« La vie passe vite. Si vous ne vous arrêtez pas et ne regardez pas autour de vous de temps en temps, vous pourriez la manquer. » Ces mots de Ferris Bueller, devenus très célèbres, résument parfaitement son histoire, et plus largement la vision de l’adolescence mise en scène par John Hughes dans ses teen movies des années 1980. Le film Ferris Bueller’s Day Off, sorti en 1986, suit l’histoire d’un adolescent qui enchaîne stratégies et procédés comiques pour parvenir à faire l’école buissonnière. Breakfast Club, autre film de John Hughes paru cette fois un an plus tôt, en 1985, se concentre sur cinq adolescents aux archétypes bien définis, en retenue pendant huit heures un samedi quelconque qui s´avèrera décisif. Seize Bougies pour Sam (Sixteen Candles) sort en salles en 1984, et met en scène cette fois une héroïne délaissée le jour de ses seize ans et pour laquelle s’enchaînent les mésaventures. À travers ces trois films réalisés au beau milieu de la décennie 80 et des mandats présidentiels de Ronald Reagan, nous nous demanderons comment l’adolescent devient une cible commerciale et politique importante au sein d’une période de néo-conservatisme marquée par la guerre froide. Après une première situation historique et politique des teen movies au sein de l’Amérique des années 1980, nous nous attacherons à définir l’importance nouvelle du public adolescent au cinéma et la façon dont les figures du teenager sont représentées par Hughes sur grand écran. Enfin, nous nous concentrerons sur les enjeux institutionnels, artistiques et politiques développés dans ces films : comment la famille est-elle représentée ? Quelle est la place de l’institution scolaire ? Comment représente-t-on l’idéologie dominante ? Et enfin quel est l’héritage laissé par Hughes au sein du septième art ?
Le genre des teen movies, dans les années 80, s’impose comme la consécration d’un genre cinématographique né dès les années 1930, et réinventé dans les années 1960. En effet, des années 1930 aux années 1950, les films dirigés vers un public adolescent et mettant en scène des adolescents se caractérisent par leur but didactique et initiatique et leur intonation savante, moralisatrice. C’est seulement à partir de la décennie des années 1950 que le cinéma pour adolescent met en scène des situations qui « s’adressent à l’ado comme à un égal […et…] ne se soucient pas de le faire accéder à l’âge adulte mais de rendre son adolescence plus agréable » [1]. Malgré tout, cette prise de conscience de l’importance du public adolescent prendra un certain temps à se dégager d’un mode de pensée paternaliste. C’est alors que le cinéma des années 1960 voit cette catégorie du public augmenter, et tantôt est contraint de s’adapter à l’émergence des contre-cultures de l’époques, tantôt est l’un des vecteurs principaux de cette révolution des représentations. Après les mouvements culturels (et surtout contre-culturels) de la « Beat Generation », ou encore de la « Harlem Renaissance », étroitement liés aux questions des droits civils aux Etats-Unis, la jeune génération s’identifie plus aisément au septième art qu’à la littérature, que ce premier tend déjà à outrepasser, quoiqu’il soit encore jeune. La place des femmes, à la fois en tant que membres à part entière du public à divertir et en tant que personnages, voit d’ailleurs son importance croître, allant de pair avec une société qui cherche à devenir plus égalitaire. Malgré tout, les années 1980 sont le théâtre du sommet d’un rejaillissement de l’idéologie conservatrice aux Etats-Unis, déjà amorcée depuis les années 1960. C’est dans cette optique qu’Hollywood devient l’un des plus grands emblèmes du soft power américain, d’autant plus exploité lors de la période de la Guerre Froide que la course aux innovations fait rage. Le teen movie en tant que genre, depuis les années 1960, se caractérise majoritairement par une représentation positive de l’idéologie dominante des Etats-Unis en un temps donné. Il se divise toutefois en de nombreux sous-genres, et les années 1950 et 1960 se consacrent très majoritairement aux films de « jeune délinquant », comme Rock around the clock (Fred F. Sears, 1956), ou The Fast and the Furious (R. Gorman, 1955). Le genre évolue donc, dans les années 1970, pour aboutir à des films très divers, dans lesquels la rébellion adolescente est traitée sur différents modes. La période néo-conservatrice de la présidence Reagan utilise alors très finement les grands médias comme le cinéma hollywoodien afin de coller aux jeunes générations, au moyen des teen movies notamment.
Ronald Reagan (1917-2004) est le 40e président des Etats-Unis. Ancien acteur à Hollywood, il participe à 53 films avant d’intégrer le domaine politique, en devenant tout d’abord gouverneur de Californie à deux reprises. Néanmoins, il met déjà un pas dans les sphères de pouvoir américaines en devenant président de la Screen Actors Guild en 1947, et jusqu’à 1954. Il réalise des purges anticommunistes au sein de l’industrie cinématographique, tout en conservant une image de démocrate progressiste, avant d’adhérer définitivement au parti conservateur en 1962. En 1981, Reagan est élu président des Etats-Unis avec une large majorité (51% des voix) contre le président sortant Jimmy Carter, qui ne comptabilise alors que 41% des suffrages. Son arrivée au pouvoir marque donc l’apogée de la montée du conservatisme amorcée dans les années 1960 que nous avons précédemment évoquée. En tant qu’ancien acteur, il entend marier cinéma et politique, en renforçant les liens entre les représentations cinématographiques et la vie politique des Etats-Unis, réunissant les deux extrémités du pays : Washington sur la côte est, et Hollywood sur la côte ouest. Ses talents de grand communicateur, ses capacités d’orateur, mais également sa maîtrise des médias et sa forte adhésion aux valeurs américaines lui valent l’image d’un président authentique. En termes strictement politiques et économiques, Ronald Reagan s’inscrit dans le sillage de Margaret Thatcher, Première Ministre britannique depuis 1979 : il démantèle le rôle économique de l’Etat fédéral, qui selon lui est trop important, pour réopérer une centralisation des pouvoirs et du capital, condamne fermement le communisme au moment où les tensions avec l’URSS sont à leur paroxysme, allie une forme de populisme et un capitalisme productiviste, et réduit les dépenses du pays, sauf dans le domaine de l’armement. Reagan utilise d’ailleurs très activement les grands médias comme le cinéma de divertissement dans le but de rétablir à l’international et au sein du pays une image valorisante des Etats-Unis, qui contrecarre les remises en question du rêve américain qu’ont pu opérer certains mouvements contestataires des années 1960 et 1970, face à la guerre du Vietnam et du mouvement des Civil Rights par exemple. Il idéalise le rêve américain à nouveau, à travers le soft power hollywoodien, jusqu’à viser une réelle mythification des Etats-Unis. L’idéologie capitaliste passe alors par le biais non seulement des films issus du cinéma de masse, mais également de l’apparition de produits dérivés, créant un nombre très important de recettes supplémentaires. Les teen movies sont alors très marqués par ce renouveau du conservatisme capitaliste, et mettent en œuvre des esthétiques variées qui répondent au besoin croissant d’appartenance et d’identification des adolescents, jusqu’à effacer les luttes de classes au profit de l’instauration d’un « nous les jeunes » qui remplace la catégorie sociale. Ceci a donc pour effet de reléguer au second plan les luttes sociales, tuant dans l’œuf les sentiments révolutionnaires potentiels d’une génération marquée par les conflits internationaux et par leurs conséquences.
John Hughes (1950-2009), en tant que réalisateur et scénariste américain, s’inscrit dans la dépiction cinématographique de nouveaux topoï permettant aux spectateurs adolescents de s’identifier aux personnages à l’écran. D’abord auteur de sketchs pour comédiens, il entre à la rédaction du magazine humoristique National Lampoon en 1979. Concentrés sur le sous-genre du Highschool movie, les teen movies de John Hughes se déroulent en majorité dans la banlieue de Chicago, au sein de laquelle il a lui-même vécu. Au-delà des teen movies toutefois, Hughes réalise également de nombreux films familiaux. Ces deux façons d’exploiter le cinéma montrent alors que la dépiction des institutions scolaire et familiale joue un rôle majeur au sein de ses productions, mais également et surtout au sein de l’idéologie américaine de l’époque. Il cumule au fil de sa carrière 42 films, s’inscrivant dans des productions de masse du cinéma hollywoodien. Parmi les films pour adolescents que nous étudierons au sein de ce dossier figurent notamment Sixteen Candles (1984), Breakfast Club (1985) et Ferris Bueller’s Day off (1986). Leur objectif est non seulement de séduire le public adolescent en cherchant à parler son langage et à lui montrer des situations dans lesquelles il peut se reconnaître, mais aussi de chercher à le délivrer de certaines angoisses qui peuvent peser sur lui. Dans Breakfast Club, les angoisses majeures ressenties par les personnages sont celle d’être incompris par tous, famille et amis compris, celle de se sentir en marge des autres à cause de son manque d’expérience sexuelle et amoureuse, ou encore celle de la pression des institutions. Dans Ferris Bueller’s Day off, l’angoisse est matérialisée, voire personnifiée par le personnage de Cameron, qui entre dans un état d’anxiété lors de chaque action de Ferris. Dans Sixteen Candles, Sam redoute l’amour non-réciproque, les conflits de statuts au lycée et l’indifférence familiale. Ces problématiques sont ainsi ciblées pour correspondre aux questionnements du public adolescent, dans une logique d’abord divertissante, puis cathartique : en témoignent notamment la discussion portant sur le sexe et la famille entre les cinq jeunes dans Breakfast Club ou encore le vol plané de la Ferrari du père de Cameron, qui atterrit dans le ravin, dans un acte de rébellion ultime. Ce faisant, Hughes pousse à son maximum la logique industrielle de standardisation des films pour adolescents. Le public adolescent est alors envisagé comme objet de ciblage marketing de ces films, ce qui signifie que pour parvenir à l’atteindre, ces films doivent lui destiner des textes spécifiquement conçus pour lui.
A l’aide de nombreuses relations d’intertextualité, Hughes montre ainsi dans Breakfast Club cinq types : le rebelle – hérité des films déjà attestés dans les années 1930 centrés sur des adolescents masculins délinquants –, la fille populaire (qui revêt aussi le rôle de « fille à papa »), le sportif, le nerd, et la freak. On remarquera toutefois que malgré cette diversité de types visant à une identification non seulement à l’un d’entre eux, mais en réalité à une identification partielle à chacun des personnages, les cinq personnages sont tous issus a minima de la classe moyenne, entre abondance pour les uns et pauvreté acceptable pour les autres. La représentation de ces types au sein du lycée uniquement exclut de fait la représentation de figures trop marginales : même Bender, qui ne semble pourtant pas accorder la moindre importance à l’institution scolaire, n’est pas en état de déscolarisation. Par ailleurs, il ne s’agit pas uniquement d’une restriction à la middle class des suburbs américaines, mais aussi et surtout à la white middle class. Qu’il s’agisse de n’importe lequel des trois films soumis à l’étude, ce procédé est toujours identique. L’intertextualité des teen movies de Hughes est aussi très présente non seulement dans des références à d’autres archétypes de personnages cinématographiques, mais aussi dans des références à des œuvres issus d’autres médias de la culture de masse, comme la musique notamment. Qu’il s’agisse de Don’t you (Forget about me) de Simple Minds, chanson qui encadre le film Breakfast Club, ou encore des références aux Beatles avec Twist and Shout lors de la parade de Chicago et des citations de John Lennon (« John Lennon said : ‘I don’t believe in Beatles. I just believe in me.’ ») dans Ferris Bueller’s Day Off, les œuvres musicales sont très présentes dans les films de Hughes [2]. Parler le langage des jeunes, voilà donc l’une des clés du succès de ces films. Ce faisant, il s’agit d’adopter – ou de feindre d’adopter – ses valeurs afin que le message délivré soit plus aisément reçu. On peut ainsi comprendre que les films de Hughes sont tapissés d’une morale en tous points conservatrice, en ce que les figures d’identification sont chastes et sages, surtout en ce qui concerne les personnages féminins, auxquels nous reviendrons plus loin. Malgré tout, Hughes s’adresse à son public comme quelqu’un qui comprend ses problèmes, ses inquiétudes et ses revendications (qui sont bien minces et évidemment loin d’être très politiques). La rébellion adolescente se fait sur un mode sage malgré tout : les plus audacieux déchireront des dictionnaires, inventeront des stratagèmes pour ne pas aller à l’école, prendront juste assez de drogues pour parler à cœur ouvert mais pas assez pour y être accro ou en avoir les effets indésirables. Ferris Bueller, héros éponyme de son film, se donne beaucoup de mal à enchâsser ses stratagèmes les uns dans les autres pour être libéré des cours, mais là où il pourrait s’adonner à des activités bien plus répréhensibles, il se contente d’actions certes audacieuses, mais qui restent malgré tout très sages : manger au restaurant, se baigner, participer à la parade de Chicago, …
La représentation de la figure de l’adolescente, chez Hughes, est plurielle. Il est difficile de parler d’une émancipation des jeunes femmes au sens strict, car nous avons pu constater, avec la prédominance de l’idéologie reaganienne dans les films, que les revendications s’y trouvaient dépolitisées. Malgré tout, on peut définir l’émancipation comme un processus de libération lors duquel la personne qui s’émancipe rompt avec des contraintes qui s’imposent à elles ; il s’agit donc d’une question complexe qui agit simultanément à plusieurs niveaux et s’inscrit dans des registres interdépendants de l’individuel et du collectif. Le personnage de Claire, dans Breakfast Club, est une héroïne adolescente tout à fait classique : jeune, jolie, chaste, bien élevée. Malgré son statut de personnage principal féminin du film (car Allison est légèrement effacée et mise en retrait – en partie à cause de sa personnalité antisociale et en partie parce qu’elle ne correspond pas à une figure féminine idéalisée), Claire est un personnage à bien des égards passif, même dans sa façon de penser. Elle est ainsi objectivée, et presque avilie par les gestes très déplacés de Bender envers elle, que le réalisateur ne cherche pas nécessairement à nous faire condamner. Ce qui ressort du personnage de Claire, c’est avant tout la pression à laquelle elle est exposée : elle se doit d’être parfaite, tout le temps, pour tout le monde, car il est primordial de sauver les apparences. Elle semble donc, au début du film, superficielle, suffisante et simple, mais elle se révèle être une jeune fille complexe qui est tout à fait consciente des attentes que le monde a d’elle. Elle est le personnage, dans Breakfast Club, qui aura le plus d’influence sur les autres membres : elle adoucira Bender, pourtant toujours tonitruant et rebelle, par son naturel calme, elle opérera le relooking complet d’Allison avec laquelle elle commencera alors à nouer des liens, etc. Cet épisode du relooking est important à deux égards : d’abord, comme on a pu le remarquer, il s’agit pour Claire de prendre en charge les liens avec le reste du groupe, malgré son honnêteté brutale lorsqu’elle leur affirmait qu’elle ne pouvait envisager de rester amie avec eux. Mais d’autre part, le relooking s’impose à Allison – la nouvelle Cendrillon – comme un moyen d’augmenter son statut, et de n’être plus une simple freak. Il s’agit alors pour Allison d’une véritable découverte de la féminité, et on comprend que ce semblant d’émancipation la défait d’une partie de son identité, et elle se verra sans doute à la suite soumise à la même pression sociale que Claire. Allison abandonne alors une partie d’elle au profit d’un conformisme autrement contraignant, et Hughes laisse là transparaître la réelle morale de son film. Dans Sixteen Candles, Sam est une héroïne qui se sent exclue et humiliée par sa famille, et qui se compare à la fille populaire de son lycée. Cette trame narrative est héritée du topos de l’opposition entre la smart girl (la fille intelligente, « pas comme les autres ») et la prom queen, une fille très jolie mais à laquelle on n’associe que peu que qualités réflexives. Son rapport au corps est compliqué, fait de complexes physiques qu’elle peine à dépasser. Si la morale conservatrice du film sur le corps féminin n’est plus à prouver (Sam explique à Ted : « I’m saving myself » ; le rapport du film à la culture du viol est très intrinsèque), on remarque toutefois une évolution du statut féminin vers la fin du film, lorsque le père de Sam qui explique qu’il faut qu’elle montre qu’elle « porte la culotte » (« You wear the pants »). On en conclut ainsi que chez Hughes, les femmes évoluent au profit d’une émancipation partielle, simple, qui reste en accord avec les idéaux reaganiens et qui ne prend pas trop de place, ne fait pas trop de bruit.
La trame narrative amoureuse n’est réellement développée que dans deux des trois films sélectionnés. En effet, Ferris étant déjà en couple avec Sloane, la mise en scène de la découverte amoureuse n’est pas au centre du film. Toutefois, on remarque une forme de conservatisme au sens où l’on pourrait à première vue s’attendre à des débordements corporels qui ne sont en fait pas du tout présents : un couple d’adolescents qui sèche les cours pour pouvoir s’amuser et faire tout, et surtout n’importe quoi, cela constitue un horizon d’attente au départ très différent de ce qui advient réellement dans le film Ferris Bueller’s Day Off. Ils demeurent tous deux très chastes pendant toute la durée du film et seule la question du mariage est abordée par Ferris. La relation naissante à la fin du film Breakfast Club entre Bender et Claire est toutefois plus complexe. Dans un premier temps, il n’est pas évident du tout que cette relation soit faite pour durer, ni qu’elle en soit réellement une au sens monogame et exclusif du terme. En entrant dans cette zone de flou entre « celles que j’ai déjà tâtées et celles pour lesquelles je me tâte encore » (mot pour mot les propos de Bender parlant de ses conquêtes), elle se libère d’une catégorisation trop hâtive qui est faite d’emblée à son égard. En réalité, cette relation, bien que répondant à une forme d’attirance des personnages l’un envers l’autre, constitue davantage un échange de bon procédé (mais toujours chaste). Claire, au moyen de cette relation, cherche à acquérir une liberté dont elle se sent privée à cause de ses privilèges sociaux. Bender, lui, se défait progressivement de son tempérament très explosif par l’intermédiaire de cette relation. On remarque néanmoins que cette relation n’est pas strictement présentée comme optimiste à la fin du film : on se souvient alors du harcèlement sexuel de Bender envers Claire mais aussi des multiples humiliations qu’il lui fait subir. Malgré tout, il semble l’un des seuls à l’entendre, l’écouter et la comprendre, quoi qu’il puisse en dire. On aperçoit malgré tout l’esquisse d’un schéma conservateur ancré dans des biais imposés par une société patriarcale : la jeune fille est rendue responsable du comportement de son homologue masculin, et son devoir consiste à l’assagir par sa douceur presque maternelle, sa bonne éducation et son calme. Dans Sixteen Candles, le focus sur le thème amoureux est flagrant dès la scène d’ouverture du film : la succession de couples qui marchent devant le lycée, filmés en plans très rapprochés, montre bien que cela constitue l’aspect le plus important du film. La trame amoureuse prend du temps, et Sam et Jake ne finissent ensemble qu’à la toute fin, après le mariage désastreux de la sœur de Sam. Au fil du film, l’héroïne doit d’abord trouver la paix en pardonnant l’indifférence de sa famille avant que lui arrive le bonheur de voir son prince charmant l’attendre à la sortie de l’église. On remarque donc encore une fois la réminiscence des clichés issus des contes de fée. John Hughes est donc un réalisateur qui met en scène le public auquel il s’adresse tout en faisant certaines différences genrées entres ses héros, traduisant les stéréotypes de la société américaine des années 1980 et mettant davantage en avant la trame amoureuse lorsque le personnage principal est féminin.
Si l’on comprend aisément que la rébellion de la jeunesse, dans les teen movies, creuse les rapports intergénérationnels et intrafamiliaux, il subsiste toutefois une part de tort accordée à la famille. C’est en cela d’ailleurs que l’ambiguïté de la morale des films de John Hughes se fait sentir, parce que là où les films de rebelles des décennies précédentes attribuaient tout le tumulte à l’adolescent réfractaire, Hughes répartit les torts de façon plus juste, remettant en cause l’éducation donnée plutôt que les jeunes eux-mêmes. Les figures parentales, presque totalement absentes de Breakfast Club, sont racontées avec intransigeance et dureté par ceux qui subissent leurs violences (physiques, psychologiques, symboliques, voire parfois collatérales). Les parents n’apparaissent alors qu’en tant qu’ombres servant de repoussoirs aux adolescents, symbolisant tout ce qu’ils ne veulent pas devenir. Les rapports hiérarchiques des jeunes à leurs parents constituent pour eux une forme de contrôle et de pression purs, parfois sources de déterminismes, comme c’est le cas pour Bender, à qui on dit qu’il est un raté parce que ses parents le sont, et que le cycle est indéfectible. Dans Ferris Bueller’s Day Off, la famille est moins une figure antagoniste qu’une autorité tournée à la dérision dans le cas du personnage principal. En revanche, dans le cas de Cameron, le meilleur ami de Ferris, ses parents n’apparaissent jamais à l’écran mais sont évoqués en filigrane comme de réelles figures autoritaires qu’il est nécessaire de remettre en question et de bousculer. D’où la chute non regrettée par Cameron de la Ferrari dans le ravin près de la maison de ses parents. Le père notamment est décrit comme un homme intéressé uniquement par son travail, sa richesse et ses voitures ; un homme exigeant pour lequel Cameron a toujours agi comme un parfait soldat sans jamais affirmer ses propres volontés et ses propres désirs. Ici encore, les parents montrent l’exemple à ne pas suivre, les figures qu’il ne faut pas devenir. Pour revenir à Ferris lui-même, c’est sa sœur Jeannie qui est mise en scène comme antipathique (notons qu’il s’agit du même prénom que la sœur de Sam dans Sixteen Candles : elles sont toutes deux désagréables, mais sur deux modes différents). C’est ici donc dans un rapport horizontal que le schisme opère, tandis que dans le cas de Cameron ou du film Breakfast Club il est question de tensions conçues dans un rapport vertical, dirigées directement vers la hiérarchie plus haute, celle des parents. Pour Sam, dans Sixteen Candles, c’est l’ensemble de la famille qui est la source du malheur de la jeune héroïne, sans distinctions entre horizontalité et verticalité des rapports. Dans tous les cas, les rapports sont trop tendus et reposent sur de mauvaises communications : la mère de Sam ne comprend pas que sa fille cherche à lui faire ressouvenir son jour d’anniversaire, son petit frère Mike est un garnement insupportable, sa sœur Jeannie qui s’apprête à se marier ne voit que de la jalousie chez Sam, etc. Malgré tout, dans tous ces films on remarque une fin nuancée qui n’encourage pas spécifiquement à remettre en question l’autorité parentale ou familiale : le retour des parents à la fin de la colle dans Breakfast Club s’effectue sans remous, les rapports entre Ginny et Ferris sont rétablis à la fin de Ferris Bueller’s Day Off, et Sam de Sixteen Candles pardonne à sa famille l’oubli, se réconciliant avec chacun de ses membres tour à tour.
Richard Vernon est le principal du lycée de Breakfast Club. Edward « Ed » Rooney, lui, est le principal du lycée dans lequel étudie Ferris Bueller. Tous deux sont présentés sur le mode de l’antagonisme, au sein duquel on trouve toutefois des procédés différents. Là où Vernon est destiné à exaspérer par sa suffisance envers les adolescents, le ridicule est bien plus exploité dans le cas de Rooney, qui est rendu ridicule et risible par un comique slapstick qui correspond aussi au comique exploité par le personnage de Ferris lui-même. Dans un cas comme dans l’autre, les deux hommes sont des bureaucrates qui s’intéressent plus à la réputation de leur lycée et à la position qu’ils occupent qu’au bien être de leurs élèves, envers lesquels ils sont incompréhensifs et souvent injustes. Vernon, s’il est représenté comme ridicule et comme une cible ennemie commune aux cinq élèves, n’en est pas moins un personnage qui paraît menaçant et qui sait tenir tête à Bender, pourtant menaçant lui aussi. Par ailleurs, on remarque qu’il rompt avec la distance que lui impose pourtant sa posture hiérarchique lorsqu’il demande à Bender de le frapper si celui-ci en a le courage, pour pouvoir finalement le traiter de lâche et de raté lorsqu’il refuse. Vernon est donc un personnage complexe chez qui le ridicule de renverser son café sur son repas et sur sa chemise ou encore de chanter seul en se promenant dans les couloirs n’efface nullement la menace qu’il représente pour les jeunes protagonistes. Psychologiquement fragiles et émotionnellement instables parce qu’adolescents, ceux-ci sont la cible de ses manipulations diverses. Mais dans les faits, il maltraite des jeunes qui ont encore le moyen d’améliorer à bien des égards leurs conditions de vie tandis que lui, malgré ce qu’il cherche à faire croire, est en réalité le seul personnage ayant raté sa vie. On remarque alors un bouleversement des rapports hiérarchiques au moyen du personnage de Carl, le concierge, qui lui explique que malgré sa position inférieure, il est bien plus heureux et plus satisfait de sa propre vie que Vernon. Rooney, lui, découvre la réalité de son incompétence et de son insatisfaction à travers un processus bien plus violent. Ses diverses péripéties se concentrent sur le moyen de prouver que Ferris ment et sèche les cours. Le personnage, au-delà de rendre ridicule le statut de l’institution scolaire – d’autant plus qu’il n’assure lui-même pas ses fonctions professionnelles en pourchassant Ferris, sert surtout de moyen de montrer que l’adolescent est inarrêtable et se montre bien plus intelligent, astucieux et audacieux que les adultes qui semblent au départ voir réussi leur vie. Ainsi, malgré les morsures de chien, les vêtements lacérés, les papiers égarés, la voiture emmenée à la fourrière et bien d’autres dommages subis, Rooney ne sortira pas victorieux de son affrontement avec Ferris, qui l’emporte de justesse. L’ultime humiliation de Rooney survient lors du générique de fin, alors qu’il se voit contraint de prendre le bus scolaire avec des collégiens et que la musique tourne la scène en dérision à un niveau encore supérieur.
Nous avons pu mettre en lumière le fait que la contribution de Hughes, au sein du cinéma dirigé vers un public adolescent, a posé les bases des procédés de reprise intertextuelle et de l’élaboration de personnages-types. En mettant en scène un lyrisme du non-événement dans Breakfast Club, il inspire la trame de fictions centrées sur les adolescents pour les décennies qui suivent, parfois traitées sur un mode bien plus tragique comme dans Dead Poet society (P. Weir, 1990). Du côté de Sixteen Candles, l’opposition jalouse entre la smart girl et la prom queen est un archétype qui nourrira de nombreuses fictions, de Mean Girls à Gossip Girl, jusqu’aux séries Disney Channel dirigées vers un public encore plus jeune comme Liv and Maddie (J. Beck & R. Hart, 2013). Notons par ailleurs que l’incarnation de deux sœurs est traitée bien différemment de l’incarnation de deux frères, en prenant l’exemple de The Suit Life on Deck (« La Vie de croisière de Zach et Cody », D. Kallis & J. Geoghan, 2008), comme l’est la peinture des adolescents et des adolescents chez Hughes. Comme dans Breakfast Club et Sixteen Candles, on retrouve dans de nombreuses fictions contemporaines (Mean Girls en est l’exemple le plus parlant) une dualité entre solidarité féminine et cruauté des adolescentes entre elles, motivées par la jalousie et par le male gaze. Not Another Teen Movie ! reprendra également sur le mode parodique certains passages de Breakfast Club, en rééditant les archétypes développés par Hughes. En termes d’intertextualité, on retrouvera des références plus subtiles au film dans des séries comme Sex Education, où les similarités seront contenues dans l’approche technique de la caméra dans la scène, avec une reproduction des plans [3]. Dans le cas de Ferris Bueller’s Day Off, si l’on retrouve évidemment des références au film dans la pop culture depuis les années 1980, on remarque surtout que le personnage de Ferris a marqué les esprits et s’est imposé sur le plan politico-économique à toute une génération comme un pur héros reaganien, capable de tout, opportuniste et charmeur, entraînant la nouvelle génération de bureaucrates des années 2000, les mêmes qui seront précipités de leur tour dans le chaos du début de siècle. Ferris Bueller devient donc le chantre d’un néolibéralisme décomplexé, alors que l’on pourrait de prime abord voir chez lui un adolescent gentiment anarchiste. L’adolescence est alors envisagée par Hughes comme une dimension universelle du champ des possibles, simplement amortie par la contraction temporelle de ses œuvres en une journée. C’est une dimension qui permettra alors de guider les fictions postérieures, même sans l’intervention de l’extrême contraction temporelle.
Les teen movies de John Hughes s’inscrivent donc dans un cadre politico-économique indissociable du message et de la morale de ses productions. Véritable égérie du cinéma pro-Reagan, le réalisateur témoigne d’une proximité convaincante avec les sujets de ses films, ce qui masque en partie la morale très conservatrice des trois films étudiés. L’intertextualité et l’utilisation d’une bande originale souvent dense participe à rendre compte de cette proximité voulue par Hughes. Si des thèmes comme les inquiétudes sexuelles, la vie de famille conflictuelle et le rejet de l’institution scolaire sont abordés, on remarque toutefois une occultation d’une grande partie de l’expérience adolescente en ne représentant pas de figures plus marginales : adolescents racisés, précaires, queer, handicapés, malades, etc. La figure de l’adolescente est également représentée comme capable d’indépendance, mais pas émancipée pleinement pour autant, car les films de Hughes prétendent à une vaste dépolitisation des inquiétudes adolescentes. En termes d’esthétiques et de représentations des personnages, Hughes pave la voie du cinéma adolescent pour de nombreux réalisateurs postérieurs, en inspirant des archétypes qui demeurent, aujourd’hui encore, réutilisés et réinventés.
Le cinéma hollywoodien est composé d’une intertextualité très dense et riche de nombreux procédés. Contrairement à certaines critiques qui ont pu être faites lors du siècle dernier et de l’apparition du cinéma, ce dernier ne constitue pas un art inférieur à la littérature, mais ces deux médias communiquent et partagent des caractéristiques communes. L’ère post-littéraire à laquelle nous vivons, loin de déprécier les œuvres écrites, innove simplement en inventant de nouvelles façons de représenter le monde. C’est ainsi qu’au sein même du cinéma, tous les genres et sous-genres se recoupent et l’on y observe une interdépendance constante.
Les teen movies, d’une part, héritent des tópoï de nombreux autres genres antérieurs : la romcom, le film de délinquant, le film d’action, le film de science fiction (notamment lorsqu’il est question de la notion d’hybridation – à laquelle se prête bien la lycanthropie pour manifester les débordements corporels), etc. D’autre part, la grande diversité de ce genre filmique est attestée aussi dans le grand nombre de sous-genre des teen movies : highschool movie (Breakfast Club), gross out comedy (Scary Movie), teen romcom (To All The Boys I’ve loved before), slasher (The Night of the living dead), sans oublier les films adolescents centrés sur la question de la sexualité decomplexée comme American Pie, etc. Ces genres s’exportent églament sur petit écran dans les séries télévisées dès les années 1990 dans des modes très divers, de Dawson’s Creek à Buffy the Vampire Slayer en passant par Fresh Prince, mais évoluent au début du XXe siècle pour se concentrer davantage sur la cruauté adolescente : Mean Girls, Gossip Girl, Pretty Little Liars... Contrairement aux films de Hughes, on remarquera dans les décennies qui suivent une réelle volonté d’inclusivité et d’intersectionnalité : l’adolescence est abordée à travers la maladie et le handicap dans The Fault in our stars, à travers les problématiques raciales dans The Hate U Give, et dans un cadre de non-conformité à l’hétéronormativité dans Love, Simon. Ce concept du cinéma ado-centré s’exporte toutefois assez mal en France : si les films pour adolescents hollywoodiens rencontrent un succès certain, les productions cinématographiques françaises gardent systématiquement un contact avec le film familial, afin que la très grande majorité des spectateurs puissent adhérer au processus d’identification. C’est donc le cas de films comme La Boum de Claude Pinoteau.
Dans une dimension plus large que celle des teen movies, on remarque une multiplication des représentations qui transcendent les différents médias : l’intermédialité fait communiquer des arts comme le cinéma, la littérature, la télévision, le jeu vidéo, la musique, etc. Bien au-delà de simples adaptations, ces manifestations de l’intermédialité répondent à une demande croissante d’œuvres de divertissement, peu importe les médiums utilisés, et témoignent d’une richesse de procédés de représentation et d’identification au sein de la culture de masse et de la culture populaire.
[1] T. Shary, Teen Movies, American Youth on Screen, Wallflower Press, 2005
[2] “… And these children that you spit on as they try to change their worlds are immune to your consultations. They´re quite aware of what they´re going through…”. Cette citation de David Bowie (autre référence intertextuelle) apparaît au début du film Breakfast Club, et montre bien la volonté de Hughes de se placer au niveau des adolescents qu’il représente.
[3] Dans l’épisode 7 de la saison 2, le plan dans lequel les adolescentes sortent du lycée est le même utilisé par Hughes dans Breakfast Club.
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