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LE RÔLE DU JEU (DE RÔLE) DANS TASDEROCHES (2015)
antonin marquis
2025-03-21

Avant de commencer, j’aimerais simplement établir ma crédibilité en tant que geek : ma collection de Magic : the Gathering vaut quelques milliers de dollars, je pleure systématiquement quand j’entends la phrase « My friends, you bow to no one » et j’ai déjà écrit de la fanfic de Star Wars. Je vous parlerai d’un roman que j’aime beaucoup et qui, selon moi, n’a pas reçu la reconnaissance qu’il méritait à sa sortie en 2015 : Tas d’roches, de Gabriel Marcoux-Chabot (GMC). La proposition est originale : le roman est rédigé en plusieurs langues (ancien et moyen français, joual beauceron, chiac, et innu) et sa narration est imprimée en différentes polices (italiques, caractères gras, couleur grise, etc.), elles-mêmes juxtaposées dans une mise en page acrobatique (colonnes, encadrés, superposition de caractères, etc.). Le roman raconte l’adolescence et la jeunesse d’un garçon appelé Tasderoches, lui dont la force et l’appétit sont respectivement herculéenne et gargantuesque. Je commencerai par établir quelques notions théoriques sur le jeu, les geeks et la littérature en m’appuyant sur les propos de David Peyron, Johan Huizinga, J.R.R. Tolkien et Joseph Laycock, puis je me pencherai sur la représentation du jeu de rôle dans le roman de GMC.

  1. Le jeu et les geeks

Si les geeks sont traditionnellement ridiculisés pour leur enthousiasme à s’investir dans différents mondes fictifs, les recherches de David Peyron montrent bien que même les plus no-life d’entre eux et elles ne se font pas d’illusion sur « l’utilité » de leur passion : ce sont les premiers à reconnaître qu’il s’agit d’un jeu et à dire qu’une discussion érudite sur la meilleure trilogie entre LOTR et Star Wars peut paraître futile, et pourtant que c’est ce qui est apprécié au fond dans ce mouvement. L’auto-dérision est au cœur de l’éthos geek, qui comprend bien que tout ça n’est qu’un jeu. Je cite un geek interviewé par Peyron : « quand tu passes des heures à relire des lignes [de code] pour trouver pourquoi ça marche pas, tu peux aussi être toute la nuit sur le pc à lister la chronologie de la Terre du Milieu et voir ce qui colle pas, c’est la même logique, c’est un jeu » (Peyron, 2014)

            La session passée, j’ai participé à un colloque sur les études de fan; ma communication portait sur les fan theories entourant la saga ASOIAF de G.R.R. Martin. Ça me permettait d’aborder ces romans que j’adore et de conjuguer ma geekitude et mon expertise littéraire. Souvent, par contre, pendant la relecture des romans et la rédaction de la communication, je me demandais « Mais pourquoi je fais ça? À quoi ça sert? » La réponse était simple : « parce que je m’amuse ». Ces comparaisons servent surtout à montrer que les études littéraires peuvent elles aussi être envisagées comme une sorte de jeu très geek.

            En effet, le jeu et la littérature créent tous deux des mondes imaginaires. Dans son essai classique sur le jeu, Homo ludens, Johan Huizinga appelle « monde temporaire » l’espace ludique, créé par les joueurs et joueuses, en marge du monde habituel et régi par ses propres règles qui diffèrent de celles de la vie courante. Qu’on joue aux échecs, au foot ou à Fallout, on quitte un espace-temps concret pour investir un espace-temps virtuel avec ses propres règles, ses propres limites.

            Dans sa conférence « On fairy-stories », Tolkien appelle « mondes secondaires » les univers inventés par des humains et présentés, entre autres, dans les littératures de l’imaginaire, et qui se distinguent du « monde primaire », réel, qu’on habite. Les plus réussis arrivent à susciter une « croyance secondaire », à nous faire oublier le monde primaire, contrairement aux récits moins efficaces. Évidemment, les deux concepts ne se recouvrent pas parfaitement, et il y a des nuances, mais dans les deux cas, il s’agit de créer un espace-temps alternatif, en marge du monde qu’on habite normalement.

            Peyron fait de la création et de l’élaboration de mondes fictifs une composante essentielle de la culture geek; en effet, les geeks passent des heures à habiter leurs mondes favoris comme la Terre du Milieu, Westeros ou le Monde des sorciers. Malgré tout, personne ne se trompe : ces mondes secondaires ne sont pas confondus avec le monde primaire, ce qui n’empêche pas de jouer à y croire et à y participer, que ce soit par la lecture, la rédaction de fanfic, les jeux vidéo, le cosplay, les GN, etc. 

            Le poète Coleridge avait, dans une formule fameuse, évoqué la « willing suspension of disbelief », ou « suspension volontaire de l’incrédulité », selon lui essentielle à toute littérature. À propos La guerre et la paix, Tolstoï affirmait que s’il arrivait à faire rire et pleurer ses lecteurs, il aurait atteint son but; mais comment rire et pleurer sur des personnages imaginaires sans jouer à croire à leurs histoires? La composante ludique de la littérature ne se limite pas à celle qu’on qualifie parfois dédaigneusement d’escapiste, mais à toute forme de récit.

            Bref, le monde réel et les mondes créés par le jeu et la littérature, bien que fictifs, ne sont pas complètement hermétiques, et un monde peut en refléter un autre, comme le récit intradiégétique de Stranger things est en rapport avec le récit diégétique (Joseph P. Laycock, 2015) Ce n’est pas parce qu’un jeu n’est pas « réel », qu’une histoire n’est pas vraie, qu’on ne peut rien en tirer d’important. Le foot m’a appris la résilience et la saine compétition; la littérature la compassion et l’autoréflexion; Magic : the Gathering m’a surtout appris l’anglais et les limites de mon portefeuille… Le jeu peut avoir des conséquences réelles dans la vie des gens qui le pratiquent. C’est sur cette composante éthique du jeu que j’aimerais maintenant me pencher par le biais du roman Tas-d’roches.

  • Le rôle du jeu de rôle

Tas-d’roches s’inscrit dans la grande tradition comique des Rabelais, Cervantes, Sterne et Diderot. Après la page-titre, GMC nous propose un autre titre, à rallonge : « Les horribles faits et prouesses épouvantables de Tasdroches composés par M. Alcogrimax Rebu », anagramme de Gabriel Marcoux, ce qui constitue une référence limpide au roman du XVIe siècle « Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel Roi des Dipsodes » par Alcofribas Nasier, anagramme de son auteur François Rabelais. 

            Dans le prologue, le narrateur raconte, multipliant les références antiques littéraires et utilisant un vocabulaire archaïsant, s’être échappé de l’enfer pour nous raconter, « sans autre but que celui de [nous] faire rire, l’histoire véridique et exemplaire de cet être d’exception » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 16). Se présentant, à l’instar du narrateur rabelaisien, comme un médecin nous offrant son livre comme une panacée, il nous invite ensuite à le lire à la toilette, car « malgré une vie trépidante et un horaire surchargé, jamais la famille, les enfants, le travail, les amis ne sauraient vous empêcher d’aller chier » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 17). Cette insistance sur la véracité d’un récit clairement inventé, le mélange des niveaux de langue, la juxtaposition des références littéraires les plus nichées et des blagues les plus vulgaires inscrivent d’emblée le roman dans la veine comique revendiquée par le narrateur, dont les propos m’ont souvent fait éclater de rire à voix haute. Le roman lui-même est un jeu.

C’est au chapitre 21, intitulé « Comment Pierre-Alexandre initia Tasderoches aux joies des jeux de rôle et des aventures dont vous êtes le héros », que débutent les aventures merveilleuses des protagonistes. Tasderoches, un ado anormalement grand, fort et truculent, se dédouble en Tâ de Rosh, un « paladin de niveau trois », et trouve dans le monde créé par Pierre-Alexandre, le dungeon master, « un espace de liberté dans lequel il [peut] se laisser aller à exprimer toute la démesure de sa personnalité. » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 90) Le monde primaire ne permet pas à ce personnage gargantuesque d’exprimer sa démesure, un peu comme les romantiques du XIXe siècle aspiraient à l’Absolu, mais se sentaient prisonniers d’un monde bourgeois étouffant.

            C’est que le monde temporaire/secondaire du jeu de rôle est intimement lié à l’idée d’une liberté qui dépasse celle du monde réel; Huizinga affirme que l’esprit du jeu, dont les règles mettent les joueurs sur un pied d’égalité et leur donne des chances égales de remporter la partie, élimine le déterminisme, donc qu’il libère l’individu (Huizinga, 1988). En effet, le monde secondaire du jeu peut être exploré différemment par les joueurs, qui échappent à leurs rôles sociaux ordinaires. (Joseph P. Laycock, 2015). Dans le jeu, un timide peut s’improviser audacieux; une rusée peut réaliser d’habiles cambriolages sans risquer la prison; une personne marginalisée peut exercer une position de pouvoir; etc. Jouer, c’est se libérer.

Le chapitre se scinde ensuite en deux colonnes : celle de gauche, en caractères gras qui occupe le tiers de la largeur de la page, incarne une voix anachronique imitant les romans de chevalerie médiévaux. Cette voix, qui revient dans l’ensemble du roman, dramatise l’existence beauceronne de Tasderoches et en fait une aventure épique dont il est le héros. L’utilisation de la deuxième personne (le « tu ») est une interpellation directe, comme si Tasderoches s’adressait à Tâ de Rosh – ou l’inverse. Sa force, même si elle n’est que feinte ou imaginée, constitue tout de même un motif de fierté, un baume sur l’existence réelle, comme je me sens bien après avoir joué au foot ou avoir gagné à Magic.

La deuxième colonne est une liste de 4 pages, en ordre alphabétique, de créatures fantastiques affrontées par Tâ de Rosh, liste encyclopédique reliant le roman à la tradition comique.

Le chapitre 22 s’intitule « Comment Tasderoches survécut à la tempête de verglas et au carnaval de Québec, et comment il fit la connaissance d’un nain au nom extravagant ». Il met en scène les quatre ados joueurs de D&D et Clarisse, la mère adoptive de Tas d’roches.

La mise en page est spectaculaire : la partie de D&D, racontée par la narration et les dialogues, se concentre au milieu des deux pages et est encadrée, en caractères gris, par le monologue de Clarisse qui, pendant 17 pages, commente le journal « sans aucune forme de compassion pour ses interlocuteurs involontaires. » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 94) Comme les Belles-sœurs de Tremblay, Clarisse, prisonnière d’une existence médiocre, passe ses journées à discourir de sujets anodins, voire aliénants.

Pendant ce temps, dans l’encadré, la partie de D&D se déroule joyeusement grâce à la narration hésitante de P-A et les blagues des gars. C’est la première séance de jeu de Grand Dan qui, pour l’occasion, incarne un nain appelé « Pwell de Posh ». Étonnamment, ce nom comique attise la colère de Tasderoches, qui se manifeste dans les dialogues (« Ta yeule! […] Va chier! » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 106)), mais aussi dans l’apparition de la voix narrative chevaleresque en gras : « Tu pâlis de rage. […] Ce nom déshonore ton propre nom. […] Une telle insulte mérite d’être lavée dans le sang. » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 106) Tasderoches s’offusque donc du manque de sérieux de son ami.

Pourtant, après quelques secondes, il se met à rire de cette blague stupide, et la partie reprend alors que Pierre-Alexandre met les joueurs en garde : « Faudrait quand même pas que toute la game se transforme en grosse joke à cause de tes niaiseries… » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 108) En mettant en garde ses amis, il s’assure que le manque de sérieux ne gâche pas leur plaisir, car il faut croire à l’illusion pour que le jeu procure une évasion efficace du monde réel. Huizinga rappelle que « l’attitude ludique authentique et spontanée peut être celle du profond sérieux », comme le démontre jour après jour le sport professionnel.

Huizinga évoque la figure du briseur de jeu pour décrire la personne qui,  refusant de faire comme si, « révèle la fragilité de cet univers, où il s’était momentanément enfermé avec les autres ». Pourtant, cette willing suspension of disbelief est précisément ce qui fait le plaisir de l’activité : pendant un moment, on ne pense à rien d’autre et on décroche de nos soucis quotidiens. On est ailleurs, dans un autre espace-temps.

C’est d’ailleurs, à mon sens, ce qui est représenté à même la mise en page de ce chapitre : la partie de D&D, concentrée au milieu des pages, constitue un petit espace à l’abri du monde extérieur, fait de nouvelles déprimantes et de préoccupations triviales, évoqué par le monologue de Clarisse. Pendant le jeu, les gars peuvent fuir la réalité pour un monde plus enchanté.

Pourtant, malgré tout le plaisir que Tasderoches tire de ce jeu, la voix chevaleresque porte à son attention la préoccupation suivante : « Qui cuides-tu tromper? Tes aventures ne sont que songes et rêveries. Tes exploits tant vantés, simples jets de dés. […] Tu n’es pas chevalier. Pas encore. » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 118‑119) Contrairement à Don Quichotte, Tasderoches sait qu’il ne fait que jouer à être un chevalier. Mais la confusion entre les mondes, la réalité et le jeu se fait sentir de plus en plus à mesure que le récit avance.

Alors que sa relation avec Pierre-Alexandre se développe, il lui confie qu’il aimerait vivre au Moyen-Âge : « J’aime ça, basher sus des monstres avec Grand Dan pis Ti-Kevin. […] J’ai pas envie d’passer ma vie à jouer à ête un chevalier… À c’t’heure que j’sais un peu c’est quoi, j’ai l’goût d’en être un pour vrai. J’ai l’goût d’montrer au monde de quoi j’sus capabe! » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 122‑123) Le jeu semble avoir élargi le fossé entre les nobles aspirations de Tasderoches et les opportunités offertes par la vie réelle, au point de susciter une crise existentielle typique de l’entrée dans l’âge adulte : « Mais veux-tu ben m’dire à quoi ça sert d’ête gros pis fort d’un monde où y a pas moyen d’régler ses affaires autrement qu’à coups d’crosses dans l’dos pis d’règlements? […] J’veux vivre au Moyen-Âge, hostie… […] J’défendrais ceux qui méritent d’être défendus, j’sacrerais des volées à ceux qui méritent de s’faire sacrer des volées, pis l’monde continuerait à tourner. Christie, j’srais ben… J’aurais un rôle à jouer, j’srais un vrai chevalier, pis me sembe ma vie srait moins compliquée. » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 125) Tasderoche semble éprouver de la nostalgie pour une époque plus simple, même si celle-ci n’est qu’imaginaire.

D’abord, comme le fait remarquer Laycock, les fans de RPG peuvent découvrir qui ils sont en jouant quelqu’un d’autre. Comme la rencontre avec la différence suscite la comparaison, et éventuellement la réflexion, jouer à être un autre peut engendrer une introspection. De plus, en ayant toute la liberté pour agir, les joueurs doivent se questionner sur l’éthique de leurs actions dans le jeu, ce qui participe à une réflexion éthique similaire à celle de la littérature, qu’on peut transférer dans la vie réelle (Joseph P. Laycock, 2015).

Ensuite, Tasderoches aspire à une vie plus simple, où la distinction entre le bien et le mal est aussi tranchée que dans le jeu. Comme l’explique Huizinga, le jeu « crée de l’ordre, il est ordre. Il réalise, dans l’imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée. » (Huizinga, 1988, p. 30) Si la façon de mener une vie bonne dans le monde réel est tout sauf claire, dans le jeu, elle se simplifie; les doutes et les hésitations quant à notre conduite et à notre identité peuvent être oubliés un moment. Pour Tasderoches, D&D n’est pas qu’une façon de passer le temps, mais une façon de se développer en tant qu’individu.

Quelques chapitres plus loin, Tasderoches découvre une activité lui permettant de réaliser en partie ses fantasmes chevaleresques : les courses de démolition. Voici comment sont décrits ses succès : « Pendant tout un été, tu mènes plus belle vie qu’en puisse rêver preux chevalier. Tu vas par tous les lieux où l’on tournoie, par tous les bourgs et villages où un jeune seigneur peut prouver sa valeur et conquérir son prix. En Bellechasse, en Beauce, en Lotbinière, dans tout Chaudière-Appalaches et bien au-delà, on fait grand esclandre de tes exploits. » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 166) Version contemporaine du tournoi médiéval, la « démol » donne un exutoire aux passions et aux ambitions de Tas d’roches; toutefois, elle l’empêche de continuer à avancer : « Tout c’que j’veux, c’est faire d’la démolition, continuer d’avoir mes vieux chums pis jouer à Donjons et dragons. Le reste, j’m’en câlice. […] – J’sais pas… me semble que tu devrais penser un peu plus à ton avenir… » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 165) Le jeu est devenu pur déni, pur escapisme, une activité nocive qui l’isole du monde plutôt qu’elle ne participe à la vie réelle, ce qui ne lui échappe pas complètement. Le jeu, qui autrefois comblait un besoin et participait à une saine réflexion éthique, est maintenant contre-productif, et ne sert qu’à faire taire la voix qui demande : « Mais quel est donc l’objet de ta quête, chevalier? Quel vent te pousse, quelle folie t’entraine? Quel Graal es-tu venu ici chercher? » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 311)

La crise existentielle empire et Tasderoches se met à entendre la voix chevaleresque qui contait ses exploits. Ici, la confusion entre les mondes s’intensifie : « J’t’entends, câlice! J’te parle! J’veux savoir t’es qui! J’veux comprendre! Écoute-moi, hostie! Réponds-moi!      Insensé! Ne vois-tu pas que ton courage est vain, ta force, inutile? Pourquoi t’obstiner à pourchasser un mirage? Quelle folie t’habite pour que tu continues ainsi à lutter? » (Marcoux-Chabot, 2015, p. 313) Dans ce passage, la voix médiévale n’encourage plus les fantasmes de Tasderoches, mais les dénonce dans ce qui figure un débat interne jusque-là réprimé. Les deux voix, auparavant distinctes, entrent en dialogue sur le mode du conflit de valeurs : est-ce une façon de bien vivre? À quoi aspire-t-il? Pourquoi cette fuite?

Éventuellement, cette confusion se manifeste dans le monde primaire : au cours d’une course de démolition, Tasderoches passe à un cheveu de tuer un compétiteur sous l’œil médusé de la foule. Le passage raconte le méfait entièrement dans la voix chevaleresque : les mondes s’interpénètrent et le monde fictif recouvre le monde réel, signe que ce n’est plus volontairement que Tasderoches suspend son incrédulité. Il perd la notion du réel : paranoïaque, il soupçonne P-A d’avoir couché avec sa blonde et tombe dans une colère pantagruélique. Le roman reproduit cette confusion à même la typo et la mise en page : on n’arrive plus à lire le livre, comme Tasderoche n’arrive plus à déchiffrer le réel.

Quand Isabelle lui annonce finalement qu’elle est enceinte, la crise existentielle et typographique atteint son paroxysme, puis se calme. Dans une image de renaissance, la saturation laisse place au vide; les mots redeviennent lisibles et s’étiolent pour laisser place à une page blanche.

Puis, doucement, la voix innue en italiques, associée à la nature, réapparait, infusée des autres voix du roman qui, ensemble, racontent la naissance d’un enfant et la rédemption de Tasderoches, qui réalise son fantasme d’aventure et d’héroïsme dans la paternité.

Les identités séparées de Tasderoches finissent par se fusionner dans un individu mature et complexe, capable désormais d’affronter le monde avec force et courage. Tout est bien qui finit bien.

Pour Huizinga, « dans la forme et dans la fonction du jeu, la conscience qu’a l’homme d’être intégré dans le cosmos trouve sa première expression, la plus haute et la plus sainte. » (Huizinga, 1988, p. 42) Cette réalisation d’une totalité, d’un Absolu, rejoint une idée de Tolkien : pour lui, la fantasy permet aux humains de réaliser l’un de leurs désirs les plus profonds, celui d’être en communion avec les êtres vivants.

Tasderoches cherchait dans D&D, un jeu narratif, un monde temporaire et secondaire, une façon de combler des aspirations opaques pour lui-même. Il voulait quelque chose, mais quoi? Les mondes du jeu et de la fiction le rapprochaient de cette communion, mais c’est la paternité qui réalise sa quête chevaleresque pour le saint Graal : donner du sens à sa vie.

Bibliographie

Huizinga, J. (1988). Homo ludens : Essai sur la fonction sociale du jeu (C. Seresia, Trad.). Gallimard.

 

Laycock, J. P. (2015). Dangerous Games : What the Moral Panic over Role-Playing Games Says about Play, Religion, and Imagined Worlds. University of California Press.

 

Marcoux-Chabot, G. (2015). Tas-d’Roches : Roman. Éditions Druide inc.

 

Peyron, D. (2014). Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek. Les Enjeux de l’information et de la communication, 15/2(2), 51‑61. https://doi.org/10.3917/enic.017.0051

 

Peyron, D. (2019). La culture geek : Le culte du détail au service de l’imaginaire partagé. Revue de la BNF, 59(2), 72‑79. https://doi.org/10.3917/rbnf.059.0072

 

Peyron, D. (2021). « C’est qui le plus fort entre Wolverine, Dark Vador ou Saroumane ? Ça, c’est un débat de pur geek ! ». Affirmation d’une identité collective et discussions fictionnelles dans la culture geek. Fabula-LhT : littérature, histoire, théorie, 25. https://doi.org/10.58282/lht.2619

 

Tolkien, J. R. R. (John R. R., 1892-1973. (1978). Fäerie. Christian Bourgois.

Pour citer

marquis, antonin (2025). « LE RÔLE DU JEU (DE RÔLE) DANS TASDEROCHES (2015) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-role-du-jeu-de-role-dans-tasderoches-2015], consulté le 2025-04-06.