Le film de Terrence Malick, The Tree of Life (2011), est innervé par l’imaginaire des dinosaures, qu’il utilise au cœur de son récit comme un motif poétique capable d’approfondir et d’éclairer ses riches significations. Pour tout spectateur de cette œuvre parfois déroutante où Malick pousse à son comble une logique formelle dont on envisagera la puissance et la singularité, la trame narrative et la matière de la fiction sont d’abord constituées par l’histoire douloureuse d’une famille américaine, perçue à travers le double regard du fils aîné, Jack, et de sa mère. On apprend dès les premières minutes que, dans cette famille texane de trois enfants, le cadet est mort à dix-neuf ans. Mais, remontant aux origines de la famille comme à celles du monde et de la vie, le cinéaste insère dans son histoire une sorte de film dans le film qui, pendant quelques minutes, montre à l’écran la Terre pendant le Mésozoïque, en nous faisant découvrir le comportement de certains dinosaures. Il s’agira alors de comprendre comment ce passage cardinal peut être vu comme le cœur signifiant du film, permettant de reconsidérer et d’enrichir toute la fiction dont il constitue une clef poétique: réécriture filmique de la Création, primauté des sensations, invention de l’amour et surgissement du tragique sont autant de motifs qui déterminent cette séquence des dinosaures et le film tout entier1.
L’apparition des dinosaures répond à l’imaginaire enfantin qui régit le film. «It’s a dinosaur bone !» crie Jack à ses deux jeunes frères après avoir trouvé dans un pré un énorme objet à la forme osseuse, peut-être une pierre calcaire érodée, voire un véritable ossement2. Quoi qu’il en soit, la rime plastique et visuelle fait écho à la séquence des dinosaures au début du film, à travers le regard de Jack. On pourrait d’ailleurs songer ici au célèbre récit de Deucalion et Pyrrha au début des Métamorphoses d’Ovide. En effet, par métaphore, les pierres y apparaissent comme les os de la Terre. Les personnages interprètent d’abord au sens propre l’étrange oracle de la déesse Thémis leur conseillant de jeter derrière eux les ossements de leur mère, mais ils finissent par éclaircir son sens figuré: il s’agit en réalité de jeter les pierres qui recréeront l’humanité. Et c’est également la création du monde et de l’homme que Malick entreprend de figurer et d’entremêler dans The Tree of Life, à la manière de la métamorphose ovidienne qui associe le minéral et l’humain.
L’enfance filmée par Malick semble fondée sur une poétique des petites perceptions, pourrait-on dire en détournant la formule leibnizienne: les souvenirs brefs et marquants du personnage de Jack, présentés à la façon de flashs mémoriels, sont agrégés et reconfigurés par le montage. La mise en scène met ainsi à l’épreuve un mode original d’appréhension de l’espace et du temps, fait de raccourcis et d’ellipses, d’associations rapides d’images et de sons; et l’on doit souligner la contribution décisive du chef opérateur Emmanuel Lubezki et de l’équipe de monteurs de Malick qui sont parvenus respectivement à enregistrer puis à réordonner ce foisonnement esthétique. Les effets de montage abrupts nous forcent à retisser les fils du récit et à élaborer la chronologie et les liens de causalité qui, à première vue, peuvent paraître lâches voire incompréhensibles. La parataxe visuelle, chez Malick, filme en définitive la remontée des souvenirs enfantins comme une construction onirique.
La présence de dinosaures au cœur du film constitue une vaste métaphore familiale, permettant de tendre à distance des liens thématiques autour de motifs tels que l’amour, la naissance du lien parental et filial, la souffrance et la violence du trauma ou encore la peur de la perte. Brother, mother: les premières paroles du film renvoient à la famille comme vivante image de la filiation, de l’origine et de l’évolution. Et les branches multiples de l’arbre de vie, dont les figurations abondent dans le film, en constituent un analogon végétal, car The Tree of Life met en scène la généalogie d’une famille et l’arbre de l’évolution biologique tout à la fois3. La représentation des arbres dans le film vise, dans un double mouvement, à les personnifier tout en montrant leur immuable majesté à travers des époques et des lieux très éloignés. Filmés souvent au moyen d’un travelling en contre-plongée, qu’ils soient frêles ou gigantesques, les arbres dessinent à l’écran les multiples embranchements, parfois accidentés, de la vie. Et ce n’est sans doute pas un hasard si Malick montre à un moment avec insistance la triple ramification du grand arbre planté à côté de la maison des trois jeunes héros du film, dont chaque branche figurerait un destin.
Au sein de cette famille texane, le père autoritaire apparaît à maintes reprises comme un personnage archaïque, un dinosaure dans l’acception péjorative du terme. Brad Pitt choisit d’ailleurs de jouer cette figure du pouvoir et de la force souveraine en s’enlaidissant et en animalisant son visage, à la fois simiesque et reptilien dans certains gros plans où il avance volontairement la mâchoire inférieure tandis que la caméra montre la rugosité de sa peau. Cette peau et ce faciès sur lesquels des peaux animales archaïques semblent se superposer façonnent l’étrange «Bradpittosaure» du film de Malick (si l’on peut se permettre ce néologisme de circonstance!), qui rappelle les dinosauriens y apparaissant également.
Et les éclats d’agressivité dans la famille (vouloir tuer son père, blesser son frère avec un fusil à billes, observer ses parents qui se déchirent) renvoient à la violence du monde, à l’œuvre dans The Tree of Life et dans tous les films de Malick. «What is this war in the heart of nature?», se demande ainsi le héros-soldat de La Ligne rouge (1998) dans les premières secondes du film, alors qu’on voit un magnifique crocodile entrer dans l’eau.
La brève apparition des dinosaures dans le film est préparée par ces plans oniriques ou fantasmatiques où l’on voit Sean Penn (qui joue le personnage de Jack adulte) dans le désert. Ce transport dans un autre lieu et un autre temps, étranges et presque non humains, permet la remontée aux origines de la Terre et la scène des dinosaures. Mais c’est le regard de sa mère endeuillée (que joue Jessica Chastain), filmée quelque temps après la mort de son fils cadet, qui initie directement le vaste retour en arrière du film (de la formation de l’univers aux premières années de la famille en passant par la courte séquence des dinosaures). En effet, elle avance seule dans une grande forêt de conifères, et on la voit alors fermer ses yeux rougis par les larmes. Travail du deuil et travail du rêve s’associent dans l’image des paupières closes. L’écran devient noir et l’introspection maternelle prend la forme d’une abyssale plongée mémorielle, à travers ce qui est peut-être le plus grand flash-back de l’histoire du cinéma, sur le plan de l’écart temporel qu’il met en scène.
Et la première apparition est celle d’un gigantesque plésiosaure blessé, sur une plage. Le spectateur est surpris par le contraste qui oppose le paysage familier de la plage et l’animal quasi légendaire. Ce contraste est d’ailleurs présent dans tous ces plans de plages, de forêts, de rivières que filme Malick, montrant d’abord l’espace naturel vide, que nous partageons à distance avec les dinosaures, avant d’y mettre en scène les animaux préhistoriques, pour donner à ces êtres pourtant si lointains une proximité, voire une intimité avec les personnages du film. La souffrance et la douleur de l’animal blessé au flanc sont reliées au deuil de la mère par un effet de syllepse, grâce à une phrase prononcée par la grand-mère au moment de la mort de l’enfant: «Dieu envoie des mouches sur les plaies qu’il devrait soigner». La plaie du deuil maternel et la plaie de l’animal se répondent par-delà des dizaines de millions d’années4.
La seconde apparition nous montre un autre individu, certainement un jeune, seul dans une vaste forêt, puis allongé au bord d’une rivière, apparemment épuisé. Un adulte d’une autre espèce le voit, s’approche de lui et lui pose vivement une patte sur la tête. Bien sûr, on craint alors le pire, en imaginant la violente agression à venir, d’autant plus que les quelques dinosaures qui traversaient la rivière à l’arrière du plan au début de la scène avaient rapidement fui en voyant surgir l’imposant adulte. La surprise est complète quand le dinosaure retire sa patte, puis la pose à nouveau plus lentement et délicatement sur la tête du petit dinosaure, tout entier à sa merci. Il ne semble pas qu’il veuille l’immobiliser pour le tuer, mais pour l’observer et établir avec lui un premier contact; ce qu’il fait pendant quelques secondes, avant de quitter les lieux. Malick met ici en scène, par des effets numériques, un geste incertain et indécidable. Est-ce un coup ou une caresse? Ce que le spectateur prend d’abord pour une menace, un élan agressif, peut ensuite être compris, au contraire, comme la décision d’épargner l’autre. Une grâce, à la lettre et dans tous les sens, qui rappelle cette «voie de la grâce» («the way of Grace») évoquée par la mère de Jack au début du film. Pour le cinéaste, il s’agirait donc de montrer un premier geste de compassion: les dinosaures aiment aussi… Le rêve de Malick est ici de donner une forme à un événement impossible à filmer, littéralement perdu dans la nuit des temps, et qui fut peut-être l’occasion d’un premier geste d’amour d’un être pour un autre.
Dans Hollywood: le temps des mutants, Pierre Berthomieu souligne justement la nature fondamentale de cette scène en la rapprochant d’une séquence-clef du cinéma de Stanley Kubrick: «Point d’orgue de l’odyssée des consciences, l’étonnante scène des dinosaures en représente la première étape. Malick compose sa séquence en écho à la scène du singe et de l’os dans 2001, qui montrait la naissance de la pensée» (Berthomieu: 239). Naissance de la pensée chez Kubrick, naissance de la conscience (de soi, de l’autre) et de l’amour chez Malick.
Cette scène met en question, par ailleurs, un mystère du toucher, de l’expérience tactile. Et le film entier peut être compris comme une réflexion ciné-plastique sur les rapports de la main et du visage. Des gestes agressifs (violence du père, des enfants) aux caresses aimantes, main et visage s’associent dans un dialogue continu qui est un support d’expression majeur pour les acteurs du film, et qui trouve dans ce geste étrange d’une patte contre une tête de dinosaure son point d’origine. Michel Chion en rend compte dans un article consacré au film de Malick et à cette scène:
Le film raconte aussi que des centaines de millions d’années plus tard (au même endroit, peut-être ?), un Américain moyen et obscur, un négligé de la Grande Histoire, père de famille malheureux, a le tic, éprouvant pour ses trois garçons, de leur passer la main à tout propos dans les cheveux, sur les épaules […]. Voilà, je vois, ou plutôt, je sens un rapport avec le geste du dinosaure, et j’admire le pouvoir poétique du cinéma de tendre des ponts par-dessus des millions d’années (Chion: 74-75).
Mais cette scène des dinosaures a provoqué des sourires, voire des moqueries lors de la présentation du film au festival de Cannes en 2011 où certains, à l’inverse de Michel Chion, n’y ont vu aucun lien figuratif l’associant au récit familial, mais l’ont considérée, au contraire, comme une aberration inutile et délirante. Peut-être parce qu’elle constitue un hiatus, une solution de continuité filmique, une surprise pour certains spectateurs. Ils s’attendaient à voir un drame familial de Terrence Malick avec Brad Pitt et Sean Penn et découvrent des dinosaures à la vingt-septième minute du film! De plus, l’incongruité esthétique par rapport à l’imaginaire propre aux dinosaures est ici étonnante: on s’attend à les trouver normalement dans des blockbusters et autres pop-corn movies ou bien dans des films documentaires, mais pas dans un film de Malick obtenant la Palme d’or. Cependant, le montage parallèle entretisse en réalité les séquences et les récits qui doivent se lire en miroir. Ainsi, on entend la voix off de la mère (ou plutôt sa voice over) à l’issue de la scène du contact entre les dinosaures, qui déclare, alors qu’on voit la rivière au bord de laquelle est allongé le jeune dinosaure: «Mon fils, lumière de ma vie, c’est toi que je cherche…» On peut dès lors, par ce choix d’une évidente conjonction entre les images et la bande-son, formuler l’hypothèse d’un lien métaphorique entre des destins que séparent des dizaines de millions d’années: le dinosaure au sol pourrait être un jeune perdu, et l’adulte isolé une mère à la recherche de son petit, à l’image du personnage de Jessica Chastain qui parcourt ses souvenirs pour faire revivre son fils.
Le film de Malick se présente comme une expérience audio-visuelle visant à nous faire éprouver la chair du temps et comprendre, au sens fort, la matière temporelle. Dans cette perspective, la séquence des dinosaures est comme un film expérimental au sein d’un récit plus traditionnel, dont elle constituerait le foyer émotionnel et affectif.
Le passage du temps met aussi en scène la mort et le tragique. L’arbre de vie est également arbre de mort. En effet, la perte et la disparition empreignent le récit: mort du frère, mort d’un camarade noyé, fantasme de la mère morte… Les paroles de la grand-mère après la mort du fils cadet soulignent l’inconstance des choses à la manière d’un terrible memento mori: «La vie continue, les gens disparaissent, rien n’est éternel» («Life goes on… people pass along… nothing stays the same…»). Des propos inacceptables à cet instant pour la mère endeuillée.
Et la mort qui dévaste la famille traverse également l’univers et les âges. L’astéroïde qui décima les dinosaures est montré par Malick tandis qu’il avance dans notre système solaire, à hauteur de Saturne, puis de Jupiter, et se dirige finalement droit sur la Terre, y faisant par son impact colossal une impressionnante cicatrice chtonienne. On peut à nouveau aisément mettre en parallèle cette séquence de l’astéroïde avec la mort du fils, la décimation globale étant à l’unisson du deuil intime dans un va-et-vient constant entre les deux échelles, celle de la famille et celle du monde.
Dans un fascinant vertige final, on assiste à la mort de la Terre, tandis que la voix de Jack adulte déclare: «Guide us to the end of time». Le film s’autorise tout autant les retours à l’état primitif d’une cosmogonie que les élans eschatologiques. Et la citation du livre biblique de Job comme épigraphe au début du film peut être comprise comme un signe annonciateur des catastrophes à venir. Job est, en effet, celui qui possède tout et à qui on retire tout; cette épigraphe est à lire doublement: elle désigne à la fois le deuil de la mère et de la famille heureuse et l’extinction des dinosaures après leur domination terrestre.
Le deuil du début de film explique l’immense retour en arrière, aux origines de la famille et du monde, avec l’accompagnement sonore du Lacrimosa du compositeur polonais Zbigniew Preisner, dont les paroles latines décrivent les souffrances et les larmes de la disparition et le retour du défunt à la poussière originelle5. Mais ce cri cosmique de la douleur, projeté à travers l’univers, est contredit à l’image par l’animation du monde et le pullulement biologique.
À la mort répond, par contraste, la vie à l’œuvre, dans tous ces plans montrant une germination en cours, dont certains peuvent être vus à la fois comme des représentations de la vie intra-utérine (fécondation et agitation cellulaire, perceptions depuis le ventre maternel) et des images de l’univers en pleine formation, nous faisant découvrir une Genèse grandiose (à travers les adresses à Dieu), des formations stellaire colorées, une activité volcanique ou des soubresauts telluriques. La puissance de la mise en scène consiste précisément à autoriser cette double interprétation, qui renforce le sens du film et nous fait éprouver uniment les dissemblances et la proximité de ces mondes que séparent pourtant des échelles si grandes. Comme l’écrivait Philippe Fraisse au moment de la sortie du film, The Tree of Life «inscrit l’ontogenèse dans la phylogenèse: chaque individu répète en se construisant le récit de la création et de la vie» (Fraisse: 119).
Dans cette perspective, l’art de Malick consiste bien à «tendre des ponts par-dessus des millions d’années», pour reprendre les mots de Michel Chion. Le plan final du film montre justement un pont, qui relie passé et présent, infiniment grand et infiniment petit, comme si The Tree of Life mettait en scène le texte de Pascal sur les deux infinis et la disproportion de l’homme: «Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, […] également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini, où il est englouti» (Pascal: 163-164)6. La mise en scène des deux infinis chez Malick, inaugurée par le deuil déchirant de la mère de Jack, permet de donner une forme filmique à cette disproportion fascinante et terrible. Et la présence des dinosaures justifie sa volonté de cinéaste de figurer les deux infinis. Elle répond, en effet, à une logique et à une poétique impérieuses: faire tenir dans l’espace du film à la fois l’histoire d’une famille texane (la sienne très probablement) et l’univers tout entier. La disparité des motifs n’en permet pas moins des rapprochements saisissants, à la manière de Pascal.
Un exemple: le sang du plésiosaure blessé qui vient rougir l’océan. On le voit d’abord, sous l’eau, se mêler aux vagues, puis les plans qui suivent, fondés sur une modification scalaire majeure mais étayés par le même motif du sang, nous montrent des veines et des veinules parcourues par des globules rouges et l’on découvre alors un cœur en train de battre à travers des tissus rosés et translucides, et un être en train de se former et de croître7. Il s’agit bien de mêler les échelles et de montrer la création biologique, la vie en marche au cœur d’un embryon. Pour quelles raisons? Sans doute pour nous faire comprendre, par le montage, que l’individu est inassignable à une espèce à ce stade de son développement. Est-ce un dinosaure, un oiseau, un humain? Impossible de le dire quand il est vu d’aussi près et aussi jeune. Malick désigne ainsi une origine commune entre toutes les branches du règne animal, cet arbre de la vie et de l’évolution qui relie les temporalités et qui permet, par métaphore, d’associer les membres d’une famille américaine des années cinquante et des dinosaures vivant il y a peut-être cent millions d’années.
C’est ce qui explique ces nombreux plans sur les arbres: ceux des villes modernes mais aussi ceux des forêts primitives, futaies massives s’élançant sur des lits de fougères. Ces formes branchues et racinaires figurent avec force les liens de l’évolution biologique et autorisent les interprétations analogiques et les échos à distance que ne cesse d’élaborer le film. Par-delà la sidérante beauté de ses plans, l’art de Malick est bien tout entier un art du montage, fondé sur des effets de raccourci vertigineux8.
Dans The Tree of Life comme dans les autres films de Malick, les oiseaux sont le symbole filmique du lien entre le temps présent et le passé le plus reculé, certainement à cause de leur origine dinosaurienne9. C’est peut-être ce qui explique la profonde fascination de Malick pour les oiseaux, qu’il filme et enregistre à la manière d’un moderne Audubon. Si l’on entend un chant d’oiseau dès les premières images, c’est aussi avec le vol d’un oiseau sous un pont que s’achève le film, dans un dernier plan-métaphore du passage du temps qui fait de l’oiseau l’alpha et l’oméga de l’œuvre.
Une immense nuée d’oiseaux comme motif plastique, forme mouvante cherchant sans cesse un impossible achèvement, est longuement montrée par Malick au début du film: la caméra suit ce grand nuage sombre qui se reconfigure sans cesse tandis que le soleil se couche sur une mégapole contemporaine. Ce plan précède justement le retour en arrière initial jusqu’aux dinosaures et fait donc le lien, visuel et thématique, entre des lieux et des époques si éloignés. De plus, on rencontre ici l’idée d’évolution dans tous les sens du terme: l’évolution aérienne des oiseaux et l’évolution des espèces dont les aléas, à l’instar des mouvements imprévus du groupe, ont pu mener des dinosaures aux oiseaux.
Une autre catégorie rappelant les dinosaures apparaît dans le film; ce sont les nombreux reptiles que filme Malick: les alligators en bois peint de Jack bébé, un serpent aquatique dont on suit la progression ondulante, mais aussi ce petit lézard que les enfants apportent à la maison et qui effraie leur mère, substitut réduit et inoffensif du père, maîtrisé par les enfants qui fêtent ainsi le départ pour un voyage d’affaires de leur père réel. Dinosaures, oiseaux, reptiles imposent dans le film leur présence archaïque et nourrissent The Tree of Life de leurs riches échos temporels et sémantiques10.
En définitive, on a pu mesurer la puissance de la métaphore des dinosaures dans le film, métaphore vive ayant le «pouvoir de “redécrire” la réalité» pour reprendre la formule de Ricœur (10).
La conscience des personnages (Jack et sa mère) traverse l’espace-temps jusqu’aux dinosaures, pour créer des résonances poétiques avec leur récit familial. Jusqu’alors, Malick aimait faire ressentir les fossés temporels par des photos d’archives ou des effets de montage impressionnants. Mais dans The Tree of Life, il initie un moment exceptionnel dans l’histoire du cinéma: ce sont les dinosaures qui créent une émotion temporelle par l’ampleur de leur éloignement. Ils nous font saisir et éprouver les différences d’échelles tout en les confondant.
Pour finir, on peut songer à cette demande faite à un moment dans le film par le fils cadet à sa mère, avant de s’endormir: «Tell us a story from before we can remember» (qu’on pourrait traduire par: «Raconte-nous une histoire qui précède nos souvenirs»). Belle image du projet cinématographique de Malick dans The Tree of Life!
1. Dans un ouvrage paru quelques années avant la sortie de The Tree of Life, Lauric Guillaud décrit justement «les thèmes obsessifs du cinéaste: origines du monde, ordre naturel, joies enfantines de l’Eden recouvré, […] beauté éphémère des choses, éternelle genèse du monde» (Guillaud: 125), que l’œuvre de 2011 porte à leur point d’incandescence.
2. En septembre 2014, au Texas, État dans lequel se situe l’action du film, un petit garçon de cinq ans a précisément découvert un os de dinosaure pendant une promenade avec son père.
3. Il n’est pas inutile de remarquer que la cladistique a justement pour origine le mot grec désignant la branche ou le rameau; cette étymologie souligne bien la force de la métaphore jusque dans le lexique scientifique.
4. Il est évident qu’on peut aussi voir dans ce puissant plésiosaure blessé une image du père de famille endeuillé (le Bradpittosaure !), qui s’affaisse littéralement quand il apprend par téléphone la mort de son fils.
5. Ce morceau a été composé par Zbigniew Preisner en hommage à son ami le cinéaste Krzysztof Kieslowski, décédé en 1996 et avec lequel il avait travaillé à de nombreuses reprises.
6. «Qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse, que les autres par leur étendue !» (163), écrit aussi Pascal à propos de l’homme admiratif et tremblant face aux espaces infinis. Et l’on songe alors au titre du film de Malick sorti en 2013: À la merveille.
7. On peut encore penser à Pascal évoquant dans un impressionnant décrescendo l’infinie petitesse d’un ciron, avec «des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs» (Pascal: 163).
8. «En réalité, il n’existe pas un plan malickien, mais un montage malickien dans lequel des chutes d’images et des raccords mènent à un éveil des sens et un éblouissement», écrit à ce propos Alexandre Mathis (87).
9. À cet égard, l’incipit du récent Jurassic World (Colin Trevorrow, 2015) rappelle avec ironie que les oiseaux ont eu des ancêtres plus colossaux, en associant l’image d’une patte d’oiseau et le bruit terrible d’un pas de dinosaure. Le spectateur, qui doute un instant, est vite rassuré en découvrant le volatile inoffensif, mais le film suggère ici avec humour que le danger est à venir.
10. Par la force de son cinéma, Malick «restaure la beauté et la puissance de l’image comme vecteur de sens», pour reprendre les mots de Ron Mottram («he restores the beauty and power of image as a carrier of meaning», Mottram:14).
BERTHOMIEU, Pierre. 2013. Hollywood: le temps des mutants. Pertuis: Rouge Profond, 750p.
CHION, Michel. 2011. «Le geste du dinosaure.» Les Inrockuptibles. No 811, p.74-75.
FRAISSE, Philippe. 2011. «The Tree of Life: exubérance, c’est beauté.» Positif. No 605-606, p.118-120.
GUILLAUD, Lauric. 2007. Le Nouveau Monde: autopsie d’un mythe. Paris: Michel Houdiard Éditeur, 200p.
MATHIS, Alexandre. 2015. Terrence Malick et l’Amérique. Paris: Playlist Society, 185p.
MOTTRAM, Ron. 2003. «All Things Shining: The Struggle for Wholeness, Redemption and Transcendence in the Films of Terrence Malick.» In Hannah Patterson (dir.) The Cinema of Terrence Malick: Poetic visions of America. London, New York: Wallflower Press.
PASCAL, Blaise. 2013. Pensées. Paris: Librairie Générale Française.
RICOEUR, Paul. 1975. La Métaphore vive. Paris: Seuil.
Gomot, Guillaume (2016). « Les dinosaures aiment aussi… ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/les-dinosaures-aiment-aussi-the-tree-of-life-de-terrence-malick], consulté le 2024-12-26.