In order to survive as a feminist one has to assure everyone that equality for women won’t take power away from men. It will, and it should.
— Emilie Autumn, Twitter, 20 mai 2014
Anyone who hates feminists has a fear of powerful women. Period.
— Otep Shayama, Twitter, 15 avril 2015
L’industrie de la musique demeure très typée en ce qui concerne les rôles genrés. On place traditionnellement les femmes du côté de la pop, alors que l’on considère le rock et les autres genres alternatifs comme une chasse gardée masculine. Les auteures-compositrices-interprètes sont, elles, concentrées du côté du Folk. Si bien des choses ont changé depuis l’âge d’or du rock, les femmes sont encore plaquées dans un rôle accessoire dans la majeure partie de l’industrie et elles sont davantage reconnues pour leur physique attirant que pour leurs aptitudes musicales —il suffit de jeter un œil au calendrier “The Hottest Chick In Hard Rock” publié annuellement par le magazine Revolver. Dans le cadre de cet article, je me pencherai sur l’œuvre de deux auteures-compositrices-interprètes de l’extrême contemporain qui ont su, respectivement, investir les sphères du Métal et de l’Industriel, soit Otep Shayama et Emilie Autumn. Il s’agira d’étudier comment ces deux femmes ont su s’imposer dans ce milieu dominé par les hommes en empruntant divers procédés appartenant au genre littéraire de l’autofiction. Effectivement, contrairement à leurs homologues masculins, Shayama et Autumn travaillent beaucoup la fictionalisation du soi, qu’elles utilisent tant dans la perspective d’une narration individuelle que dans un but de dénonciation et de bouleversement social. Bien qu’elles mettent en scène deux exemples de féminité fort différents —Shayama performant souvent les codes de la masculinité alors qu’Autumn joue davantage sur une esthétique victorienne ou lolita associée à une féminité plus traditionnelle—, ces deux artistes féministes utilisent la musique comme un appel aux armes et travaillent à former, autour d’elles, une communauté d’insoumises, de rebelles et de battantes. Notre parcours se déploiera en trois temps. En premier lieu, il s’agira de relever les mécanismes de l’autofiction employés par les deux artistes afin de saisir comment ceux-ci traversent l’œuvre entière de ces musiciennes. En second lieu, je m’attarderai à saisir le type personnage et la trame narrative qui sont mis de l’avant à travers leur production. En dernier lieu, puisque le style vestimentaire devient partie prenante des sous-cultures (Hebdige) et de leur effet, je porterai attention aux iconographies employées par les deux artistes afin d’en explorer les effets et les significations. En somme, il s’agira de démontrer comment, par l’utilisation de procédés autofictionnels qui servent à se mettre en scène en tant qu’individu, les deux artistes arrivent à former une communauté imaginaire orientée par la résistance et le combat, ainsi qu’à convoquer tout un réseau de significations fédérateur.
L’autofiction est un genre littéraire hybride relativement récent qui travaille la mise en récit du soi et qui brouille la frontière entre l’autobiographie et le roman, qu’on définit pour la toute première fois comme une «fiction d’évènements [sic] et de faits strictement réels» (Doubrovsky, 1977, quatrième de couverture). Avec le temps, on s’éloignera de cette vision et admettra qu’une part importante de fiction intervient lorsqu’il est question d’écrire l’autofiction. La narration devient, par conséquent, une médiation qui tient la réalité à distance en même temps qu’elle joue à la reproduire. L’autofiction n’est pas définie par des procédés textuels particuliers, mais par le fait que la narration évolue sur le seuil entre la réalité et la fiction. Ainsi, l’auteur mis en abyme dans son propre texte devient une entité complexe qu’on nomme auteur-narrateur-personnage. En plus d’écrire tous les textes qu’elles performent, Autumn et Shayama sont aussi actives sur la scène littéraire puisqu’elles maintiennent toutes deux une pratique d’auteur. Il n’est donc pas étonnant que leur musique présente un aspect narratif et un réseau de significations récurrentes, ce qui les distingue de beaucoup de leurs collègues musiciens. Ainsi, les deux femmes travaillent à s’établir dans leur propre discours et revêtent ce rôle complexe d’auteure-narratrice-personnage. Il sera donc nécessaire, à ce stade-ci, de présenter les femmes et leur personnage tout en questionnant ce qui se construit sur ce fil tendu entre la fiction et la réalité. Ce brouillage commence dès leur nom puisque la véracité de ceux-ci a été contestée maintes fois; toutefois, les deux artistes prétendent qu’il ne s’agit pas d’un nom de scène, mais bien de leur nom de naissance1.
Emilie Autumn est une violoniste, auteure-compositrice-interprète qui a produit trois albums studio ainsi que deux albums instrumentaux. Sa musique est classée aux frontières de l’industriel et de la musique classique, même si elle tend plus, dans les dernières années, vers le dark cabaret. En plus de sa carrière musicale, Autumn est apparue dans quelques films et a publié deux recueils de poésie en plus d’un livre autofictionnel intitulé The Asylum for Wayward Victorian Girls (TAFWVG), dont son univers musical s’inspire fortement. Le livre présente un dispositif narratif plutôt complexe et multiple en superposant au texte des illustrations et des photographies de l’auteure. TAFWVG2 raconte en parallèle la tentative d’évasion de deux jeunes femmes internées, une EmiliE3 américaine contemporaine internée dans un hôpital psychiatrique suite à une tentative de suicide et une EmilY enfermée dans un asile britannique à l’ère victorienne. Son plus récent album, “Fight like a Girl” (FLAG) paru en 2012 raconte aussi, au fil des pistes, la libération d’EmilY. Bien que l’album représente pour Autumn une étape dans le déploiement de son univers et que la véritable consécration se fait sur scène, je n’analyserai, pour le moment, que le texte —le texte des chansons et du livre— et reviendrai à l’étude de la représentation scénique ou vidéographique plus tard.
Toute l’œuvre d’Autumn joue avec les mécanismes de l’autofiction et brouille la frontière entre la réalité et la fiction. Il ne fait pas de doute qu’Autumn choisit le cadre de l’asile victorien pour mettre en reflet sa propre expérience dans un hôpital psychiatrique. TAFWVG débute lorsque le psychiatre d’EmilIE lui impose un séjour préventif à l’hôpital psychiatrique avant de lui renouveler sa médication pour le traitement de sa bipolarité. Elle se trouve donc en garde préventive (suicide watch) et, au fil de son séjour qui se prolonge bien au-delà des soixante-douze heures réglementaires, EmiliE commence à trouver des lettres écrites par EmilY, une jeune violoniste prodige internée après avoir tenté d’échapper à un maître violent et pervers. Ainsi, les lettres écrites par EmilY et le journal tenu par EmiliE mettent en lumière des violences, sexuelles et physiques, subies durant leur traitement médical et agissent comme un dédoublement du même discours dans des cadres historiques différents. Bien que définie par différents mécanismes narratifs et visuels, la frontière entre les deux récits devient poreuse, de même que celle entre les personnages et l’artiste comme le démontre Autumn lorsqu’on lui demande à quel point son expérience dans un hôpital psychiatrique a influencé l’écriture de son livre:
Well, that’s the thing, that in a way all of it is real, in the sense that there isn’t a point where everything becomes “pretend”; all of these things actually happened, these letters, these writings, these characters, these things that I actually dream in that world, even today, with these people. I know these people; these are my friends, my enemies and my environment; this has become my reality and I figure that to certain people it may sound a bit bizarre, but it’s as valid a reality as any other. (Autumn interviewée par J, Metalblast, 2012)
Le personnage d’EmiliE porte d’ailleurs le numéro de patient W14A, le même qui lui a été assigné durant son séjour hospitalier et que l’artiste s’est fait tatoué sur le bras pour réduire le pouvoir que ce chiffre a sur elle. Son récit, incluant les abus sexuels qu’EmiliE subit aux mains de son médecin, comporte donc de nombreux éléments factuels. Cependant, le jeu avec la double temporalité lui permet de profiter des pouvoirs propres à la fiction. Cette part d’imaginaire lui permet de s’échapper hors d’elle-même, de déborder de sa propre identité et de prendre le contrôle du rôle qu’elle joue comme elle le chante déjà en 2006: “I’ll tell the truth all of my songs /Are pretty much the fucking same/ I’m not a faerie but I need More than this life so I became This creature representing more to you Than just another girl.” (Swallow, Enchant, 2006) À travers le recours à la fiction, qui rend possible l’impossible, Autumn s’investit d’une signification qui dépasse sa personne réelle. C’est ce qui lui permet de dépasser le statut de victime, de folle, et de transposer son besoin de vengeance personnelle en tout un appareil de dénonciation. C’est par la fiction que des thèmes qui lui sont si personnels acquièrent une portée collective, comme nous le verrons.
La deuxième artiste dont il sera question dans cet article, Otep Shayama, est la chanteuse et meneuse du groupe de nü-metal éponyme, Otep. Depuis leur entrée sur la scène locale en Californie il y a plus de quinze ans, le groupe a lancé sept albums studio dont le dernier, Generation Doom, est paru en avril 2016. De son côté, Shayama a publié quelques recueils de poésie et de nouvelles, en plus d’avoir doublé la voix de certaines créatures dans le film The Hobbit: The Battle of the Five Armies et de maintenir une pratique d’illustratrice:
When I started the band I found a manager and I brought my books over, my journals and all my illustrations in this big pile. “This is what I want, I want to turn this into music”. And he looked at me and said “OK, let’s try it, let’s find some musicians.”(Otep Shayama interviewée par Kris Scott Marti, Afterellen, 2005).
Ainsi, même si Shayama évolue au sein d’un groupe, les thématiques et les préoccupations qui fondent sa poésie sont reprises par la musique et les deux pratiques se fondent. Bien que la narration ne prenne pas la même forme que dans l’œuvre d’Autumn, Shayama ne cesse de se mettre en scène dans sa musique qui devient également un espace de fictionnalisation de soi. Le personnage de Shayama se crée par accolement et par répétition de motifs plus que par l’élaboration d’un récit de longue haleine. Plusieurs techniques servent, néanmoins, à établir la musique du groupe comme une narration du soi, notamment une théâtralité qui passe par l’ajout d’effets sonores, de même que la multiplication du «je». Ainsi, certaines des chansons du groupe semblent se rapprocher davantage du spoken word que du métal, et mettent en scène un récit par le biais d’effets sonores: cris, pleurs, sirènes, bruit de chaînes, etc. Cette fiction que le son génère est supportée par les mécanismes fictionnels qui agissent sur les textes. Dans sa chanson Unveiled, Shayama en appelle aux pouvoirs de femmes puissantes [Isis, Ishtar, Hecate, Kali/Come to me (Unveiled)]. Le «je» qui se construit ici devient une créature hybride semblable à celle du Dr Frankenstein. Construite des mêmes passions que les déesses qu’elle invoque, Shayama s’immisce dans leur univers. Shayama fait également appel au passé comme mécanisme de fiction, mais celui-ci est mythologique: «I’m the woman clothed with the sun /The moon beneath my feet/ I’m the silver spear of Athena/ The tongue of Kali/Made of flame/ Made of mud/I’m the many, I’m the one» (Unveiled). De fait, le personnage mis de l’avant par Shayama est multiple et fractionné, il est de toutes les matières et de tous les horizons. Par la fiction, Shayama s’attribue la même aura mythique que les déesses qu’elle conjure et devient toute-puissante.
Bien qu’il y ait bon nombre de différences entre les pratiques des deux artistes, il faut reconnaître plusieurs similitudes dans leur construction d’un personnage porteur d’une vengeance. Ainsi, à travers les divers dispositifs narratifs que nous avons relevés précédemment, ces personnages deviennent plus grands que nature. De victimes, elles s’inscrivent dans un tout autre registre, celui de la puissance, et s’établissent en tant que commandantes d’une armée. C’est donc que le destin individuel qui sous-tend le récit se ramifie et en vient à incarner toute une collectivité grâce au pouvoir de la fiction. Examinons à présent comment s’effectue ce passage et comment se construisent ses puissantes vengeresses. Il s’agira donc, dans un premier temps, de suivre le parcours d’EmilY, parcours fictionnel par lequel EmiliE, tant le personnage que l’artiste, retrouve sa force et s’attribue un rôle de battante.
Si le personnage d’EmilY est déjà investi de multiples identités, elle deviendra littéralement la commandante d’une armée d’internées qui cherchent à fuir l’asile où elles ont été injustement enfermées. Ainsi, le statut du personnage, et surtout son pouvoir, change drastiquement entre la situation initiale et la situation finale. EmilY, nous l’avons vu, est une jeune Anglaise, une violoniste prodige qui est achetée à ses parents à un très jeune âge et envoyée dans un conservatoire de musique. Là, les jeunes pupilles sont vendues à des hommes aux morales douteuses une fois leur éducation terminée. Ainsi, EmilY se trouve expulsée du conservatoire et forcée à vivre avec un maître dérangé, qui la torture et la force à jouer du violon pendant qu’il se masturbe devant elle. Dans sa fuite, EmilY se voit forcée de se jeter dans une rivière, geste qui est perçu comme une tentative de suicide. Elle y survit, mais est, sitôt retrouvée, envoyée à l’asile pour son insubordination, son ingouvernabilité:
Society, the woman harshly interrupted, is no longer your concern, I am directed to remove you from society, where you would threaten to contaminate those around you with your insolence, ingratitude, violent tendencies, thievery and as it has now been proven with your sinful attempt at you own life, madness. […] As you can say, wrench, you have no say in the matter. […] You, unworthy child, are now a patient of the asylum for wayward Victorian girls. (Asylum letter XII).
À la lecture —ou l’écoute— de ces mots, on ressent tant le caractère arbitraire de cet internement que le mépris manifesté par cette dame de la haute société envers une féminité insolente et inférieure. En introduisant ce commentaire, Autumn adresse deux critiques qui sont reproduites avec assez de véhémence dans l’ensemble de son œuvre. En caricaturant le côté absurde du discours historique et médical de l’époque victorienne, l’auteure attaque l’instrumentalisation et la systématisation de l’internement des femmes comme mesure de contrôle moral. De plus, grâce à la distance que lui permet la convocation d’un autre contexte historique, elle étend le reproche à l’institution médicale contemporaine et aux abus auxquels elle donne lieu, prouvant que si certaines choses ont changé, il faut encore agir et se questionner sur notre époque. EmiliE et EmilY ont toutes deux été internées avec des motifs ultérieurs par une personne en position de pouvoir et ont subi nombre d’abus aux mains de leurs médecins. EmilY deviendra, pendant son séjour, ce qu’EmiliE ne peut devenir, une combattante, une femme qui résiste et même une femme qui triomphe.
Ce qu’on tentait de prévenir en retirant la jeune violoniste de la société, soit la propagation de ses comportements violents, se réalise néanmoins quand EmilY conduit les autres détenues à l’insurrection et qu’elle devient le danger qu’on tentait de contrôler. C’est à ce moment que le pouvoir change de mains, il passe de celles des médecins à celles des patientes. C’est d’abord dans le nombre que le groupe de femmes trouve son pouvoir. Quand Autumn chante “there are more of US than there are of you/ So show me your worst” (FLAG, FLAG) elle parle autant des patientes de l’asile, qui sont plus nombreuses que les gardiens, que de la population mondiale qui compte 51 % de femmes. Ainsi, l’autofiction, qui tend généralement à l’expression d’un destin individuel, prend ici des perspectives communautaires et sociales, voire mondiales. De plus, l’utilisation du passé comme cadre lui permet à la fois de dépasser les frontières de l’autobiographie ou de l’autofiction, donc de se projeter hors d’elle-même et de parler au nom d’une communauté de femmes.
Ainsi, elle utilise des stratégies rhétoriques pour déstabiliser la domination masculine. Puisque les hommes ne leur accordent pas le droit d’être dangereuses, les internées ne peuvent pas être responsables de leur violence comme elle l’exprime ici: «‘Cause if we’ve got no honor, Then we’ve got no shame, If it’s in self-defense, Then we will take no blame» (FLAG, FLAG). Leur prétendu asservissement leur donne, pour ainsi dire, tous les droits. Autumn tire avantage du caractère incontestablement misogyne de la société victorienne pour faire des parallèles avec les injustices plus insidieuses et le sexisme ordinaire qui sévit de nos jours. Afin de rendre la violence manifeste, elle va jusqu’à représenter un affrontement brutal entre les médecins et les prisonnières durant leur tentative d’évasion:
[…]suddenly I know /What must be done – there can be no one left alive / The doctors all must die if we are to survive / It’s Time to show our strength/ It’s Time that we unite / It’s Time to change the game/ It’s Time we learn to fight / It’s Time this house is ours It’s Time we take it back/It’s Time for bloody war / IT’S TIME FOR THE ATTACK4 (The Key, FLAG).
Dans cet extrait, Autumn ordonne littéralement à son armée de lunatiques de se battre pour leur vie, de partir en guerre et de reprendre contrôle de leur vie. EmilY incarne donc la figure de la vengeresse par excellence: de victime, elle devient une combattante, une libératrice, et mène son armée de femmes à la victoire. Après avoir tué tous les docteurs et les gardes, EmilY élit domicile dans l’asile qu’elle transforme en sanctuaire pour toutes les ingouvernables comme elles.
Si Autum construit un parfait personnage de guerrière avec EmilY, Shayama sait également projeter l’image de la battante et la justicière. De cette façon, elle devient une femme incendiaire qui cherche à se faire justice et semble encourager la violence. Elle devient, elle aussi, celle qui conduira à la révolution. L’appel aux armes est un motif récurrent dans l’univers musical du groupe et il est présenté de façon plutôt littérale:
Standing over me, my body / His fists swollen and blood / My marks and raw scars/ […]You will see you can’t break me /I’m not gonna take it anymore /Keep your knuckles bloody /No more tears /No more fears/ Strike the anchors/ Use your anger /Defy the master/ Break the rules They think they’re stronger, bigger, better /But they’re just jealous cowards /Fuck what they say /Fuck what they think/About us (“Fists Fall”, Atavist)
Beaucoup des textes de Shayama la placent dans une position vulnérable, littéralement sous attaque, simplement pour lui permettre de combattre l’adversité. Cependant, si la narration suit le personnage qui est celui de Shayama durant les couplets, un glissement vers le «nous» s’effectue lors des refrains comme c’est le cas dans le texte cité ci-haut. De plus, la portée plus narrative est interrompue par l’emploi de l’impératif. Ce faisant, Shayama se positionne en tant que leader d’une communauté à laquelle elle ordonne de combattre l’oppression. Ce motif est répété dans une grande part de ses chansons5 dans lesquelles l’imaginaire guerrier est renforcé par l’emploi d’un vocabulaire tactique [Weapon systems activated/ Puritans have invaded (“Warhead”, House of secrets). “Riot gear, the slaves are here/ Piling corpses high” (“Confrontation”, The Ascension)].
Tout comme Autumn, Shayama mettra en scène une guerre des sexes qui ira jusqu’à l’élimination du genre masculin dans Menocide, une chanson qui lui a valu le “psychopath of the year award” décerné par un groupe masculiniste. Évidemment, comme c’était le cas pour Valérie Solanas et son Scum Manifesto, le projet n’est pas à prendre littéralement, mais joue sur l’exagération et l’hyperbole. Dans cet hymne, qui se veut une revalorisation des voix et des vies des femmes victimes de violence, Shayama implore les femmes, les “girls in the playroom”, les “housewives”, les “servants in the workplace”, les “slaves to lies”, les “brides and breeders” de se lever, de refuser la soumission et de refuser l’ordre établi. Cet appel aux armes s’appuie sur la violence systémique et historicisée contre les femmes alors que texte convoque, entre autres, l’élimination des sorcières de Salem et les mutilations génitales. Ainsi, s’il est évidemment fautif d’y voir littéralement un appel au génocide, le texte demande de reconsidérer le système qui maintient les femmes dans une position d’infériorité (“Time to defy the hive”). Il est évident que Shayama tente de se représenter comme l’investigatrice d’une rébellion qui viserait à déconstruire le système oppressif, et ce, à travers l’entière discographie du groupe.
Si les deux artistes mettent de l’avant un personnage de vengeresse et de combattante, les outils qu’elles utilisent et l’image qu’elles projettent ne pourraient être plus différents. Pour Dick Hebdige, le style vestimentaire et l’image projetée constituent, pour une bonne part, le ciment des contre-cultures ou des sous-cultures. Si ses études concernent la sous-culture punk en Angleterre, ses travaux s’appliquent également à la sphère du métal:
[L]e style d’une sous-culture donnée est toujours lourd de signification. Ses métamorphoses sont «contre nature», elles interrompent le processus de «normalisation». De ce point de vue, elles sont autant de gestes en direction d’un discours qui scandalise la «majorité silencieuse», qui conteste le principe d’unité et de cohésion, qui contredit le mythe du consensus (Hebdige, 2008, 20).
C’est donc dire que la contestation mise de l’avant par les artistes et les personnages qu’elles projettent passe également par le registre de l’image, tant sur le plan de la performance que du vidéoclip. Il s’agira donc, par le biais de l’analyse du style et de ses significations, de mieux saisir les outils utilisés par les deux vengeresses afin de transgresser l’ordre établi.
Le vidéoclip FLAG met en scène une insurrection des internées. Au début de la vidéo, on annonce que les patientes vont participer à un spectacle pour faire plaisir aux donateurs et aux dirigeants de l’asile victorien. Avant d’être lancée sur scène, EmilY/Autumn se transforme. Elle laisse de côté ses haillons pour enfiler un corset. On voit rapidement que l’esthétique qui est mise de l’avant est celle du burlesque victorien. Le corps et la sexualité sont soulignés, la caméra insiste sur des corps féminins morcelés: le ventre blanc, les cuisses qu’on dénude, les petites culottes à volants roses, mais on le fait pour mettre en évidence et déconstruire le male gaze6, ce qui est rendu évident par les réactions ridicules du public masculin. Ainsi, en l’esthétique qui connote une féminité inoffensive et une sensualité indéniable —couleurs pastel, paillettes, perles, plumes et tissus légers— et la scène de combat qui éclate avec violence, Autumn subvertit la nature des images et dénonce la violence sexiste.
La scène où EmilY/Autumn se maquille représente le moment de la prise de conscience que le pouvoir n’est pas uniquement du côté des hommes et que ces filles ne sont pas aussi impuissantes que ce qu’on leur répète constamment. Avec Fight like a girl, Emilie Autumn utilise les qualités traditionnellement féminines contre ceux qui les leur ont attribuées. Ainsi, la beauté et l’innocence féminines deviennent des armes qu’elle et ses lunatiques retournent contre ceux qui les tiennent captives. À la manière des punks qui utilisaient l’épingle de nourrice, objet traditionnellement associé à la maternité pour convoquer une image trash7, Autumn convertit et dénature le sens qu’on attribue traditionnellement à son accoutrement burlesque. De sensuelles, les femmes qu’elle commande deviennent violentes; de passives, elles deviennent actives; inoffensives, elles se montrent dangereuses; de soumises, elles deviennent ingouvernables. Elles se présentent comme des louves en habits d’agneaux; par l’esthétique, elles trompent et se libèrent de sa subordination.
Le personnage de Shayama est fort différent de celui d’Autumn. D’abord, l’image que projette Shayama est d’emblée ancrée dans la violence, elle n’est aucunement ambivalente. Si Autumn feignait la délicatesse féminine pour mieux se révéler comme étant dangereuse, Shayama établit d’emblée son agressivité et sa force. Les scènes de combat comme celles représentées dans “Fists Fall”, ou même des images de guerre ou de torture font légion dans les vidéoclips du groupe. Shayama évolue dans un univers qui se rapproche de celui des films d’horreur ou de gore, le sang étant un élément central dans la représentation visuelle de la musique du groupe:”Shayama is providing a response to the masculine male agression identified with heavy metal and matching it with agressive female masculinity.” (Clifford-Napoleone, 2015 ) C’est dire que Shayama utilise les codes du métal, l’agressivité qui lui est inhérente, mais sa posture n’est pas celle de ses homologues masculins. Sa position est marginalisée parce qu’en plus d’être femme, elle n’est pas typiquement féminine: “I guess I’m the antithesis of what they embrace as what a woman is. Like, you know, tits and ass.” (Otep Shayama interviewée par Kris Scott Marti, Afterellen, 2005). Shayama profite de cette marginalité et utilise sa voix pour défendre les individus et les communautés placés en position de précarité. Même si ses outils (les thèmes et images violentes, les accessoires de scène) sont plutôt caractéristiques du type de musique qu’elle produit, elle valorise une agression au féminin en tant que contre-mesure, en tant que réponse à l’agression masculine. C’est donc avec les outils des maîtres que Shayama s’attaque à l’injustice.
Une autre des stratégies que Shayama utilise afin de créer son personnage de meneuse est de s’intégrer au sein d’un réseau de femmes puissantes en s’inspirant de leur imagerie. Que ce soit par l’illustration des opus ou celles des divers produits dérivés à l’effigie du groupe, Shayama reproduit son image en la multipliant: elle se fait robot, soldate, Furiosa de l’univers cinématographique de Mad Max, déesse Shiva, iconique Rosie the Riveter, et s’intègre à cette communauté de femmes puissantes. En offrant cette diversité, elle offre également un nouveau mode de la féminité. Bien que les personnages créés par Shayama et Autumn se situent aux extrêmes opposés du spectre de la féminité, elles arrivent toutes deux à construire l’image d’une guerrière. Cette figure vengeresse, nous l’avons vu, travaille à déconstruire les dynamiques de domination masculine de l’extrême contemporain, tout en utilisant le cadre narratif du passé afin de dénoncer des violences historicisées et systémiques qui se doivent, si elles ne le sont pas, d’être révolues. De plus, le recours au passé permet au personnage mis de l’avant de s’investir d’une dimension collective. Ainsi, par le biais d’une narration autofictionelle, Shayama et Autumn lancent un puissant appel aux armes et se placent à la tête d’une armée de révolutionnaires. L’importance de la notion de collectivité est aussi notable dans le nom qu’elles donnent à leurs admiratrices. Shayama réunit autour d’elle sa tribu8, ce qui met de l’avant le pouvoir du peuple en plus de faire écho à un passé mythologique dont les symboles et les thématiques offrent un cadre narratif à plusieurs de ses chansons. De fait, l’appel à la mythologie participe aux effets de fictions puisque Shayama met de l’avant des figures comme le Minotaure, l’Hydre ou d’autres créatures démoniaques pour donner un visage au mal qu’elle veut combattre. La convocation du passé mythologique produit un effet similaire au cadre narratif victorien choisi par Emilie Autum, soit celui de renforcer, par tout un réseau de significations, les dénonciations des artistes. L’appellation, plague rats, «rats porteurs de la peste» qu’Autumn attribue à ses admiratrices, témoigne de la mission qu’elle confie à son public: celle de faire se propager sa vision, de poursuivre son combat. L’imaginaire épidémique qui se déploie à partir d’une telle nomination est évident, les admiratrices d’Autumn se doivent d’être, comme elle, folles et fières. Ainsi, Shayama et Emilie Autumn forment, par leur musique, une armée de femmes puissantes et ingouvernables.
1. «From my understanding, [my name is] a word used in African nations now and it can mean a number of things. It’s a greeting; it also means peace with you and creative offerings. I believe it was a suffix in ancient times and was commonly used at least from my research.» (Otep Shayama interviewée par Trajik, Metal underground, 2007).
2. Il convient de mentionner que TAFWVG a été réédité et que le texte a été, dans le processus, substantiellement modifié. Ainsi, je ferai référence à la deuxième version du texte telle qu’elle a été enregistrée par EA sous la forme d’un livre audio.
3. Je souligne.
4. Le vocabulaire qui parcourt l’œuvre musicale d’Autumn est celui de la violence et de la vengeance: «This is our battlecry», «hostile takeover», «revenge» (FLAG, FLAG)
5. “I’m the one of the freaks, the faggots, the geeks, the savages, rouges, rebels, dissident devils, artists, martyrs, infidels… /Do we sit still /Under attack /Or do we start pushing back?/ Never back up/Never back down/And Fight”(“Rise, rebel, resist”, Smash the control machine)
6. La théorie du Male Gaze déplore le fait que, en cinéma et en arts visuels, le monde est souvent représenté du point de vue masculin. De fait, lorsqu’une femme est mise en scène, elle est perçue comme un objet dont la vue ou l’observation apporte un plaisir à un auditoire masculin. En poussant ce plaisir masculin à l’extrême, Autumn rend les réactions de ces vieux messieurs en pâmoison devant les jeunes demoiselles complètement ridicules ce qui prouve que sa façon de mettre le corps féminin en scène n’est pas celle décriée par Mulvey. (Voir Laura Mulvey, 1989)
7. «Et, tout comme Genet, nous portons une attention particulière sur les objets les plus triviaux – une épingle de nourrice, une chaussure à bout pointu, une motocyclette –qui, pourtant, […] se chargent d’une dimension symbolique, d’une valeur de stigmate, d’emblèmes d’un exil volontaire.» (Hebdige, 6)
8. “The elephants march to war/Concede/Conform /[…]Deny the big lie /My tribe/Join me” (“Warhead”, House of Secrets)
Emilie Autumn, Enchant, Traitor Records, 2003.
__________________, Fight Like a Girl, The Asylum Emporium, 2012.
__________________, The Asylum for Wayward Victorian Girls: The Audio book, The Asylum Emporium, 2016.
OTEP, House of secret, Capital Records, 2004.
______, The Ascension, Capital Records, 2007.
______, Atavist, Victory Records, 2009.
______, Smash the Control Machine, Victory Records, 2011.
Joseph, Stanley, Rosie the Riveter, Republic Pictures, 1944, 75 min.
Miller, George, Mad Max: Fury Road, Warner Bros. Pictures, 2016, 120 min.
Autumn, Emilie, The Asylum for Wayward Victorian Girls, États-Unis: The Asylum Emporium, 2009, 264p.
Whiteley, Sheila [dir], Sexing the Groove. Popular music and gender, Londres: Routledge, Londres, 1997, 335p.
Autumn interviewée par J, Metalblast, 2012, [En ligne], consulté le 18 octobre 2016, http://www.metalblast.net/interviews/emilie-autumn-interview/>.
Otep Shayama interviewée par Kris Scott Marti, Afterellen, 2005 [En ligne], consulté le 18 octobre 2016, <url:http://www.afterellen.com/more/38236-interview-with-otep-shamaya>.
Otep Shayama interviewée par Trajik, Metal underground, 2007 [En ligne], consulté le 18 octobre 2016, http://www.metalunderground.com/interviews/details.cfm?newsid=30906>.
Lafleur, Maude (2017). « L’autofiction comme un appel aux armes ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/lautofiction-comme-un-appel-aux-armes-la-musique-mobilisatrice-dotep-shayama-et-demilie-autumn], consulté le 2024-10-11.