Dans l’espace social numérique, les représentations de soi s’inscrivent dans un continuum dont les bornes sont constituées par l’identité civile (ancrée par le nomem verum) et l’identité virtuelle sous-tendue par le pseudonyme (Martin, 2006) et l’avatar.
Sous les formes extrêmes de la pseudonymie numérique, cette identité virtuelle a vocation à cacher (fonction d’écran de protection), tout autant qu’elle sert d’espace de projection identitaire (fonction écran de projection; Perea 2010). A travers le pseudonyme choisi (autonyme), les représentations iconiques qui peuvent l’accompagner, les descriptions de soi dans un éventuel profil… se dessinent ainsi les contours d’un personnage-écran, golem (Marcotte, 2003) ou avatar (Tisseron, 2009), en guise de représentant désincarné d’un sujet réel qui le sous-tend.
Nous souhaitons aborder ici la question de l’utilisation stratégique d’un personnage-écran (apparaissant sous la forme d’un pseudonyme, d’éventuelles images et dont l’ethos se déploie dans son discours en ligne) représentant de soi dans les petites annonces proposant des rencontres «sans lendemain» à caractère sexuel. La chose n’est pas évidente. En effet, si la présence de l’identité civile dans l’espace numérique est observée et semble aller de soi dans certains contextes (que l’on songe aux sites de réseautage professionnel ou au prolongement en ligne de relations amicales), le glissement de l’identité virtuelle vers le «monde réel» (lorsque les sujets se présentent dans la vie quotidienne par leur pseudonyme du net par exemple) est moins fréquent et peut même, dans certains cas, être pris pour un indice de désorganisation psychologique, comme dans les cas d’addiction au virtuel (Hautefeuille et Valéa, 2010).
La question se pose alors de l’inscription du sujet, de son corps et de ses désirs dans l’espace virtuel, à fin de rencontrer dans le monde réel les personnages-écrans croisés sur le net.
Les titres des petites annonces de rencontre sans lendemain, parce qu’elles concentrent les principes d’interpellation et d’expression de la requête sexuelle, constituent un terrain où s’exposent ces dynamiques subjectives et sensibles croisées.
Le corpus sur lequel repose notre étude est constitué de titres de petites annonces parues sur le site vivastreet.fr (qui se présente comme «le numéro 1 de la petite annonce gratuite»). Elles sont publiées dans les deux dernières rubriques de la catégorie «Rencontres» qui en comporte trois: «Sérieuse hétéro», «Gays et Lesbiens» et «Réservé aux plus de 18 ans».
Les petites annonces –et en premier lieu leurs titres– sont un lieu d’exposition de soi, une vitrine… Il s’agit, en quelques mots, de présenter un portrait attractif qui saura interpeller le lecteur et lui donner envie d’une rencontre. La démarche est donc publicitaire et vise notamment la promotion de «soi». En termes goffmaniens, le sujet scripteur, en bon acteur social, s’attache à présenter la meilleure «face» de lui-même sur la scène.
Que se soit dans les publicités ou dans la vie, nous voulons des poses brillantes, nous voulons nous extérioriser; mais dans la vie, une bonne partie de la pellicule est sans intérêt. Cela dit, il reste que, dans les deux cas, que nous posions pour une photographie ou que nous exécutions une véritable action rituelle, nous nous livrons à une même représentation idéale à caractère commercial, censée décrire la réalité des choses (E. Goffman, 1977, p. 50).
La démarche a souvent été étudiée dans le cadre des petites annonces jadis appelées matrimoniales et aujourd’hui dites «de cœur». De ce point de vue, on se souviendra que le travail de présentation de soi revendiquée dans ces annonces repose sur l’articulation de trois composantes qui fait consensus chez les auteurs tels Fages (1972), Pages-Delon (1985), Privat (1987), Spencer et Bernal (2010) ou encore de Singly (1984) que nous citons ici (p. 531):
L’auteur, dans le cadre de l’analyse de 400 annonces publiées dans Le Chasseur Français entre novembre 1978 et octobre 1979, souligne que l’importance accordée à ces dimensions connaît une variable sexuelle. Pour les hommes, la valorisation de soi repose sur la reconnaissance de la position sociale et professionnelle, puis sur la présentation corporelle avant de s’attacher aux traits de caractères, croyances, etc. Les femmes soulignent en priorité leurs qualités physiques et esthétiques avant de préciser les dimensions économiques et relationnelles de leur portrait. Nous pouvons voir là un exemple de comportement genré comme ceux qu’observait Harold Garfinkel (1967).
Dans le cadre de notre corpus, deux différences majeures sont à prendre en compte.
D’abord, il ne s’agit pas de petites annonces de cœur (dites sérieuses sur le site que nous observons pour les distinguer des suivantes) mais de petites annonces sans lendemain. En pratique, ces annonces peuvent être partiellement confondues: la rencontre de cœur n’exclut pas les rapports sexuels et certaines rencontres sans lendemain peuvent se répéter, «si bon feeling» selon l’expression consacrée sur le site, ajoutant ainsi une dimension élective voire affective à la relation. Pourtant, du point de vue du contrat de communication, les annonces sont distinguées et les partenaires savent que sont posés, dans le choix des rubriques, des horizons relationnels précis et distincts, puisque «un tel contrat détermine une partie de l’identité des partenaires pour que ceux-ci soient légitimés dans la situation d’échange dans laquelle ils se trouvent, une partie de leurs finalités pour satisfaire au principe d’influence et de pertinence, et les rôles langagiers qui leurs sont attribués du fait du principe de régulation» (Charaudeau, 1993).
Ensuite, le support médiatique est déterminant: la diffusion sur internet a ses lois et ses contraintes. Elle suppose, sous peine de voir l’annonce disparaître dans le néant des «pages suivantes» selon la présentation antéchronologique propre au net, une actualisation régulière des annonces. De plus, la gratuité, l’absence de limite de longueur à l’annonce ou encore la possibilité de multiplier les photographies voire les liens vers des extraits vidéo… offrent à l’utilisateur des possibilités d’exposition de soi extrêmement étendues. Nous verrons cependant que malgré ces libertés, les formes de ces annonces conservent des traits des annonces imprimées, respectant ainsi ce que l’on peut qualifier de genre.
Le corpus est composé de 33 petites annonces prélevées à parts égales dans les rubriques de rencontre sans lendemain hétérosexuelles, gays et lesbiennes, le 24 février 2011.
Le choix de cette quantité a priori peu importante s’explique:
Le corpus se présente en deux parties: les pages de titres et la page de chaque annonce suivie d’un tableau de description.
(1) La page de titres. Le fonctionnement hypertexte permet une présentation en deux temps. Après avoir sélectionné dans le menu le type de rencontre qui l’intéresse (par exemple «rencontre sans lendemain») et avoir éventuellement apporté des restrictions à la recherche (localisation, tranche d’âge, mots-clés…) l’internaute se voit proposer une liste d’annonces présentées par date de publication.
Cette liste comporte une vignette correspondant à la photographie choisie par le sujet ayant écrit l’annonce. Dans les cas (les plus fréquents) où aucune photographie n’a été ajoutée, un carré gris aux symboles de Mars et de Vénus, diversement mêlés selon les genres de la rencontre, fait office de vignette de remplacement.
A sa droite, la zone de texte contient les éléments textuels renseignés par l’annonceur: le titre (en caractères gras et soulignés) et son âge (en caractères gras, puis une seconde fois en gris).
On retrouve également dans cette zone des éléments issus de l’interface: les indications de publication, en gris, sous la forme: «(Re)publiée il y a x minutes (ou heures, ou jours…) dans Sans lendemain (ou «Gays et Lesbiennes»), Ville, Département». Un icône en forme de signe positif indique la possibilité de sauvegarder l’annonce et un logo atteste d’une nouvelle annonce, et non d’une simple publication réactualisée.
(2) La page de l’annonce. Elle comporte le corps de l’annonce, des publicités et les liens vers le tableau de description que l’on ne voit pas directement: il se trouve plus bas sur la page, et on ne l’on atteint qu’en cliquant sur le lien-ancre ou en faisant dérouler la page.
Apparaissent de haut en bas: le titre de l’annonce, les indications de publication, un bouton de contact par mail et le numéro de téléphone si celui-ci a été précisé, le numéro de l’annonce et les liens-ancres, les éventuelles photographies, le texte de l’annonce, quelques vignettes publicitaires, le tableau «description».
Faute de place, nous nous concentrerons ici sur le titre de la «page de titres», car ils sont perçus en premier et ont valeur d’accroche: ils condensent ainsi les éléments sensés remplir une fonction d’interpellation. Pour autant, nous ferons parfois référence aux pages de l’annonce pour nuancer le propos en (hyper-)contextualisant les titres.
Les titres et annonces sont accessibles après le choix initial opéré dans les rubriques. Le site observé en comporte plusieurs sur lesquelles il est intéressant de s’interroger plus en détail:
Dans ce dispositif initial, des ambiguïtés apparaissent: les deux premières rubriques générales renvoient aux préférences de genre (rencontres hétérosexuelles vs gays ou lesbiennes) mais seule la première (hétérosexuelle) précise que ces rencontres sont «sérieuses». La troisième rubrique («Réservé aux + de 18 ans») implique, via l’inscription par dialogisme de la référence au cinéma pornographique jadis classé «X», que les propositions de rencontre qu’elle renferme sont à caractère sexuel (et de ce fait non «sérieuses»?), sans apporter de précision de genre. On pourrait alors déduire que la rubrique «Gays et Lesbiennes» est dévolue, elle aussi, aux rencontres sérieuses homosexuelles.
Les pratiques sont autres: la rubrique «Gays et Lesbiennes» renferme quasi-exclusivement des annonces à caractère sexuel, exclusivement destinées à la recherche d’un partenaire de même sexe. L’emploi du signifiant différencié peut induire ce choix: alors que les annonces «sérieuses hétérosexuelles» proposent de «chercher» l’âme sœur, les annonces «Gays et Lesbiennes» proposent une «rencontre». La recherche du contact est donc au cœur de la seconde démarche.
La rubrique «Réservé aux + de 18 ans» propose de mettre en relation des personnes et / ou des couples, dans un cadre hétérosexuel et/ou bisexuel.
Ainsi, le nouvel utilisateur du site peut se trouver quelque peu déstabilisé par cette présentation.
Nous excluons de nos recherches la rubrique Erotica qui, sous couvert de proposer des annonces de «massage» et de services d’«escort», renvoie à des annonces vénales s’apparentant pour beaucoup à de la prostitution.
Dans les lignes qui suivent, nous nous attacherons à un ensemble d’annonces à caractère sexuel extraites des rubriques «Gays et Lesbiennes» et «Réservé aux plus de 18 ans/Sans lendemain». Conformément à la pratique des utilisateurs du site, nous distinguerons les demandes relevant des rencontres:
Nous ne traiterons pas ici des cas de transexualisme qui méritent une étude à part (choix des rubriques, des représentants identitaires…) et un corpus sélectif plus important.
Le parcours du lecteur débute par la page de titres et se poursuit par la page de l’annonce et le tableau de description. Il faut noter que le parcours de l’annonceur est l’exact inverse: il débutera par le tableau de description, en choisissant un pseudonyme (que le lecteur de l’annonce découvre en dernier), remplira la fiche de description, écrira son titre et son annonce puis celle-ci apparaîtra sur la page de titres.
Le premier identifiant de soi visible par le visiteur, sur la page de titres, est l’avatar choisi par l’annonceur pour le représenter. Il est important de souligner que sur cette page le nom de ce dernier (nomem verum ou pseudonyme) n’apparaît pas. Ainsi, seul cet avatar et le titre de l’annonce vont permettre à l’annonceur de réaliser «l’accroche», d’interpeller le lecteur et d’exprimer l’objet de la demande.
Dans le contexte particulier qui est celui des petites annonces sans lendemain, le choix de l’avatar peut sembler doublement précieux. D’abord parce qu’il permet de proposer une image attractive ou tout du moins informative de soi au lecteur. Ensuite parce qu’il permet d’exprimer une «façade» de soi, comme l’exprime Tisseron: «[…] Nous vivons dans une culture où l’apparence n’est plus censée refléter l’identité, mais simplement une facette de cette identité. De la même façon, dans un monde virtuel, l’avatar choisi ne nous ressemble pas forcément fondamentalement, mais il constitue une facette de nous-mêmes qu’il nous plaît de donner à un moment précis. Les mondes virtuels n’ont pas créé cette tendance, ils l’ont banalisée en en faisant un mode généralisé de rencontre avec l’autre» (2009).
De même, l’observateur pourrait s’attendre à un investissement particulier de cette «image de soi», en compensation de l’absence du pseudonyme avec lequel elle figure, pour Georges (2009), le «ligateur autononyme» de l’identité déclarative (informée par le sujet) sur le net, autrement dit: le pivot identitaire de ce que le sujet déclare de lui-même.
Nous avons observé dans notre corpus de 33 titres d’annonces l’utilisation d’un avatar. Nous avons distingué les cas (i) sans avatar (ii) avec illustration (sans référence avec le corps de l’annonceur) (iii) avec photo du corps ou d’une partie de celui-ci, à l’exclusion du visage (iv) avec visage et, éventuellement, corps.
Il apparaît que l’absence d’avatar (plus haut degré d’anonymat) constitue le cas le plus fréquent: 8 cas/11 pour la rubrique SL (relations hétérosexuelles avec ou sans éventuel «complément» bisexuel), 10 cas/11 pour les relations HH et 7 cas/11 pour les relations FF. Nous observons un seul cas d’utilisation d’illustration (SL), 4 cas de photographie du corps sans visage (2 cas pour FF, un cas pour SL et un cas pour HH) et 3 cas de photographie du visage (1 SL et 2 FF).
Deux informations ressortent de cette première approche:
Un corpus de vérification a été constitué de 300 occurrences prélevées dans les pages de titres, fin mars 2011, à parts égales dans les rubriques HH, FF, et SL. Dans cette dernière rubrique, 2 occurrences ont été ôtées qui concernaient des propositions uniquement homosexuelles masculines, afin de ne conserver que les propositions initialement présentées comme étant hétérosexuelles, avec d’éventuelles acceptations de relations bisexuelles.
Les constats effectués sur le premier corpus sont ici confirmés.
D’abord, il se confirme que l’absence de représentant imagé de soi est la règle (de 76% à 93% des cas).
Ensuite, il apparaît à nouveau que les annonces lesbiennes comportent pour un quart des avatars (soit le double que les autres catégories d’annonces). Plusieurs précisions sont à apporter ici:
Les annonces que nous observons sont un écho du désir du sujet qui, par leur entremise, cherche à trouver dans l’espace virtuel un autre (sujet/objet) avec lequel réaliser ses fantasmes, éventuellement dans le monde réel. La petite annonce peut elle-même être caractérisée comme une recherche de contact entre deux énonciateurs ou, pour reprendre l’expression de Bonhomme, comme un «dialogue en quête» (1990). Dès lors, nous devrions trouver les traces de ces énonciateurs: première et deuxième personne.
Dans l’ensemble du corpus (principal comme celui de vérification) des titres des petites annonces, nous n’avons trouvé trace d’aucun déictique sujet à la première personne.
Les rares occurrences (2, dans le corpus principal) de la première personne étaient toujours en position d’objet, dans un procès mettant en scène des actes sexuels: «Qui me suce?», «Qui me reçoit et me sodomise?» (rencontres HH).
De même, l’utilisation du prénom semble proscrite dans les titres (nous reviendrons sur les pseudonymes) et dans le corps de l’annonce, à l’exception des cas, que nous délaissons ici pour les raisons évoquées plus haut, des annonces postées par des transsexuels ou des travestis, qui utilisent alors un prénom différent du nomem verum, à mi-chemin entre celui-ci et le pseudonyme (parfois, celui-ci sert de titre à l’annonce: «Célia»).
Plutôt que d’employer des déictiques référant à l’ego et à l’alter, les annonceurs préfèrent alors employer:
Ainsi:
On remarque donc l’absence de pronom personnel sujet de la première et deuxième personne, au profit des représentants de la «non personne».
Pour Benveniste, «c’est dans et par le langage que l’homme se constitue sujet; parce que le langage seul fonde la réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’“ego”» (1966, p. 259); la réalité subjective ainsi fondée repose sur deux piliers.
D’une part, la tension entre les embrayeurs je et tu, qui ne prennent sens et référence qu’en situation, ne peuvent être identifiés, à l’ordinaire, qu’en contexte d’énonciation.
D’autre part, il et elle sont absents du contexte d’énonciation ou de la réciprocité de l’échange. Ils n’ont de sens qu’en rapport au texte qui les entoure (le cotexte), étant des pronoms anaphoriques ou cataphoriques. Lors, leur position est celle d’une «non personne» (d’interlocution).
Ainsi, le je et le tu désignent respectivement celui qui parle et celui à qui l’on s’adresse en même temps qu’ils sont supports de prédication (quelque chose est dit à leur propos). La troisième personne ne remplit quant à elle que le second office: ni celle qui parle, ni celle à qui l’on parle, elle est celle dont on parle.
On notera que la préférence pour la position de la «non personne» s’inscrit comme contrainte dans un «genre discursif» à faible variation («genre formulaire» pour Maingueneau, 2002 p. 322), marqué notamment par la brièveté.
Il n’en reste pas moins que l’annonceur se doit de procéder à la construction, la mise en scène d’un tiers identifiant dans l’espace numérique caractérisé par une mise à distance de l’identité civile ancrée, notamment, dans les relations réelles inaugurales, où ont été acquises puis explorées les possibilités d’habiter, en identités circonstancielles, les je et le tu, que l’on a successivement endossés face aux autres.
De quel matériau est fait ce personnage (à défaut d’être une «personne») dans les titres de ces petites annonces?
Il se présente en partie dans un contexte «dégagé»:
Si, nous l’avons précisé, la page de titre ne comporte pas d’identifiant nominal, il est intéressant d’observer, outre cette absence, les formes qu’il peut prendre dans le tableau de description de la page d’annonce. Cette inscription est automatiquement effectuée par l’interface à partir de l’identifiant d’inscription: elle n’apparaît pas dans le corps de l’annonce, ni comme signature ni comme co-référent du «je» qui peut y apparaître, contrairement aux titres.
S’il est vrai qu’il permet de masquer l’identité civile sur le net –et c’est là sa fonction première, le pseudonyme n’en constitue pas moins un objet de projection et d’identification fort: nous l’avons observé de manière générale (Perea, 2011) et dans les forums de masturbation (Perea, 2013) où il peut servir à marquer un (autre) aspect de l’identité, plus subjectif, souvent affectif. Il y a souvent une signification, cachée ou non, sous ces formes qui ne sont pas dénuées de sens pour leurs créateurs (Martin, 2006).
Nous trouvions ainsi, dans les salles de masturbation, des pseudonymes permettant ainsi de déclarer ses préférences sexuelles (like_anal, bistud, travesta, trannyonCAM, Pantyhoseguy…), de préciser un critère qui paraîtra attractif: âge (19yersmario, dann18, boy 32…), caractéristique physique (8incheswantto, aaron20cm, sugardaddy…), disposition (papitohorny, horny kalim…), etc. Une partie des participants choisissent cependant des pseudonymes non marqués thématiquement: prénom (Justin, Laurent 94, Marcel0, Mark…), pseudonyme occasionnel (123456656, 8888, hjdukl…), etc.
Dans les annonces observées, la variété est moins marquée: les occurrences ont trait au prénom/surnom (henri.du34, andgie, pierre, Marie…), plus rarement aux dispositions (1EREFOIS, spanking30, cho…) ou à des formes plus «originales» (Bounty, Blackberry…). Elles semblent ainsi moins marquées subjectivement, peut-être parce que leur rôle est très restreint dans les annonces et nul dans les titres.
Ainsi, les désignations de soi révèlent une réduction si ce n’est un effacement de la posture énonciative, qui conduit à un certain abandon au profit de la constitution d’un personnage, tiers représentant interlope.
Ces personnages partiellement indéfinis prennent «consistance» dans les actes et relations espérés. Ces derniers apparaissent dans:
Leur structure canonique déploie trois classes qui peuvent être autonomes ou combinées dans différents ordres: les deux premières concernent l’annonceur et le(s) destinataire(s) (les actants respectivement désignés par «a» et «d»), la troisième à trait à l’objet de la rencontre (procès «p» et ses éventuels circonstants «c»). Nous trouvons par exemple:
On remarque dans ce contexte la prédominance de l’acte/procès qui parfois, devient englobant au point d’être l’élément identifiant des personnages:
Ces considérations sont à nuancer: on observe par exemple que la page d’annonce développe des informations plus personnelles. Ainsi, en cliquant sur le titre «passif cherche actif», le lecteur trouvera cette annonce:
Passif recherche actif. Je mesure 1m65 pour 70k
pas mal on dit… libre le jeudi ai dimanche
a plus
La fiche de description précise, en réponses aux questions des rubriques: le code postal, l’âge (55 ans), la tranche d’âge recherchée (25-60 ans), le goût pour la lecture, le sport et la nature, le pseudonyme et la date d’inscription de l’auteur.
Mais ce supplément d’informations personnelles n’est pas une règle immuable. «Qui me suce?» conduit à l’annonce:
Belle queue se déplace pour ce faire sucer libre toute la matinée
La fiche de description précise, en réponses aux questions des rubriques: le code postal, l’âge (44 ans), la tranche d’âge recherchée n’est pas renseignée et affiche de ce fait l’écart maximal (18-65 ans), la rubrique «j’aime» n’est pas renseignée, le pseudonyme et la date d’inscription de l’auteur.
On peut également considérer que le genre discursif est ici contraignant.
Mais ce genre s’ancre bien dans des pratiques, qui, de plus, peuvent évoluer.
Et il n’en reste pas moins que ces annonces sont libres de contraintes, et qu’ils soient développés ou non dans les pages d’annonces, les titres ont tout de même un statut à part: ils figurent, nous l’avons précisé, l’accroche, et contiennent les éléments jugés pertinents par les annonceurs pour exciter le désir, tout en étant formulés dans l’excitation. Ils sont d’ailleurs souvent repris dans le corps de l’annonce. De ce point de vue, et sans dénier l’importante du co-texte, ils nous semblent révélateurs d’une posture et d’une démarche particulières.
La rencontre souhaitée, «sans lendemain», n’est pas une rencontre des personnalités, une quête de dialogue: l’annonceur ne connaît pas le destinataire et le contact qu’il en espère est d’ordre pulsionnel, si l’on peut écrire, sensible. Dès lors, les «personnes d’interlocution» (au sens de Benveniste) n’ont à être convoquées qu’à minima au profit d’un «lâcher prise» pulsionnel.
Cette expression de soi (et de l’autre) à l’écart des positions énonciatives ordinaires, anonyme, sans image ou au prix d’un effacement du visage, conduit à la création de figures singulières. Les personnages se résument à des corps (plus ou moins morcelés ou tronqués) à mettre en présence, virtuels dans leurs descriptions mais bien réels dans l’acte d’écriture de l’annonce; corps dont on ne retiendra bien souvent que des élans charnels.
Ils n’en sont pas pour autant dégagés de toute forme de codification collective.
Les phénomènes observés dans ces petites annonces peuvent être rapprochés de certaines modalités de l’exposition des corps désirants par l’industrie pornographique.
D’abord sur le plan des images pornographiques dont de nombreux auteurs ont pu souligner le morcellement et pour lesquelles Y. Vigouroux souligne «la précision et le caractère indiciel de l’enregistrement, ainsi que la propension de ce moyen d’expression au gros plan» (2002, p. 199). P. Baudry insiste sur sa part sur la destitution du visage que les avatars des petites annonces semblent pousser à son paroxysme, jusqu’à la disparition:
Le grossissement et le morcellement de l’image X traitent le visage comme morceau -le morcellement du corps tient essentiellement à cela: non pas au seul découpage du sexe, des parties génitales, des lieux d’orifices… mais à la destitution du visage comme tel et à son usage comme élément signe d’une séduction instrumentalisée (1997, p. 128).
Et le morcellement du discours est également présent, en intertexte actualisant des pornotypes présents sur les sites pornographiques, dans les menus classant les vidéos par mots-clés ou dans les légendes de ces mêmes vidéos. Ces pornotypes (Perea, 2012) opèrent une réduction drastique des personnages, des actes organiques et sécrétions ou encore des préférences sexuelles mono-orientées, pour n’en retenir qu’un trait destiné à capter le désir sur le mode fétichiste sans barrière au sein de ce que les sexologues nomme les «paraphilies» autres que celles imposées par le cadre légal (actes pédophiles, viols, films mis en ligne sans consentement…).
Le lien avec les productions pornographiques permet ainsi d’inscrire les petites annonces dans le cadre plus large des saisies culturelles de la sexualité, et notamment au sein des scripts de la sexualité (Gagnon et Simon, 2008), qui distinguent:
Avec le plan des inscriptions intrapsychiques, il nous semble que l’opposition initiale de Gagnon et Simon aux approches psychologiques, et en particulier à la perspective psychanalytique, peut être nuancée. Nous pensons en effet que ce plan permet d’intégrer les dimensions les plus variées et les plus profondes de la psyché, au cœur d’un nouage complexe entre sensation somatique, désir et expression, qui dépasse le cadre de la conscience et participe à l’économie subjective et intersubjective.
En ce sens nous prenons un peu de distance –sans les remettre en cause pour autant– avec les approches exclusivement culturelles de la sexualité, car on peut difficilement dénier qu’il existe une impulsion charnelle.
Alors, la chair se manifeste et le corps obscène se rend un peu plus visible: «car il y a aussitôt deux corps chez celui qui se met à parler et qui devient langage: un corps sublime posé «orthographiquement» sur un corps obscène» (Quignard, 1994, p. 145).
Ce corps obscène, pour peu qu’il soit dévoilé, n’entraîne pas, dans les cas dont il est question ici, un total lâcher prise, un état «entraînant le sujet jusqu’à l’anéantir en un complet oubli de soi-même», pour reprendre l’exaltation dionysiaque nietzschéenne (éd. 1994, p.51). Il ne va pas jusqu’à la désénonciation (Perea, 2013b) caractérisant l’impossibilité de dire sous le coup d’une émotion ou d’une sensation. Il conserve en effet sa part de sublimation, de mise en représentation…(ce ne sont que des préliminaires) mais la scène (goffmanienne) s’ouvre déjà un petit peu sur les coulisses, et à côté du maintien de la face apparait une «facette», pour reprendre le terme de Tisseron cité plus haut, anonyme, clandestine… vive.
Baudry P., 1997, La pornographie et ses images, éd. Armand Colin.
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