. These themes require victory for emotional fulfillment; the emotional high their movies strove to hit necessitates that a character who excels in his or her given profession triumph in the end, overcoming obstacles that are ultimately less important as obstacles than they are as signifiers of the path to victory (…) Violence was the key tool in achieving victory—the heroes had to unequivocally blow the villains out of the sky or gun them down. The incessant focus on winning (…)resulted in the development of several key characteristics of the pure action film that allowed producers to comfortably package violence for mass consumption because the end product conformed to the same set of aggressive, optimistic, and victory-seeking values for which audiences were hungry.17
Ironiquement cet éthos de la réussite à tout prix est aussi celle qui fait que les vilains, de terroristes révolutionnaires qu’ils étaient dans le roman de Thorp, en sont venus à être des images déformées de la cupidité environnante: Harry Ellis, le Judas de la Tour (qui est aussi le soupirant indigne de Holly), établira ce rapprochement («we’re all in the same business»). Très significativement, alors que le but était de disséminer l’argent de la compagnie pour mettre au jour ses manigances politiques, il s’agit ici de se le procurer à tout prix, sous couvert d’action révolutionnaire (la dissémination finale devenant dès lors parabole biblique qui condamne non seulement leur action, mais celle de la Tour elle-même, signe d’un capitalisme dévoyé –car vendu aux intérêts étrangers). Le superbe cynisme de Gruber/Rickman en fait une version perverse du Golden Boy qui devenait, de facto, le héros culturel des Reaganomics: le film opère ainsi un véritable labeur de mystification idéologique (tout en fermant la porte au spectre de la classique dénonciation du capital par l’axiome proudhonien: «la propriété, c’est le vol»).
Symptomatiquement, les antagonistes de McClane déclineront cette négativité, au sens hégélien, du système reaganien et de ses métamorphoses. Le troisième volet sera une pure continuité thématique du premier, motivé narrativement par la vengeance du frère de Gruber qui donne titre au film lui-même –Die Hard With A Vengeance– et qui ne sera elle-même, in fine, qu’une façade pour la véritable opération des vilains –qui est, encore une fois, de s’approprier du magot, ici le capital au complet de la Federal Reserve Bank. Le rapport essentiel entre McClane et son antagoniste amorcé dans le premier film est ici poussé jusqu’au bout, inaugurant un type de Méchant qui fusionne le machiavélisme à la psychopathologie en un ludisme macabre (le jeu de «Simon Says») qui articule la progression du récit –ce qui fait de lui à la fois l’auteur implicite, le narrateur et le metteur en scène (par une étonnante synchronicité Seven s’en réclamerait la même année). Simon Gruber, incarné avec tout le charisme shakespearien de sa persona filmique par Jeremy Irons, accédait ainsi à une sorte de sur-vilenie qui le rapprochait de la constellation super-héroïque.
Le deuxième volet de la saga (basé sur un roman de Walter Wager, 58 minutes, 1987), s’il reste fidèle aux coordonnées génériques établies par le premier (nous y reviendrons), introduit quant à lui une variante thématique de première importance: le trope de «l’ennemi de l’intérieur». Celui-ci devient le parfait antagoniste alors que s’annonce la fin de la Guerre froide (il faudra attendre, officiellement, encore un an) et que l’économie de l’industrie hollywoodienne, renforcée par les mesures reaganiennes, se tourne de plus en plus vers les marchés extérieurs, rendant plus risqués les stéréotypes des attaquants étrangers. Le colonel Stuart, Cold Warrior extrémiste qui veut à tout prix honorer l’ancien allié politique qu’est le Général Ramon Esperanza (transposition évidente de Manuel Noriega, arrêté l’année précédente) est une variante grotesque (et monstrueuse, du fait de l’écrasement volontaire du Windsor 114 rempli de passagers innocents) des opérations secrètes de la «Guerre contre la Drogue», mais aussi du patriotisme d’extrême-droite auquel s’oppose la «juste mesure» du nationalisme de McClane, défenseur encore plus évident de la collectivité en péril (pour sauver sa dulcinée récalcitrante). La critique d’un anticommunisme devenu désuet se doit de rester vaporeuse («Congratulations gentlemen, you’ve won a victory for our way of life, my pride, my admiration and a kick-ass vacation» crie le général se croyant victorieux), le réalisateur Finnois Renny Harlin s’étant de fait désintéressé du contexte politique voulu par De Souza, au profit d’une méfiance envers les structures institutionnelles (les Special Forces censées devoir arrêter Stuart sont de fait ses alliés) dans la lignée des attaques aux failles du Big Government que l’on trouvait dans le premier volet.
Bien qu’il provienne de films antérieurs tels que Magnum Force, Commando ou Cobra, le type de l’ennemi de l’intérieur est ici consolidé avant de devenir le lot de beaucoup des films inspirés, comme on le verra, par le sous-genre de Die Hard (The Taking of Beverly Hills, Under Siege 1 et 2, Speed, The Rock), mais aussi de quantité d’autres œuvres de l’après-Guerre froide telles que Goldeneye (1995), Eraser (96), The Negotiator (1998), Exit Wounds (2001), SWAT (2003), XXX: State of the Union (2005), Assault on Precint 13 (2005) ou les trois premiers Mission Impossible. Pour ce qui est de la saga de McClane l’ennemi de l’intérieur reviendra de plus belle dans le quatrième volet, tout entier hanté par les craintes de la déshumanisation informatique qui fait du Big Government un Colosse panoptique, prêt à tomber dans les mains de n’importe quel technocrate frustré par sa déchéance dans l’échelle bureaucratique.
Car la victoire sur soi et sur ses adversaires de McClane est aussi un triomphe idéologique sur cet autre Grand Ennemi de la rhétorique (et la politique) reaganienne qu’est le «Big Government». Selon la lecture très politique que fait S. Jeffords du premier Die Hard, McClane affronte les criminels en défiant les paralysies institutionnelles: «Bureaucrats almost cause McClane’s death and continually interfere with his stopping dangerous criminals –trying to prevent him, like Congress tried to do with Ronald Reagan, from ‘doing his job’»18. De fait, lorsque le chef de police Robinson le condamne pour une de ses actions guerrières («You’ve just destroyed a building!»), McClane lui rétorque par une des plus célèbres attaques du président à la «bureaucratie» étatique («You are part of the problem!»).
Significativement, le héros ne sera aidé que par le sergent Al Powell, réaffirmant les stéréotypes de la buddy movie interraciale, que Y. Tasker dénonce à la suite de D. Bogle:
[The “Black buddy” is] there to marvel at the hero’s achievements and to support him through difficult situations. He operates as a supportive, sometimes almost fatherly, figure. Donald Bogle suggests that a kind of servicing role is being performed by these black buddies, so that in scenarios of ‘interracial male bonding, black men are a cross between toms and mammies: all-giving, allknowing, all-sacrificing nurturers’. For Bogle the relationship between Al Powell (Reginald Veljohnson) and John McClane (Bruce Willis) in Die Hard represents an extreme enactment of this scenario. (…) A gendered dynamic operates in Die Hard’s buddy relationship, a dynamic through which Powell is constructed as an initially passive figure who is, through his relationship with McClane, masculinised. This echoes Bogle’s characterisation of the relationship between the two figures in terms of active and passive gender stereotypes. But the relationship is also indicative of the ways in which concerns of sexuality are mapped through Hollywood’s buddy friendships (…) a space for the covert exploration of the homoerotic possibilities of male bonding.19
Ce conflit reviendra systématiquement dans les différents volets de la série: le policier new-yorkais sera à nouveau hors de sa juridiction dans l’Aéroport de Washington Dulles comme lui signale sans arrêt le très hargneux et grotesque Capitaine Carmine Lorenzo. Toutes les institutions seront hantées par l’inefficacité, voire la trahison (c’est le cas, on l’a vu, des Special Forces) dans ce microcosme où se joue métonymiquement la vie et la mort de la Nation. Le mimétisme est tel qu’il sera aidé encore une fois (à distance) par Powell et un autre officier noir ainsi que par des figures marginales telles que le gardien toqué Marvin. Le conflit reprend même à l’intérieur de la propre ville du héros, puisqu’il aura été déchu momentanément de son statut (pour cause de cette maladie chronique du hardboiled qu’est l’alcoolisme, signe de son inadéquation héroïque à un monde déréglé); comme toujours les institutions ne font que suivre le plan tracé d’avance par l’ennemi, faisant ainsi (c’est ce qu’il fallait démontrer) «partie du problème».
Le personnage du «black buddy» est ici central, le rapport entre McClane et Zeus Carver (Samuel L. Jackson) devenant le pivot héroï-comique du film et remettant en question les anciens stéréotypes raciaux au moment où triomphe la political correctness de l’Administration Clinton. Fort du succès de son rôle dans Pulp Fiction l’année précédente (1994), le personnage de Jackson introduit les tensions raciales qui avaient été éclipsées par le paternalisme du premier film, mais qui, blockbuster oblige, sont domestiquées par l’humour («You mean to tell me that I’m caught up in all this shit because some white cop threw some white asshole’s brother off a roof?»). De même, l’image forte du Blanc et du Noir enchaînés autour du même pôle sacrificiel –qui avait été le symbole très explicitement politique d’une cohabitation raciale impossible en pleine ère de la ségrégation dans The Defiant Ones (1958)- est désamorcée par le modèle de la complicité entre les contraires qui articule les buddy movies interraciales dans la lignée de 48 Hours (1982).
Si le schéma de l’inefficacité gouvernementale revient tel quel dans le quatrième volet, étendu à l’ensemble de la «Sécurité nationale», le modèle de la buddy movie penche vers le film de filiation symbolique, le jeune hacker étant un substitut d’un fils qui s’éclipse. Enfin, signe univoque d’une déchéance du héros, l’inefficacité de la CIA est moins coupable que son intervention intempestive auprès de son Fils retrouvé dans la débâcle initiale du dernier opus.
1. «He wanted to be unifier and savior, uplifter of the poor at home and father of democracy in Asia. He yearned to be a latter-day Lincoln to the blacks, to outshine F.D.R.’s memory among reformers, to surpass Truman’s humane but hardheaded foreign-policy record, to evoke the affection accorded Eisenhower. Above all, Lyndon Johnson ached for the trust of today’s voters and the respect of tomorrow’s scholars.» “The Johnson Years”, Time, 17 janvier 1969.
2. B. Tadié, 2006, 102.
3. B. Tadié, 2006, 2.
4. «Perhaps the deepest source of the twentieth century fantasy of the hard-boilecl detective lies in the Puritan sense of pervasive evil to be overcome only by the most sustained and austere self-discipline, and, in the final sense, by an act of violence. In this connection, the Puritan’s extreme embodiment, or perhaps perversion would be a better word, was in the act of detection, both in sniffing out his own sins and in the hunting and destruction of witches, which might be viewed as one historical prototype of the hard-boiled detective story. Moreover, the witch hunt situation also contains in embryo another social theme of the hard-boiled hero saga—the failure of a secularized law to cope with pervasive evil and corruption.» J. C. Cawelti, 1975, 60.
6. «In 1967, screenwriter Abby Mann told the New York Times that “it’s easier to be accepted in our society as a murderer than as a homosexual,” and his next screen play, for Gordon Douglas’ The Detective (1968), had its roots in that observation. The film, set almost exclusively in the gay haunts of New York City’s sexual undergound, starred Frank Sinatra as a tough but liberal (educated) detective who is faced with having to solve the brutal castration murder of a wealthy homosexual. Under pressure from his department to find the killer quickly and attain promotion, Sinatra (…) seduces a confession from an innocent gay beach bum. Later Sinatra discovers that he has sent an innocent man to the electric chair just because he was in a hurry and any homosexual would do. The real killer (William Windom), a closeted homosexual who murdered to keep his secret, commits suicide. His written confession says, “I was more ashamed of being a homosexual than a murderer.”(…) Thus the closet syndrome is held responsible for all three deaths of homosexual characters: an execution, a murder and a suicide». Vito Russo, 1981, 169.
7. E. Lichtenfeld, 2007, 160.
8. S. Jeffords, 1994, 61.
9. R. P. Kolker, “A Clockwork orange… ticking” in S. Y. McDougal, 2003, 21- 23.
10. S. Jeffords, 1994, 61-63.
11. S. Jeffords, 1994, 25.
12. L. Kasprowicz et F. Hippolyte, «Le corps bodybuildé au cinéma: magie et anthropologie du spectacle», in F. Gimello-Mesplomb, 2007, 197-202.
13. B. W. Donovan, 2009, xvi-xvii.
14. F. Tréguer, «Excès, hybridation et régression: la nouvelle donne du film d’action selon John McTiernan», in F. Gimello-Mesplomb, 2007, 98.
15. J. W. Gibson, 1994, 115.
16. «Don Simpson and Jerry Bruckheimer (…) reinvigorated the action genre by shifting the thematic focus away from specific external goals to the aggrandizement of one central character who won in the end, not for some larger purpose, but for the simple sake of winning. As Simpson put it, “By and large life is separated. There are people who are successful and who win. They have moments of pain but they are winners. Then there are losers. Jerry and I side with the winners. We aren’t interested in losers. They’re boring—to us”. Such an attitude immediately separates Simpson and Bruckheimer’s films thematically from the New Hollywood films of the 1970s, which were obsessed with depicting “losers”.» J. Kendrick, 2009, 96.
17. Id., 97.
18. S. Jeffords, 1994, 60.
19. Y. Tasker, 1992, 45-46 (dans le chapitre intitulé, significativement, «Black Buddy, White Heroes»).
N. Aubert, Le Culte de l‘Urgence. La société malade du temps. Paris, Flammarion, 2003
J. C. Cawelti, «The gunfighter and the hardboiled dick: Some Ruminations on the American Fantasies of Heroism”, American Studies, 1975, 16, 49-64
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