L’année 2015 a été marquée au cinéma par l’arrivée de deux blockbusters très attendus: Jurassic World (Trevorrow) et Avengers: Age of Ultron (Whedon). Les deux films se sont placés dans le top 10 des meilleurs box-offices de tous les temps1. Nous intéressant à Jurassic World, il est assurément pertinent d’analyser les épisodes précédents. En effet, le nouveau film joue sans équivoque sur sa filiation avec le projet amorcé dans Jurassic Park (Spielberg, 1993) et continué dans The Lost World: Jurassic Park (Spielberg, 1997). Le projet initial pourrait être résumé comme suit: Jurassic Park raconte comment une équipe de scientifiques menée par un milliardaire parvient à recréer génétiquement des dinosaures dans le but de les promouvoir dans un parc à thème. Le contrôle du parc va pourtant leur échapper et les protagonistes devront survivre aux prédateurs libérés de leurs enclos. Il est à noter que si le grand public pense naturellement à l’œuvre cinématographique aux seules évocations de Jurassic Park ou du Monde perdu, les deux œuvres sont des adaptations. Le matériau de base vient des deux romans éponymes de Michael Crichton, respectivement publiés en 1990 et 1995. Cette étude ne prétend pas faire la comparaison des œuvres littéraires avec les œuvres cinématographiques, sinon en une seule occasion dans l’argumentation. Nous faisons le choix d’en rester à l’analyse des films qui supposent à eux seuls de grandes possibilités d’interprétations et qui s’inscrivent aujourd’hui dans une culture partagée par le plus grand nombre. Il ne faut pas ignorer néanmoins que les romans de Michael Crichton figurent parmi les œuvres les plus souvent adaptées au cinéma, y compris à titre posthume en 2011.
Ainsi, quels que soient les choix posés pour ces adaptations, et tout particulièrement pour la saga qui nous occupe, on retrouve dans ces fictions une volonté indéniable de questionner les prouesses, mais surtout les conséquences et les limites des aspirations de la science. L’une des différences majeures entre les romans de la saga Jurassic Park et ses adaptations au cinéma est sans doute que l’écriture de Michael Crichton poussait minutieusement la description des progrès de la génétique et de la compréhension encore fragile de l’espèce des dinosaures, faisant de sa saga de véritables technothrillers. La vision de Spielberg retranscrit ce regard posé sur une science aux mains d’apprentis sorciers, mais choisit toutefois une mise en spectacle bien plus vaste devant laquelle le public ne manque pas de tressaillir.
Cette analyse va montrer comment la saga Jurassic Park parvient à retranscrire le genre d’un technothriller en questionnant autant les limites de l’éthique que les débordements fictionnels de la génétique. Les films parviennent à faire trembler leur public à mesure que celui-ci reconnaît les thèmes les plus classiques de son imaginaire collectif, revisités par un cinéma qui n’a de cesse de s’en nourrir jusqu’aux excès de Jurassic World. En effet, de Jurassic Park à Jurassic World, ce sont certains des mythes fondateurs du héros, de la quête initiatique ou encore du châtiment céleste qui sont revisités. Nous analyserons longuement certains de ces mythèmes et leur traitement dans la saga. Ordre du monde, quête de pouvoir– humain ou génétique– ou encore survie, filiation et paternité sont des thématiques d’abord isolées qui finissent par se regrouper en véritable constellation et qui soutiennent Jurassic Park (I). Nous verrons ensuite comment Le monde perdu s’est servi de ces thématiques afin de développer sa propre dynamique (II). Nous reviendrons finalement sur Jurassic World en montrant comment le film utilise la nostalgie du spectateur au risque d’appauvrir le legs de la série cinématographique (III).
Dès le début de Jurassic Park, le «danger inhérent», diagnostiqué par le personnage de Ian Malcolm tout au long du film, se fait clairement sentir. Il se manifeste autant par les vibrations sonores du générique d’ouverture, qui peuvent aisément rappeler les pas2 du gigantesque T-Rex, que par l’avertissement maintes fois répété: «faites attention». La tension silencieuse du chasseur, expert en prédation, qui observe l’arrivée du raptor, est particulièrement signifiante. Il s’agit ici de présenter les deux grands prédateurs qui causeront bien des soucis aux protagonistes– nous verrons cependant que la représentation des deux dinosaures est très différente. Malgré le système de sécurité, un système d’origine humaine, calqué sur celui d’un parc d’attractions doté d’un personnel qualifié– dont on retrouve le champ sémantique: «équipe de chargement», «préposé à la porte»– un accident survient laisse déjà présager que l’administration humaine sera incompatible avec un parc de cette nature. C’est celui qui, symboliquement, ouvre la porte, comme l’on fait avec la boite de Pandore, qui se voit foudroyé par ce qu’il a libéré. On retrouvera cette idée avec le personnage de Nedry, informaticien responsable de la sécurité du parc, maitre des clés, qui libère par convoitise la quasi-totalité des dinosaures et qui se fait dévorer par l’une des créatures affranchies3.
Par ailleurs, les notions de désordre et de chaos qui vont frapper le parc sont soulignées à maintes reprises. L’événement majeur du film repose sur une panne du système de sécurité du parc, provoquée par un traître qui va relâcher les prédateurs et placer les protagonistes en danger de mort. Le risque est considérable lorsque sort le plus gigantesque des prédateurs. Pourtant, avant même que le T-Rex ait jeté son dévolu sur la chèvre et quitté une prison désormais impuissante à le retenir, la catastrophe était annoncée. Si la trahison de Nedry a sans aucun doute précipité le courroux qui pesait sur le parc et ses visiteurs, la technologie n’a jamais été du côté de Hammond et de ses collaborateurs. On se souvient que l’ingénieur de ce parc si singulier rappelle à son supérieur qu’ils ont «tous les problèmes4 des grands parcs d’attractions». Plus tôt, l’avion qui transportait l’équipe a dû se poser promptement, et Grant ne parvient pas à trouver sa ceinture pour s’attacher comme il est fortement conseillé, sans compter que la visite est loin de se dérouler comme prévu bien avant que les dinosaures ne se mettent à traquer les humains. Les attractions promises refusent de se montrer, et un tricératops est malade, les obligeant par ailleurs à sortir, au sens littéral, des sentiers battus de la visite. C’est bien l’avarice et le «manque d’humilité», prophétisés par le personnage Ian Malcolm, qui précipitent la chute de John Hammond.
Le système que met en place Hammond est fondé en effet sur la foi aveugle en un contrôle complet de la nature par l’homme. Malgré une expérimentation audacieuse, et donc toute nouvelle, vis-à-vis de la génétique et de la biologie– c’est-à-dire la nature même des êtres vivants– Hammond est persuadé que ses experts maîtrisent tout le processus évolutif de créatures préhistoriques: «Le contrôle des naissances est, pour nous, une question de sécurité. Il n’y a aucune reproduction illicite à Jurassic Park». Lorsque Malcolm s’informe des détails et du possible de la chose, le généticien répond qu’ils conçoivent les dinosaures ainsi: «Mais, nous […] leur refusons [d’avoir une hormone en plus durant leur développement et d’ainsi devenir des mâles]». Malcolm profère alors sa mise en garde tandis qu’Alan et Ellie méditent sur les improbables exploits des généticiens du parc:
John, le genre de contrôle que vous tentez n’est pas possible. Écoutez, il y a une chose que l’histoire de l’évolution nous a apprise, c’est que la vie ne peut pas être contenue. La vie prend le large. La vie conquiert de nouveaux territoires. Elle renverse toutes les barrières. C’est parfois pénible, c’est parfois dangereux… enfin, c’est comme ça (Spielberg, 1993).
Il constate ici les limites fondamentales du projet de Hammond et de sa confiance aveugle envers ses scientifiques. À mesure qu’il établit son raisonnement, il s’éloigne autant physiquement que verbalement des autres personnages. Quand il finit de parler, tous le regardent, l’air incrédule. L’expert généticien lui pose alors une question aussi directe que prosaïque: «Vous insinuez qu’un groupe composé exclusivement d’animaux femelles peut… se reproduire». Malcolm est évidemment obligé de répondre par la négative devant l’apparente absurdité d’une telle conclusion: «Non, non, non, je dis simplement que la vie trouve… euh… toujours un chemin». Presque au même moment, un cri d’un bébé raptor semble encourager cette réponse et ce qu’elle peut avoir d’inquiétante. Malcolm a tout à fait raison. On retrouve ici la figure prophétique: non seulement les dinosaures ne pourront être contenus, vont (re)conquérir leur territoire et littéralement renverser des barrières pour se libérer, mais, en plus, un groupe d’animaux femelles va bel et bien se reproduire. Lorsque Grant sera devant le fait accompli, il ne pourra que répéter les paroles de Malcolm: «Malcolm avait raison: la vie trouve toujours un chemin».
La question du contact, de la véritable proximité avec l’objet étudié, est fondamentale dans ce premier film. Le vrai savant est en contact avec son domaine. La professeure Sattler n’hésite pas à se plonger les deux mains dans la fiente de dinosaure à la recherche de la plante qui a rendu le tricératops malade– devant la surprise bien visible de Malcolm, davantage du côté théorique des phénomènes, particulièrement dans le premier film. Le docteur Grant prend l’œuf de raptor, puis le bébé dinosaure dans ses mains (lui est paléontologue et éprouve une fascination empreinte d’effroi pour les raptors)5.
Malcolm rentre directement en contact avec l’investigateur du parc, lui touchant le genou en lui parlant. John Hammond rompt immédiatement le contact, gardant une distance toute civilisée avec ses collaborateurs: «Je vous serais reconnaissant de ne pas faire ça». Ce dernier souligne d’ailleurs qu’il «faudra s’habituer au professeur Malcolm. Il souffre d’un déplorable excès de personnalité». Pourtant, ce savant excentrique ne cesse de mettre le doigt sur ce qui ne manquera pas de tourner à la catastrophe. Lorsque dans le second film, sa petite amie lui annonce qu’ils sont «là pour observer et se documenter, pas participer», Malcolm lui rétorque que cela «est une impossibilité scientifique». Il fait référence au principe d’incertitude d’Heisenberg: «tout ce qu’on étudie change».
Malcolm a le «mauvais rôle», celui qui voit les signes et qui les révèle invariablement, sans prendre le temps de peser à quel point la vérité6 dérange. Sa théorie du chaos le place dans une logique de prophète7 de malheur, et d’imaginaire de la fin du contrôle et de la situation harmonieuse avec une crise qui doit survenir. Pour cette raison, on tente rapidement de le discréditer. Outre son déplorable excès de personnalité, Hammond souligne qu’il a «amené des savants» en parlant de Sattler et de Grant (experts plus traditionnels que Malcolm), tandis que Gennaro, l’avocat qui représente les actionnaires du parc, a «amené une star du rock» en proposant le mathématicien. Malgré la quantité de signes qui surviennent et une tension soutenue, mais ponctuelle qui plane sur l’équipe (particulièrement dans la scène où Grant découvre qu’ils ont «créé des raptors»), Malcolm n’a toujours que tardivement le respect de son groupe, quand il est déjà trop tard.
C’est dans l’avion qui les mène sur l’île que l’on peut voir le premier contact de chacun des personnages vis-à-vis de Malcolm, contact qui est déjà tout à fait représentatif de la crédibilité qu’on lui accorde. L’avocat semble intrigué par le personnage, lui qui représente les préoccupations mercantiles8 face au merveilleux rêve progressivement cauchemardesque de Hammond. Ellie est généralement hilare face à cet étrange savant, mais l’écoute et semble avoir un certain respect pour ses objections. Grant l’aime peut-être encore moins que Hammond. Les deux personnages se trouvent aux antipodes: Malcolm apparaît extraverti, plongé dans des théories mathématiques complexes et contemporaines qui pourraient permettre d’anticiper le futur; Grant est plutôt l’archéologue/aventurier silencieux9 qui déterre le passé. Malcolm demande à ce propos: «[a]lors, vous deux, vous déterrez les dinosaures?», question qui semble supposer qu’il a déjà des doutes sur le projet de Hammond. Grant le regarde fixement, tenant sa griffe de raptor (et donc de prédateur), lui répondant par la positive en latin, langue éteinte.
La scène de dialogue sans doute la plus importante est cependant celle du dîner, qui survient juste avant de commencer la visite elle-même et juste après avoir vu la violence dont sont capables certains dinosaures10. Chacun des personnages donne alors son avis sur la fiabilité du parc. Devant l’enthousiasme de l’avocat et de Hammond, les propos de Malcolm sont acerbes. Il indique à Hammond qu’il ne se rend pas compte du danger de ce qu’il a découvert. Que cet acte de découverte scientifique que Hammond encourage naturellement peut être considéré «comme un acte violent de pénétration» et ainsi être appelé «viol de la nature». Il dira ensuite qu’il en a «marre d’avoir toujours raison». À ce moment, Ellie et Grant se rangent du côté de Malcolm, au grand découragement de Hammond.
Le problème avec le système qu’a mis en place John Hammond, outre le fait qu’il s’avéra défectueux et artificiel, est qu’il y a un rapport d’autorité très inégal qui s’établit entre lui et ses collaborateurs, semant alors la discorde. L’un des meilleurs exemples est lorsqu’il discute avec Ray Arnold, l’ingénieur du parc, au sujet d’un reset du système électrique. Si Hammond agit avec les meilleures intentions, il prend aussi un «risque calculé» qu’il avoue lui-même. Arnold, qui par sa fonction est responsable des décisions techniques quant à la sécurité du site, avance un contre-argument rationnel: tout ce que propose Hammond ne doit fonctionner qu’«en théorie». En théorie, cependant, ils n’auraient jamais dû se retrouver isolés sur cette île sans électricité ni moyens de communication. S’il considère le pari de Hammond comme «complètement fou», il finira néanmoins par céder devant l’instance du vieux PDG. Pourtant, son argument de l’urgence n’est pas forcément convaincant pour le spectateur, qui a une vision d’ensemble. Un nouveau système naturel et préhistorique s’est mis en place, et les trois humains qui parcourent le parc d’attractions passent pratiquement inaperçus. Par contre, le redémarrage du système aura pour effet d’activer une barrière électrique alors qu’un des enfants est en train de la descendre et surtout de libérer les raptors11. Pratiquement tous les personnages vont alors être placés en danger de mort à partir de ce moment où Hammond estime pouvoir reprendre le contrôle. Néanmoins, ceux qui doivent résoudre cette situation ne sont autres que des héros forts dissemblables.
La saga Jurassic Park est largement traversée par de grandes difficultés relationnelles: divergences de méthodes et de théories des savants, entre les patrons et les employés, écarts d’opinions et d’éthique, buts opposés, conflits entre adultes et enfants. Le premier film fait rapidement entrer en conflit deux modes de pensées incarnés dans la double figure héroïque d’Alan Grant et d’Ian Malcolm. Leur arrivée est minutieusement préparée par la narration à travers des figures opposées. La toute première scène met en place la figure tutélaire du chasseur, rompu aux fauves et aux situations complexes impliquant des créatures sauvages. Il distribue ses ordres à ses exacts opposés: les ouvriers du parc, perplexes et craintifs quant à la créature qui s’excite dans sa cage. Perdant le contrôle d’une situation qu’il avait pourtant planifiée, le chef de cette équipe sera impuissant à sauver l’homme qui se fera traîner et dévorer dans la cage. Ce gardien vigilant sera par la suite l’un des plus fiables alliés des visiteurs du parc avant de connaître un sort tout aussi funeste que l’employé. Le second duo du film, dans l’ordre chronologique, est celui de l’avocat et de l’archéologue. Tandis que l’homme de loi est dans la précipitation fiévreuse de réunir des experts pour rassurer les investisseurs du parc, le chercheur est calme et pondéré, riant à l’idée qu’un homme du caractère de Grant accepte de quitter ses sites de fouilles. Le duel le plus terrible, en dehors bien évidemment de celui qui va opposer les prédateurs libérés à leurs proies, est sans doute celui de Grant contre Malcolm. L’observateur taciturne se heurte de plein fouet à l’extravagance irrévérencieuse du chaoticien, de cette «star du rock» appelée en renfort par l’avocat. N’oublions pas que l’aventure du parc se devait au départ d’être une expertise et non un acte d’héroïsme.
Le statut des deux hommes va se modifier en suivant l’exemple des grands mythes traditionnels: les simples mortels ignoraient tout de l’appel de l’aventure avant que leur devenir ne se voie bouleversé dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. De Grant à Malcolm, chacun dans leurs domaines, passionnés par leurs fouilles ou leurs chiffres, aucun n’aurait pu s’attendre à ce qu’ils allaient découvrir. En tous cas, certainement pas quelque chose d’une telle démesure. Si Ian Malcolm semble se douter à l’avance de la nature probable du parc, Ellie et Grant seront, eux, complètement sous le choc– à tel point qu’Alan fait un malaise. Toutefois, même derrière son masque de désinvolture, Ian Malcolm est forcé d’admettre «qu’il y est arrivé, ce vieux dégénéré». Pourtant, malgré les merveilles promises par un tel parc, le film se fait un devoir de garder spectateurs et protagonistes sous tension, ce qui ne fera qu’accentuer le caractère si opposé de ces deux figures savantes. Ian Malcolm n’a de cesse de prédire au mieux un cuisant échec, au pire une catastrophe de lois naturelles qui reprennent leurs droits par la force.
Ian Malcolm est un cynique catastrophiste, mais Alan Grant est un méthodique convaincu. Il prédit rarement, il déduit de ce qu’il peut toucher et observer, preuve en est de son déboire de début avec l’ordinateur radiographiant le squelette du raptor. Ses phrases peuvent néanmoins se révéler prophétiques. Sa première république annonce la cause du futur désastre: «Je hais les ordinateurs». Lorsqu’il décrit la technique de chasse du raptor à l’enfant au début du film, sa narration évoque précisément comment le chasseur se fera piéger. Certes, il est moins cynique que son confrère, mais la sorcellerie génétique de Hammond le laisse dubitatif. Il ne croit pas aisément en la magie proposée par le PDG: «Le dinosaure et l’homme…deux espèces séparées par 65 millions d’années d’évolution viennent tout à coup de se retrouver face à face. Comment serait-il possible d’avoir la plus petite idée de ce qui va se passer?»
Juste avant, Ellie s’étonne de l’insouciance de Hammond envers une faune et une flore qu’il ne maîtrise visiblement pas. Les premiers visiteurs tests du parc se laissent emporter au tout départ par la surprise; mais la féérie ne peut fonctionner que le temps de la séduction. On le constate à mesure que la narration s’ingénie à les faire sortir des sentiers cloisonnés, prévus par la visite. Ils se dérobent aux barres de sécurité de leurs sièges, ne rencontrent pas les animaux prévus et quittent le rail du parcours pour voir, puis porter secours au tricératops malade.
Au travers de la saga, d’autres personnages suivent un parcours héroïque différent, mais tout aussi initiatique et par ailleurs absolument nécessaire à la résolution des catastrophes. Il s’agit des personnages féminins. Dans les premières scènes du premier opus, Ellie Sattler semble plutôt insouciante, en cela qu’elle reste vive en tout temps et qu’elle ne s’avance pas immédiatement à prédire les conséquences de ce dont elle est témoin, au profit de Grant et surtout de Malcolm. Pourtant, Ellie, en personnage beaucoup plus nuancé, sain et équilibré, tempère un chercheur parfois bien désabusé. Elle n’est pas aussi réfractaire que Grant à la technologie et préfère rire des déboires technologiques de son amoureux. Grant est campé sur ses principes et la terrible quête qu’il réalisera entraînera un autre déplacement psychologique. Cependant, même avant les catastrophes, c’est bien Ellie qui l’aide progressivement à ouvrir son esprit. Sous couvert de l’enseignement, le chercheur terrifie littéralement un garçon qui s’en était pris12 naïvement à la réputation de prédateur des vélociraptors, en devenant lui-même le prédateur qu’il décrit:
Essaye de t’imaginer à l’ère crétacée. Tu jettes ton premier coup d’œil sur cette grosse dinde en débouchant dans une clairière. Elle avance comme un oiseau, en hochant de la tête. Et tu ne bouges plus, parce que tu te dis que peut-être son acuité visuelle est basée sur le mouvement, comme le tyrannosaure, et qu’il t’oubliera si tu ne bouges pas, mais non: pas le vélociraptor. Tu le fixes dans les yeux. Et il te fixe aussi intensément. Et c’est alors que l’attaque survient. Elle ne vient pas de face, mais par les côtés, des deux autres raptors que tu n’avais pas encore vus. Parce que le vélociraptor n’est pas un chasseur solitaire, il utilise un schéma d’attaque coordonné et il est sorti en force, aujourd’hui. Il fend l’air et te lacère avec ça: une griffe rétractile de vingt centimètres, coupante comme un rasoir, sur le doigt du milieu. Il ne prend pas la peine de te mordre la jugulaire, comme le lion, oh non… Il t’entaille ici [geste sur la poitrine] ou ici [à l’aine]… Il t’ouvre peut-être le ventre et déverse tes intestins. Le pire, c’est que… tu es vivant lorsqu’il te dévore. Alors, essaye de te montrer un peu respectueux (Spielberg, 1993).
Riant jaune et levant les yeux au ciel, Ellie pose les bases d’un rôle qui aura une influence salutaire sur la suite des évènements. En effet, la professeure Sattler va se confronter à des figures masculines qui connaissent bien des difficultés à changer leur perception du monde. C’est à Ellie qu’incombe le devoir d’être plus réaliste et pédagogue que ses homologues. Avec Grant, elle doit composer avec un chercheur traditionaliste presque aussi fermé à l’évolution de sa profession qu’à la paternité. Il ne cherche pas à adapter son discours et reste dans la cruauté des faits quand il décrit la nature des dinosaures. Pour lui, le factuel ne peut céder la place au rêve– on ne s’étonne donc pas que l’enthousiasme fasse très vite place au pragmatisme devant l’œuvre de Hammond. En outre, il ne cache absolument pas son mépris pour ce garçon qui a manqué de respect à son objet d’étude, et admet par ailleurs ne pas supporter les enfants. Ellie va éluder rapidement ses critiques, mais elle sera surtout amenée à confronter Alan directement au «public test» du parc, quand Lex lui révèlera le stratagème qu’Ellie a mis en place– sans en percer l’humour pour la répartition des voitures: «Elle m’a dit de monter avec vous. Que ce serait bien pour vous». Juste avant, Grant tentait de fuir les questions et remarques enthousiastes de Tim, véritable fan de son travail de chercheur, sous l’œil toujours amusé d’Ellie.
Pourtant, les évènements tragiques du parc divisent les groupes. Peu de temps avant que la tempête n’éclate et que ne sorte le T-Rex, Ian Malcolm confie à Grant son expérience de père: les enfants paniquent vite. Sur cette sentence encore une fois très prophétique de la part du chaoticien, c’est précisément aux enfants laissés seuls que va s’en prendre13 le dinosaure géant. Tandis que Malcolm redouble la tentative de Grant d’éloigner le prédateur, ce dernier va devoir assumer deux choses capitales qu’il n’était pas prêt à gérer. D’une part, fuir une attraction génétique qui obéit à son instinct le plus primaire; d’autre part, rassurer, protéger et guider ces êtres si étranges pour lui que sont les enfants. Dans son parcours initiatique, Grant va devenir un autre pédagogue: celui qui va assurer la protection de Tim en lui disant comment descendre de l’arbre, celui qui va veiller toute la nuit pour leur permettre de dormir sereinement ou encore celui qui va leur expliquer pourquoi les herbivores sont doux et craintifs. Pendant ce temps, Ellie est bien loin de pouvoir témoigner de la réussite spectaculaire et inattendue de son plan pour changer le regard d’Alan. Elle doit s’occuper d’un Ian Malcolm affaibli et surtout éduquer un tout autre «enfant»: John Hammond14.
Le roman d’origine de Michael Crichton fait du vieil homme un être froid et calculateur, qui se fera d’ailleurs dévorer par un groupe de compsognathus– de petits dinosaures carnivores. La vision de Spielberg est plutôt celle d’un grand-père aimant, éternel optimiste et sorcier aussi enchanté de ses propres tours que peuvent l’être les spectateurs. Alors que son avocat veut vendre le rêve, Hammond, lui, veut le distribuer et c’est dans cette même logique qu’il présente à Ellie son ancien cirque des puces. Il avait le contrôle sur l’illusion et, au nom du rêve, persuadait les gens que ses attractions étaient sans trucages. Plus que jamais dans cette scène, John Hammond est un enfant qui rêve en dévorant des glaces15. C’est Ellie qui devra le ramener à la raison: «Jamais vous n’avez eu le contrôle, c’est ça, l’illusion! C’est toujours le cirque des puces!»
Or, si, à la suite de l’injonction de la professeure Sattler, on voit un John Hammond beaucoup plus pragmatique et désireux de s’impliquer dans le sauvetage des survivants, sa maturation en homme repose encore sur de vains principes. Il va tenter de s’opposer à la jeune femme qui veut aller rétablir le courant, en rappelant son rôle autoproclamé de figure masculine. Ellie aura tôt fait de ridiculiser16 ce «sexisme en situation de danger mortel», d’autant plus que Hammond est un vieillard qui se déplace avec une canne. Se promenant dans un labyrinthe à la manière de Thésée devant rencontrer son Minotaure, elle devra se fier aux indications de Malcolm et suivre un fil d’Ariane (les tuyaux au plafond). Un nouvel échec met à rude épreuve Hammond: il se révèle en effet impuissant à la guider à l’aide du plan de la remise, incapable de comprendre les plans de son propre parc, et c’est avec Malcolm que la situation va se résoudre. Ce sont enfin les enfants du parc, Lex et Tim qui ont grandi et qui ne sont plus ceux qu’il fallait aller chercher dans l’arbre ou qui se disputaient: ils parviennent à improviser dans l’urgence une échappatoire à l’attaque de deux raptors, dans cette fameuse scène de la cuisine changée en terrain de chasse. Il est bien vrai que le T-Rex rétablira l’ordre à la fin en s’attaquant aux raptors, mais seul un travail d’équipe permet aux deux générations d’humains de triompher. Tim a grandi en bravoure en suivant les enseignements et conseils de Grant. Lex participe à la reprise du pouvoir en mobilisant ses connaissances informatiques pour fermer une porte et leur redonner accès au téléphone.
Un flambeau semble s’être passé et Ellie y a indéniablement contribué. La jeune femme qui s’émerveille des résultats botaniques de Jurassic Park est aussi celle qui soutient Grant quand il défaille. Elle parvient à changer les points de vue des deux hommes enfants. Grant fuit le dialogue avec des enfants, sous des prétextes fallacieux et un comportement sans grande maturité, et Hammond ne voyait que la magie de l’illusion spectaculaire. Ils ont bénéficié de l’influence de la professeure Sattler pour résoudre leurs propres conflits. Hammond décide de ne pas maintenir son projet et Grant se retrouve avec les deux enfants dormant près de lui dans la scène finale. C’est alors dans la continuité que les mythèmes de Jurassic Park se retrouvent éclairés sous un nouveau jour dans Le monde perdu.
1. Ce classement est cependant à nuancer, puisqu’il ne tient pas compte de l’inflation, qui favorise grandement les superproductions récentes. L’entrée Wikipédia «box-office monde» détaille les grandes distinctions à établir en fonction de la santé économique: https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_plus_gros_succ%C3%A8s_du_box-office_mondial
2. Les pas du roi des dinosaures vont d’ailleurs produire la scène la plus emblématique du film. Déjà, il se met en place un jeu d’échos de cette nature disparue qui reprend sa place. L’extraordinaire se place d’entrée de jeu comme vaguement inquiétant et potentiellement dangereux.
3. La prédation du dinosaure s’effectue dans une logique de renversement: Nedry traite d’abord le dinosaure comme un gentil animal domestique, indique qu’il n’a «rien à [lui] donner» et lui lance un bâton. Le (fidèle) animal n’en suit pas moins sa proie, celle-ci étant obligée de se mettre à quatre pattes pour escalade une côte naturelle et se rendre à son véhicule. Le dinosaure se transforme alors, déploie sa collerette de chasse et use de son arme: le poison. Nedry panique alors, se précipite et se déplace de façon désordonnée et confuse, facilitant la chasse du prédateur.
4. Malcolm souligne son doute sur ce sujet avec une de ses répliques «alarmistes» (selon Hammond): «Dieu, aie pitié de nous, nous sommes à la merci des ingénieurs!»
5. Grant est pourtant le plus traditionaliste de tous. Aux dires de son collègue qui brandit le moustique fossilisé dans l’ambre, «[Grant] est un fouilleur». Réticent et incompatible avec toute forme de technologie depuis l’écran d’ordinateur jusqu’à la ceinture de son siège qui lui résiste, Alan Grant n’est sensible qu’au contact avec le matériau. Il n’est pas anodin qu’il fît un malaise quand John Hammond lui annonce que non seulement son parc possède un T-Rex, mais qu’il a été chronométré courant à très haute vitesse. Non seulement les chers fossiles de Grant ont pris vie, mais, de plus, ils constituent un mortel danger. On retrouve donc chez Grant ce besoin de contact et l’opposition avec Malcolm, bien plus théoricien que lui, n’en sera que plus forte.
6. Dans Le monde perdu, le neveu de Hammond l’accuse d’énoncer sa «version de la vérité» et Malcolm lui répond, laconique et scientifique, qu’«il n’y a pas plusieurs versions».
7. Le prophète de malheur n’est généralement pas populaire parce qu’il voit l’émergence d’un imaginaire de la fin à travers une multitude de signes complexes: «C’est un imaginaire fondé sur le temps […]. C’est un imaginaire reposant aussi sur une crise promue au rang de loi, de principe de cohérence. Et c’est, enfin, un imaginaire tourné vers l’interprétation et la recherche de sens, vers la lecture des signes d’un monde sur le point de s’effondrer» (Gervais; 14-15). Le scientifique explique ainsi l’animosité de Hammond à son égard: «John n’adhère pas à la théorie du chaos, en particulier en ce qui concerne son petit projet scientifique».
8. Dans la scène où lui, Malcolm, Grant et Ellie découvrent les premiers dinosaures, sa réflexion est tout à fait intéressée et prosaïque: «Nous allons faire une fortune avec ce parc». On pourrait y voir une mise en abime critique de Spielberg face aux producteurs de son film, en particulier dans le contexte de cette scène, dans laquelle les autres personnages sont complètement ébahis et sans voix. Comme l’indique Le ciné-club de M Bobine, (2014) Jurassic Park est un métafilm et produit de nombreux dédoublements: le logo du parc devient celui de l’affiche du film, les produits dérivés qu’on voit dans le film pouvaient directement être vendus, l’avocat représente les producteurs, Hammond, le réalisateur lui-même et les visiteurs du parc, les spectateurs. Dans cette scène de découverte, la réaction des trois professeurs symbolise en effet celle du public; il s’agit d’une belle scène que Spielberg sait particulièrement mettre en scène, et qui montre l’émerveillement et la fascination d’un rêve devenu réalité. Même Malcolm, personnage toujours inquiet qui semble sentir viscéralement ce qui va arriver, rit et parait détendu.
9. Quand il prend la parole, nombreuses de ses répliques sont loufoques, souvent trop évidentes: «C’est un dinosaure», «Monsieur Hammond, les téléphones marchent». Il brille davantage dans le vif de l’action, domaine où parait risible Malcolm, rappelant l’albatros baudelairien.
10. Il est intéressant de voir comment Hammond ne semble pas particulièrement intéressé à ce que ses invités assistent à la scène. De la même manière, il ne semble pas vouloir qu’ils rencontrent le généticien ainsi que le bébé raptor et qu’ils voient l’envers du décor. Son parc se veut une immense vitrine sensationnelle de laquelle on évacue tout ce qui montre et explique véritablement son fonctionnement.
11. Quand le chasseur découvre la brèche dans leur enclos, il comprend l’énorme erreur qu’ils ont commise: «Bon sang, même Nedry savait qu’il ne fallait pas toucher à l’enclos des raptors!» Ces dinosaures jouissent d’un statut particulier: ce sont les seuls que l’informaticien a gardés captifs. Leur enclos s’apparentant à une véritable forteresse, ils sont placés très près du centre du parc, sans doute pour mieux les surveiller, et ils sont responsables de l’accident mortel au début du film.
12. L’enfant avait comparé les raptors à des dindes, faisant de ces intelligents prédateurs des proies sottes qu’on capture au supermarché.
13. À cause de leur panique, les enfants allument une lampe de poche, ce qui attire le T-Rex et qui augmente leur propre panique.
14. Lorsqu’il doit interrompre la visite en raison de l’ouragan, on voit Hammond particulièrement contrarié. Il va même littéralement se mettre à trembler en lançant un «bon sang!» À mesure que l’ordre qu’il a mis en place se détraque, il est de plus en plus dépassé, mais aussi désabusé et meurtri comme un enfant auquel on enlèverait son nouveau jouet.
15. D’ailleurs, on constate que les scènes de repas (chez les humains) sont toujours celles d’une sérénité temporaire dans le film. Les prochains à pouvoir dévorer les victuailles sont d’ailleurs les enfants, Lex et Tim, qui trouveront un bref repos avant que les raptors ne les pourchassent dans une cuisine vide – c’est-à-dire sur un terrain de prédation qui ne laisse plus de place à la nourriture des humains, mais seulement à la traque de proies
16. Lorsque Hammond exprime à Ellie que «c’est vraiment à [lui] de le faire», elle lui donne le bénéfice du doute et lui demande pourquoi. Il y avait après tout de bien meilleures raisons, dont la première: c’est lui qui est responsable du parc. Cependant, même avec sa forme physique qui lui permet de piquer un sprint, Ellie parvient de justesse à semer le raptor. Hammond n’aurait donc assurément pas survécu.
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