Sherlock Holmes est une fiction continue depuis 1887: on ne compte plus les adaptations et les œuvres que ce personnage a influencées. Née en 2010, la série anglaise Sherlock s’inscrit dans cette longue filiation de produits culturels inspirés par le personnage de Conan Doyle. Elle met en scène le célèbre détective londonien dans notre monde contemporain, aidé des nouvelles technologies pour résoudre ses enquêtes. Les intrigues originelles sont reprises et réinvesties pour les adapter au nouveau cadre tout en ménageant un suspense, même pour le spectateur déjà connaisseur. En actualisant l’univers fictionnel, la série a su susciter un fort engouement auprès d’un public d’adolescents et de jeunes adultes. Du vivant de Doyle, Sherlock Holmes avait déjà inspiré de multiples récits de fans et il est, encore aujourd’hui, une des plus grandes sources d’inspiration, notamment des auteurs de fan fictions. Selon une étude de Sébastien François, l’âge moyen des auteurs de fan fiction serait de 18,7 ans, tandis que l’échantillon choisi pour son article s’étalerait de 13 à 29 ans (François, 2007 : 63). L’écriture et la lecture au sein de ces communautés de fans sont ainsi particulières à une certaine tranche d’âge comprenant les adolescents et les jeunes adultes. Nous proposons ici de nous intéresser à une sous-catégorie de ces récits de fans: les slashs.
Le slash est une fiction qui met en scène une relation amoureuse qui n’existait pas dans l’œuvre originale. Le terme a connu un glissement sémantique et désigne aujourd’hui les relations homosexuelles, et plus précisément les relations homosexuelles masculines. C’est un genre qui intéresse presque exclusivement les femmes. Ce sont donc des textes qui, tout en parlant des hommes et de leur sexualité, sont écrits par et pour des femmes.
Mais de quelles manières les slashs de la série Sherlock jouent-ils avec le genre et la sexualité et comment le politique s’insinue-t-il dans ces textes ? Pourquoi cette catégorie de fictions est aussi populaire chez ces jeunes femmes qui sont à la fois spectatrices, autrices et lectrices ?
Notre corpus d’étude comprend différents textes anglophones et francophones, écrits entre 2010 et 2017, publiés sur les sites de références Fanfiction.net et Archive of Our Own. Il existe une telle variété de fan fictions que nous avons réduit le champ d’analyse aux fictions classées comme «explicites» et «matures» et mettant en scène les deux personnages principaux, Sherlock Holmes et John Watson (baptisées, dans le cadre du slash, les «Johnlocks»).
Dans la très grande majorité des slashs, nous constatons que l’introspection est centrale dans le récit. L’intériorité des personnages qui prime à l’action dans la narration: les pensées, l’analyse des sentiments, la remise en question, les doutes, les peurs, le désir, etc., saturent les récits. Les personnages masculins sont dotés des qualités émotionnelles qu’on attribue traditionnellement aux femmes: l’introspection donc, mais aussi les larmes, l’empathie, l’expression de leurs émotions, l’éthique du care (notion comprenant un ensemble de qualités comme l’attention, le soin ou encore la prévenance et qui porte, selon Joan Tronto, un sens social et politique)(Tronto, 2009 [1993]). Le modèle «viriliste» (Gazalé, 2017: 15) ampute encore aujourd’hui les hommes d’une grande partie de leur vie psychique en les cantonnant à la Raison et à la contention des émotions. Mais, dans les slashs, Sherlock et John, eux, sont épargnés par ce sectionnement identitaire imposé par la virilité. Ils sont à l’affût de leurs émotions et vont les formuler explicitement. De ce point de vue, ils dérogent du modèle genré traditionnel en ne répondant pas aux injonctions sociales: «Un homme est, avant tout, un individu qui se distingue clairement de l’espèce inférieure des femmes par ses facultés d’autocontrôle : tandis que les femmes sont soumises à leur corps et à leurs émotions, l’homme, lui, en a la parfaite maîtrise.» (Gazalé, 2017: 203) 1. Cette palette plus étendue d’émotions et de moyens d’expression est un enrichissement pour l’identité de ces personnages qui ne sont pas soumis à la contention des émotions exigées par l’idéal de virilité.
Il est évident que les autrices de slashs ne peuvent pas prétendre refléter exactement la réalité puisqu’elles ne sont qu’en mesure d’imaginer une relation entre deux hommes et les pensées qui les habitent. Pour pallier ce manque, il semble qu’elles se substituent en partie aux personnages, leur prêtant leurs propres goûts et désirs, mais aussi en les façonnant selon l’image qu’elles se font du masculin et selon ce qu’elles souhaiteraient qu’il soit. Les protagonistes ne sont ainsi ni vraiment de genre masculin, ni vraiment de genre féminin. Ils sont, d’une certaine manière, un genre fantasmé qui cumulerait les traits socialement attribués aux deux sexes.
Cette ambiguïté de genre se manifeste également dans la description des personnages. Les corps des acteurs de la série sont très souvent transformés par l’écriture des autrices. Ainsi, dans les slashs, Benedict Cumberbatch, l’acteur jouant Sherlock, voit la particularité de ses traits accentuée. Le détective est très souvent décrit comme «très mince» (parfois trop) mais «finement musclé», «très blanc», «délicat», «magnifique», «fascinant», «imberbe», «presque féminin», etc. Le corps de l’acteur devient, sous la plume des slasheuses, celui d’une figure androgyne, d’une étrange et magnifique créature aux traits féminisés. Son corps est transformé par le désir du narrateur (et de l’autrice) qui regarde.
Quant à Martin Freeman, l’acteur jouant John, il est généralement rajeuni dans les slashs et se voit bénéficier d’une musculature plus marquée, d’un bronzage doré, d’une pilosité réduite et d’un corps «rassurant».
Quand il s’agit de représenter les corps, les fan arts (productions picturales des fans autour de l’objet culturel de prédilection) proposent généralement des représentations plus proches de la morphologie des acteurs. Dans les illustrations, il semble qu’il soit nécessaire que les corps restent un tant soit peu crédibles aux yeux du public tandis que l’imagination autorise presque tout à l’écriture. Le prisme du regard désirant est donc atténué dans les fan arts.
À la lecture de ces descriptions, nous pouvons supposer que la féminisation d’un des personnages (souvent Sherlock, mais pas toujours) est une manière de remettre de l’hétérosexualité dans l’homosexualité. Cela pourrait également être un procédé visant à favoriser l’identification des slasheuses. Mais ne pouvons-nous pas dire que l’identification dépasse les frontières du genre? Les romans perdraient une grande part de leur intérêt dans le cas contraire. D’autres problématiques semblent se nouer ici. Nous souhaitons ainsi soumettre l’hypothèse que ces corps lissés, embellis et presque irréalistes seraient finalement peu inquiétants pour ces jeunes femmes. En effet, en consultant les profils (des autrices et des lectrices, les deux statuts se recoupant souvent), nous constatons qu’elles ont en moyenne entre 18 et 24 ans. Une partie d’entre elles sont donc dans les premières années de leur vie sexuelle ou, du moins, s’en approchent. Les corps plus délicats et plus féminins des personnages masculins pourraient donc avoir, pour celles-ci, quelque chose de moins menaçant qu’une virilité exacerbée, tout en muscles et en poils. Le slash serait alors une manière d’appréhender plus sereinement leur sexualité en présentant l’Autre comme semblable à soi.
Néanmoins, il semble que la principale raison de cette sublimation des corps soit, tout simplement, le «plaisir des yeux». En effet, le plaisir de l’écriture d’un slash réside en partie dans la possibilité de créer des personnages beaux et désirables. À la lecture de ces récits, force est de constater que, pour ces autrices, les attributs féminins rehaussent l’attractivité des hommes.
Même s’il est possible de distinguer un personnage qui semble endosser le «rôle de la femme» dans le couple, il convient de relever néanmoins que les rôles sociaux et les qualités ne restent pas figés et varient selon les slashs. Ainsi, le personnage de John, souvent décrit comme plus viril sur le plan physique, est, dans certaines fictions, celui qui recherche le plus la présence «rassurante» et «virile» de Sherlock ; il est aussi celui qui prend généralement en charge le foyer domestique et les soins médicaux, des fonctions qui touchent donc au concept de care. Nous relevons également qu’au sein d’une même fiction, la dynamique de la relation et les caractères genrés peuvent très bien s’inverser d’une situation à l’autre. Les personnages jouissent donc d’une véritable fluidité dans leurs identités.
En étudiant les profils, nous remarquons que les autrices qui se sont essayées à la fan fiction dans leurs jeunes années ont souvent commencé par l’écriture d’histoires romantiques hétérosexuelles, pas toujours dans le même fandom (contraction entre les mots «fan» et «domain»; le terme désigne tout ce qui touche au domaine de prédilection des fans). Puis, au fil des années, elles se sont intéressées au slash. Nous constatons également une évolution dans l’écriture. Certaines slasheuses deviennent beaucoup plus aventureuses dans l’expérimentation avec le temps. Leurs premières fictions sont souvent chastes, parfois quelque peu candides voire très traditionnelles dans les représentations amoureuses. Puis, les années passant, elles s’intéressent à des thèmes et à des situations plus audacieux, moins conventionnels et surtout beaucoup plus explicites. Elles s’aventurent alors à parler d’asexualité, de travestissement, de sado-masochisme ou de polyamour, pour ne donner que quelques exemples. Mais elles touchent aussi à des problématiques plus graves et plus controversées comme la prostitution, la violence psychologique, le viol ou l’inceste. Une véritable exploration des marges et des tabous est à l’œuvre dans ces fictions. Le jeu avec le corps des hommes et l’expérimentation des pratiques sexuelles et des interdits peuvent être perçus comme une initiation pour les autrices et lectrices. Le langage est une expérience en soi qui permet d’éviter les apprentissages douloureux dans la réalité. La lecture et l’écriture fonctionneraient alors comme un rite de passage permettant de vivre des épreuves sans les souffrir véritablement dans son propre corps. Ces expériences littéraires permettraient ainsi d’acquérir un savoir conférant le statut d’initiée. Les jeunes femmes, à travers l’écriture et même la lecture de fan fictions, apprivoisent leur désir sexuel mais y désamorcent aussi des peurs comme le viol. Par ailleurs, ces fictions pourraient également avoir une fonction cathartique contribuant à surmonter des traumatismes réellement vécus. En utilisant le corps des hommes plutôt que celui des femmes, elles sont en mesure de arrivent ainsi à se mettre à distance et à de s’épargner des identifications ou des expériences trop douloureuses. Le slash serait alors un lieu exutoire, un moyen d’exorcisation autant qu’un lieu d’apprentissage et de fantasmes.
Dans les slashs, nous constatons que les femmes sont généralement secondaires, voire complètement absentes. Quand elles existent, il est très rare qu’elles aient droit à un peu d’épaisseur romanesque. Les personnages de femmes créés par les autrices servent généralement soit à l’intrigue policière (elles sont coupables, témoins ou victimes), soit à l’intrigue amoureuse (représentées essentiellement comme rivales). Ces personnages pâtissent bien souvent de descriptions particulièrement négatives et parfois très caricaturales. Physiquement, elles sont généralement coupables d’être «trop féminines»: maquillées à outrance, odeur de parfum écœurante, vêtements considérés comme aguicheurs, etc. Elles sont souvent décrites comme bêtes, superficielles et même sournoises. Ces représentations rappellent le stéréotype de la femme fatale de la fin du XIXe siècle: sensuelle, extrêmement sexualisée, tentatrice, animale et, surtout, responsable de la chute ou de la mort des hommes. Cette filiation avec la femme fatale fin-de-siècle se confirme dans les différentes trames narratives des fan fictions: tentatrices, ces femmes introduisent le chaos et menacent le couple homosexuel par leurs charmes. Ces personnages sont donc principalement utilisés pour offrir de l’adversité aux hommes et offrir ainsi des péripéties aux récits. Ce traitement négatif des femmes sert donc en partie à faire avancer l’intrigue. C’est un ressort dramatique classique du schéma narratif: l’histoire a besoin d’un élément perturbateur pour exister. Dans les slashs, ce sont donc très souvent des femmes qui endossent ce rôle: elles incarnent les coupables idéales. Les autrices ne font finalement que reproduire ce qu’elles ont l’habitude de voir ou de lire dans les produits proposés par l’industrie culturelle. La misogynie latente et les réminiscences de la femme fatale encore inscrites dans l’imaginaire social s’insinuent alors sans surprise dans leurs récits.
Néanmoins, nous ne pouvons écarter la probable part de responsabilité qui incombe à la série dans ce traitement des femmes. Les personnages féminins originaux sont en effet peu attractifs pour un public de jeunes femmes. Ainsi, le personnage de Mrs Hudson est une septuagénaire tenant lieu de figure maternelle; celui de Molly Hooper est continuellement manipulé par Sherlock qui profite de sa naïveté, de sa gentillesse et de ses sentiments pour lui; Irene Adler incarne la figure de femme fatale; Sarah rappelle le stéréotype de la princesse en danger, attendant d’être libérée par John; Sally Donovan fait preuve d’intolérance et d’insolence envers le héros, etc. On le voit, ces personnages de femmes inspirent difficilement le respect, l’empathie ou l’identification. Dans la série, ce sont les héros masculins qui sont les plus fascinants et les plus attachants (qualités d’autant plus renforcées par l’insuffisance des autres personnages). C’est probablement en partie pour cela qu’il est plus intéressant pour les slasheuses de les mettre en couple ensemble plutôt qu’avec une femme du canon. Ce sont les hommes qui ont ici le plus grand potentiel romanesque (nuançons tout de même: dans leurs fictions, certaines fans offrent parfois une plus grande épaisseur romanesque aux femmes du canon).
Bien que les slashs proposent une grande variété d’intrigues, il est néanmoins possible d’identifier des lieux communs autour de la sexualité. Dans la très large majorité des récits, nous retrouvons la même chorégraphie sexuelle, à quelques variations près. Sébastien François note déjà la particularité d’un fanon qui «s’auto-aliment[e] et surtout suscit[e] chez certains fans un engouement au moins égal à celui né du canon» (François, 2009: 181). Le fanon peut comprendre par exemple des personnages n’existant pas dans le produit culturel d’origine, des objets devenus emblématiques ou encore des blagues récurrentes. Il semble que la représentation de la sexualité dans les slashs présente elle aussi cette répétitivité qui fige des éléments et les font entrer dans le fanon de la communauté.
Ainsi, les fans partagent le même vocabulaire, convoquent les mêmes métaphores et les mêmes termes pour décrire les corps masculins et leurs parties génitales: en français, outre les termes génériques de «sexe», «membre», «testicules», «anus» et tous leurs dérivés argotiques, on relève entre autres la périphrase «l’objet de ses désirs» ou encore l’image du «fondement»; en anglais, les mots crus semblent être plus aisément employés dont celui de «fuck» ainsi que tous les synonymes de «sex» venus de l’argot. Les autrices travaillant le style littéraire de leurs fictions se démarquent parfois par l’utilisation plus marquée d’euphémismes, de termes imagés ou d’ellipses temporelles lors des rapports sexuels.
La communauté partage également un modèle de rapport sexuel présentant les mêmes temporalités, organisation et pratiques qui donnent un caractère presque rituel aux scènes se conformant à cette norme. Lesdits «préliminaires» sont très souvent longuement développés. Chaque relation sexuelle ne donne pas lieu à une pénétration mais presque toutes les fan fictions y amènent à un moment ou à un autre du récit (rappelons que notre corpus concerne les slashs classés «explicites» et «matures»; de nombreux slashs, en dehors de ces bornes, ne proposent pas de représentations de relations sexuelles). Pour beaucoup de fans, la pénétration semble être l’aboutissement de la relation amoureuse, son point culminant. Souvent différée pour être mieux appréciée par la suite et prendre toute sa puissance symbolique, elle se présente comme le but ultime à atteindre.
Certains slashs s’intéressent uniquement à la dimension sexuelle de la relation. Ces textes sont classés sous l’acronyme PWP, soit «Plot, What Plot ?». Autrement dit, ce sont des fictions sans véritable histoire. Elles démarrent la plupart du temps sur une scène triviale du quotidien mais qui va très rapidement (en moyenne, après moins de cinq lignes de texte) aboutir à une relation sexuelle, sans autre forme de préambule. Les PWP n’ont pas pour objectif de parler de sentiments ou de valoriser l’introspection: le but affiché est de contenter une soudaine pulsion sexuelle et ce, grâce à des représentations très graphiques. En cela, ces slashs sont proches de la pornographie.
En étudiant les scènes sexuelles, nous notons que les émotions ressenties sont également décrites de façon semblable d’un texte à l’autre: c’est toujours un feu d’artifice de sensations présentées comme indescriptibles (mais les autrices s’y essayent malgré tout), un mélange de plaisir, de sentiment de proximité et, bien souvent, d’amour. Avec ou sans pénétration, chaque relation sexuelle aboutit à une éjaculation et à un orgasme. Les slashs mettant en scène une relation sexuelle fade sont très anecdotiques. Nous relevons par ailleurs que le sentiment amoureux a une place prépondérante dans le récit de l’acte sexuel. Il semble même être la raison pour laquelle les sensations sont décuplées. Le couple est ainsi mis sur un piédestal: toutes les autres relations dépourvues de sentiments ou n’égalant pas ceux partagés entre les protagonistes, hétérosexuelles aussi bien qu’homosexuelles, ne peuvent égaler un tel bonheur. Les autrices reconduisent ainsi le stéréotype des âmes sœurs, la sexualité ne venant ici que confirmer leur étonnante compatibilité dans tous les pans de la vie. Ainsi, pour la majorité des récits, le but, quand il n’est pas déjà atteint, est la relation monogame de longue durée. Celle-ci est parfois entérinée par un mariage ou par la naissance d’un enfant. Une partie des slashs reconduisent donc les modèles amoureux et familiaux traditionnels.
Cette écriture et ces lieux communs ont fait école au point d’être reconduits à l’excès au sein de la communauté. Il semble que la lecture de slashs construit un imaginaire commun qui fait office de savoir pour les autrices et dans lequel elles puisent leur inspiration. En somme, la sexualité-slash est un patchwork de toutes les contributions faites par les autrices, que ce soit de leurs expériences personnelles, de leur culture, de leurs visions de la sexualité mais aussi de leurs fantasmes. Cet imaginaire de la sexualité est transmis et adopté par toutes. Certaines autrices vont réinvestir le modèle et proposer des variations. Les plus appréciées par la communauté inspirent d’autres fictions qui vont populariser ces distorsions. Peu à peu, celles-ci intègrent le modèle par propagation. Ce savoir hybride créé par la communauté, entre fantasmes et transpositions, va pallier l’ignorance des autrices quant aux formes et aux modalités de la sexualité entre hommes.
Certaines slasheuses, conscientes de la récurrence des schémas sexuels et plutôt lassées de lire toujours les mêmes histoires, s’essayent à d’autres types de récits. Elles vont tenter d’ajouter un peu plus de réalisme dans les relations en parlant des premiers inconforts, des maladresses, des situations cocasses, des acrobaties ratées, etc. D’autres vont encore plus loin en expérimentant des pratiques sexuelles moins attendues: anulingus, jeux de travestissement, sado-masochisme, voyeurisme, club échangiste, bondage, etc. Mais là encore, ces variations de l’imaginaire érotique sont reprises et intégrées petit à petit au modèle de la communauté, selon la popularité des textes. Ce qui apparaissait original et transgressif dans un premier temps semble finalement répondre également à des codes et des scenarios que se transmettent les slasheuses. Les pratiques marginales ont elles aussi leurs attendus et leurs lieux communs.
Certaines fictions vont également parler de viol. Dans les Johnlocks (les slashs entre John et Sherlock), les violences sexuelles ont généralement lieu hors du couple. Quand ces scènes sont racontées, il est évident que ce n’est pas, comme dans la pornographie masculine, dans le but de susciter l’excitation sexuelle. Au contraire, les scènes sont dépeintes à partir du regard de la victime et de ses émotions. Ce qui intéresse les autrices, ce n’est pas le viol en lui-même mais plutôt de quelle façon le personnage va se remettre de cette agression par la suite.
La fan fiction est par essence subversive: elle dé-hiérarchise et désacralise l’œuvre en redistribuant les positions artistiques entre auteur et public. À l’extérieur de la communauté, la fan fiction est ainsi perçue comme transgressive et illégitime. Elle est donc déjà déconsidérée sans que son contenu soit nécessairement pris à partie. Toutefois, les réalisateurs, scénaristes et acteurs de la série Sherlock ont visiblement choisi d’accepter ces «braconnages» de fans (selon l’expression de Jenkins) et vont jusqu’à les encourager. Les acteurs, parfois interrogés au sujet des slashs, affirment connaître très bien l’existence de ces productions et saluent le talent des fans. De leur côté, les scénaristes cultivent les ambiguïtés et les sous-entendus entre les héros dans la série dans le but de créer une relation forte avec les fans. La série va même jusqu’à donner un rôle aux slasheuses dans un des épisodes.
Au tout début de la troisième saison, Sherlock est supposé mort et une communauté de fans se crée alors autour de l’idée que le détective aurait simulé son suicide. Les fans se retrouvent donc pour partager leurs théories sur comment Sherlock aurait pu survivre à sa chute. Un des scenarios proposés est un slash: une jeune fan émet l’hypothèse que Sherlock aurait berné John (par un stratagème assez grossier) pour convoler avec son pire ennemi, James Moriarty. La mise en scène de ce fantasme donne l’occasion de voir les deux acteurs se rapprocher explicitement pour un baiser, au plus grand plaisir des slasheuses de la communauté. Cette idée est violemment rejetée par le personnage d’Anderson (un homme blanc hétérosexuel), créateur du groupe, qui, révulsé par ce scénario, reproche à la jeune femme de ne pas prendre leur travail au sérieux. Ce à quoi elle répond: «I don’t see why not. It’s just as plausible as some of your theories. […] I do take it seriously!» (Gatiss et Moffat, Sherlock, s. 3, ép. 1).
La scène résume assez justement les tensions entre les slasheuses et le reste de la communauté de fans. À première vue, le personnage semble construit à partir du stéréotype de la fan: en marge de la société (indiqué par son style vestimentaire «gothique»), elle ne correspond pas aux critères de beauté classique (elle est obèse). Cette première impression répond à l’idée selon laquelle la slasheuse serait frustrée sexuellement parce qu’elle n’est pas désirable (dans le cas où on considèrerait que les femmes obèses ne pourraient pas être désirables). Ce clin d’œil aux slasheuses est donc un peu terni par les clichés méprisants qui minent encore les fans.
Il convient cependant de nuancer cette interprétation en s’intéressant au choix de l’actrice. Il s’agit de Sharon Rooney, connue en Angleterre pour être le personnage principal de la série My Mad Fat Diary (2013-2015). Elle y joue le rôle de Rae, une jeune fille qui, malgré ses troubles alimentaires et quelques épisodes dépressifs, a une adolescence ordinaire. Elle est notamment obnubilée par les garçons et la sexualité. Rae narre son histoire à travers son journal intime. Les personnages masculins de la série sont vus à travers le regard désirant de Rae et de ses commentaires grivois. Soulignons par ailleurs qu’elle-même suscite le désir de son compagnon, son poids n’étant pas pour lui une préoccupation. Cette actrice charrie donc avec elle cette identité; celle d’une voix de femme exprimant son désir sexuel, sans pudeur et de façon très explicite. À la lumière de cette intertextualité, ce choix d’actrice nous apparaît finalement comme particulièrement intéressant pour incarner une slasheuse. Sharon Rooney apporte une nouvelle dimension, plus positive, qui enrichit l’image traditionnelle des fans de slash.
Comme nous l’avons déjà dit, le slash est un lieu propice aux premières initiations à la sexualité (et c’est là-même un des avantages de la littérature: faire des expériences de vie sans jamais prendre le risque de se mettre en danger se mettre réellement en danger) ou encore une forme de catharsis pour certaines jeunes filles. Mais les slashs peuvent avoir d’autres effets sur leurs autrices et lectrices.
Dans un premier temps, ces fictions permettent la construction d’un groupe d’appartenance autour d’une identité valorisante. L’image que les Sherlockians ont d’elles-mêmes est positive. Ce que mettent en évidence les fan fictions, les fan arts et toutes les conversations de ces jeunes femmes sur Tumblr, ce sont leurs qualités et notamment celles qui sont, en général, plus facilement attribuées aux hommes: elles ont du talent et sont compétentes, que ce soit en techniques artistiques (les fan arts en sont bien la preuve), en écriture ou en nouvelles technologies; elles font preuve de beaucoup d’humour, en usant souvent de mots et d’images crus, etc.
Très peu de productions médiatiques répondent aujourd’hui aux désirs des jeunes femmes: la plupart des textes et des images sont créés par et pour le regard masculin. En prenant en charge la production des supports, les autrices reprennent le pouvoir sur leur sexualité. Mais n’y aurait-il pas un paradoxe à ce que cette forme d’empowerment donne une fois encore la vedette aux hommes ? Ne serait-il pas plus intéressant de mettre en scène des personnages féminins plus forts et plus épanouis ? À ces questions légitimes, il convient de répondre en rappelant que les slashs ne sont qu’une seule catégorie de fan fictions parmi bien d’autres. Nombreuses sont les autrices qui, dans d’autres types de fictions, réinvestissent les personnages féminins des canons orignaux ou en proposent de nouveaux afin de mettre en scène des femmes d’une plus grande complexité, capables de susciter l’intérêt et l’identification. Le slash, lui, propose autre chose.
Nous l’avons compris, l’homosexualité n’est qu’un prétexte: les autrices ne parlent en réalité que d’elles et de leur désir. En soustrayant les corps féminins de l’équation amoureuse et sexuelle, les slasheuses libèrent leurs fantasmes. Elles n’ont pas à se soucier de la vraisemblance de ce qu’elles écrivent puisque ce qui compte véritablement, c’est le plaisir (ici sensuel) d’écrire et de lire. Il est donc uniquement question d’elles. En mettant en scène une majorité d’hommes, les slasheuses se libèrent des enjeux politiques qui entourent le corps des femmes: elles n’ont pas à se questionner si certaines scènes écrites sont sexistes ou si telle ou telle pratique pourrait être considérée comme réifiante. Le but n’est pas de représenter une réalité ou de proposer un discours politique sur les femmes. Et c’est probablement là que réside un des grands plaisirs du slash. L’homosexualité masculine étant une expérience qui exclue les femmes, le slash reste de fait cantonné au domaine de l’imaginaire et du fantasme où tout est possible: il désengage le genre de l’autrice. La sexualité entre hommes est, pour les slasheuses, une coquille vide à remplir de ce qu’elles veulent, sans restriction.
Force est de constater que le désir qui est mis en texte (et en image) est un désir qui refuse de correspondre aux attentes et aux représentations d’une société patriarcale qui voudrait que la sexualité féminine soit «fleur bleue». Les slashs sont au contraire peu pudiques, ils n’ont pas peur des mots et peuvent parfois porter une certaine violence. Alors, pourquoi le slash est-il généralement tant aimé par les femmes et si peu apprécié par les hommes? C’est probablement parce qu’il donne le pouvoir aux femmes. Leurs corps sont libérés et les rôles, inversés: les femmes deviennent créatrices et les hommes, dans une certaine mesure, créatures. Les hommes sont à leur tour objectifiés (notons tout de même que l’on peut être objet de désir tout en restant sujet et cela, le slash le démontre souvent assez bien avec ses personnages masculins). Les slasheuses ne se contentent pas de protester contre les modalités et les représentations de la culture patriarcale et viriarcale, elles vont les réécrire.
Néanmoins, il convient d’apporter un peu de nuance à tout ce qui vient d’être avancé. La charge subversive du slash a ses limites. Nous l’avons dit, un certain nombre de fictions reconduisent une norme hétérosexuelle et monogame et parfois même une véritable misogynie. L’écriture est donc influencée, voire même censurée par ces normes intégrées. L’intention politique des autrices n’est pas aussi forte que cette étude pourrait le laisser entendre: certaines cherchent délibérément à repenser les modèles et les représentations, mais pas toutes (Cornillon et Sébastien, 2017: 112). Henry Jenkins écrit à ce sujet: «Les lecteurs ne sont pas toujours résistants; toute lecture résistante n’est pas nécessairement progressiste» (Jenkins, 1992: 34). Il convient donc de rester prudent quant aux intentions qu’on prête à ces jeunes femmes. Elles ne forment pas un groupe aussi homogène qu’il peut le sembler au premier abord. Enfin, les slasheuses sont, d’une certaine manière, isolées de la grande communauté des Sherlockians, et ce, précisément à cause de leur goût pour le slash. Cette mise à l’écart au sein même du groupe limite doublement la portée que pourraient avoir leurs textes. Ce sont des discours qui, en restant enfermés dans les franges de la communauté, sont peu entendus.
Malgré tout, le slash se pose en contre-discours face à l’hégémonie culturelle. Le slash dérange parce qu’il étale au grand jour des fantasmes féminins qui ne correspondent pas aux attentes de la société et parce qu’il façonne de nouveaux modèles de masculinité. Il est une forme d’empowerment parmi d’autres pour ces jeunes femmes qui vont se fédérer autour de leurs désirs sexuels.
1. Voir également sur ce point les trois tomes de L’Histoire de la virilité d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello
CORBIN, Alain, COURTINE, Jean-Jacques, VIGARELLO, Georges (dir.) (2011) Histoire de la virilité, 3 tomes, Paris: Seuil.
CORNILLON, Claire et FRANÇOIS, Sébastien. (2017) «Transgresser ou renforcer les stéréotypes de genre? Les créations de fans aux prises avec leurs conventions dans le fandom de Supernatural», dans Fan studies, gender studies. La rencontre, Mélanie Bourdaa et Arnaud Alessandrin (dir.), Paris: Téraèdre, 183 p.
FRANÇOIS, Sébastien (2007) «Les fanfictions, nouveau lieu d’expression de soi pour la jeunesse?», Agora, débats/jeunesses, n°46, pp. 58-68.
FRANÇOIS, Sébastien (2009) «Fanf(r)ictions. Tensions identitaires et relationnelles chez les auteurs de récits de fans», Réseaux, n°153, pp. 157-189.
GATISS, Mark et MOFFAT, Steven (2010-2017), Sherlock, BBC One.
GAZALÉ, Olivia (2017) Le Mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes, Paris: Robert Laffont, 416 p.
JENKINS, Henri (1992), Textual poachers: Television Fans & Participatory Culture, New York: Routledge, 343 p.
TRONTO, Joan (2009 [1993]) Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris: La Découverte.
Caudebec, Marion (2019). « Le slash, entre désir et politique ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-slash-entre-desir-et-politique-les-fan-fictions-de-la-serie-sherlock], consulté le 2024-12-11.