Le «Cool Japan» est une expression controversée inventée par le gouvernement japonais en 2002 pour promouvoir la culture japonaise à travers le monde et en faire une arme diplomatique. De prime abord sympathique, cette stratégie politique n’est pas aux goûts de beaucoup de Japonais. Quels sont les enjeux officiels et officieux qui se cachent derrière l’expression teintée de joyeuseté «Cool Japan»? Quel rapport devons-nous entretenir avec cette expression? Comment pouvons-nous envisager l’exportation de la pop culture japonaise?
Le concept du Cool Japan élaboré par le gouvernement japonais est né de l’adaptation du concept du Cool Britania imaginé en 1990 par le gouvernement britannique pour promouvoir la culture populaire de son pays. En 2001, dans son article Japan’s Gross National Cool, Douglas McGray associe cette nouvelle culture japonaise à la dimension du cool et exprime la force représentée par ce soft power1 sur la communauté internationale.
Le Japon réinvente une nouvelle fois sa superpuissance. Plutôt que de s’effondrer du fait des déconvenues politiques et économiques largement rapportées qu’a essuyées le pays, son influence culturelle mondiale s’est lentement amplifiée. De la pop-music à l’électronique grand public, de l’architecture à la mode, de l’animation à la cuisine, le Japon est davantage une superpuissance culturelle aujourd’hui que dans les années 1980, lorsqu’il était une superpuissance économique.2
L’article de Douglas McGray connaît un fort impact au Japon et donne l’idée au gouvernent nippon de créer le Cool Japan (クールジャパン Kuuru Japan). Il est intéressant de noter que l’écriture japonaise utilisée pour traduire ce terme est le katakana3, comme l’usage le veut lorsqu’il s’agit de traduire un mot ou un concept étranger. On pourrait admettre ici facilement que le mot anglais –’cool’ soit en effet transcrit dans alphabet katakana クール dont la prononciation approche de ‘kuuru’, mais dans Cool Japan, l’appellation anglaise du Japon, ‘japan‘ est elle aussi retranscrite en katakana ジャパン. Ceci déforme la prononciation officielle ‘Nihon’ en ‘Japan’, faisant de l’expression un concept complètement étranger, alors qu’il aurait très bien pu être écrit et pensé de manière japonaise en kanji et hiragana, en employant les mots japonais kakkoi nihon (格好良い日本). Kakkoi (格好良い) est un adjectif qui se traduit par une définition proche de l’anglicisme ‘cool’. Il est composé du groupe de kanji – 格好 – (kakkou) qui signifie ‘forme’ dans le sens du mot ‘apparence’4. L’expression japonaise ‘kakkoi’ est utilisée soit envers un homme5 qui a une certaine classe –une personne populaire ou envers un objet ou un accessoire qui renvoie l’idée du ‘sentiment positif au travers sa forme’, du ‘paraître cool‘. Cette expression est très usitée au Japon contrairement à l’anglicisme ‘cool’ (kuuru), car l’adjectif ‘cool’ est jugé trop américanisé. Les kanji 日本 (Nihon/Nippon) désignent le Japon. Les transcriptions phonétiques française ‘Japon’ et anglaise ‘Japan’ dérivent d’une lecture possible des kanji en chinois, précisément dans le cas présent, d’une transcription orale du mandarin jat’pun faite par Marco Polo. Cette association de caractères chinois peut se traduire par l’expression ‘Pays du soleil levant’6. En japonais, le kanji 日 (ni) signifie ‘soleil’ dans le sens aussi de ‘jour’ et le kanji 本 (hon/pon) peut se traduire par le mot ‘origine’. En employant délibérément le terme anglais ‘Japan’ et non ‘Nihon’ ou ‘Nippon’, le gouvernement japonais crée un exonyme de son propre pays.
L’expression beaucoup trop américanisée du Cool Japan n’est pas très populaire au sein de la population japonaise, comme peut en attester l’article polémique de YOSHIOKA Hiroshi intitulé Pourquoi avoir honte du ‘Cool Japan’? 7. YOSHIOKA Hiroshi reproche au concept du «Cool Japan» le post-colonialisme exercé par le gouvernement américain sur le Japon et dénonce la collaboration de ses pairs: «L’idée de base du Cool Japan doit être traduite comme colonialisme incarné et assimilé. C’est le vrai noyau du Cool Japan que j’appelais quelque chose de très mauvais et aussi le contenu authentique d’un sentiment insupportablement honteux enveloppant ce terme8». Pour comprendre cette défiance envers le gouvernement américain, il est important de rappeler quelques faits historiques et actuels. L’occupation américaine du Japon a duré sept ans, soit de 1945 à 1952. De plus, une administration civile américaine est restée, dans l’archipel Ryoukyou comprenant l’île d’Okinawa, jusqu’en 1972. Le départ de cette administration est dû à de massives manifestations du peuple japonais excédé par leur présence. En raison de l’Article 9 de la Constitution japonaise, le pays renonce à tout acte de belligérance9. Sous couvert de protectorat, en plus des forces d’autodéfense du pays, le Japon héberge près de cinquante mille soldats américains. Cette présence américaine armée sur le territoire nippon, permet aux États-Unis de bénéficier d’un emplacement stratégique en cas de conflit.
En raison de cette ultra-présence américaine depuis l’après-guerre, il est facile de comprendre comment la culture américaine et principalement la pop culture américaine a pu s’étendre à tout le Japon. Comme le précise AZUMA Hiroki:
L’histoire de la culture Otaku est une japonisation de la culture américaine et cette appropriation reflète parfaitement l’idéologie de haute croissance en cours à l’époque [entre 1955 et 1973…] Les Otakus sont sans doute les héritiers de la culture de l’époque d’Edo mais cet héritage n’est en aucun cas direct. Entre les Otakus et le Japon s’intercalent en effet les États-Unis10.
Cependant même si la culture otaku est inspirée par une vision de la pop culture américaine, nous affirmons qu’elle se l’approprie et finit par s’auto-référer tout comme elle le fait déjà avec ses influences ancestrales. Les otaku ont créé un univers à partir de référentiels qu’ils se sont complètement appropriés. D’ailleurs, l’idée du Cool Japan, reprise par le gouvernement japonais, est une formule servant la promotion, l’exportation et la marchandisation de quelques concepts fondamentaux extraits de la culture otaku. Même si derrière le concept de soft power japonais, YOSHIOKA Hiroshi voit transparaître, dans l’expression américanisante Cool Japan, un mercantilisme superficiel caché sous une couche peu épaisse de transmission culturelle. Plus précisément, nous dirons qu’au travers du Cool Japan se vend à l’international une vision factice de la culture otaku; les consommateurs en portent des symboles sans en comprendre la provenance autre que le made in Japan11 et sans en déchiffrer le sens. Tout comme YOSHIOKA Hiroshi dénonce la superficialité de ce Cool Japan, la communauté otaku n’apprécie guère la réappropriation biaisée de leurs objets de passion par le gouvernement. Malgré les critiques, le gouvernement japonais continue à exercer des mesures pour accroître l’influence du Cool Japan.
Mars 2008 – Le Ministre des Affaires Étrangères créait un nouveau poste d’Ambassadeur des anime, et nommait le chat robot bleu Doraemon à ce poste. Lors de la cérémonie médiatisée en masse à Tōkyō, le Ministre des Affaires Étrangères KOMURA Masahiko s’adressait au chat robot: «Doraemon, j’espère que tu parcourras le monde au titre d’Ambassadeur des anime pour contribuer à ce que les gens comprennent davantage le Japon, afin qu’ils deviennent ses amis», ce à quoi Doraemon (acteur déguisé) répondait: «Au travers de mes dessins animés, j’espère transmettre aux gens à l’étranger ce que pensent les Japonais ordinaires, leur mode de vie et le monde que nous souhaitons bâtir.»
Mai 2008 – Le Ministre du Développement, des Infrastructures, du Transport et du Tourisme nommait Hello Kitty Ambassadrice Officielle japonaise du Tourisme en Chine et à Hong-Kong.12
En 2010 est créé un département, au sein du ministère de l’économie japonaise, consacré exclusivement au Cool Japan. Le mignon personnage de l’entreprise Sanrio, Hello Kitty13, transgresse son rôle d’ambassadeur du tourisme en Chine et à Hong Kong pour envahir le reste du monde. En plus de l’engouement certain des petites filles toutes nationalités confondues pour ce personnage, les adultes, qui ont aussi connu cet objet étant enfants, se l’accaparent à leur tour. En 2004, pour fêter les trente ans de Hello Kitty, Sanrio propose à des artistes de renommée internationale de participer à l’exposition Kitty Ex. Perfect Guide Book. Jean-Charles de Castelbajac réalise pour l’événement un court-métrage, Hotel Kittyfornia mettant en scène sa compagne, l’ancienne Miss France Mareva Galanter, déambulant sous le masque d’Hello Kitty (image 2). Les expositions en l’honneur de l’éternel chaton ont eu lieu aussi pour les trente-cinquième (2009-2010) et quarantième anniversaire du personnage (2014-2015). Parmi les artistes ayant réalisé une œuvre inspirée par Hello Kitty, nous trouvons la mangaka de mania manga14, MIZUNO Junko dont le travail s’apparente à l’esthétique kawaii-gore. Dans un registre plus glamour, la chanteuse Lady Gaga15 a réalisé une série de photographies autour de Hello Kitty. Les yeux de la diva américaine étaient maquillés de manière à dessiner sur les paupières closes des grands yeux au style manga (image 5). D’autres vedettes américaines s’affublent de robes et d’accessoires Hello Kitty, comme la chanteuse Katy Perry, qui a nommé sa tournée de concert «Hello Katy». Pour fêter les quarante ans de Hello Kitty, la chanteuse s’est fait tatouer le minois du personnage sur le côté de son majeur droit, donnant la possibilité de dévoiler son amour pour le chaton en faisant le geste provocateur du doigt d’honneur (image 6). La petite chatte blanche s’expose aussi aux côtés des autres célébrités féminines de la chanson comme Lisa Loeb qui réalise un album en son honneur en 2007 (image 4) ou la Canadienne Avril Lavigne avec sa chanson Hello Kitty (2014), la mettant en scène dans le clip consacré avec quatre danseuses japonaises habillées de la même façon. D’autres pop stars lui rendent hommage en s’affichant avec la guitare électrique de Stratocaster rose à l’effigie de Hello Kitty16 comme les emblèmes du rock alternatif, Courtney Love, Dave Navarro, Linkin Park… affichant délibérément un contraste entre l’image kawaii du chaton et leur attitude trash (image 3). Hello Kitty, entre leurs mains, devient officiellement un symbole du cool.
Cette appropriation de l’image de Hello Kitty fonctionne dans les deux sens, car des modèles exclusifs existent, mixant le visuel de la petite chatte blanche à d’autres célébrités. Ces formes hybrides sont hétéroclites dans leurs sources d’inspiration, mais plutôt semblables dans leur forme. Par exemple, deux peluches mixent les actrices de la Revue Takarazuka17 avec Hello Kitty reprenant soit le travestissement des otokoyaku ou l’apparat d’une belle robe de princesse. Il existe aussi une peluche Hello Kitty aux longs cheveux blonds et au costume de scène argenté montée sur de vertigineuses chaussures à plates‑formes, représentant un mix entre le chat et la chanteuse Lady Gaga18. La chatte blanche peut aussi être métissée avec des stars du manga, comme le petit garçon Kitaro19 qui vit dans le monde de youkai (fantômes et esprits) de l’œuvre Gegege no Kitaro ou encore associée à la chanteuse virtuelle HATSUNE Miku etc. Ces croisements entre Hello Kitty et une superstar touchant un public autre permettent à la créature de Sanrio de s’immiscer partout et d’accroître ainsi son omniprésence. Nous pouvons y voir une hybridation cauchemardesque du mercantilisme de Sanrio. Chaque ville japonaise possède sa propre version de Hello Kitty, en tant qu’ambassadrice du tourisme. Dans son accoutrement, elle met en avant les qualités ou spécialités de la ville représentée dont les variations peuvent se multiplier avec les années. Ce régionalisme promu au travers de cette icône populaire existe alors même que les villes et régions japonaises possèdent chacune une mascotte, objet de publicité, déjà destinée à la promotion du lieu. Si le merchandising agressif de la licence Pokémon pousse déjà chaque enfant à vouloir posséder un ou plusieurs monstres sous leurs diverses formes, il n’est en rien comparable à la force de frappe du chaton kawaii qui s’affiche à l’international sous l’effigie du ‘cool,‘ et dans les foyers sous la bienveillance des parents sensibles à l’objet inoffensivement mignon du petit chat blanc.
Le Cool Japan tant critiqué par YOSHIOKA Hiroshi est celui s’adressant aux weeaboo20, désignant les japonophiles. Ces japonophiles sont décriés, car ils s’intéressent uniquement à la surface de l’iceberg que représente la culture otaku et non à la culture japonaise dans son ensemble. Ils sont vus comme des boulimiques de la junk food d’un Cool Japan qui leur est vendu directement en bas de chez eux.
Cependant, ne devons-nous pas prendre de la distance avec cette expression consacrée et, tout en la critiquant, y voir aussi une porte d’accès à la culture nippone qui peut selon la curiosité de chacun dépasser la vision superficielle qui lui est offerte?
1. Le concept «Soft Power» peut être traduit par «puissance douce». Il est créé en 1990 par le professeur américain Joseph Nye. Il permet à un gouvernement d’influencer un tiers sans user de la force mais en utilisant les valeurs culturelles de son pays pour le convaincre.
2. Traduit par l’auteure: «Japan is reinventing superpower-again. Instead of collapsing beneath its widely reported political and economic misfortunes, Japan’s global cultural influence has quietly grown. From pop music to consumer electronics, architecture to fashion, and animation to cuisine, Japan looks more like a cultural superpower today than it did in the 1980s, when it was an economic one».
3. La langue japonaise est transcrite par le biais de deux alphabets syllabiques kana: hiragana et katakana ainsi que par environ 2000 caractères d’origine chinoise, les kanji.
4. Le premier kanji 格 (kaku) a pour composant de droite ‘démarche’ et ‘bouche’. Le second kanji 好 (kou/su) est celui du lien affectif (le composant de gauche est ‘femme’ celui de droite ‘enfant’). Le dernier kanji – 良 (ryou) – associé avec l’hiragana -い- se prononce (yoi), il signifie un sentiment d’approbation positif et se traduit par ‘bon’ ou ‘bien’. L’hiragana -い – (i) marque la nature du mot en adjectif.
5. En général, l’expression n’est pas utilisée pour qualifier une femme (un peu comme le mot anglais handsome).
6. Expression extraite d’une missive envoyée par le prince japonais SHÔTOKU Taishi (574-622) à l’empereur de Chine.
7. http://www.mrexhibition.net/wp_mimi/?p=1427 – adresse consultée le 15/05/2015.
8. Hiroshi Yoshioka, «Pourquoi avoir honte du Cool Japan?» En ligne [http://www.mrexhibition.net/wp_mimi/?p=1427] Adresse consultée le 15/05/2015.
9. «Chapitre II. Renonciation à la guerre – Article 9. Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu.» Extrait de l’article 9 de la constitution japonaise. En ligne [http://fr.wikipedia.org/wiki/Article_9_de_la_constitution_japonaise] Adresse consultée le 15/05/2015.
10. Azuma, Génération Otaku, 24.
11. À comprendre ici: qui évoque le Japon pour l’autre. Beaucoup d’objets japonais sont usinés en Chine pour des raisons économiques.
12. Traduit par l’auteure: «March 2008 -Ministry of Foreign Affairs created a new position of anime ambassador, naming the blue robot cat Doraemon to the position. In media-saturated ceremony in Tokyo, Foreign Minister Masahiko Komura addressed the robot cat, “Doraemon,I hope you will travel around the world as an anime ambassador to deepen people’s understanding of Japan so they will become friends with Japan,” to which Doraemon (actor in costume) responded, “Through my cartoons, I hope to convey to people abroad what ordinary Japanese people think, our lifestyles and what kind of we want to build.” May 2008 – Ministry of Land, Infrastructure, Transport and Tourism named Hello Kitty as Japan’s official ambassador of tourism to China and Hong Kong».
13. Le personnage Hello Kitty est né en 1974.
14. Mania Manga désigne le pendant japonais du roman graphique ou bande dessinée d’auteur.
15. S. Daste, «Le phénomène HATSUNE Miku – Assomption d’une idole virtuelle». Pop en Stock, 2016.
16. Cette guitare est produite depuis 2006.
17. La Revue Takarazuka est composée de plusieurs troupes de théâtre musical féminin depuis 1914. Les rôles masculins sont joués par les actrices vedettes des différentes troupes, les otokoyaku.
18. Cette peluche a été créée dans un but non lucratif dans un cadre associatif.
19. Cette hybridation Hello Kitty X Kitaro m’a été offerte par YOSHIOKA Hiroshi en décembre 2013 à Yokohama.
20. Ce mot argotique anglais vient au départ de wapanese (contraction des mots wannabe et japanese – «aspirant japonais»), transformé par la suite en weeaboo par son utilisation excessive en remplacement de wapanese dans l’imageboard 4chan.
Daste, Sophie (2017). « Le «Cool Japan» entre attraction et répulsion ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-cool-japan-entre-attraction-et-repulsion-reflet-biaise-de-la-pop-culture-japonaise], consulté le 2024-12-26.