L’une des rares suites de Spielberg1, Le monde perdu, reprend et complète plusieurs thématiques et séquences du premier film. Nous verrons que Jurassic World tente aussi de nombreux clins d’œil, mais que ces tentatives se révèlent assez peu convaincantes si la comparaison à ses ainés ne vient pas les appuyer.
Tout d’abord, dans les deux premiers films, la structure est presque rigoureusement la même. Le film s’ouvre sur un accident qui oblige Hammond à réquisitionner une équipe de quatre spécialistes, qui doivent se rendre en urgence sur une île contenant le germe de la préhistoire. Chaque fois, Hammond se montre astucieux pour obtenir ce qu’il veut. Les deux équipes sont d’abord émerveillées. Puis, survient un nouvel accident qui aura pour effet de les coincer sur une île ayant un écosystème dominé par les dinosaures. Les survivants doivent donc trouver un moyen de communiquer avec la civilisation. Les deux quêtes s’achèvent avec l’envoi de secours pour les survivants. La hiérarchie des grands prédateurs reste la même: le T-Rex est la première menace, avec le bris de l’équilibre initial, et les raptors poussent les proies dans leurs derniers retranchements. Le T-Rex exerce d’ailleurs à la fin un rôle salvateur: il sauve les protagonistes dans le premier film et dévore le neveu méprisable de Hammond qui veut absolument faire un nouveau parc dans le second.
Mais, à la place que le spectateur subisse la similitude, celle-ci apparaît comme un astucieux jeu de miroir. Nous aborderons trois exemples précis, en ordre chronologique, qui montrent bien le travail de réécriture et d’hommage.
L’arrivée du T-Rex se montre dans les deux cas la première grande menace que rencontrent les protagonistes. Commençons par analyser la scène originale: les personnages sont saisis, l’improbable s’est produit: un dinosaure vient de sortir de sa clôture et il s’agit d’un tyrannosaure. Il s’attaque aux voitures qui les protègent pour un temps seulement. Grant et Malcolm sortent pour aider les enfants, Malcolm est poursuivi par le T-Rex, Grant aide Lex à sortir de l’automobile, le T-Rex pousse le véhicule pour le jeter sur Grant et Lex tandis que Tim est toujours coincé dans la voiture. Dans Le monde perdu, les dinosaures ne sont pas retenus par des barrières et vivent à l’état naturel. Un tyrannosaure peut donc surgir à tout moment. Il en vient alors deux qui veulent récupérer leur petit que l’équipe soigne. Le véhicule est cette fois-ci bien plus grand, il s’agit d’une roulotte blindée qui offre protection aux trois personnages jusqu’à ce que les dinosaures chargent et poussent le véhicule, qui risque à tout moment de tomber dans un ravin. Il s’en suit une séquence plus longue où la tension augmente sensiblement, notamment lorsque Sarah atterrit sur la vitre qui menace de se fissurer prochainement– tandis que leur seul téléphone est aussi sur le point de tomber (et de briser la vitre sur laquelle est Sarah). Le quatrième membre de leur équipe vient à la rescousse, tente de leur tendre une corde pour les remonter. Lui-même est menacé par les deux prédateurs qui ne cessent de revenir à la manière du flux et reflux d’une marée, et qui finissent par l’emporter. Le spectateur retrouve ainsi une situation semblable au premier film, avec pratiquement les mêmes ingrédients, mais accentuée à tous points de vue: deux prédateurs, un véhicule plus grand, la nécessité de remonter, la longueur de la scène accrue et une tension plus forte.
La scène du bunker est aussi faite pour replonger le spectateur dans ses souvenirs. Tandis qu’Ellie doit aller réactiver le courant dans le premier film, le photographe doit appeler à l’aide dans le second grâce à une radio. La reprise est habile dans la mesure où la prise de vue est exactement la même, en plein territoire des raptors, ce qui laisse supposer une attaque imminente des redoutables prédateurs (puisqu’elle survient dans le premier film). La tension est efficace, mais il s’agit cette fois-ci d’un leurre, et la réalisation joue sur notre attente: les raptors attaquent ailleurs (comme à leur habitude) dans une scène malheureusement assez improbable, qui cherchait sans doute à renverser les règles de prédation.
La scène du T-Rex dans la ville du Monde perdu est intéressante, car elle est inédite dans la saga. Cette fois-ci, l’animal domine la ville et offre un clin d’œil judicieux au film King Kong2 (dont les versions présentent des reptiles géants ou des dinosaures). La scène évoque aussi Godzilla et les films de Kaijū. Ainsi, si les périls sont immenses, nous n’avons rien dit encore du héros qui doit les affronter.
Ian Malcolm se retrouve bien esseulé dans cette suite. Personne ne prête plus attention à ses paroles et, quand il recroise, dans la maison de John Hammond, Lex et Tim, qui sont contents de le voir, c’est à peine pour quelques secondes avant que le neveu les sépare. Le spectateur l’a su dans le premier film, Malcolm a des enfants. On rencontre donc Kelly, en froid avec ce père absent et déprimé. En outre, il a bien du mal à trouver une partenaire qui le comprend. Il a, aux dires de Sarah Harding, «la petite amie idéale, celle qui voyage beaucoup», mais, pourtant, ce couple est en profond désaccord lorsque Malcolm vient la chercher sur l’île avec la ferme intention de la ramener et mettre fin à son expédition risquée. Malcolm conserve, plus que jamais, sa capacité à prophétiser, mais doit bien maintenant subir les évènements en connaissance de cause: retourner sur une île peuplée de dinosaures en liberté entraînera fatalement des accidents mortels. Il rappelle ainsi Cassandre que personne n’écoute à Troie, lorsqu’elle leur dit de se méfier du cheval; le don de clairvoyance est une malédiction si les prédictions ne sont jamais écoutées. Pourtant, l’obstination de Hammond n’est plus son premier problème. Au début du film, il semble complètement déchu, ayant perdu toute crédibilité auprès du grand public3, et ne semble pas du tout sur la même longueur d’onde que sa petite amie ou sa fille. Il est un petit ami en colère d’avoir été manipulé par Hammond. À propos de cette dernière, on retrouve par ailleurs la continuité de l’archétype de la savante proche de son objet d’étude: «Elle ne peut pas ne pas le toucher! Regardez ça, il faut qu’elle le touche», se lamente Ian. Ce dernier se trouve ainsi confronté à sa copine Sarah, une femme de terrain, son contraire4 en quelque sorte. Malcolm est aussi un père fou d’inquiétude pour sa fille Kelly, qui s’est candidement jetée dans cette aventure en espérant recréer des liens avec lui. Il est même comparé à un animal sauvage au détour d’une moquerie de Sarah. S’il a raison d’avoir peur, il doit apprendre à avoir confiance en sa fille (qui tuera un raptor dans une prouesse aussi acrobatique qu’improbable) et en sa petite amie (qui est habituée de voyager et de se débrouiller seule5). Pourtant, c’est une tout autre forme de parentalité que va devoir affronter Ian Malcolm sur la nouvelle île. Cette fois, il est traqué dans un but bien précis, au cœur de la spirale infernale déclenchée par InGen Industries: les T-Rex veulent leur petit, détenu un bref moment par les humains, puis veulent se venger. Ian Malcolm fait partie du règne animal et se compare volontiers au mâle dominant qui régente son clan. À celui qui défend la réaction des stégosaures qui attaquent Sarah en disant qu’«ils veulent juste protéger leur bébé», il répondra «ben moi aussi». Sarah est sur l’île, car elle veut démontrer l’instinct parental du T-Rex, et les évènements lui donneront dramatiquement raison. Le monde perdu raconte peut-être l’histoire de bien des familles: la famille de Malcolm qui doit sauver les siens, mais aussi celle des équipes concurrentes qui vont devoir s’unir pour survivre. Le neveu veut succéder à l’oncle et le T-Rex donne à son petit le privilège de clore l’histoire sur le terrain de chasse des docks de San Diego.
Tout porte pourtant à penser que cette fin n’en est pas une. La thématique des dinosaures en liberté continue de captiver. La mémoire collective et la nostalgie se confrontent alors parfois dans la douleur aux aspirations du cinéma.
Jurassic World se place comme héritier du premier Jurassic Park. Le parc est maintenant ouvert, les employés sont ancrés dans une routine qui contraste avec l’inquiétude affichée par les ouvriers du film originel, jusqu’à ce que survienne la fameuse crise attendue.
Tout le film peut d’ailleurs se présenter comme une mise en abime de tous les codes qui sont aujourd’hui les ingrédients de base des blockbusters hollywoodiens. L’analyse du film seul est assez vite peu convaincante.
La première scène tente de rappeler l’aspect inquiétant de l’éclosion, qui est une création artificielle en soi et une référence évidente à la scène de la discussion dans la couveuse du premier film. En outre, dans ce Jurassic World, la principale menace sera un nouveau dinosaure, pure création génétique et hybride, volontairement plus belliqueux (et pur produit de ce qui caractérise Hollywood, la surenchère du spectaculaire). La cassure de l’œuf crée une ligne de faille dans la surface initialement plane et sans relief. Un second œuf insiste sur la production en série, devenue la norme.
La transition se fait avec un gros plan sur une patte, qui semble d’abord celle d’un dinosaure, mais qui n’est finalement que celle d’un oiseau, référant au thème de l’évolution qui était le ciment de l’argumentation d’Alan Grant à l’époque du premier film. Par ailleurs, Tim pourrait bien se retrouver plus ou moins volontairement caricaturé lors du visionnage du diaporama sur le jouet, qui paraît lui-même dater d’un autre temps.
Cette introduction établit donc rapidement une filiation qui ne pourrait que difficilement être plus évidente: nous avons en effet la reprise du ton (l’inquiétude bien visible, malgré l’émerveillement), la réémergence de l’enjeu de la génétique et l’enfant surdoué et passionné.
La musique éveille la nostalgie du spectateur, qui peut voir le vieux rêve de Hammond réalisé avec le portail original, le parcours clairement exposé et une vue panoramique du parc enfin construit. L’archéologie se pratique maintenant en atelier éducatif et le squelette de brachiosaure brisé à la fin du premier film par les dinosaures est maintenant remplacé par un hologramme. Le retour de Monsieur ADN et des interfaces interactives sont rapidement visibles. Malcolm est évoqué via le livre qu’il a écrit et que lit l’assistante chargée de s’occuper des enfants. La chèvre dans le «royaume du T-Rex» est probablement le clin d’œil le plus amusant. Les Gallimimus vont courir de la même façon et dans le même décor que durant le premier film. Même le thème de la parenté revient, mais en crise avec la tante qui peine à s’occuper de ses neveux et la possibilité que les parents divorcent (ainsi qu’avec ces nouveaux horizons, chez Lowery, qui a été adopté). Il est difficile de lister la quantité d’évocations aux autres films, tant elles sont nombreuses6. La tentative de familiariser le spectateur avec un univers humain, qui finira par devenir réconfortant et partagé dans les catastrophes, est un ressort classique de la saga. Pourtant, les relations familiales et les figures féminines se trouvent assez malmenées dans Jurassic World: Là où les deux premiers films offraient une représentation nuancée des personnages féminins et des représentations familiales, le quatrième opus néglige presque totalement ces aspects7. Le paysage familial des deux enfants est à peine esquissé autour d’une affaire de divorce et leur tante parvient à grand-peine à leur témoigner son soulagement lorsque le monstre est vaincu. Jurassic World choisit d’en rester à deux grands modèles familiaux: celui des enfants et leurs parents avec une tante absente; puis, celui de la reconstruction familiale lorsque cette tante semble enfin redécouvrir la présence de ses neveux et que le héros prend la figure paternelle (sans difficulté aucune).
Le deuxième volet, Le monde perdu, se sert de ses similitudes avec le premier film pour se différencier: avec un monde ouvert, une transformation majeure d’à peu près tous les types de figures (prophète, passionné(e) de dinosaures, chasseur, entrepreneur, enfant, geek), un approfondissement de certains thèmes (notamment la survie et la parenté) et certaines scènes de suspense encore plus efficaces. Le quatrième opus tente un retour aux sources, après un troisième épisode assez erratique et essentiellement décevant, malgré quelques scènes tendues et un catalogue de dinosaures renouvelé. Mais, là où le premier film reprenait ses éléments thématiques pour créer une constellation à propos de sujets comme la génétique, la prophétie, l’évolution, la prédation, ce reboot martèle fort sur les thèmes du premier, au goût du jour certes, mais sans la moindre finesse ou discipline. Une mutation certes, mais qui n’entraîne nullement l’évolution de sa franchise. Les clins d’œil peuvent être amusants pour le nostalgique qui s’amuserait à les répertorier, mais ils ne sont nullement utilisés pour innover de nouvelles thématiques ou approfondir les anciennes. Il nous rappelle seulement l’ancien film, nettement supérieur sur tous les points. Si le film fouille et retrouve quelques enjeux thématiques qui auraient pu être très intéressants, surtout que ces enjeux sont actualisés, le film commet l’erreur de faire ce qu’il analyse pourtant, c’est-à-dire que notre société contemporaine peut se révéler excessivement artificielle et ne pas se soucier assez de la compréhension des enjeux soulevés. Comme Mathieu Li-Goyette l’exprime très bien dans sa critique, «il y a peu de choses que Jurassic World fait bien sinon de parler du premier Jurassic Park et qu’en dépit de ses enseignements, il en accomplit finalement la prophétie, celle d’une science du divertissement dont l’Homme aurait perdu le contrôle»8.
Justement, le film reprend également des scènes d’attaques de dinosaures, par exemple la scène de la voiture et du T-Rex. Une personne assise est dévorée et l’ingéniosité de notre héros est encore une fois démontrée. La boule à Hamster est également retournée tandis que les enfants sont à l’intérieur. La rapidité des deux scènes empêche cependant que ne s’installe une réelle tension, tout est au contraire trop immédiat. La survie des deux enfants relève en outre du miracle9 et n’apparait nullement crédible. Leur rire et leur absence de réel trauma semblent également invraisemblables. Le véhicule sera retrouvé par un duo masculin-féminin, rappelant forcément le chasseur et Ellie dans le premier film. La finale où le groupe Grant-Ellie-Tim-Lex est poursuivi par les raptors est également reprise: le héros, la tante et les deux enfants sont cernés par trois raptors dans une prise de vue pratiquement identique. Ce n’est cependant pas un autre dinosaure qui vient rétablir l’ordre jurassique, mais les talents du héros, qui parvient à amadouer les redoutables dinosaures qui étaient si terrifiants durant les deux premiers films.
La (re)découverte du premier pavillon10 joue également sur cette nostalgie qu’inspire ce lieu récurrent du premier film et sa musique. L’endroit (le premier pavillon) se révèle en effet une collection d’objets du premier film marquant différents moments forts: banderole commémorative que le T-Rex décroche à la fin en tuant les raptors, fresque murale de raptor à laquelle s’était superposé l’ombre d’un raptor réel, lunette vision de nuit qui avait permis d’observer la disparition de la chèvre, casque des employés évoquant l’incident à l’origine du premier film. Il s’agit d’un véritable retour aux origines. On peut se demander cependant pourquoi le bâtiment original n’aurait pas été rasé dans un parc qui se construit en cherchant à oublier le passé et le désastre que le premier parc a été.
À ce propos, un dialogue entre la directrice et un employé y fait clairement référence: l’informaticien porte un t-shirt usé arborant le sigle du parc originel et se dit, en manière de provocation, très choqué que la politique en place de ce nouveau complexe élude complètement le passé et ses drames. C’est ici un beau paradoxe qui se met en place, non seulement d’ordre narratif, mais aussi cinématographique. Jurassic World distribue «sans compter» les clins d’œil que les spectateurs les plus enthousiastes interpréteront comme de vibrants hommages. Si le film choisit clairement de superposer des plans déjà vus et déjà vécus, les personnages eux-mêmes refusent de prêter le moindre crédit à l’effort de mémoire du technicien et désirent avant tout se tourner vers l’avenir. Il se pourrait bien que cela participe au film et tout particulièrement à la construction du personnage de Claire Dearing dans son caractère, mais l’on peut néanmoins s’interroger sur la grande ambivalence du film sur ce point. Citation, référence, hommage nostalgique ou copie? Une chose semble certaine: si la narration prétend faire table rase du passé, le déroulement du film, lui, cite sa source de manière trop insistante pour être ignoré.
Deux scènes méritent d’être analysées en particulier pour présenter les thématiques du film. D’abord, le débat avec le généticien et le directeur soulève des questions intéressantes: la nécessité d’innover, l’artifice de la création depuis les origines du parc (aucun des animaux n’étant original, tous sont modifiés génétiquement) et le point de vue dans la monstruosité («Qu’est-ce qu’un monstre?»). La scène est malheureusement précipitée, le directeur du parc n’avance presque aucun argument, il n’est que consterné par une situation qui lui échappe complètement. Le généticien, quant à lui, fait son plaidoyer. Il explique ne pas être un «apprenti sorcier», mais seulement un scientifique qui obéit aux lois du marché: «si j’arrête d’innover, quelqu’un le fera à ma place». En outre, cette séquence n’est pas vraiment réactualisée par d’autres discussions dans le film, qui permettraient de continuer d’interroger ce thème assurément pertinent. Le film s’y était pourtant bien essayé lorsque l’on sait que «le dinosaure n’impressionne plus quiconque à [leur] époque». Le stégosaure est devenu comme l’éléphant de n’importe quel jardin zoologique dans cet imaginaire collectif. Cela oblige une accélération technique (au détriment du fondamental, de la stabilité et d’un ancrage réflexif solide). Une réflexion similaire pour le cinéma est d’ailleurs permise quand l’on apprend que l’on attend de la prochaine création un dinosaure «plus grand, plus féroce [avec] plus de dents». Encore une fois si l’enjeu est génétique, il est aussi surtout économique. Il s’agit bien sûr d’un manque criant d’humilité, mais sans prophète inspirant cette fois-ci pour le signaler. Il semblerait que Malcolm ne soit plus dans l’air du temps (ni dans celui du cinéma). «Une espèce disparue n’a pas de droit», cette phrase sera répétée presque textuellement chez le promilitaire (elle avait été prononcée par le neveu de Hammond dans Le monde perdu). Ici, l’utilitarisme et la technocratie à leur paroxysme ne se demandent pas ce qu’ils ont créé avant qu’il ne soit trop tard.
En revanche, la scène de l’hécatombe des brachiosaures et de la bête hybride qui «tue pour le plaisir» donne vraiment l’impression d’être en face d’un véritable monstre dont le seul but est de tuer presque consciemment tout ce qui peut s’apparenter au Bien. Le descriptif du nouveau dinosaure, accompagné d’une trame musicale de circonstance, rappelle fatalement11 le raptor: «celle-là, quand elle vous regarde, on sent qu’elle prépare un vilain coup», dit le chasseur dans le premier film. La créature reconnaît les odeurs et elle possède une «intelligence hors norme» et une ressemblance physique. Il n’est pas étonnant qu’elle représente une véritable machine à tuer que tous les autres dinosaures attaquent dans une finale rocambolesque12. D’ailleurs, tous les dinosaures libérés semblent se révéler tout aussi féroces et foncent directement sur leurs proies humaines, jouant parfois avec elles (la scène où l’assistante est prise et reprise par les dinosaures volants, avant d’être engloutie par le dinosaure marin, se révèle plutôt épique). Par son intensité, le déchaînement de dinosaures volants évoque presque des armées de vampires13 sanguinaires, les plaies d’Égypte ou l’Apocalypse qui foudroie l’humanité pour ses péchés. Il y a un certain égocentrisme à penser que nous serions le seul intérêt de ces créatures de la préhistoire. Dans le premier film, les dinosaures reproduisent leur ancien ordre naturel et ne s’intéressent nullement aux humains (sauf le T-Rex14 en s’échappant et les raptors, figure de prédateurs ultimes et inquiétants pouvant nous supplanter). Un thème important de Jurassic World est d’ailleurs la domestication de la prédation. Autant pour le nouveau dinosaure plus féroce qu’on propose d’intégrer au parc et qui se libère avec une facilité déconcertante15 que pour les raptors qui sont utilisés pour pister le dinosaure hybride, on tente d’utiliser leurs habiletés à des fins de recherche ou militaires. La capacité du héros d’aussi bien comprendre et domestiquer les raptors est pour le moins surprenante. En effet, Jurassic World présente des héros bien différents de leurs ainés.
La plus grande faiblesse du film reste vraisemblablement ses personnages, pratiquement tous caricaturaux et composés sans soucis d’authenticité, surtout qu’on reprend en grande partie des figures du premier film (le chasseur/prophète, l’entrepreneur, l’intéressé, l’enfant). Une des grandes forces du premier film, même par rapport au livre de Crichton, c’est la richesse de ses personnages, ce qui permet d’accroître leur vraisemblance et de rendre passionnant les enjeux qu’ils soulèvent, en plus des rapports de force qui y sont liés pour des questions comme la responsabilité, le contrôle et la clairvoyance.
Le film s’ouvre aussi à une multitude de thèmes familiaux qui placeront le spectateur en terrain connu. Les tensions fraternelles dans la petite famille américaine sont par exemple abordées. Le fan, peu appréciable par son habitude à réciter ses statistiques, s’oppose à l’amoureux ténébreux, éternellement transi et raccordé à sa technologie (écouteurs et cellulaire). Survient ensuite un archétype de la femme moderne: technocrate (les mots organisation et contrôle reviennent particulièrement dans son discours), arborant un sourire artificiel et faussement enjouée. Elle subira bien sûr une grande transformation par son contact avec le «vrai monde». On notera par ailleurs qu’il est heureux que sa course-poursuite contre le T-Rex ne lui fut pas fatale avant qu’elle n’ait pu profiter de cette transformation. Face à un dinosaure qui, dans les premiers opus, maintenait parfaitement la cadence contre des humains à pied et même face à des véhicules motorisés, la femme d’affaires survit avec des talons hauts aux pieds, qui, à aucun moment, ne seront des entraves dans sa course. Le T-Rex s’essouffle-t-il plus facilement que ses ainés ou le film a-t-il sacrifié la cohérence au nom du grand spectacle, en transformant en outre ses personnages féminins en caricature?
Le successeur de Hammond s’oppose à cette vision et veut à toute force que les humains et les dinosaures vivent en harmonie. Son caractère d’apprenti sorcier s’exprime par le fait qu’il est aussi apprenti pilote. Pour lui, les failles sont normales et doivent montrer l’habileté du personnel à gérer n’importe quelle situation. Son positivisme initial devient peu à peu de l’inconscience. Malgré son leitmotiv qu’il répète constamment– «je gère»– il finira par s’écraser dans la volière, trouvant la mort en libérant des dinosaures.
La seule réelle figure héroïque du film est sans aucun doute celle de l’ancien soldat, chasseur comprenant d’instinct aussi bien ses semblables que les dinosaures (parce qu’il comprend que ce sont des animaux sauvages, un fait qu’il semble être le seul à comprendre; Honest Trailers montre d’ailleurs combien de fois le personnage répète le mot animals). Il parvient à domestiquer et à nommer comme l’on ferait d’un chien des dinosaures présentés comme les plus féroces et les plus intelligents16
de la préhistoire. Vivant quelque peu retiré du parc, ce prophète de malheur avance, en héritier partiel de Malcolm, que ce sont des créatures vivantes et imprévisibles. C’est là le privilège classique du héros: il doit sauver les autres de situations terribles, mais même quand ses alliés animaux se retournent contre lui, son dinosaure domestique choisit de ne pas le dévorer. Il prévoit le danger que présente le nouveau dinosaure hybride, la mort de l’équipe qui tente de le récupérer avec des armes non létales. Il comprend aussi immédiatement que ce dinosaure s’est souvenu de «l’endroit où on [a]vait posé» son implant. Il est simplement parfait, à part qu’il est pathétiquement macho, et s’oppose ainsi, pour son plus grand avantage, aux autres personnages incroyablement imparfaits, à «des figures jetables, ineptes, blasées et bonnes à manger» (Li-Goyette, 2015).
Des superproductions de dinosaures, il n’en était pas sorti depuis une dizaine d’années (la dernière étant vraisemblablement le King Kong (2005) de Peter Jackson). Le film a donc été au moins brillant de jouer sur le sentiment de nostalgie d’un public qui avait grandi avec la trilogie jurassique17. D’ailleurs, même un mauvais film restera le meilleur de ces dix dernières années, ne trouvant aucune compétition. Le véritable spectateur spécialiste pourra se ranger du côté de Grant, réalisant une patiente archéologie du pillage réalisé par Trevorrow, ou du côté de Malcolm, se lançant dans quelque audacieux oracle sur la vide démesure hollywoodienne. Peu importe son attitude, il ne pourra manquer d’en arriver à la franche impulsivité d’Ellie en questionnant «bon alors, qui est ce con?» devant la profanation de ces figures vieilles de millions d’années.
Il est presque assuré, cela dit, que l’hybridité et l’utilitarisme des créatures de la préhistoire se poursuivront dans les deux autres films de la nouvelle trilogie annoncée. On pourrait se surprendre à espérer que le nouveau dinosaure ait non seulement plus de dents, mais aussi plus de bouches, pour dévorer d’un coup tous les protagonistes du film après s’être évadé. Y aura-t-il une nouvelle horde de raptors dirigée par le maintenant sympathique Blue? Auront-ils des armes greffées aux pattes pour éliminer encore plus rapidement les humains? Tout semble envisageable dans une mécanique cinématographique qui peine désormais à garder sa mémoire intacte. Si nos hypothèses de suites sont fantasques et espiègles, elles ne sont que l’expression du souhait que les archéologues des dinosaures et de leur cinéma retrouvent les méthodes de fouilles et les outils de l’imaginaire qui servaient à déterrer les rêves.
1. L’auteur a également réalisé la saga Indiana Jones. Il serait intéressant de montrer comment une esthétique de la reprise apparait également dans ces films. Par exemple, Indiana Jones et le Temple maudit reprend la scène où Indiana Jones est devant un homme maîtrisant parfaitement l’art du sabre. Alors que dans le premier film, le héros l’abat simplement en utilisant son pistolet. Dans le second, il arrive pour prendre son arme de la même façon et, ne l’ayant plus, il doit se contenter de fuir promptement.
2. Malcolm observe d’ailleurs judicieusement que le portail du parc est un hommage criant à King Kong. Le premier film devait à l’origine utiliser le stop-motion, également en hommage à ce film (Le ciné-club de M Bobine).
3. InGen Industries, la compagnie que dirigeait Hammond et que contrôle maintenant son neveu, ont menti sur l’accident du parc dans le premier film, faisant passer Malcolm «pour un dingue et a été très néfaste pour [sa] carrière».
4. Elle pourrait rappeler Grant si elle n’était aussi bavarde et à l’aise avec la technologie.
5. Même si le personnage de Sarah n’est sans doute pas aussi mémorable que celui d’Ellie (qui, d’une certaine façon, se trouvait métaphoriquement située entre Grant et Malcolm et était ainsi un personnage beaucoup plus équilibré que les deux autres experts), elle sait défendre ses choix et ses idées (notamment le rôle de parent et la territorialité du tyrannosaure). Elle réagit promptement et intelligemment à toutes les attaques: les stégosaures, les tyrannosaures et les raptors. Elle dirige d’ailleurs la première équipe et sait ce qu’elle veut, sans jamais tomber dans une caricature d’invulnérabilité ou de fragilité.
6. Le site Entertainment Tonight en liste onze, qui sont assez emblématiques: http://www.etonline.com/news/166138_11_jurassic_park_references_and_east…
7. Joss Whedon, le réalisateur de la série Avengers, a créé une mini-polémique en qualifiant le film de «sexiste»: «Je suis trop occupé à espérer que [cet extrait] ne soit pas digne du sexisme des années 70. Elle est rigide, il est une force de la nature – sérieusement? Encore?» (http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-est-il-sexiste-…). Il est dommage que beaucoup de spectateurs se soient davantage intéressés au caractère opportuniste de la critique vis-à-vis d’un film qui faisait certes de l’ombre économiquement parlant à son film de superhéros qu’à la critique elle-même.
8. http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=1230
9. Le «nouveau Tim» ne veut pas sauter, comme Tim, accroché à une clôture électrique qui menace de se réactiver. D’ailleurs, leur remarque est identique dans les deux films: «t’es dingue!»
10. Il s’agit de l’endroit où les deux raptors coincent les quatre humains et où le T-Rex intervient in extremis.
11. On peut s’interroger sur la pertinence d’un tel mystère autour de la nouvelle création génétique, qui semble se vouloir une révélation inattendue et surprenante. On se doute forcément qu’il ne s’agit pas d’un gentil dinosaure herbivore qui compose l’ADN du dinosaure hybride et on sait déjà que le T-Rex a inspiré le nouveau. Seul le raptor est vraiment une figure prédatrice significative dans les deux premiers films (et le quatrième opus n’entretient très peu de liens avec le troisième film dans laquelle de nouvelles menaces apparaissent effectivement (même si le raptor est toujours l’une d’entre elles)).
12. À la limite, que les animaux décident de s’attaquer à la bête hybride, prédateur hostile et menaçant, soit (même si cette logique rappelle davantage l’imaginaire du jeu vidéo). Mais, qu’une fois le nouveau dinosaure miraculeusement balayé, que le T-Rex et le raptor se regardent sans s’attaquer, avec un air de travail d’équipe achevé «retournons dans la cour de récréation préhistorique», aurait dû laisser plus d’un spectateur complètement ébahi et plutôt consterné.
13. Il est intéressant de constater que les dinosaures volants semblent presque instantanément démonisés. Leur route (vers la concentration humaine, source de chaleur et de nourriture) rappelle néanmoins un monstre plus contemporain: la horde de zombies de la série Walking Dead.
14. D’ailleurs, sa technique vis-à-vis de la voiture n’est nullement adaptée. Il la retourne, pensant mordre dans la chair une fois que l’animal mécanique est sur le dos.
15. En fait, tout se passe comme si on posait d’emblée que le spectateur s’attendait à voir le dinosaure s’enfuir: dans cette logique, pourquoi se donner la peine de scénariser une fuite crédible? La websérie animée How It Should Have Ended (2015) souligne plusieurs des incohérences scénaristiques, notamment quant à l’évasion du fameux dinosaure, qui est un élément déclencheur du film. Plus complet, Honest Trailers présente de nombreuses absurdités et incohérences du film. Celui-ci possède également son lot de faux raccords, de problèmes de continuité dans le scénario et d’erreurs factuelles, au point que le site web du RTL affirme que ce serait le film qui contiendrait le plus d’erreurs de l’année (http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-contiendrait-pl…).
16. Le troisième film nous apprend qu’il serait plus intelligent que les dauphins ou les primates.
17. Comme pour le dernier film de la saga Star Wars, le film a en outre joué sur le retour aux sources, se réconciliant avec ceux qui avaient moins aimé, pour des raisons assez évidentes, le troisième opus.
Spielberg, Steven (1993). Jurassic Park. [35 mm]. Universal Pictures.
Spielberg, Steven (1997). The Lost World: Jurassic Park. [35 mm]. Universal Pictures.
Trevorrow, Colin (2015). Jurassic World. [35 mm]. Universal Pictures.
BOONE, John (2015, 12 juin). «11 Jurassic Park References and Easter Eggs in Jurassic World», Entertainment Tonight. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.etonline.com/news/166138_11_jurassic_park_references_and_east…
CADORET, Martin (2015, 17 septembre). «Jurassic World contiendrait plus d’erreurs que tous les autres films de 2015», RTL. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-contiendrait-pl…
CESBRON, Mathilde (2015, 9 juin). «Jurassic World est-il sexiste?», RTL. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-est-il-sexiste-…
Crichton, Michael, Jurassic Park, Paris, Pocket, 2015, 508 p.
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