De la première moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours, les bandes dessinées de superhéros subissent une véritable évolution, non seulement au niveau de leur structure narrative, mais également au niveau de la caractérisation de leurs personnages. Si les chercheurs en littérature ou en sémiotique ne consacrent pas suffisamment leur temps à l’étude des comics c’est parce que l’analyse de ce genre de corpus reste encore marginale. La raison est simple: les bandes dessinées n’appartiennent pas aux axes traditionnels d’études académiques. L’intérêt qu’elles suscitent, en tant qu’objet scientifique, est récent et toujours peu représentatif dans les domaines des sciences humaines. De ce fait, les études sur ce genre de publication, et ses caractéristiques fondatrices sont aujourd’hui inévitablement lacunaires.
Dans le texte Le mythe de Superman, Umberto Eco1 cherche, dans l’Antiquité grecque, les arguments pour signaler les liens indissociables entre les mythes d’autrefois et un mythe plus contemporain: Superman. L’auteur ne se limite pas à l’analyse du personnage proprement dit, il développe également toute une réflexion sur la temporalité de l’histoire et dans l’histoire –et même la temporalité éphémère de l’œuvre en tant que bien de consommation. En revanche, le Superman de l’époque de la publication d’Umberto Eco n’est pas le même Superman que celui des décennies précédentes. La raison est simple: les histoires ne se limitent plus à quelques pages d’un seul fascicule avec un début et une fin, elles se prolongent désormais au long d’interminables épisodes rocambolesques. L’homme en acier gagne donc en nuances, en profondeur, des couches supplémentaires d’humanité, ce qui se traduit aussi en une nature plus torturée et mortelle.
Nous pouvons en dire de même d’autres grands super-héros comics comme Batman, Spiderman, Wonder Woman qui, au fur et à mesure du temps, gagnent du relief, se distanciant ainsi des personnages-type2. Ceux-ci relèvent plus un «exécutant» que d’une illusion de personne. Leur existence se justifie notamment à travers leurs actions, leur «faire» et non leur «être»3. Si les superhéros de la première moitié du XXe siècle s’approchent davantage du personnage type, c’est parce qu’ils comblaient un besoin spécifique de cette époque-là: résoudre hâtivement un certain nombre de problèmes sociaux, repérer des erreurs, sauvegarder les valeurs d’une nation –en l’occurrence, des États-Unis. Ces besoins sont toujours d’actualité, la différence est que les actions héroïques du personnage ne sont plus sa seule motivation.
D’une certaine manière, les premiers comics s’approchent de l’épopée, car ils s’appuient sur l’action du héros, en revanche, les publications postérieures acquièrent des caractéristiques du romanesque. Ainsi, le lecteur ne connaît pas que les actions du superhéros: son univers intérieur est aussi mis en évidence. Toutefois, malgré certaines différences entre les premiers comics et les publications précédentes, le même nœud les unit: le superhéros comble, symboliquement, le sentiment d’injustice, de frustration, d’impuissance du lecteur vis-à-vis de sa réalité.
Captain America est un exemple emblématique du super-héros justicier de la première moitié du XXe siècle. Super-soldat extrêmement patriote, il est créé dans le but spécifique de combattre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Dans une période de grands enjeux mondiaux, imaginer une personne capable de surmonter ses faiblesses physiques, en hissant le drapeau américain au-dessus de tous les autres, fait rêver beaucoup de lecteurs. À ce niveau Captain America n’est pas loin du personnage type, c’est-à-dire de l’individu pouvant rassembler en lui les aspirations de milliers de lecteurs. La biographie du héros n’est pas extravagante. Avant de devenir un grand superhéros, Steve Rogers est un homme ordinaire, fils d’immigrants dans un pays d’immigrants. Sa condition sociale n’est pas celle d’un riche ni d’un misérable. Nonobstant il possède un esprit déterminé. Faute d’avoir un corps jouant en sa faveur, son rêve d’intégrer l’armée américaine est brisé lorsqu’elle refuse de le recruter.
Le civil Steve Rogers incarne les frustrations de tous ceux qui voulaient renforcer les fronts américains, mais qui ne peuvent pas le faire. Et d’une manière plus générale, il représente également tous ceux qui se sentent frustrés de ne pas pouvoir concrétiser leurs rêves. Ces caractéristiques rendent le personnage fortement charismatique, susceptible d’éveiller l’empathie du lecteur. Le grand bouleversement se produit quand on lui propose d’intégrer l’armée américaine sous condition de devenir un cobaye de l’État. Après quelques injections d’un sérum spécial, le malingre Steve Rogers se transforme en super-soldat. L’homme de capacités surhumaines possède super force, endurance hors du commun, agilité et grande maîtrise de plusieurs arts martiaux.
L’artifice d’accorder à un jeune raté des superpouvoirs est récurent dans les comics. Le campagnard maladroit et journaliste médiocre Clark Kent, par exemple, se cache derrière Superman (et vice-versa). D’une manière très similaire, le jeune photographe «paumé», et également maladroit, Peter Parker devient le fameux Spiderman. Malgré certaines subtilités dans leur biographie, ces deux personnages sont charismatiques, car leurs maladresses ne sont pas loin de notre propre maladresse. Autrement dit, tout comme beaucoup d’entre nous Clark Kent (Superman), Peter Parker (Spiderman) ou Steve Rogers (Captain America) ne sont pas véritablement synonymes de réussite professionnelle ou amoureuse. Pourtant, une fois dans le costume de superhéros, ils peuvent matérialiser les rêves du lecteur. Le corps faible devient fort et désirable; l’inexistence sociale se transforme en reconnaissance, voire en idolâtrie; et la possibilité d’aimer et être aimé se présente enfin. Pour certains lecteurs, la métamorphose de ces «messieurs Tout-le-Monde» en superhéros représente la possibilité de fugue d’une réalité déroutante.
Si les comics plaisent surtout au jeune public, c’est parce qu’ils évoquent des questions proches de l’univers affectif de leur lectorat. Pour beaucoup d’adolescents, l’intégration sociale n’est pas toujours une tâche facile. Les changements physiques et sociaux peuvent engendrer des problèmes de confiance en soi –un problème non exclusif des jeunes, mais qui leur est quasiment inévitable. Beaucoup de superhéros possèdent cette ambivalence stratégique: en tant que «civils», ils présentent un profil d’adéquation sociale difficile, mais une fois transformés en superhéros, ils deviennent un idéal, un modèle de réussite sociale, de confiance en soi et autant d’autres qualités pouvant nous paraître inaccessibles. L’ambivalence de ces personnages leur accorde une mission curieuse: réparer les conflits d’ordre personnel qui hantent l’esprit des lecteurs en leur disant «je suis comme toi»; et, en même temps, réparer les conflits sociaux en supprimant momentanément le sentiment d’injustice.
La mission de consoler et de représenter un support psychologique aux jeunes lecteurs est flagrante chez les X-Men. La quasi-totalité de ces personnages-mutants possède un passé triste d’exclusion sociale. Leur problème central tourne autour du préjugé social envers eux à cause de leurs superpouvoirs, un problème qui commence déjà au sein de leur famille. Ainsi, contrairement à la première vague de superhéros, qui obtiennent leur prestige grâce à leurs superpouvoirs, les pouvoirs des mutants sont a priori une source de désagrément, car la population les voit comme des aberrations. Toutefois, la création de l’école pour mutants, fondée par le professeur et chercheur Charles Xavier, les rassemble dans le but de les rendre maîtres de leurs pouvoirs. Cela veut dire que ces jeunes désemparés rencontrent d’autres «aberrations» comme eux et à ce moment se produit le renversement de situation. Leur mutation n’est plus vue comme quelque chose de monstrueux, mais une marque de l’évolution de la race humaine (homo superior)4.
Quel adolescent ne s’est jamais senti malheureux ou incompris? Le corps qui se transforme soudainement, le besoin d’indépendance de l’influence des parents, les premières confrontations sociales, les premiers émois, la profonde nécessité d’appartenir à un groupe qui lui ressemble. Dans cette perspective, les mutants de Marvel représentent tous ces jeunes gens ayant un problème d’intégration ou d’inadéquation sociales. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, que les superpouvoirs des personnages mutants se manifestent lorsqu’ils atteignent l’adolescence.
La recette de succès des X-Men existe grâce à ce traitement équitable entre les péripéties des personnages et leurs conflits intérieurs. Il va de soi que l’inadéquation sociale des mutants est une métaphore efficace aux désajustements de l’ordre social du monde référentiel. Dans une société fortement marquée par les différentiations ethniques, l’idée de créer une bande dessinée dans laquelle les personnages viennent de pays différents est un jalon important contre la discrimination raciale. Dans les premières publications, pourtant, les X-Men se constituaient de superhéros américains blancs. C’est seulement durant les années 70 que Marvel change de stratégie et décide d’attaquer le racisme en créant la formation la plus fameuse: Wolverine, du Canada, Tornade, du Kenya, Diablo, d’Allemagne, Colossus, de l’ancienne Union Soviétique, Cyclope, des États-Unis, etc.
Les caractéristiques des X-men permettent à Marvel de s’engager dans toutes les formes d’exclusion sociale. Dans les années 90, par exemple, le coming out du mutant Véga5 fait des échos dans la presse généraliste, ce qui a servi de publicité au grand profit de la maison d’édition. Lorsque la polémique peut être socialement tolérable, elle devient synonyme de bonne recette. En cette année 2012, Marvel annonce une édition spéciale sur le mariage de Véga avec Kyle. La presse fait à nouveau une grande publicité autour de l’événement qui «coïncide» avec la récente déclaration favorable au mariage homosexuel du président américain Barack Obama. Dans ce cas, le superhéros incarne le porte-parole d’une minorité et, en même temps, diffuse une image valorisante de l’homosexualité. Autrement dit, l’homosexuel, marginalisé par la société, se projette sur un personnage jouant un rôle central dans l’histoire. Il ne s’agit pas de n’importe quel rôle, car les actions de Véga sont héroïques, exemplaires, nobles, des adjectifs renvoyant le lecteur à formuler une image positive du personnage. Néanmoins cette procédure entre en conflit direct avec le système de valeurs traditionnelles dans lequel l’homosexualité est vue comme étant négative et indésirable. À travers la présentation d’un modèle positif, l’inverse de la «norme», le lecteur est invité donc à mettre en cause quelques valeurs dominantes.
Les super-héros comics de nos jours traduisent parfaitement l’esprit contemporain du politiquement correct. Il tente d’offrir à son lectorat une multitude de profils de superhéros différents afin de satisfaire les exigences de tout le monde sans offusquer personne. Le défi est grand étant donné que le public consommateur de comics, à présent, est beaucoup plus diversifié par rapport aux consommateurs hommes, blancs, américains, chrétiens du début du XXe siècle. Les lecteurs ne se résument plus à une seule nation, à une croyance, à un genre, à une ethnie, à une orientation sexuelle ni à une idéologie. La complexité et les besoins du monde actuel se manifestent aussi dans la manière avec laquelle les scénarios sont présentés. Au fond, les X-men transmettent un message puissant d’auto-estime, car, grâce à l’acceptation de soi, l’individu comprend que ses défauts ou faiblesses apparentes peuvent devenir une force positive capable de le rendre un être d’exception. À ce niveau, les X-Men quittent radicalement la sphère de l’action, du «faire» en tant que raison d’être, et entrent dans une sphère plus existentialiste, c’est-à-dire celle où les crises intérieures sont aussi importantes que les catastrophes mondiales.
Au-delà de la mission de réconforter le sujet lisant, les superhéros existent également pour corriger les problèmes sociaux, locaux ou mondiaux. Lorsque Captain América apparaît pour la première fois, les États-Unis s’engagent pleinement dans la Seconde Guerre6. Pour les Américains, l’attaque de la base navale de Pearl Harbor représente un dur impact pour le pays, bouleversant les esprits de toute la nation. C’est pourquoi l’apparition d’un super-soldat comme Captain América est indispensable pour la société américaine. Il est la solution à tous les problèmes: il renforce les troupes américaines, il combat les forces du mal (le nazisme) et, notamment, il nourrit l’ambition américaine d’afficher sa suprématie et puissance devant les autres nations. En ce sens, la création du Captain América possède donc un but bien précis: celui de donner aux lecteurs la possibilité de rêver du triomphe des États-Unis d’Amérique.
De manière plus locale, Superman accomplit lui aussi la mission de corriger la société. Malgré son immense puissance, les premières aventures de l’homme d’acier se concentrent sur Metropolis. Il pourrait parfaitement s’appliquer à résoudre les grands enjeux internationaux, voire intergalactiques, cependant, la plupart du temps, sa sphère d’action se limite à Metropolis. La raison est simple: en réalité le personnage a été inventé pour protéger la communauté américaine et non toutes les nations du monde. Cela ne veut pas dire que Superman ne sauve jamais la planète, mais même lorsqu’il le fait, les États-Unis sont la principale toile de fond des aventures. Cela est si vrai que la ville fictionnelle de Metropolis devient avec le temps de plus en plus similaire à New York.
Batman est un autre superhéros créé pour résoudre les problèmes locaux. Confiné dans une spatialisation particulière (Gotham City), l’homme chauve-souris passe ses nuits à combattre les petits et grands délinquants de la ville. Ses aventures abordent un aspect sombre de la nature humaine, non seulement au niveau des crimes commis, mais aussi du propre profil psychologique du personnage. Après avoir témoigné de l’assassinat de ses parents, lorsqu’il était encore un enfant, Batman se nourrit de l’esprit de vengeance pour combattre les voleurs nocturnes, les trafiquants d’armes et de drogues, les policiers corrompus, sans oublier une longue liste de super-vilains psychopathes. L’extrême succès de ce personnage se justifie dans son pouvoir symbolique. Batman veille sur les citoyens de bien, il est le Dark Vigilant qui protège les victimes des criminels et des monstres. D’une part il nous protège de nos peurs nocturnes et d’autre part il canalise nos envies sadiques de cesser le mal à n’importe quel prix.
Tandis que Superman incarne pleinement un individu de comportement et moralité exemplaires, Batman adopte des méthodes plus questionnables pour atteindre ses fins. Le premier superhéros est un être solaire – ses pouvoirs se revigorent d’ailleurs grâce au soleil. Superman est courtois, généreux, chaleureux, attentionné, juste, protecteur, réfléchi. Sa sphère d’action est diurne et peut-être est-ce pour cette raison qu’il agit à visage découvert. Comme il représente un modèle parfait, un idéal, son corps est enveloppé par les couleurs du drapeau américain. Il existe là toute une dimension nationaliste, typique de la culture américaine, d’afficher leur drapeau pour indiquer leur patriotisme. Batman, en revanche, est un personnage nocturne, il représente la face sombre de l’être humain, ce qui doit être voilé. Il est froid, dépourvu de sens de l’humour, asocial, capable de torturer pour obtenir une information. La particularité de ce personnage par rapport aux autres superhéros mentionnés c’est que Batman ne possède aucun superpouvoir. Son intelligence et son agilité sont suffisantes pour combler les failles du système anticriminel. Quand la police est absente ou ne parvient pas à contrôler une situation, Batman sort de l’ombre pour assurer le bien-être de tous.
C’est vrai que l’internationalisation des comics force les scénaristes à donner un ton plus international aux aventures des superhéros. Ceux-ci ne peuvent plus se contenter à sauver la vie des Américains et ignorer les grandes catastrophes mondiales. Le problème est que, pour certains personnages, il est difficile de les sortir de leur confinement habituel, car ils représentent des icônes américaines. De ce fait, les interventions en dehors de la spatialisation traditionnelle ne peuvent être que sporadiques, ainsi Batman reste toujours à Gotham City. Superman peut voyager à travers la planète, mais ses actions se trouvent plus souvent à Metropolis, Spiderman lui aussi possède un espace bien marqué, ses toiles d’araignée ne dépassent que rarement les frontières de New York, etc.
Le confinement des superhéros oblige les scénaristes à concentrer tous les malheurs de l’univers dans un espace fort limité. Si une énorme comète tombe sur Terre, si des extraterrestres promettent une invasion, si une bombe atomique menace notre existence, c’est fréquemment la ville du superhéros qui est prise pour cible. Cette stratégie est à la fois simple et efficace puisqu’elle alimente le patriotisme américain – leur donnant l’occasion de sauver la planète – et satisfait les exigences du principal marché de consommation de comics: les États-Unis. Pour un lecteur étranger, c’est la dimension mythique qui compte. Indépendamment du lieu où se passe l’action, un mythe reste un personnage universel et atemporel. Il évoque des valeurs également universelles et atemporelles, le lieu en soi a peu d’importance.
Nonobstant, le succès international des superhéros incite les maisons d’édition à lancer des personnages issus d’autres horizons. Dans l’univers de Marvel, l’équipe de superhéros mutants est la plus emblématique. En effet, comme mentionné précédemment, les origines différentes des X-men rendent possible le débat sur le racisme et les autres formes de préjugés. En même temps, cette caractéristique efface partiellement les frontières de leur sphère d’action. Les aventures peuvent se réaliser dans n’importe quel pays. Au début des années 807, DC Comics lance la Ligue internationale des Justiciers (une équipe de superhéros issus de pays diversifiés). Cependant, l’internationalisation des personnages n’indique pas toujours la multiplication des paysages. Malgré la diversification de l’origine de leurs superhéros, les scénarios de Marvel et DC Comics reproduisent les mêmes schémas qu’auparavant, c’est-à-dire que les grands événements et les catastrophes mondiales se concentrent essentiellement aux États-Unis.
Un point important à évoquer serait les transformations que les premiers superhéros subissent. L’histoire de Superman, par exemple, est constamment modifiée au fil du temps. Pendant les années 60, le lecteur connaît la jeunesse de l’homme d’acier (Superboy)8, mais également un Superman plus mûr, au passé moins embelli. Les années suivantes sont remplies d’histoires dans lesquelles Superman possède des conflits existentiels; il connaît le mariage et, par conséquent, les problèmes de couple; sa morale limpide et irréprochable est mise en cause; le lecteur connaît même la mort de celui qui paraissait indestructible9. Or, le superhéros de l’époque qu’Umberto Eco décrit dans Le mythe de Superman n’a pratiquement plus rien à voir avec les Superman des générations suivantes. Les aventures courtes du sauveur de la veuve et de l’orphelin donnent place à des intrigues beaucoup plus complexes. Superman s’éloigne une fois pour toutes du personnage type gagnant des tournures plus profondes. Ce n’est pas pour autant que les lecteurs s’accrochent moins au personnage, car plus il est détaillé, plus l’illusion mimétique s’opère. Autrement dit, le personnage de fiction devient donc une illusion de personne10. Le lecteur ne se sent pas forcément Superman, mais il devient un témoin oculaire et supporteur du personnage pouvant éprouver une énorme empathie pour lui.
Le gain en relief du super-héros comics signale un basculement structural important dans la manière de représenter les aventures. Les premières publications sont très proches du registre épique, elles traitent les exploits du héros surhumain à travers les procédés d’amplification. Ainsi, dans chaque nouvelle publication, les lecteurs de l’époque partagent le même horizon d’attente11: une lecture basée sur les actions héroïques du personnage. Comme dans les épopées, les réalités ordinaires n’ont pas leur place dans les histoires, puisque la grandeur surhumaine est la raison d’être du héros et l’aspect le plus important à mettre en valeur.
Cette intention de rapprocher les superhéros des grandes épopées n’est pas toujours involontaire. Wonder Woman ou Thor ne cachent pas le projet de leurs maisons d’édition de faire devenir leurs héros une légende. Pour la première, DC Comics cherche dans la mythologie grecque sa source d’inspiration. Dès sa première apparition12, Wonder Woman est présentée aux lecteurs comme une championne amazone qui gagne le droit de quitter son île pour combattre le crime et le nazisme. Le style des aventures de Wonder Woman n’est pas complètement différent des autres bandes dessinées de l’époque: à travers l’accumulation d’exploits surhumains du personnage, le sujet-lisant reconnaît sa grandeur. Étant donné que se multiplie l’apparition de superhéros durant la première moitié du XXe siècle, la formule similaire au registre épique semblait alors convenir aux consommateurs. Cependant, il serait difficile d’imaginer un succès durable à la superhéroïne si les scénaristes insistaient sur le style épique de ses aventures. Nous pouvons en dire de même d’autres superhéros qui ont résisté au temps.
La décision d’abandonner l’ancienne structure narrative, appuyée sur l’action, est le principal responsable du changement de profil des superhéros. À long terme, même une équipe fortement créative de scénaristes ne pourrait pas créer d’histoires suffisamment originales pour captiver durablement la curiosité du lecteur – surtout quand les publications sont hebdomadaires. Il semblait donc nécessaire de remplacer le registre du style épique (basé sur l’accumulation d’exploits) en prolongeant une seule histoire et la faisant durer plusieurs semaines, voire plusieurs années. En adoptant cette stratégie, les scénaristes finissent par s’approcher du genre romanesque. Autrement dit les scénaristes de comics ont besoin de rendre les histoires plus complexes en nuançant certains détails de la vie du superhéros et en multipliant les personnages secondaires. La stratégie n’est pas tout à fait nouvelle. Au XIXe siècle un grand nombre d’écrivains publiait leurs récits dans les journaux en les divisant en épisodes. Cette méthode est particulièrement efficace, car elle crée des suspenses qui suscitent la curiosité du lecteur. Celui-ci, incité par la curiosité, achète l’épisode suivant et alimente, par conséquent, le marché de la consommation.
Lorsque les bandes dessinées enrichissent leurs superhéros, et le monde qui les entoure, ces personnages gagnent en réalisme. Le lecteur «joue le jeu» en autorisant l’histoire à guider son imagination au point d’accepter les faits comme étant vrais. Wonder Woman, par exemple, cesse d’être un personnage «plat»13 pour gagner une biographie riche en détails. La superhéroïne n’est pas qu’une championne au passé inconnu, elle est Diana, la princesse des amazones, fille de la légendaire Hyppolite, vivant à Themyscera – foyer secret des amazones. Après avoir prouvé être la meilleure guerrière de son peuple, Diana gagne des bracelets, un lacet et un diadème magiques et, le plus important, l’autorisation de sortir de son île pour lutter contre le mal dans le «monde des hommes». Cela, pourtant, n’est que le tout début de sa biographie, car son histoire s’étend au long de plus d’un demi-siècle d’existence.
Les aventures du dieu Thor, en revanche, sont déjà élaborées dans un style beaucoup plus romanesque par rapport aux superhéros précédents. Bien que l’inspiration soit complètement tirée de la mythologie nordique, les péripéties de Thor se mélangent avec ses conflits intérieurs. Ce même aspect est notable dans les aventures de Wonder Woman de l’âge d’argent des comics (de la moitié des années 1950 jusqu’aux années 1970). Les deux personnages possèdent les caractéristiques du héros mythique, dans un contexte mythique. En revanche, ils se trouvent souvent dans des situations complètement ordinaires, proches de l’univers intime du lecteur. Dans un épisode, ils combattent un dieu maléfique et dans le fascicule suivant le lecteur les verra à faire les courses, boire un verre avec des amis ou dans une scène de ménage.
Dans le cas de ces deux personnages, leurs aventures basculent tout le temps du registre épique au romanesque. Au moment où ces superhéros parlent aux dieux ou réalisent des prouesses phénoménales pour sauver un peuple, le lecteur se trouve entièrement dans l’univers épique. Toutefois, lorsque ces mêmes personnages plongent dans leurs conflits intérieurs, dans leurs petits problèmes du quotidien, la sphère de l’action (du «faire-héroïque») sort de scène pour laisser place au «moi», à l’«être-banal». Pour Wonder Woman ou Thor, le mélange du genre épique et le romanesque est évidemment dû à leur nature légendaire. Il est tout de même évident que les créateurs de ces personnages ont voulu les «mythifier» afin d’afficher rapidement leur grandeur et leur puissance. Cela revient à dire: «nous n’avons rien à prouver, car leurs origines parlent d’elles-mêmes».
Néanmoins, le mélange des genres épique et romanesque se manifeste également dans l’histoire des autres superhéros. Il n’est pas nécessaire d’avoir une origine mythologique pour créer un mythe –du moins c’est ce qu’Umberto Eco nous laisse comprendre dans son texte à propos de Superman. La confusion des genres accorde aux superhéros un statut unique, car, d’une part, ces personnages possèdent toujours le pouvoir symbolique typique aux mythes et, d’autre part, ils s’approchent de l’ordinaire en reproduisant le quotidien de tout le monde. Ainsi, ils nous réconfortent en sauvant le monde et, en même temps, ils nous inquiètent en révélant une face terriblement fragile, similaire à la nôtre.
1. ECO, Umberto. 1976. «Le mythe de Superman» In Communications, 24. La bande dessinée et son discours. p. 24-40.
2. REIS, Carlos et M. LOPES, Ana Cristina. 1996. Dicionário de Narratologia. Coimbra: Almedina, p.411.
3. JOUVE, Vincent. 2009. La poétique du roman. Paris: Arnaud Colin/VUEF.
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5. X-Men, Alpha Fight, 1994. Marvel Comics, No 130.
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7. MANNING, M. WALLACE, D, IRVINE, A. 2010. DC Comics Year By Year A Visual Chronicle. Royaume-Uni: Dorling Kindersley. p. 228.
8. Adventure Comics. 1962. DC Comics. No 300.
9. Superman: The Death of Superman. 1993. DC Comics. Vol.02, 75.
10. JOUVE, V. 2004. L’effet-personnage dans le roman. Paris: Puf.
11. GENETTE, G. 1987. Seuils. Paris: Ed. du Seuil.
12. Wonder Woman. 1942. Sensation Comics. No 01.
13. FORSTER, E.M. 1955. Aspects of the novel. Londres: E. Arnod.
Silva, Fabio (2012). « Le super-héros ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-super-heros-levolution-dun-element-reparateur-dans-un-monde-chaotique], consulté le 2024-12-26.