On l’a constaté à la lecture des précédents articles de ce dossier, la figure du superhéros, qui avait déjà connu des tourments dans les années 1970 grâce à l’assouplissement de la dictature du Comics Code chez les éditeurs majeurs et par la parodie cinglante dans les underground comix, en a vraiment pris pour son grade pendant les années 1980. Que ce soit en interrogeant le droit de vie ou de mort que s’octroient les justiciers dans Watchmen (1986), en remettant en question le mode opératoire du vigilante1 dans The Dark Knight Returns (1985) ou même en représentant les luttes fratricides au sein des factions super-héroïques dans les sagas Kingdom Come (1996) ou Civil War (2006-2007), un énorme travail de sape a terni l’image étincelante du personnage archétypal de la bande dessinée populaire Made In Usa, cherchant par la transgression et la subversion à rendre les surhommes costumés plus complexes et imparfaits, et peut-être par là plus humains.
Or, en dépit de cette volonté d’affranchissement d’un manichéisme primaire, les œuvres que l’on inclut généralement dans la mouvance de la «dégradation du superhéros» reconduisent ultimement l’irréductible bonté de leurs personnages, qui au terme de leurs périples en sortent moins étincelants, mais toujours triomphants. Batman obtient le beurre et l’argent du beurre au terme de The Dark Knight Returns, en mettant fin au chaos qui contamine Gotham City et recrute des jeunes à sa cause tout en servant au passage une leçon d’humilité à Superman. Les protagonistes de Kingdom Come et de Civil War, après de violents affrontements, cessent les hostilités en se rappelant mutuellement que leur mission est la défense du bien commun et de la population humaine, et non une guerre d’autorité. La finale ouverte et en demi-teinte de Watchmen fait coexister deux formes de «victoires», celle d’Ozymandias qui a mis en place la première étape de son utopie planétaire et celle de Rorschach qui, mort pour sa cause, fera connaître la vérité.
Même lorsque des éditeurs comme Marvel et DC Comics donnent le feu vert à des projets qui portent atteinte à l’institution dont ils sont garants et permettent à leurs artistes d’écorcher leurs plus fiers représentants, une certaine justice triomphe toujours au bout du compte. Le superhéros, même dégradé, conserve au final de sa superbe en se comportant irréductiblement comme un héros de premier ordre, malgré ses tergiversations morales et ses turpitudes psychologiques, en maintenant jusqu’au bout ses principes et en n’oubliant jamais son rôle. L’abandon: voilà peut-être le cap que le crépusculaire super-héroïque ne peut pas franchir. Le superhéros peut descendre de son zénith pour tendre vers l’obscurité, mais jamais il ne va complètement se retirer du ciel.
C’est justement ce dernier pas qu’a accompli Daniel Clowes dans son œuvre The Death Ray. Il a fait franchir le Rubicon à son personnage principal, Andy, en en faisant l’un des rares (voire l’unique) superhéros qui prend sa retraite, non pas parce qu’il renonce à sa vocation, mais bien parce qu’il ne s’est senti investi de la vocation de sauveur que très brièvement, et qu’il a constaté de par son expérience personnelle que le modèle de justice du vigilante administré par un surhomme a des vices, et que les capacités physiques extraordinaires dont dispose le superhéros ne peuvent rien contre la complexité du monde et que de vouloir «lutter contre le crime» est un combat aussi chimérique que de «combattre le racisme», puisqu’il n’est possible de le faire qu’en faisant porter à un seul individu le poids d’une valeur.
The Death Ray se distingue du récit-type de superhéros par deux caractéristiques marquantes. Premièrement, la totalité de la saga du héros tient en une petite quarantaine de pages, contrairement aux héros traditionnels dont les aventures s’étalent sur des décennies à raison d’un épisode par mois. La condensation des aventures d’Andy en une seule livraison est donc l’antithèse de la variation sur un même thème qui fait la renommée du super-héros mainstream, combattant semaine après semaine le même archétype d’ennemi, dont l’apparence et les capacités varient, mais qui agit systématiquement par motivation criminelle. Deuxièmement, le livre s’ouvre et se conclut par des épisodes du personnage arrivé à l’âge adulte; il est établi d’emblée qu’une évolution chronologique est présente dans ce récit, en opposition à la tradition de la temporalité plongée dans un «climat onirique» du superhéros tel que définie dans le célèbre article d’Umberto Eco Le Mythe de Superman (1976)2. Les gestes que posent Andy ont des conséquences, qui s’inscrivent dans le temps; de plus, comme le Andy adulte des premières pages de The Death Ray semble passablement aigri et pessimiste, le lecteur suppose que ce qu’il s’apprête à lire lui permettra de comprendre comment et pourquoi le protagoniste en est venu à jeter l’éponge.
En entrevue avec Kristine McKenna, Daniel Clowes établit l’origine de The Death Ray:
That strip began when I decided to do the stupidest thing possible for a cartoonist, which would be a realistic super-hero story. I remembered when I was a teenager I created a super-hero story that was clearly a rip-off of the early spider-Man comics. Spider-Man was a skinny teenage nerd who lived with his aunt, and I was a skinny teenage nerd who lived with his grandparents, so I absolutely related to him. (Buneventura, 2012, 52).
Clowes a donc exhumé de son adolescence la genèse du récit de The Death Ray, mais si l’on se fie aux dessins contenus dans The Art of Daniel Clowes, Modern Cartoonist (2012), son admiration pour l’homme-araignée remonte à encore plus loin, puisque les premiers dessins de l’auteur reproduits dans cette monographie, datant de 1967 (il est né en 1961), sont une version gauche, exécutée au crayon de cire, de l’alter ego de Peter Parker.
Difficile d’ailleurs de ne pas faire le lien entre les deux personnages. Le numéro 23 de la série Eightball, où est parue pour une première fois The Death Ray3, présente le personnage déguisé sur un fond noir, dont les deux couleurs dominantes du costume reprennent celles de Spider-Man et dont le contour des yeux, comme soulignés au mascara, évoquent la forme rappelant le héros créé par Stan Lee et Steve Ditko. Toutefois, là s’arrêtent les ressemblances: alors que Spider-Man est généralement présenté dans une posture aérodynamique et avec un corps musclé, le superhéros de Clowes, lui, prend une pose presque comique tellement elle est cliché, il semble plus vouloir glisser maladroitement vers sa gauche que de vouloir affronter le danger, et son physique est plutôt celui du maigrichon Parker d’avant la transformation par une morsure d’araignée radioactive.
Le Andy de Death Ray et Peter Parker présentent également des similitudes dans leur histoire familiale, en ceci qu’ils n’ont pas été élevés par leurs parents. Or, si on a su peu de choses sur les parents de Peter Parker et beaucoup sur sa famille d’adoption – le bénévolent oncle Ben qui lui inculquera un sens moral profond par son décès dramatique et la tante May qui restera sa boussole éthique pendant sa carrière de superhéros – c’est l’inverse pour les parents d’Andy. Dans une double planche, intitulée The Origin of Andy [4], on apprend que le père du héros d’Andy, scientifique de renommée, est mort d’un cancer quelques années après que sa mère ait succombé à un caillot au cerveau.
Dans son étude Reading Comics: Language Culture and the Concept of the Superhero in Comic Books, Mila Bongco énumère les traits suivants communs au super-héros «a) aberrant or mysterious origins b) lost parents c) man-god traits, d) a costumed, secret identity, e) difficulties with personal and emotional relationships, f) great concern for justice, and g) use of superpower in politics» (101-102). On peut, dès The Origins of the Death Ray, remarquer que les deux premières caractéristiques listées par Bongco sont présentes. Louie, l’ami d’Andy, déclare à ce dernier «I wish my parents were dead» (2), faisant à écho à un désir d’absence d’autorité parentale qui peut sembler idéale pour un adolescent en pleine crise, Andy n’est pas dupe et de fait, son grand-père qui l’élève seul et qui perd peu à peu sa raison ne lui sert pas de repère moral, ce qui rend le développement personnel du jeune Andy plus difficile puisque moins structuré. Or, comme il le pense lui-même, les tragédies qu’il a affrontées au cours de l’enfance le préparent peut-être à une vie exceptionnelle: «I don’t feel sorry for myself, but sometimes I think all these tragedies couldn’t just be a coincidence. Maybe it means something. Maybe I’m destined for something big» (3). Cette remarque est révélatrice d’un élément déterminant de la personnalité d’Andy: en pensant qu’il est possiblement destiné à de grandes choses plutôt que de décider de lui-même qu’il deviendra une personne importante, il dénote une certaine passivité dans son rapport au monde, lui qui subit et réagit aux situations plutôt que d’aller au-devant de celles-ci.
Andy découvrira qu’il possède des pouvoirs extraordinaires par le biais d’une anecdote anodine. Au terme d’un après-midi passé avec Louie, celui-ci lui offre sa première cigarette; quelques heures après sa première bouffée de tabac, Andy se réveille avec une nausée et la sensation qu’il possède des capacités surhumaines. Ce fait est avéré quand il parvient à soulever à mains nues une voiture.
Andy apprendra plus tard que son père lui a injecté une hormone expérimentale visant à le rendre plus puissant (il est fort possible que le résultat de son expérience a largement dépassé ses attentes) et que son père a fait en sorte que ses pouvoirs s’activeraient par le biais de la nicotine, prévoyant sans doute qu’Andy céderait éventuellement à la tentation très pubère de tâter de la cigarette. Andy découvrira également que son père lui a confectionné une arme, la fameuse «Death Ray» qui donne son nom à l’œuvre de Clowes, sorte de fusil à l’apparence peu menaçante de séchoir à cheveux et que seul Andy peut faire fonctionner; un tir de cette arme fait complètement disparaître la cible vidée et devient de la sorte l’outil idéal pour commettre le meurtre parfait.
C’est lorsque Andy partage sa découverte avec Louie que, sous l’impulsion de ce dernier, le projet de devenir un superhéros se mettra en œuvre. Au cours de sa jeunesse, Andy ne fait œuvre de justicier qu’à quelques reprises, et le contexte des situations dans lesquelles il est appelé à intervenir rend ses choix pour le moins questionnables. Sa première intervention survient peu de temps après la découverte de ses pouvoirs induits par la cigarette, et il les utilise afin de se «porter à la défense» de son ami Louie, qui se fait tabasser par Stoob, grand gaillard musclé et rival de Louie. Or, la case qui introduit la confrontation entre les deux jeunes, où Stoob demande à Louie «You’re sure you want to do this?» (11), permet de comprendre que Stoob ne fait que répondre au duel lancé par l’ami d’Andy. De plus, si Andy intervient bel et bien pour mettre fit à un affrontement qui semble à sens unique en faveur de Stoob, la pulsion d’énergie qui envahit Andy après quelques bouffées de tabac le transforme en créature impulsive et chargée à bloc, qui assène une correction sévère à sa cible, bien au-delà de ce qui était nécessaire pour mettre fin au combat.Pendant toute la séquence, Andy, dans un soliloque réparti sur plusieurs phylactères, révèle qu’il a peu d’amis proches et qu’il estime énormément le lien étroit qu’il a développé avec Louie; c’est cette fidélité d’amitié qu’il invoque afin de justifier son intervention brutale.
Par la suite, la plupart des interventions d’Andy sont déterminées par Louie. Suite à la suggestion de son ami, Andy abîmera sévèrement la voiture de Stoob, embusquera un quidam qui a ramassé un portefeuille déposé comme appât à criminels par les deux comparses, tabassera le père d’une étudiante qui allègue que son père la bat, et vaporisera le nouveau copain de la sœur de Louie. Chacune de ces actions sont justifiées de manière subjective par les personnages: ils identifient eux-mêmes l’illégalité ou l’injustice qui doit être contrecarrée, dépassant ainsi la logique manichéenne du Bien versus le Mal qui domine la production mainstream de superhéros. Non seulement le caractère discutable de ces actions est-il frappant, dans la mesure où les adolescents se posent en législateurs et bras armé de la loi sans la moindre forme de légitimation, mais de plus, le récit nous présente les conséquences des gestes de ces «héros». Les rapports entre Stoob et Louie s’antagonisent de plus en plus, le pauvre type piégé par l’hameçon en forme de portefeuille est plus un bougre endetté et désespéré qu’un criminel aguerri, l’étudiante dont Andy et Louie se sont portés à la défense les châtie verbalement puisque son chien s’est échappé lors de leur intervention, et le meurtre du beau-frère de Louie perturbe ce dernier, détériorera son rapport avec Andy et mènera éventuellement à sa disparition.
En effet, suite au meurtre prémédité du beau-frère de Louie, les deux amis expriment des opinions et sentiments différents sur le geste qu’Andy a posé et que Louie a fortement encouragé. Andy affirme ne pas être troublé outre mesure par le meurtre qu’il a commis, l’apparentant à une décision difficile, mais nécessaire qu’il a prise comme le ferait un adulte, pendant que Louie est traumatisé et commence à craindre son ami.
Louie suggère à Andy de cacher l’arme et de se tenir tranquille pendant un moment, ce à quoi Andy lui répond «Look, Louie – I’m the boss now» (31). Après avoir acquiescé à ce nouveau rapport de force établi par Andy, Louie lui demande «So who are you going to kill next?» (31). Ce bref dialogue permet de nettement distinguer l’avant et l’après du meurtre. Jusqu’à ce qu’ils commettent l’irréparable, les actes de justicier d’Andy étaient déterminés et décidés par Andy et Louie, bien que l’on ait pu sentir tout le poids de l’influence de l’extroverti Louie sur son ami plus effacé. Malgré le fait qu’Andy soit celui qui effectue les actions décidées par Louie, l’harmonie régnait entre les deux amis. Après le meurtre, Andy prend conscience de la responsabilité qui lui incombe quand il pose des actes d’une telle gravité, c’est pourquoi il déclare à Louie qu’il est dorénavant le patron; Louie, prenant soudainement conscience du pouvoir à la disposition de son ami, se distance de ce dernier, et en lui demandant «who are you going to kill next?» (31) (je souligne), il rejette sur Andy la responsabilité de ses actions futures, mais aussi celle de ses décisions passées.
Le point de non-retour est atteint dans l’épisode nommé «The Last Straw». Le grand-père d’Andy entre d’urgence à l’hôpital. Stoob, ayant eu vent de la nouvelle, croise Andy dans les couloirs de l’école, et plutôt que de lui présenter des excuses ou de faire preuve de compassion à son égard, lui lance des insultes et souhaite la mort de son «père». Puisque Andy vient tout juste de lui préciser que c’est son grand-père qui est mal en point, l’inexactitude de Stoob reflète le peu d’intérêt réel et d’empathie dont fait preuve celui-ci à l’égard d’Andy. Suite à cette invective, Louie et Andy, armé du death ray, se rendent dans un terrain vague, et leur dialogue allusif permet de comprendre qu’ils vont y rejoindre Stoob — Louie: «Are you really gonna do it?» Andy: «He deserves it» (35). Or, Stoob n’est pas au rendez-vous, et on découvrira rapidement que Louie a manigancé cette fausse rencontre afin d’entraîner Andy loin des regards indiscrets. La séquence d’événements qui suit est rapide et fatale: Louie frappe Andy à la tête avec une lourde pierre, Andy se défend avec son arme.
Est-ce que Louie voulait neutraliser son ami ou cherchait-il à aller plus loin? Andy est d’avis qu’ils étaient engagés dans un combat dont la seule issue était le décès de l’un des deux pugilistes: «He would have killed me, I know it in my heart.» (37). C’est, à toutes fins pratiques, la fin des aventures de «Andy le superhéros»: il déménage peu de temps après cet incident fatal.
Les 26 ans séparant cette période de justicier et le présent du récit sont relatés par un Andy dans la quarantaine, qui mentionne ses quelques rechutes de tabagisme où il a utilisé ses pouvoirs pour (se) faire justice. À chaque fois, les motifs d’Andy ne sont pas dignes de la noblesse d’un superhéros luttant pour le bien commun et contre l’injustice: il tabasse un barman qui ignore la détresse d’un client en deuil, récupère le fusil dont il s’était débarrassé après le meurtre de Louie pour vaporiser son voisin de palier, propriétaire d’un pit-bull ayant attaqué sa chienne, et mentionne également qu’il a récidivé de la sorte à quelques reprises, puisque «There’s always a prick who needs a lesson» (36). On le voit, Andy n’a plus l’illusion d’appliquer la justice et de défendre la veuve et l’orphelin; il justifie ses actions en affirmant qu’il inculque une leçon à ses adversaires. Il dispose d’un ascendant extraordinaire sur le commun des mortels et même s’il l’emploie avec parcimonie, il ne se prive pas d’en faire usage. De plus, l’écart entre le geste posé et le châtiment délivré par Andy est parfois colossal. Dans les deux premières planches du récit, Andy croise un quidam qui balance nonchalamment au sol l’emballage d’une friandise. L’ex-justicier demande au pollueur urbain de ramasser son déchet, qui se défend de le faire en défiant ouvertement Andy par une question: «What are you gonna do about it?» (1) Dans les dernières pages de The Death Ray, ce quidam, assis sur un banc de parc, aperçoit Andy et le nargue en lui rappelant leur rencontre précédente. On peut voir quelques cases plus loin qu’Andy observe son ennemi du moment du toit d’un immeuble, et qu’il utilise vraisemblablement son death ray contre lui, et qu’il dit à la case suivante «Who am I? Your worst nightmare» (40). Andy est prêt à enlever la vie à un type qui a fait preuve d’effronterie à son égard, même s’il affirme que «I’ve never done anything to anyone they didn’t deserve». My justice is nothing if not merciful» (40).
Revenons un peu en arrière. L’épisode intitulé On Patrol est l’unique fait d’armes du jeune Andy accompli sans la présence et/ou les directives de son ami Louie, et celui qui s’apparente le plus au mode d’action du superhéros traditionnel. Alors qu’Andy patrouille les rues de son quartier à la recherche de criminels à intercepter, il entend au loin les invectives de ce qui s’avère être un vieil homme noir qui poursuit deux jeunes qui s’enfuient en transportant un téléviseur. Les deux voleurs échappent leur bien usurpé en cours de route, mais Andy les rattrape quelques coins de rue plus loin, se charge à bloc avec une clope, et leur assène une correction. Mission accomplie, le héros triomphe, l’ordre est rétabli… n’est-ce pas? Après tout, c’est comme cela que procèdent Spiderman, Batman et tutti quanti: ils repèrent un délit quelconque qui est en train d’être perpétré, neutralisent les malfrats et prennent à peine le temps de recevoir les remerciements des citoyens tirés d’un mauvais pas, trop pressés qu’ils sont d’aller poursuivre leur lutte contre le crime dans une ruelle adjacente. Les méchants auront retenu la leçon, du moins est-ce ce que croit et espère le superhéros.
Or, l’épisode On Patrol révèle ce qu’il y a de simpliste dans l’approche traditionnelle du superhéros. En effet, Andy détermine que les deux fuyards sont des criminels sans en avoir préalablement obtenu de confirmation nette. Tout au plus peut-il se fier aux paroles du vieil homme qui les poursuit, paroles qui sont tronquées puisque les phylactères qui les contiennent sont placés en périphérie des cases et sont obstruées par le hors-case. Certes, il est possible de lire «that doesn’t belong to you!» (22) dans un de ces phylactères partiels, mais peut-être que le vieil homme a mal interprété l’action des deux hommes, qui auraient pu prendre un téléviseur déposé sur le trottoir comme si son ancien propriétaire souhaitait s’en débarrasser. De plus, un certain laps de temps sépare le moment où la télévision est brisée en tombant au sol et le moment où Andy les rattrape et les bat; il est fort possible que les deux «criminels» n’aient aucune idée de la raison de cet assaut par un adolescent costumé. L’ellipse séparant le vol présumé du téléviseur et la punition qui en est le châtiment est amplement suffisante pour que les deux hommes assommés par la force fulgurante d’Andy n’aient pu établir la causalité entre ces deux actes. Le vieil homme, incapable de rattraper les fuyards, leur lance «… what you’ve done» (22), et on peut compléter son propos en assumant qu’il leur a dit «think of what you’ve done», semonce similaire à celle d’un parent qui cherche à inculquer un semblant de morale à son enfant après que celui-ci ait accompli un méfait. L’approche du vieil homme est celle qui pourrait conduire à une possible réformation des hommes soupçonnés de vol. Celle d’Andy, plus chevaleresque et expéditive, est moins garante de résultats opératoires dans la longue durée: si ces deux hommes ont commis un crime, ils en seront quittes pour un séjour à l’hôpital suite à l’intervention musclée d’Andy, mais plutôt que de comprendre leurs blessures comme un châtiment pour leur délit, ils pourraient tout aussi bien attribuer au hasard la consécution de leur vol de téléviseur et l’agression qu’ils ont subi. Il est également intéressant de noter qu’au cours de l’épisode On Patrol, Andy livre un monologue par le biais de récitatifs. La première partie porte sur sa tante Delia, mais au moment où il attaque les deux hommes, il affirme:
Ce discours est typique du superhéros convaincu de faire le bien pour sa communauté en agressant physiquement des malfaiteurs, où, en vertu de ses capacités extraordinaires, le sujet super-héroïque s’assigne un ascendant sur ses semblables afin d’imposer une forme de structure sur le monde, allant même jusqu’à penser qu’il devient seul garant de l’équilibre social, qui serait voué à sa perte sans sa supervision constante. Le contraste entre les paroles pleines d’espoir et de bons sentiments d’Andy, porté par une naïveté de jeunesse où le “devoir” qu’il remplit se traduit non pas par duty, mais par homework, et son action brutale posée à l’égard de supposés criminels, est saisissant. Même en étant rempli de bonne volonté, imposer sa loi à autrui par la force, de manière relativement arbitraire qui plus est, ne fait que perpétrer l’illusion que la justice est rétablie lorsque des criminels sont tabassés. Est-ce que neutraliser des criminels remplacera le téléviseur brisé qui a déclenché cette séquence d’événements? Est-ce que le superhéros, aveuglé par le bienfondé de sa mission, prend le temps de considérer les tenants et aboutissants de ses choix et gestes? Comme nous l’avons vu, les autres actes de justiciers posés par Andy et Louie n’ont pas eu que des conséquences heureuses, loin de là. Ce que The Death Ray illustre, c’est l’étroitesse d’esprit du superhéros qui croit que de mettre hors combat un criminel résout la question de l’injustice, et que la suite des événements peut révéler les contrecoups d’une posture de vigilante.
On Patrol est le seul épisode où l’on voit Andy utiliser ses pouvoirs pour le bien commun, de manière purement désintéressée. On apprend néanmoins qu’il a également fait d’autres actions de justicier indépendamment de Louie. En effet, dans quelques cases de la dernière page, des personnages répondent à la question «Why did Andy killed you?». Le premier des quatre macchabées répond «I sold some grass to his maid’s daughter» (41), signe que le jeune Andy a fait usage une dernière fois de son arme avant de s’en départir afin de débarrasser la planète d’un vendeur de drogue. C’est alors qu’il est un adulte que ses choix deviennent de plus en plus personnels. Les deux autres répondants à la question ont péri sous l’arme d’Andy parce qu’ils l’ont rendu cocu, et ses deux autres victimes connues se sont mérité ses foudres par offense personnelle (la mort de son chien et une remarque narquoise). Le Andy adulte est aigri, pessimiste et misanthrope, allant jusqu’à affirmer sans ambages: «We are surely the ugliest creatures in all of nature» (40). Suite à l’incident mortel qui l’a fait assassiner son meilleur ami par autodéfense, quelque chose semble s’être brisé en lui, et il ne cherche plus à se porter au secours d’une humanité envers laquelle il a perdu tout espoir. Il refuse de persévérer dans sa tâche de justicier aux superpouvoirs parce qu’il rejette la responsabilité d’une société qu’il méprise.
C’est donc par l’abandon du rôle de justicier masqué par son protagoniste principal que se conclut The Death Ray. Au final, le choix conscient de ne pas épouser la carrière de superhéros par Andy est une critique de l’abnégation que manifeste le superhéros traditionnel, qui sacrifie sa vie personnelle, son identité publique et ses temps libres afin de défendre la veuve et l’orphelin. En extirpant son récit du climat onirique, Daniel Clowes a mis en relief la nature imprévisible du travail de justicier masqué, dont les gestes posés en toute bonne foi peuvent entraîner des conséquences négatives, et a dressé le portrait psychologique évolutif d’un jeune homme naïf qui, en découvrant la cruauté du monde, cesse de rêver à des aventures grandiloquentes puisqu’il a pris conscience du fait que la réalité ne saurait accommoder des visées aussi simplistes.
L’excipit de The Death Ray permet en quelque sorte de river un dernier clou dans le tombeau du superhéros. À la manière d’un livre dont vous êtes le héros, le lecteur est invité à choisir la fin du récit entre trois options: soit Andy fait disparaître tous les habitants de la planète avec son arme et devient le dernier humain, soit il retourne l’arme contre lui et les citoyens de la Terre poursuivent leur existence, soit il continue à mener sa vie de reclus, utilisant à quelques occasions son arme contre des gens qui ont commis des offenses très variées dans leur gravité, fait disparaître toutes les traces de son activité de justicier et s’éteint de manière anonyme, «probably of lung cancer» (41), dernier clin d’œil à la substance mortifère qui a procuré ses pouvoirs à Andy.
La première proposition est extrême, la deuxième l’est moins, mais se solde tout de même par la mort, la troisième décrit le dernier tiers d’une existence somme toute normale, hormis les quelques utilisations du death ray. Or, force est de constater que si Andy continuait à faire usage de son arme sur une base régulière, il en viendrait à atteindre ce qui est décrit comme finale A: tôt ou tard, il pourrait trouver une raison quelconque d’éliminer chaque personne sur terre, puisque la discrimination dans l’usage de son arme repose davantage sur sa susceptibilité que sur une quelconque décision morale ou éthique. De plus, la finale B révèle bien à quel point l’absence d’Andy n’affecterait pas outre mesure le reste de l’humanité: un être humain doté de capacités extraordinaires qui choisit délibérément de ne pas en faire usage a autant d’impact sur une population qu’un quidam sans pouvoirs surhumains. La finale C, elle, me semble être la plus plausible: comme Andy a rangé son costume et use rarement de ses capacités, je peux sans peine l’imaginer passer le reste de sa vie à en faire un usage parcimonieux.
J’ai été tenté d’écrire que la finale C me semble la plus «réaliste», comme après tout Clowes avait dit en entrevue que le projet de The Death Ray était de créer un superhéros réaliste, mais puisqu’il est question d’un personnage qui, en fumant une cigarette, se transforme en une sorte de Hulk moins imposant et verdâtre, le terme n’aurait pas été approprié, comme d’ailleurs il ne peut l’être lorsqu’il est question de superhéros. Pourtant, je persiste à croire que ce qui est proposé comme fin de récit, soit la poursuite d’une existence normale où jamais Andy ne revient sur sa décision d’abandonner son travail de justicier masqué, est crédible. Je suis prêt à laisser de côté mon incrédulité en lisant une aventure de Superman afin d’admettre que dans l’univers diégétique de l’homme d’acier, il existe une créature extraterrestre à l’apparence humaine capable de voler, de projeter des lasers avec ses yeux et mille autres capacités surprenantes. Ce que je ne peux plus admettre depuis que je suis un adulte, c’est la rigueur morale et l’indéfectible conviction manifestée par les superhéros que leur approche est la bonne et qu’elle règle les problèmes de l’humanité. Ce n’est pas par manque d’espoir envers l’humain, mais bien parce que je sais que l’opinion de tout individu peut changer, voire est amené à changer, en vertu des circonstances et de l’évolution de situations variées. Ce qui m’apparaît inadmissible, ce n’est pas que Peter Parker ait acquis des pouvoirs après s’être fait mordre par une araignée radioactive (plutôt que d’attraper le cancer), c’est que tout au long de sa carrière, il n’ait jamais suffisamment remis en question son rôle jusqu’au point de cesser ses activités. Forcément, un superhéros a ses périodes de doutes et de crises, et il doit y avoir des centaines d’épisodes dans les univers de Marvel et DC où le héros cède à la tentation du mal, mais ces incartades du droit chemin sont toujours temporaires et il revient systématiquement à son premier amour, soit la défense de la veuve et l’orphelin, envers et contre tout, aveugle aux limitations de ses actions.
Par définition, le superhéros est au service du bien commun: son roi est le grand public et il en est le chevalier étincelant qui le défend contre les assauts des ennemis. En découvrant ses super-pouvoirs, le personnage principal de The Death Ray a considéré la possibilité de faire de même: revêtir un costume lui permettant de garder l’anonymat, patrouiller les rues de sa ville à l’affût des criminels à intercepter, accomplir la même mission que tous les autres surhumains représentants de l’ordre avant lui. La passivité adolescente d’Andy l’a amené à faire ce qui lui apparaissant être son destin et ce qui lui était suggéré par son ami Louie; c’est lorsque ses tentatives d’appliquer la justice se sont retournées contre lui qu’il a pris conscience de l’aspect fallacieux d’une telle attitude. Andy a alors pris en charge son existence, et il a procédé à un coup d’État souterrain et intérieur en décidant qu’il ne serait pas au service de l’humanité, que cette espèce animale que l’on considère très évoluée ne méritait pas une intervention protectrice de sa part. Au final, je dois admettre que c’est l’aspect de The Death Ray que je juge le plus novateur eu égard à la dégradation du superhéros: le choix d’Andy de ne pas devenir un justicier masqué relève certes de l’égoïsme et de la misanthropie et s’explique beaucoup par des expériences formatrices désastreuses, mais ce choix n’en demeure pas moins une révolte, en ce sens qu’Andy, après avoir pris connaissance de ses capacités surhumaines, ne choisit pas automatiquement le camp du Bien ou du Mal. Le dernier trait de la figure du superhéros identifié par Bongco est «use of superpower in politics»: l’option politique finale d’Andy est l’absentéisme. Mélange de courage et d’indifférence, je crois que ce choix d’Andy de se retirer du devant de la scène ne fait pas tant inaugurer une nouvelle approche du superhéros que d’indiquer qu’ajouter une once de crédibilité psychologique à cette figure en provoquerait la disparition progressive.
Afin d’accommoder la mise en page de ce site Web, les images tirées de The Death Ray ne sont pas présentées dans leur disposition originale, mais respectent leur séquence d’apparition; les lecteurs sont évidemment invités à se référer à l’oeuvre afin de les apprécier à leur juste valeur. L’auteur tient à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui lui a accordé une autorisation de reproduction d’extraits de The Death Ray.
1. Le Canadian Oxford Dictionary définit vigilante: «A person, ofter a member of a group, who undertakes law enforcement and executes summary justice in the absence or perceived inadequacy of legally constituted law enforcement bodies.» (2004, 1734) Il n’existe pas d’équivalent exact de ce terme en français; justicier a une connotation positive qui en fait une figure du bien, tandis que le mode opératoire du vigilante est plus ambigu puisque motivé par des intérêts personnels et constitue une action illégale puisque menée en parallèle du système judiciaire et légal officiel; par exemple, les lynchages du Ku Klux Klan sont une forme de vigilantism.
2. Le texte du sémioticien italien, l’une des premières études sérieuses du superhéros de bande dessinée américaine publiée en langue française, n’est pas sans défauts: l’auteur fait un détour laborieux par différentes conceptions philosophiques du temps pour en arriver à sa conclusion, procède à une analyse marxiste de la politique sous-jacente aux actions de Superman, analyse certes valide, mais tout de même curieuse, et force est d’admettre que l’absence d’exemples précis tirés du corpus déjà imposant en 1976 des aventures de l’homme de Krypton est pour le moins suspicieuse et laisse penser qu’Eco n’a pas lu une grande quantité de comic books. Cependant, son observation principale, selon laquelle «[L]es histoires se développent dans une de climat onirique» (31), dans une temporalité s’inscrivant dans la durée, mais échappant à la causalité puisqu’au terme de chaque épisode l’univers diégétique de Superman revient à la case départ, demeure exacte.
3. The Death-Ray a fait l’objet d’une récente réédition en couverture rigide chez l’éditeur Drawn and Quarterly. Étonnamment, cette nouvelle édition, hormis l’ajout de quelques illustrations intercalaires, n’offre pas de contenu additionnel, comme ce fut le cas pour le passage de Ice Haven du numéro 22 de Eightball à sa publication chez Pantheon, pour laquelle des dizaines de pages supplémentaires ont été ajoutées, ou encore la luxueuse édition spéciale de Ghost World lancée en 2008). Qui plus est, The Death-Ray en version Eightball est un objet plus fragile et friable, voulant ainsi reproduire l’expérience de lecture d’un vieux comic book de qualité matérielle médiocre et qui se décompose entre les mains du lecteur à la deuxième lecture; Clowes a même insisté auprès de son éditeur afin que les couleurs d’arrière-plan de chaque page soient d’une teinte différente afin de simuler la décoloration d’un papier journal oxydé, et la quatrième de couverture affiche le prix de vente par le biais d’un faux collant superposé sur un phylactère, reprenant l’apposition négligente d’une étiquette de prix au petit bonheur par un marchand de kiosque à journaux peu soucieux du design graphique d’un comic book. Cette matérialité soignée de la part de Clowes contribuait à renforcer l’impression de lire un vieux comic book de superhéros, tel qu’il aurait pu (ou aurait dû) être écrit pendant l’âge d’or ou d’argent de la bande dessinée américaine; cette volonté anachronique est complètement évacuée de la réédition chez Drawn and Quarterly, donc les lignes épurées de la couverture et la grande qualité de production ancrent résolument l’œuvre dans l’ère contemporaine du 9e art américain, où l’objet-livre est traité avec soin afin de renforcer la respectabilité qu’il cherche à obtenir.
Barber, Katherine, éd. (2004) Canadian Oxford Dictionary, Don Mills: Oxford University Press.
Bongco, Mila (2000) Reading Comics: Language Culture and the Concept of the Superhero in Comic Books, New York, Garland.
Buenaventura, Alvin, éd. (2012) The Art of Daniel Clowes, Modern Cartoonist. New York: Abhrams Comicarts.
Clowes, Daniel (2008) Ghost World: The Special Edition, Seattle: Fantagraphics Books.
——– (2006) Ice Haven. New York: Pantheon Books.
——– (2004) The Death Ray. Eightball #23. Seattle: Fantagraphics Books.
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Millar, Mark; McNiven, Steve (2007) Civil War. New York: Marvel Comics
Miller, Frank (1986) The Dark Knight Returns, New York: DC Comics.
Moore, Alan; Gibbons, Dave (1987) Watchmen. New York: DC Comics.
Waid, Mark; Ross, Alex (1997) Kingdom Come. New York: DC Comics.
Tremblay-Gaudette, Gabriel (2012). « La révolte intérieure du super-héros ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-revolte-interieure-du-super-heros-pourquoi-andy-est-mon-ex-justicier-masque-prefere], consulté le 2024-12-30.