Il y a de ça environ cinq ans, j’ai vécu une épiphanie cinématographique. À cette époque, j’allais régulièrement au cinéma les mardis, jour où il était possible de voir des films à l’affiche au tarif raisonnable de cinq dollars. La chose était presque devenue une tradition au sein de mon groupe d’amis; nous nous tenions à l’affût de la meilleure-mauvaise superproduction qui contenterait notre soif de plaisirs coupables sans nous ruiner et qui n’amènerait pas trop d’argent au moulin hollywoodien. Ayant manqué notre rendez-vous hebdomadaire, j’avais du rattrapage concernant un film pour lequel ils ne se pouvaient plus d’éloges: Bridesmaids, réalisé par Paul Feig. Ils étaient unanimes: «Kristen Wiig est hilarante! […] C’est meilleur que The Hangover! […] Enfin un chick flick vraiment drôle!1»
La prémisse m’intriguait: mes amis —majoritairement des hommes— avaient trouvé un «film de filles» —mettons ça entre guillemets pour le moment— plus hilarant que la très populaire et très masculine comédie The Hangover 2. Ma curiosité était piquée. Les filles savaient donc être drôles?
Bridesmaids raconte l’histoire assez classique d’Annie (joué par la brillante Kristen Wiig qui cosigne d’ailleurs le scénario), une trentenaire à la vie terne, un peu pathétique en amour, au travail et en amitié qui se retrouve dame d’honneur pour le mariage de sa meilleure amie, Lilian, et qui doit composer avec le caractère des autres demoiselles d’honneur.
Ce jour-là, au cinéma une scène m’a particulièrement soutiré des éclats de rire. Vers le milieu du film, la future mariée et ses demoiselles d’honneur se dirigent vers une boutique huppée du centre-ville afin de se choisir des robes pour le jour J, après un dîner dans un petit restaurant brésilien recommandé par Annie. Au milieu de l’essayage, il devient évident que la nourriture du restaurant n’était pas tout à fait fraîche puisque, bientôt, nous voyons assez crûment les demoiselles d’honneur ressentir d’immenses troubles digestifs: elles suent abondamment, retiennent des haut-le-cœur, etc. S’ensuit une cavalcade de flatulences et autres problèmes gastro-intestinaux assez bruyants. L’une d’elles dira d’ailleurs en courant nauséeuse vers la salle de bain: «I don’t really care which dress we pick, I just need to get off this white carpet.» Puis, une deuxième, assise en sueur dans le lavabo, faute de cabinets d’aisances suffisants pour toutes: «It’s coming out of me like lava.» La scène se conclut avec la future mariée qui sort du magasin en panique dans l’espoir d’arriver aux toilettes du commerce adjacent avant qu’il soit trop tard. Elle terminera sa course assise au milieu de la rue, son corps se relâchant dans sa robe de plusieurs milliers de dollars. Annie, la regardant faire, conclura: «Oh, you’re doing it, aren’t ya? You’re shitting in the street.»
Au-delà des bons et mauvais coups du film, cette scène m’a offert un moment de joie cathartique. Bien que je ne sois généralement pas le public cible d’un tel type d’humour, j’ai souvenir que cette scène ait entraîné en moi une réaction qui allait environ ainsi: «Enfin, on nous montre que les filles, aussi, ça fait caca!»
Heureusement, depuis le visionnement du film, j’ai pu étoffer davantage ma réflexion.
Cette manière de témoigner du corps féminin en train d’accomplir ses plus triviales besognes alors qu’il est enveloppé de froufrous haute couture, de capturer l’urgence des fonctions corporelles triomphant sur le bon goût et l’étiquette… vraiment, il me semblait que Bridesmaids s’aventurait là où l’humour au féminin n’allait pas souvent, même aujourd’hui, bien qu’on est en 2016, comme le dirait l’autre.
Pourquoi, donc?
Dans son ouvrage sur l’humour des femmes au Québec publié en 2002, Lucie Joubert lançait à l’époque des pistes de réflexion afin de comprendre cette faible présence, chez les humoristes et dans les textes de femmes en général, d’un humour qu’elle qualifie d’«en bas de la ceinture». Quatorze ans après la publication de l’essai, ses hypothèses sonnent encore à nos oreilles comme une ritournelle tristement familière: «Prendre la parole, et à plus forte raison utiliser cette parole pour faire rire la galerie, courir le risque d’être ridicule, tout cela rompt avec l’image figée, codifiée, de la féminité.» (Joubert, p. 18) De là découlent une série d’idées reçues sur le type de femme osant l’humour. Une femme drôle, c’est forcément une femme laide. Elle fait des blagues parce qu’elle ne peut séduire, parce qu’elle possède —c’est obligé— un physique ingrat. Et puis: une femme qui parle fort, c’est une femme vulgaire, c’est une femme qui ose se donner en spectacle. Dès lors, avant même d’avoir ouvert la bouche et de risquer d’être discréditées pour ce qu’elles diront ou ne diront pas, «c’est en tant que femmes, justement, et non pas en tant qu’humoristes, qu’elles sont d’abord entendues.» (Joubert, p. 25) Ceci a pour conséquence d’imposer une gymnastique rhétorique aux femmes humoristes puisqu’elles deviennent parties prenantes de cette économie humoristique habituellement réductrice pour les femmes et dans laquelle le pouvoir d’achat revient encore aux hommes. Ainsi, malgré le nombre croissant de femmes ayant investi les rangs de l’humour, il semblerait qu’il existe —une fois de plus— un deux poids deux mesures quand il est question de thématiques humoristiques. En tant que femmes, il nous est permis de faire rire, certes, mais pas en parlant de n’importe quoi. Joubert souligne avec raison que les interdits thématiques qui pèsent sur les femmes humoristes au Québec ne sont pas aussi présents que chez nos voisines étatsuniennes, mais elle rappelle tout de même que, d’un côté comme de l’autre de la frontière, certains sujets en humour se révèlent plus tabous que d’autres, surtout en ce qui a trait à ce qu’elle nomme un humour «du bas corporel». Et, aurais-je envie d’ajouter, du bas corporel féminin puisque «le rapport à son propre corps demeure toujours problématique chez la femme, subversif par le seul fait d’exister.» (Joubert, p. 48) S’il n’est déjà pas considéré élégant pour une femme de faire une blague de flatulences à heure de grande écoute, il est carrément du domaine de la science-fiction qu’elle y fasse une blague de flatulences vaginales.
Récemment, des humoristes québécoises telles que Mariana Mazza, Virginie Fortin ou Mélanie Couture faussent les données et cela me fait profondément plaisir. De la même manière, je remarque que du côté sud de la frontière souffle un vent de fraîcheur dans les rangs de la comedy américaine. Cette impression est née en moi en voyant Bridesmaids et elle s’est confirmée, quelques années plus tard, lorsque j’ai terminé la première saison de Broad City, un sitcom créé par deux noms encore marginaux sur la scène mainstream: Abbi Jacobson et Ilana Glazer. Originellement développée en websérie sur YouTube, la série a connu une popularité fulgurante, entraînant son adaptation à la télévision pour la chaîne Comedy Central en 2013. En plus de signer plus de la moitié des épisodes comme scénaristes, ses créatrices incarnent également les deux protagonistes à qui elles donnent leur prénom: Abbi et Ilana3.
Broad City raconte le quotidien de deux jeunes amies judéoaméricaines dans la vingtaine vivant à New York, prémisse simple qui pourrait constituer celle de Sex and the City ou de Girls, pour ne nommer qu’elles. Mais Broad City se démarque par l’intelligence, par l’irrévérence et par l’impudeur avec lesquelles le corps féminin et ses fonctions mécaniques sont traités. Les corps d’Ilana et Abbi ne sont jamais condamnés, jugés, évalués. La série nous propose un imaginaire du corps de la jeune femme qui se place au-delà de toutes contraintes —sociales, culturelles, individuelles et sexuelles—, mais de façon désintéressée, carrément désinvolte. La nudité est omniprésente, mais elle est extrêmement banale et banalisée. Elle rend le corps féminin quotidien, commun. Il est simplement là. Prenons en exemple le premier épisode de la 2e saison, lorsqu’Ilana et Abbi se sauvent d’une canicule new-yorkaise pour profiter de l’air conditionné d’un magasin Top Shop. Pendant qu’Abbi essaye des jeans, elle discute avec Ilana qui se trouve dans la cabine adjacente, tableau classique entre deux amies qui effectuent des emplettes. Perchée sur la jambe droite et le pied gauche appuyé sur le miroir, la vulve bien en vue, Ilana se perce ce que l’on imagine être —pour l’avoir toutes fait— des poils incarnés dans l’entrejambes en affirmant: «Oh my god! This lighting is incredible.» C’est tout. La focalisation de la scène ne se dirige pas vers sa nudité ni sur son sexe. Les deux amies échangent sur tout et sur rien, et la pilosité d’Ilana est un sujet parmi les autres. Le phénomène se reproduit au courant des saisons à de nombreuses reprises, entre autres durant les scènes récurrentes qui montrent les deux amies se parler en vidéoconférence de leur appartement respectif, alors que leurs deux corps, eux, s’occupent aussi de leurs fonctions: depuis la toilette, dans le bain, pendant une épilation, nues dans la chambre, en train de s’habiller, en train d’avoir des relations sexuelles avec une tierce personne. Elles se parlent et se regardent poser tous ces gestes.
Et nous, avec elles.
Les corps d’Ilana et Abbi ne sont pas contenus, retenus. Ils sont tout le temps là. Nous en sommes bombardées, mais jamais de manière voyeuse, violente ou sexualisée. Sans participer complètement d’une esthétique du grotesque ou du carnavalesque, ils prennent toute la place. Cette orientation vers laquelle tend la série devient tout à fait assumée lors de la scène d’ouverture de la troisième saison qui nous montre les protagonistes dans leurs salles de bain respectives durant ce qui semble être le déroulement d’une année. Pendant que les mois défilent, elles s’adonnent en parallèle à diverses activités qui ont tantôt tout à voir avec le lieu dans lequel elles se trouvent —passer un test de grossesse, prendre un bain, débloquer les toilettes, effectuer un auto-examen des seins— tantôt rien à voir avec celui-ci —tricoter, pratiquer le yoga, dormir, danser. Chose certaine, la série se réapproprie un lieu duquel les femmes sont ordinairement évacuées en humour. Abbi et Ilana occupent sans pudeur cet espace qui, lorsqu’on nous le présente à l’écran, est souvent réservé au rituel de la mise en beauté —maquillage, coiffure, etc.— ou au rituel de la maternité —donner le bain, surveiller la toilette— et, parfois, au rituel de l’amour lorsque l’ensemble reste bien cadré et effectué dans une douche propre qu’on ne remarquera pas. Dans ce cas-ci, les deux cuvettes jouent un rôle déterminant. Elles ne sont pas dissimulées ou évitées. Au contraire, elles trônent au centre de l’image et se rendent complices des deux protagonistes. Elles nous rappellent de façon ostentatoire que filles de Broad City pètent, urinent, saignent, vomissent, ont des wedgies, se fouillent dans le nez, baisent, se rasent, mangent, jouissent, dansent, fument, s’épilent, ont du poil et ont même un anus! Comme le souligne Kathleen Rowe dans son exploration de la figure de la unruly woman, cette réappropriation de telles microfonctions corporelles longtemps associées à la masculinité devient une forme de pouvoir potentiel:
Farting, belching, and nose-picking convey a similar failure —or refusal—to restrain the body. While boys and men can make controlled use of such “uncontrollable” bodily functions to rebel against authority, such an avenue of revolt is generally not available to women. But, if it should ever come into women’s repertoire, it will carry great power, since it directly undermines the sacredness of women’s bodies4. (Rowe: 64)
Il me semble que c’est exactement cela qu’accomplissent les filles de Broad City, épisode après épisode: elles démontent l’aspect sacré du corps. En déjouant nos attentes quant au corps féminin et à ses représentations, elles le profanent. Ici, je dialogue avec l’idée de profanation telle que la développe le philosophe Giorgio Agamben dans sa réflexion selon laquelle «profaner ne signifie pas seulement abolir et effacer les séparations, mais apprendre à en faire un nouvel usage, à jouer avec elles.» (Agamben, p. 115) Car voilà où se situe le cœur de cette série. Abbi et Ilana ne se soucient pas des séparations —de genre, de classe, de sexe. Elles jouent, déjouent, détournent, réinventent. Rien n’est sérieux, avec elles. Ni leur choix de vêtements, ni leur emploi, ni même leurs amours ou leurs rêves. Elles jouent avec les conventions et elles se plaisent à mettre leur corps en jeu. Lorsqu’elles exposent leur nudité au grand jour, lorsqu’elles se masturbent, lorsqu’elles urinent dans une ruelle, lorsqu’elles dansent au milieu de la rue, lorsqu’elles fument trop de pot, lorsqu’elles explorent leur sexualité avec autrui: elles jouent. Elles libèrent alors «la possibilité d’une forme particulière de négligence qui ignore la séparation ou plutôt, en fait un usage particulier» (Agamben,: 98).
Une scène désormais culte de la première saison me semble prendre image aux propos d’Agamben. Dans celle-ci, Abbi parvient finalement à obtenir un rendez-vous galant avec son voisin de palier, Jérémy, de qui elle est complètement obsédée pour quelques épisodes. Après avoir discuté pendant quelques heures, les deux voisins se déplacent vers le lit et commencent à s’embrasser. Mais alors, tout bascule. Abbi, voulant inverser la position des corps demande: «Do you want to maybe switch…? Mix it up a little bit?» Jeremy se relève, fébrile, et sort de sa commode un godemiché qu’il tend à sa partenaire. Voyant son air interloqué, il réalise, penaud: «Oh, you just meant switch positions…» Abbi, bonne joueuse, se dirige vers la salle de bain pour enfiler l’objet, d’où elle téléphone à Ilana pour lui demander conseil. En entendant que sa meilleure amie s’apprête à pénétrer son coup de foudre du moment, Ilana danse spontanément en plein milieu du magasin où elle se trouve, exprimant toute sa joie et son excitation.
Pour profaner, il faut jouer, nous dit Agamben. Dans cet extrait, l’ensemble de l’action repose sur un quiproquo, un jeu de langage, pourrait-on dire. Lorsque Jeremy complète l’ellipse de sa partenaire en comprenant «maybe switch roles», la profanation se met en marche et tout s’intervertit, en commençant les rôles genrés. En acceptant de porter le jouet sexuel et d’y prendre plaisir, Abbi renverse les codes habituels de performativité du genre et participe de l’unruliness qu’espère Rowe:
The unruly woman’s rebellion against her proper place not only inverts the hierarchical relation between the sexes but unsettles one of the most fundamental of social distinctions—that between male and female. The woman on top [littéralement, dans le cas d’Abbi] is neither where she belongs nor in any other legitimate position. When she rises above the male, she neither takes his place and becomes a “man” nor quite remains a “woman.” (Rowe:43)
Alors que la culture pop représente très souvent le sexe anal comme quelque chose de douloureux et surtout d’émasculant lorsque vécu par les hommes, ici, la série recadre la pratique sexuelle comme quelque chose d’agréable pour les deux partenaires, mais en insistant sur le fait qu’elle est particulièrement glorieuse et enviable pour la femme, comme l’illustre la danse jubilatoire d’Ilana. Cette célébration de la pénétration anale de l’homme par la femme m’apparaît en soit intéressante considérant que les tropes de la pornographie hétérosexuelle traditionnelle suggèrent d’ordinaire la situation inverse, c’est-à-dire la pénétration anale comme quelque chose que subit la femme, parfois contre son gré ou, du moins, sans qu’elle y prenne grand plaisir. Et lorsqu’on nous présente la femme s’adonnant à des jeux sexuels anaux, il s’agit généralement de deux femmes s’amusant avec des jouets sexuels ensemble, mais toujours pour le plaisir de l’homme, que celui-ci figure avec elles à l’écran ou qu’il soit de l’autre côté, en train de les consommer. Dans cet épisode, l’expérience est approchée comme une pratique agréable, enrichissante et sexuellement satisfaisante pour Abbi. D’ailleurs, Ilana dira à Abbi que «it’s a dream come true» de savoir que sa meilleure amie pénétrera incessamment «Jeremy’s hairy, adorable little butthole» et lui promettra de penser à elle «plowing it like a queen». Il m’apparaît fantastique qu’Ilana parle d’Abbi en train de labourer –to plow– Jeremy, champ syntaxique d’habitude réservé pour décrire le rôle fertile excessivement passif des femmes dans la reproduction. Enfin, la femme obtient à son tour la chance de sortir aux champs et de traverser la terre fertile de son sillon!
Or, qui joue risque de perdre. Agamben nous met en garde sur la décadence potentielle du jeu comme organe de la profanation. S’il offre la possibilité de libérer l’humanité de la sphère du sacré, cela ne signifie pas que celle-ci ait disparu pour de bon ni qu’elle soit abolie sans espoir de résurgence. Lorsqu’on tente de retrouver l’objet sacré perdu malgré le jeu en place —cet usage premier d’avant la séparation— avec de vaines cérémonies, on risque de s’embourber dans une toute nouvelle liturgie: «Dans le jeu, […] il [l’Homme] recherche désespérément et obstinément exactement le contraire de ce qu’il pourrait y trouver: la possibilité de retrouver l’ancienne fête perdue, un retour au sacré et à ses rites.» (Agamben, p. 100) Alors, la profanation s’enraye; l’objet est sacralisé de nouveau sans qu’un nouvel usage ait réellement été créé. La profanation n’aura pas lieu.
Dans le triste épisode intitulé «Citizen Ship», la série succombe à ce retour au sacré en oscillant dangereusement sur la frontière de la transphobie. L’épisode commence relativement bien, mais tout dérape lorsqu’Ilana laisse entendre que les avocats sont le genre d’hommes cisgenres hétérosexuels qui désirent avoir des relations sexuelles avec des femmes transsexuelles. Plus tard, pour éviter une demande en mariage, Abbi détourne l’attention de la foule en annonçant qu’elle est en train de transitionner. Les personnages d’Ilana et d’Abbi, si prompts à renverser les rôles et conventions sociales, ne complètent pas la profanation qui aurait dû advenir et retombent plutôt vers cette nouvelle liturgie dont traite Agamben. En s’embourbant dans les clichés entourant la transsexualité, en écartant les complexités du processus de transition et en montrant peu de sensibilité à l’égard de la réalité transidentitaire, Broad City rate son coup. Elle entretient le culte d’une transsexualité existant seulement comme une curiosité ou, pire, une déviance de la sexualité hétérosexuelle masculine. Il n’y a aucune profanation à l’œuvre dans l’épisode; ne triomphe que le culte sacré de l’hétéronormativité.
Heureusement, de tels faux-pas demeurent rares. La plupart du temps, Broad City réussit à effectuer ce mouvement du sacré vers le commun qu’espère Agamben, surtout en ce qui a trait au corps de la femme. En exposant des corps féminins qui refusent de se voir harnacher, des corps qui débordent au propre et au figuré, la série et ses personnages s’inscrivent en filiation avec la figure de la unruly woman de Rowe qui s’avère trop grosse, trop drôle, trop exubérante, trop vieille, trop rebelle, trop bruyante, trop sexuelle. Trop, toujours trop. La femme ingouvernable renverse les conventions sociales et en traverse constamment les frontières, sautant d’un côté à l’autre sans se soucier des conséquences: «The topos of the unruly woman […] reverberates whenever women disrupt the norms of femininity and the social hierarchy of male over female through excess and outrageousness.» (Rowe, p. 30) La unruly woman profane à outrance et ça lui plaît.
Que ce soit à cause de leurs incessantes logorrhées, de leur sexualité explosive, de leurs vêtements inadaptés aux contextes dans lesquels elles se trouvent ou à cause de leur corps omniprésent, de leur consommation abusive de drogues, de leurs mimiques et de leur argot coloré, Abbi et Ilana représentent cet état de trop dont traite Rowe. Corps et langage, elles débordent de partout. Elles sont hors de contrôle et, ce faisant, elles échappent à la gouverne de toutes normes, de toutes règles, de toute domination. Seules aux commandes de leur quotidien, elles se placent sans gêne dans des situations disgracieuses, humiliantes, honteuses, mais elles ne s’en préoccupent jamais très longuement. La série ne dépeint jamais l’exposition de leurs imperfections comme une tare, quelque chose qu’elles devraient corriger au fil des épisodes. Au contraire, Abbi et Ilana sont montrées comme puissantes dans la surenchère de leurs déconvenues. Broad City ne cherche pas à capitaliser sur la pitié, l’empathie ou le jugement du téléspectateur. L’estime de soi des personnages n’est pas ébranlée, remise en doute. Abbi et Ilana ne traversent pas de crise existentielle. Elles ne vivent aucun échec. Elles ne sont pas embarrassées de ce qu’elles sont ou de ce qu’elles ne font pas. Leur gêne, leur fierté, leur honte, leur colère, leur joie, leur tristesse… rien ne dure très longtemps.
Si rien ne persiste, qu’est-ce qui porte la série? Au-delà de l’ingouvernabilité que les deux femmes exhalent, s’il n’y a pas de drame, de romance, de suspens, pourquoi y revient-on? Certes, c’est drôle. Mais après?
Mon hypothèse est que nous y revenons semaine après semaine pour voir Ilana et Abbi vivre ensemble. Les observer, à chaque épisode, être follement éprises d’amitié l’une pour l’autre. Car si peu de choses perdurent dans Broad City, une seule demeure, originelle et increvable: tout peut bien passer puisqu’au centre, au cœur, se tient le duo inébranlable d’Abbi et Ilana. Dans Broad City, l’amitié forme la seule trame narrative: à l’origine de tout et la seule conclusion possible.
Les filles de Broad City m’ont donné envie de devenir leur sœur, leur amie, leur amante. Abbi et Ilana sont plus obsédées l’une par l’autre qu’elles ne le sont par leur emploi, ou leurs conquêtes amoureuses. Elles se valorisent constamment l’une l’autre. Pas un épisode ne se termine sans qu’elles se disent combien elles se trouvent intelligentes, drôles, désirables. Les initiatives de l’autre s’avèrent invariablement excellentes (alors que les nombreuses péripéties gênantes dans lesquelles elles se retrouvent embourbées nous prouvent le contraire!) La série ne propose pas vraiment d’intrigue romantique secondaire. Celles qui durent au-delà d’un épisode ou deux sont approchées de façon plus complexe, plus ronde (telle que la relation entre Ilana et Lincoln qui participe davantage de la complicité entre deux amis que d’un échange purement sexuel et physique). Broad City accorde peu d’attention au manque de constance de ses deux protagonistes, à leur je-m’en-foutisme. Elle ne tente pas de l’expliquer, de l’excuser, de le problématiser et c’est heureux comme ça, puisque, au fond, la seule histoire qui compte, c’est l’amour entre Ilana et Abbi.
L’intimité de leur relation n’est pas juste drôle, ni même intense. Elle est radicale. À ce jour, je n’ai pas rencontré de séries qui se montrent aussi constantes dans sa volonté de placer les privilèges de l’amitié avant toutes les autres petites pacotilles de la vie adulte que sont le travail, l’argent, le sexe, l’amour.
Ilana et Abbi sont les Thelma et Louise d’aujourd’hui. Elles partagent une amitié mise au carré, sans retenue, sans barrières, sans garde fou. Une bramance qui n’a plus rien à envier aux bromances5. Une amitié qui hausse la voix, qui dérange, qui gêne, qui se montre à voir. Et qui s’en fout. C’est ensemble qu’elles s’amusent et c’est ensemble qu’elles jouent.
À mon sens, une telle amitié représenterait la forme la plus ingouvernable parmi les ingouvernables. Sorte d’amalgame entre un sisterhood, doublé d’un girl power et d’une ambiance de vestiaire sportif, le lien affectif qui unit Ilana à Abbi et Abbi à Ilana les protège de toute gouvernance: amoureux, patrons, officiers de la loi, parents, professeurs, collègues… Elles n’appartiennent plus à personne d’autre qu’à elles-mêmes. Leur attitude insouciante, leur manie de se moquer de causes sérieuses ou de s’amuser lors de situations graves les rend puissantes. Quand elles se mettent à rire en duo, elles deviennent aussi dangereuses que Thelma et Louise qui réalisent que, de toute façon, les cartes sont toujours jouées d’avance. Le rire, l’autodérision, le jeu et la profanation qu’ils permettent leur donnent le pouvoir. À l’image de l’île qu’elles habitent, le monde d’Abbi et Ilana est insulaire. New York est leur royaume et elles en sont les souveraines.
Chacune — pour citer Ilana — la queen de l’autre.
1. En 2011, Paul Feig se présentait déjà comme un vieux routier de la comédie. Cela dit, bien qu’il y entretienne une certaine aura culte grâce à des réalisations telles que Freaks and Geeks, il n’était pas encore le porte-étendard de la comédie au féminin qu’il est devenu aujourd’hui sur la scène humoristique mainstream à cause de succès montres comme Bridesmaids, The Heat ou, très récemment, le remake de Ghostbusters.
2. Parue sur nos écrans en 2009, la comédie The Hangover relate les mésaventures d’un groupe d’amis au lendemain d’une fête d’enterrement de vie de garçon à Las Vegas alors qu’ils tentent de retrouver le futur marié, volatilisé, et qu’ils n’ont aucun souvenir de la veille.
3. Dans ce texte, je me reporterai aux créatrices par leur nom de famille et aux personnages par les prénoms.
4. Je souligne.
5. Sans équivalent francophone satisfaisant, la bromance réfère à une amitié quasi fusionnelle entre deux hommes hétérosexuels. Le terme bramance qui est moins passé dans l’usage en serait le pendant féminin.
Agamben, Giorgio. 2006. Profanations. Paris: Éditions Payot & Rivages, 123p.
Feig, Paul. 2011. Bridesmaids. [DVD] États-Unis: Apatow Productions.
Glazer, Ilana et Abbi Jacobson. 2014. Broad City. [DVD] États-Unis: Paper Kite Productions.
Joubert, Lucie. 2002. L’humour du sexe: Le rire des filles. Montréal: Les Éditions Tryptique, 191p.
Rowe, Kathleen. 1995. The Unruly Woman: Gender and Genres of Laughter. Austin: University of Texas Press, 272p.
Galand, Sandrine (2017). « Les amitiés ingouvernables ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/les-amities-ingouvernables-bramance-des-temps-modernes], consulté le 2024-12-21.