L’univers de la bande dessinée a longtemps été étiqueté comme étant destiné à un public enfantin. Pour certains, cet univers, qui afflue pourtant d’un nombre important de styles différents, autant graphiques que littéraires, est seulement synonyme d’œuvres comme Tintin, Archie ou encore des aventures «comico-cartoonesques» de certains vieux numéros de Batman. Plusieurs ignorent justement que la bande dessinée continue sans cesse d’évoluer et que plusieurs œuvres-clés possèdent une diégèse complexe, ciblant ainsi un public plus adulte. Parmi ces œuvres se trouvent The Dark Knight Returns (1986) de Frank Miller et Watchmen (1986-1987) d’Alan Moore, œuvres pionnières ayant changé le médium depuis leur parution et abordant désormais «les superhéros sous un jour nouveau plus réaliste, donc plus désabusé» (Baron-Carvais, 2007: 16). La publication rapprochée de ces œuvres, que l’on classe dans la catégorie des graphic novels, n’est pas leur seul point en commun. Vivant dans un univers dystopique, les personnages des deux romans graphiques font quotidiennement face à la menace grandissante d’une guerre nucléaire entre les États-Unis et l’Union Soviétique. Alors que Gotham est toujours prise à la gorge par les criminels de plus en plus violents, la ville de New York quant à elle se trouve au milieu d’un mystérieux complot meurtrier. Ce constant climat de peur et d’insécurité force dans les deux villes un retour de leurs superhéros respectifs, ces derniers ayant pris leur retraite il y a déjà quelque temps. Nous relèverons donc les nombreuses similarités entre les deux œuvres, des thèmes aux personnages, en jetant également un coup d’œil au niveau de la planche elle-même, les phylactères, les couleurs ainsi que les cases étant parfois tout aussi évocateurs que le récit. Nous verrons également par la suite que le climat de peur perpétuelle présent dans les deux romans graphiques représente bel et bien une époque angoissante à travers le monde, une époque où l’on espérait secrètement, peut-être, la présence d’un véritable héros.
Dès les premières pages de The Dark Knight Returns et Watchmen, nous sommes confrontés à un environnement hostile. Dans un futur proche chaotique, alors que les tensions entre les États-Unis et l’Union Soviétique ne cessent de s’accroître et que les missiles ennemis sont près d’être lancés, Gotham est témoin du retour d’un Batman plus âgé et bien plus agressif. En plus d’être prise d’assaut par des gangs mutants violents, la ville reçoit des menaces du Joker et de Harvey Dent, anciens ennemis de Batman. Chez Moore, les tensions entre les deux pays sont également présentes, une guerre nucléaire entre ceux-ci guettant tous les personnages. Ce même climat de peur et de constante insécurité est aussi palpable que dans l’œuvre de Miller, voire même légèrement plus tangible, l’univers de Watchmen mettant au tout premier plan l’imminence d’un cataclysme nucléaire. Des experts du conflit américano-soviétique utilisent ainsi une horloge fictive, nommée doomsday clock, où l’heure de midi/minuit symbolise la certitude d’une guerre nucléaire, la destruction totale. Rappelant en quelque sorte l’horloge symbolisant la mort qu’on ne peut échapper dans «Le masque de la Mort Rouge» d’Edgar Allan Poe (2008: 191-197) , il est spécifié que la «Nuclear doomsday clock stands at five minutes to twelve» (Moore, 2005, 1:18). Par contre, cela n’est pas mentionné explicitement, le lecteur doit être attentif à la panoplie de signes cachés laissés par Moore. En fait, il est nécessaire de retourner le volume afin d’avoir accès à cette information, puisque cette dernière se situe sur la première page d’un journal à l’envers, sur le bureau d’Adrian Veidt, dit Ozymandias, ancien membre du groupe d’aventuriers costumés. Ayant ainsi une image représentant physiquement la possibilité d’une destruction imminente, les personnages de Watchmen se trouvent dans une angoisse perpétuelle, voyant peu à peu les aiguilles se rapprocher de l’heure fatidique. Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence que le thème d’une guerre nucléaire entre les mêmes pays se situe comme toile de fond dans les œuvres de Moore et de Miller. Au moment où l’écriture de ces deux romans graphiques s’entame, les États-Unis se trouvent toujours plongés en pleine guerre froide, qui «a été un ordre international dominé par l’arme nucléaire […]. La compréhension des rapports internationaux passait, depuis les années 50, par la compréhension des mécanismes de la stabilité nucléaire» (Touraine, 1992: 396-397). Dans les deux œuvres, on cherche effectivement à constamment connaître les effectifs de l’ennemi, tout en les faisant reculer face à l’être tout-puissant du côté des États-Unis (Dr. Manhattan dans Watchmen et Superman dans The Dark Knight Returns). Bien entendu, cette dure réalité de l’époque, où chaque jour pouvait très bien être le dernier, transparait à l’intérieur des œuvres.
Les deux romans graphiques mettent aussi souvent en scène des évènements médiatiques (reportages, journaux, panel d’invités sur un plateau). L’importance accordée aux médias contribue certes à perpétuer cette angoisse. Chez Miller, les planches sont constamment truffées de multiples reportages, les cases prenant la forme d’écrans de télévision , au fur et à mesure que Gotham s’enfonce dans le crime et dans la peur (Miller, 2002: 11). De toute évidence, ces reportages contribuent à démontrer la déchéance dans laquelle se trouve la ville, dans un point critique où le quinquagénaire Bruce Wayne n’a d’autre choix que d’effectuer un retour. Le lecteur remarque également que la peur sans cesse renforcée par des reportages glauques et violents change éventuellement le comportement des gens: chacun manifeste désormais une certaine crainte de l’autre et hésite (voire même refuse) de prêter main-forte à quelqu’un en détresse. Nous pensons d’ailleurs à l’homme paranoïaque dans la station de métro, alors qu’un handicapé, tombé sur les rails, réclame de l’aide:
I didn’t do anything wrong. I was just trying to protect myself. […] I was alone in the station except for this “beggar” – I want that in quotes – What?… How was I to know he didn’t have a gun? They never show you that until they’re ready to kill you – What?… Oh, sure. The crutches. A lot of them use crutches. […] Of course I ran. (Miller, 2002: 110)
Quant à Watchmen, l’importance des médias est légèrement plus subtile, mais tout autant significative. En effet, le récit est truffé de cases mettant en scène un vendeur de journaux à son kiosque. Affirmant être informé de tout évènement puisque tous les périodiques passent sous son nez, il montre en quelque sorte la peur et l’impuissance des petites gens face au conflit américano-soviétique: «I mean, World War three, it’s a nightmare. The only people who can even think about it are the arms companies […]. I mean, all this, it could all be gone. People, cars, T.V. shows, magazines… Even the word ‘gone’ would be gone» (Moore, 2005, 5: 12). Par la suite, les reportages à la télévision ont autant une place dans l’œuvre de Moore, mais ces derniers sont, la plupart du temps, en arrière-plan. En fait, il est rare que les cases soient complètement réservées aux phylactères des reportages, puisque les dialogues des personnages viennent sans cesse briser la continuité des bulles de texte consacrées aux dialogues télévisuels (Moore, 2005, 7:13). Ainsi, le lecteur, même s’il lit la totalité des phylactères, accorde une plus grande importance à ceux des personnages physiquement à l’intérieur de la case. Cela est tout de même assez ironique puisqu’à la page 13 tous les dialogues à l’intérieur des bulles télévisuelles sont des indices concernant le complot mystérieux qui tuera, à la fin de la série, des milliers de New-yorkais. Assurément, Moore, à travers de multiples signes cachés, tisse une trace menant clairement à Adrian Veidt comme instigateur du complot. Le journaliste à la télévision fait d’abord mention des conflits à travers le monde et d’une guerre imminente, évènements qui poussent Veidt à agir, à imposer une paix à travers le monde. Par la suite, le journaliste mentionne la disparition de Max Shea, auteur de bande dessinée, et invite un physicien à parler des nouvelles technologies révolutionnaires. Le lecteur apprend d’ailleurs beaucoup plus tard dans la série que la disparition de Shea est due à Veidt, le forçant à créer une description d’une créature extraterrestre répugnante et utilisant par la suite les technologies révolutionnaires pour créer celle-ci de toutes pièces et la faire exploser en plein centre de New York. En dernier lieu, le téléjournal passe à la pause et une annonce de Nostalgia, parfum de la compagnie de Veidt, passe à l’écran. De cette façon, Moore montre au lecteur, de fil en aiguille, la raison du complot, les moyens utilisés ainsi que le coupable, le tout complètement à son insu.
Ancien membre d’un groupe de héros costumés dans les années 60, Veidt désire aller encore plus loin et instaurer la paix (bien qu’elle soit basée sur un mensonge) entre les États-Unis et l’Union Soviétique. Il comprend bien vite que son travail en tant que simple héros, œuvrant en sol américain, n’est pas suffisant pour activer les engrenages du changement. En simulant une attaque extraterrestre dévastatrice, il espère mettre fin à tous les conflits à travers le monde, forçant les ennemis d’hier à joindre leurs forces et lutter ensemble contre une nouvelle menace. Toutefois, le bien mondial voulu par Veidt nécessite un énorme sacrifice, une perte de vies humaines se mesurant par milliers. Un mal pour un bien, semble-t-il se dire. Veidt devient par le fait même ce que Superman, dans The Dark Knight Returns, pourrait être et pourrait accomplir.
D’un homme capable de produire en trois secondes travail et richesses en des proportions astronomiques, on serait en droit d’attendre les plus époustouflants bouleversements de l’ordre mondial, d’un point de vue politique, économique et technologique. […] Au lieu de cela, Superman exerce son activité au niveau de la petite communauté où il vit […]. Le paradoxe de ce gaspillage de moyens (cette énergie pourrait servir à produire directement des richesses ou à modifier radicalement des situations à plus grande échelle) ne cesse de frapper le lecteur. (Eco, 1993: 142-144)
Bien sûr, il n’est pas question ici que Superman assassine illico des milliers d’innocents, mais bien qu’il utilise ses pouvoirs dans l’optique de changer l’ordre mondial, comme Eco le démontre. Veidt, sans super-pouvoirs (à l’exception peut-être de son intelligence remarquable), se retire tôt du monde des justiciers afin de bâtir un empire et ainsi avoir toutes les ressources nécessaires afin d’exécuter son plan. Cela lui demande des années, voire même des décennies de travail et ce qu’il accomplit comporte tout de même des conséquences importantes. Superman quant à lui aurait sans doute pu résoudre un tel conflit en une fraction du temps, sans verser une seule goutte de sang de victimes innocentes. Malgré cela, dans The Dark Knight Returns, le surhomme est en quelque sorte réduit à une vulgaire marionnette, utilisé par le gouvernement comme une menace envers l’Union Soviétique. Superman est alors craint et utilisé à cause de son statut d’être tout puissant, mais il ne lui vient jamais à l’esprit de prendre les rênes. Contrairement à Veidt, il ne semble pas se dire qu’il est le seul à pouvoir exécuter une telle charge de travail, à porter un tel fardeau, alors qu’il en a toutes les capacités nécessaires. Il en est de même pour Dr Manhattan. Effectivement, l’être invincible de Watchmen a la possibilité de créer, déconstruire et changer une quantité infinie de choses sans effort. Si le lecteur est frappé par le gaspillage de moyens de Superman, celui de Dr Manhattan est encore plus troublant. Utilisé lui aussi par le gouvernement américain comme une marionnette (Dr Manhattan était l’arme de choix pendant la guerre du Vietnam. Par la suite, il est confiné dans une base militaire où il réside en y faisant maintes expériences), il est utilisé comme une menace envers les Russes, sur le point de déclarer une guerre nucléaire avec les États-Unis. Dr Manhattan laisse le conflit se développer et se rendre à un point où tous les Américains vivent dans la peur quotidienne d’une guerre imminente. Absorbé par ses expériences, il ne tente jamais de prendre les rênes et mettre fin à ce conflit qui plongerait le monde dans la destruction.
Nous voyons donc un certain parallèle entre Superman et Dr Manhattan. D’abord, les deux êtres possèdent des super-pouvoirs qu’aucun humain ne pourrait développer (l’un les possède depuis sa naissance, l’autre, depuis un accident tragique dans son laboratoire). Ensuite, malgré lesdits pouvoirs et la facilité que leur apportent ceux-ci, les deux héros se limitent à un champ assez restreint. Dans The Dark Knight Returns, le président américain convoque Superman afin que ce dernier convainque Batman de cesser ses activités de plus en plus violentes, alors que Gotham (voire même le pays) a de plus graves problèmes, comme l’invasion des gangs mutants, par exemple ou même l’envoi imminent de missiles. Miller peint un portrait peu reluisant du Man of Steel dans son œuvre. Par exemple, le lecteur peut voir à moult reprises à quel point Superman est utilisé par le gouvernement, alors que le reste des héros ont dû se recycler lorsqu’une interdiction de héros costumés fut votée:
I gave them my obedience and my invisibility. They gave me a license and let us live. No, I don’t like it. But I get to save lives… and the media stays quiet. But now the storm is growing again… They’ll hunt us down again… Because of you. (Miller, 2002: 139)
Le lecteur apprend par la suite que tous les autres (Wonder Woman, Green Lantern, entre autres) ont quitté le monde des justiciers, à l’exception de Superman, travaillant pour le gouvernement, et bien sûr, Batman, qui persiste à continuer malgré tout. Il est d’ailleurs suggéré, à travers les cases, que Superman appartient au gouvernement bien avant ces paroles. Lorsque le président Reagan demande à Superman de se rendre à Gotham pour calmer Batman, les visages des deux personnages restent invisibles pendant tout le dialogue. Les cases passent de différents gros plans du drapeau américain, se dirigeant lentement vers un gros plan du logo de Superman, montrant à la fois au lecteur quels personnages ont cette conversation, mais également l’emprise du gouvernement américain sur Superman (Miller, 2002: 84). Les autres héros ayant quitté la scène et le Man of Steel effectuant les besognes du gouvernement, Batman est ainsi le seul héros qui reste intègre et qui s’acharne, malgré l’interdiction des héros, à continuer son travail. Malgré une vision fort différente, Rorschach, personnage manichéen de Watchmen, est sans doute le seul personnage se rapprochant de Batman: malgré le Keene Act (rendant aussi illégaux les justiciers), Rorschach reste intègre, ne compromet jamais ses valeurs et continue à enquêter sur les crimes de New York. Dans le chapitre VI, alors qu’il est interrogé par le psychiatre Malcolm Long, Rorschach explique la raison de son entêtement:
Once a man has seen, he can never turn his back on it. Never pretend it doesn’t exist. No matter who orders to look the other way. We do not do this thing because it is permitted. We do it because we have to. We do it because we are compelled. (Moore, 2005, 6:15)
Les paroles de Rorschach peuvent aisément s’appliquer à Batman puisque Wayne, encore jeune gamin, voit également la mort de près alors que ses parents se font assassiner sous ses yeux. Nous voyons par le fait même la compulsion, ce besoin de continuer des deux héros, ces derniers transformés à jamais par la laideur et la violence du monde.
Revenons toutefois aux êtres tout-puissants présents chez Miller et Moore, puisqu’ils contribuent en quelque sorte au retour des héros. Nous avons vu justement un peu plus haut que ceux qui détiennent des super-pouvoirs n’utilisent pas ces derniers à leur plein potentiel. Dans Watchmen, les travaux et expériences de Dr Manhattan créent une avancée formidable des technologies, technologies qui sont d’ailleurs utilisées par Veidt pour mettre son plan à exécution. Cependant, ces expériences ne semblent jamais accomplies dans l’optique du bien, mais bien de la connaissance. Encore une fois, le potentiel de Dr Manhattan est gâché. Si ce dernier n’avait pas partagé cette connaissance, Veidt n’aurait jamais eu les moyens de créer la créature. S’il ne l’avait pas partagé, il aurait sans doute pu changer l’ordre mondial en une fraction de seconde, sans faire autant de victimes que Veidt. The Comedian fait d’ailleurs remarquer à Dr Manhattan qu’il s’éloigne lentement des humains, alors qu’il ne fait rien pour empêcher le meurtre d’une femme enceinte:
Yeah. Yeah, that’s right. Pregnant woman. Gunned her down. Bang. And y’know what? You watched me. You coulda changed the gun into steam or the bullets into mercury or the bottle into snowflakes! You coulda teleported either of us to goddamn Australia… But you didn’t lift a finger! (Moore, 2005, 2:15)
En voyant cette sorte de passivité dans The Dark Knight Returns et Watchmen, il est plus facile de comprendre les motifs de Batman et de Veidt (voire même Rorschach) dans leurs romans graphiques respectifs. Malgré ses années de dévotion à la justice et au combat contre le crime, Bruce Wayne s’aperçoit que rien n’a changé: les téléjournaux rapportent des crimes toujours aussi violents et les criminels semblent constamment s’en sortir. Après des années d’absence, il se sent poussé à effectuer un retour. Certes, il n’est plus dans la fleur de l’âge, son cœur ne tient plus autant la route, mais s’il ne le fait pas, qui le fera? Adrian Veidt se pose sensiblement la même question dans Watchmen, lors d’une réunion des héros en 1966, ce que nous verrons un peu plus loin, après avoir tenté de comprendre sa démarche.
Le cheminement de Veidt, son plan horrible et bien sûr, son succès, frappe sans aucun doute le lecteur. En effet, l’ancien Ozymandias est mis en scène comme le vilain à battre et, bien entendu, le vilain doit toujours être vaincu dans la plupart des histoires de superhéros. Dans ce cas-ci, Adrian Veidt semble avoir gagné la partie, tous les héros (à l’exception de Rorschach qui reste intègre) acquiesçant que la vérité sur le complot ne soit jamais révélée, pour le bien humanitaire. Par contre, ce n’est pas tout à fait le cas. Afin d’illustrer pourquoi Ozymandias a sans doute échoué, il est nécessaire d’établir un parallèle avec «The Tales of the Black Freighter», une bande dessinée à l’intérieur de l’univers de Watchmen, où les péripéties tragiques vécues par le personnage principal reflètent entièrement le cheminement de Veidt.
Un homme, seul survivant de son équipage attaqué en haute mer par le Black Freighter, vaisseau pirate fantôme, se retrouve échoué sur une île déserte. Convaincu que le vaisseau fantôme est en route pour attaquer son village où sa femme et ses enfants l’attendent, le naufragé tente de quitter l’île par tous les moyens. Recueillant les cadavres gonflés de son équipage, il se fabrique un radeau, ces derniers assurant une flottaison. La route est dure, la nourriture se fait rare et l’eau de mer peut être fatale si ingérée en grande quantité. Après avoir passé des jours délirant sous le soleil, l’homme enragé touche terre. Il tue dès lors un couple à cheval, afin de voler leurs vêtements et entrer au village sans être vu. L’homme se rend à son domicile et commet son troisième meurtre, un gardien, semblant surveiller sa maison. Mais la réalité le frappe bien vite alors que la victime souffle son nom. L’homme vient plutôt de tuer sa femme: le vaisseau fantôme n’a jamais pillé son village. Après avoir lu Watchmen dans sa totalité, le lecteur s’aperçoit que le sort du naufragé ressemble étrangement à celui d’Adrian Veidt. Convaincu que son village est en danger de destruction imminente, l’homme se rend compte qu’il est le seul à savoir cette information et, par conséquent, qu’il est le seul à pouvoir empêcher cette attaque. Veidt quant à lui, comprend également qu’il est le seul à pouvoir changer les choses. Lors d’une réunion en 1966 alors que le groupe de héros était encore intact, The Comedian sort en trombe en affirmant que les activités du groupe ne changent strictement rien, étant certain que des missiles ennemis allaient tout détruire en seulement quelques décennies. Captain Metropolis s’exclame alors: «somebody has to do it, don’t you see? Somebody has to save the world…» (Moore, 2005, 2:11). Dans cette case se trouve Veidt, pensif, alors que la case suivante le montre aux funérailles de The Comedian. Vers la fin de la série, alors que Veidt est découvert par Rorschach et Nite Owl dans sa base en Antarctique, il avoue avoir compris quelque chose lors de cette réunion:
He discussed nuclear war’s inevitability; described my future role as “smartest guy on the cinder”… and opened my eyes. Only the best comedians accomplish that. I remember the charred map between my fingers; Nelson saying “someone’s got to save the world”, his tremulous, complaining voice… That’s when I understood. That’s when it hit me. (Moore, 2005, 11:19)
Veidt avoue alors avoir réalisé que lui seul pouvait sauver le monde, peu importe les moyens. Les deux cases de la page 11 où Veidt apparaît en gros plan sont donc un indice au lecteur, montrant qu’il est impliqué dans le complot et le meurtre de The Comedian. De plus, comme le naufragé de «Tales of the Black Freighter» qui se crée un radeau avec des cadavres, Veidt commet également l’inimaginable, soit un complot sacrifiant des milliers afin d’en sauver des millions. Alors que le naufragé assassine des innocents pour sauver sa famille et son village, Veidt cause la mort de milliers de victimes afin de sauver l’humanité d’une guerre qui en aurait tué probablement une quantité bien plus importante. Après un long chemin (soit des décennies dans le cas de Veidt, à bâtir un empire et recueillir les ressources nécessaires), l’homme s’aperçoit qu’il n’y avait aucun danger et que sa femme est morte par sa faute. Quant à Veidt, il n’est pas mentionné explicitement dans Watchmen qu’il s’aperçoit que ses gestes ont été en vain, mais une sage parole de Dr Manhattan laisse présumer qu’il comprendra bien vite l’ampleur et la brutalité de ses gestes. Après avoir vu les effets de son plan aux téléjournaux, soit une paix mondiale déclarée en vertu des évènements tragiques, Veidt semble chercher à se faire rassurer par Dr Manhattan:
Veidt: Jon, wait, before you leave… I did the right thing, didn’t I? It all worked out in the end.
Dr Manhattan: “In the end”? Nothing ends, Adrian. Nothing ever ends.
Veidt: Jon? Wait! What do you mean by… (Moore, 2005: 11)
La scène se termine sur Veidt, seul après la téléportation de Dr Manhattan. Son visage semble afficher un certain malaise. La taille de la case, occupant le tiers de la planche, accentue la solitude soudaine d’Adrian et l’incertitude amenée par Jon. Il est possible que le visage de Veidt montre qu’il comprend lentement ce que Jon signifiait. Dr Manhattan réussit à être témoin d’évènements infinitésimaux, voyant même l’activité des neutrinos. Par conséquent, il est physiquement témoin que «rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme», pour reprendre les mots célèbres d’Antoine Lavoisier. Rien ne se termine, tout se transforme et reprend son cours. Si cela est vrai au niveau de la science, il reste que cela semble être également la vérité concernant la société et Alan Moore, laissant plusieurs indices sur le déroulement de l’histoire au fil des chapitres, ne manque pas de le noter. Dans l’extrait du faux livre «Dr Manhattan: Super-powers and the superpowers» à la fin du chapitre IV, un paragraphe laisse présager que le plan de Veidt est effectivement en vain:
It is the oldest ironies that are still the most satisfying: man, when preparing for bloody war, will orate loudly and most eloquently in the name of peace. […] Never before has man pursued global harmony more vocally while amassing stockpiles of weapons so devastating in their effect. The second world war – we were told – was The War To End Wars. The development of the atomic bomb is the Weapon To End Wars. (Moore, 2005, 4:30)
Bien évidemment, nous savons que ce n’est pas le cas. Les guerres ont continué à affluer depuis lors. Ainsi, lorsque Dr Manhattan mentionne à Veidt que «nothing ever ends», il fait non seulement référence au plan microscopique, mais également au fait qu’il n’est pas le seul à avoir eu cette pensée naïve. Cet extrait de texte, ainsi que les paroles de Dr Manhattan, laisse présager que le plan de Veidt ne sera que temporaire, que tout se transformera et reprendra son cours sous peu, les milliers de victimes étant mortes en vain.
Dans les pages précédentes, nous avons surtout mis l’accent sur la diégèse de Watchmen et de The Dark Knight Returns. Cependant, les images, les couleurs utilisées ainsi que les phylactères des personnages réussissent à être autant, sinon plus évocateurs que le texte. Dans le cas de l’œuvre de Miller, les personnages semblent posséder leurs propres thèmes de couleurs. Le noir et les couleurs ternes et foncées, tels le gris et le brun, sont réservés à Batman, autant dans son costume que dans l’environnement autour de lui. Il en est de même pour ses phylactères. Au début du volume, les dialogues intérieurs de Bruce Wayne sont sous la forme de carrés de texte noirs sur blanc (Miller, 2002: 13), alors qu’en Batman, le phylactère devient gris foncé (37), impliquant deux personnalités différentes. Le lecteur remarque d’ailleurs qu’à la page 13, dans les trois dernières cases, le phylactère du dialogue intérieur de Wayne devient momentanément gris foncé, identique à celui de Batman, montrant que la personnalité du justicier tente de refaire surface. Gordon est toujours dessiné strictement en noir et blanc, sans doute pour démontrer à quel point il est détruit intérieurement, alors qu’il doit prendre sa retraite et que Gotham est toujours un endroit excessivement dangereux. Harvey Dent/Two Face est également dessiné avec des couleurs pâles.
À priori, Dent ne semble pas avoir quelque détail spécial dans son apparence, mais ce qui le différencie se situe hors de l’image, soit la séparation entre les cases. En effet, il est fort intéressant de voir qu’il y a toujours une nette division au milieu du visage de Dent à la page 15, évoquant que (et cela est confirmé plusieurs pages plus loin alors qu’il retourne dans le crime), malgré toutes les chirurgies et thérapies afin d’être réhabilité, il restera toujours essentiellement Two Face, à jamais scindé (Miller, 2002: 15). On remarque alors un certain parallèle avec les paroles de Dr Manhattan à Veidt, soit «nothing ever ends», que rien ne se termine définitivement. Chez Moore, le personnage de Rorschach possède des phylactères personnalisés. Lors de son dialogue intérieur, soit lorsqu’il écrit dans son journal, les bulles de texte prennent la forme et la couleur de bouts de papier avec une calligraphie légèrement plus nette (Moore, 2005, 1: 1) . Lorsqu’il parle aux autres personnages en tant que Rorschach, la bulle reste classique, soit texte noir sur fond blanc, mais les contours de celle-ci sont inégaux, semblant bouger dans des directions aléatoires, sans doute pour établir un lien avec son masque et/ou sa personnalité torturée (Moore, 2005: 11).
Le style des phylactères entre les personnages est généralement constant, c’est-à-dire qu’ils sont tous noir sur blanc, avec la même calligraphie, à l’exception bien entendu de Rorschach, mais également de Dr Manhattan. Jon Osterman possède la seule bulle d’une couleur différente, soit d’un bleu très pâle de la même teinte que son corps, sans doute pour rappeler son caractère détaché face aux humains . De plus, les couleurs utilisées lors de certaines scènes servent à définir l’émotion des personnages sur le moment. En effet, le coloriste utilise généralement «beaucoup de bleu foncé, de vert et de gris pour une ambiance mystérieuse (Druillet); une abondance de couleurs chaudes pour la proximité d’un évènement désagréable; des tons orangés ou même du rouge pour une bagarre ou une scène passionnelle» (Baron-Carvais, 2007:64).
Un bon exemple de cette utilisation des couleurs se trouve dans le premier chapitre de Watchmen. Alors que les policiers enquêtent sur le meurtre d’Edward Blake, The Comedian, le lecteur assiste à une juxtaposition des scènes d’enquêtes et de scènes entre Blake et son assaillant. Ces dernières cases sont colorées avec une abondance de teintes de rouge, dénotant justement un évènement désagréable, violent, soit l’embuscade et la toute dernière bagarre de The Comedian (Moore, 2005, 1: 2-3). Ceci contribue donc non seulement à établir le niveau de violence de l’attaque envers Blake, mais aussi à créer une nette démarcation dans la temporalité des deux évènements mis en scène. Dans The Dark Knight Returns, le souvenir de Wayne de la mort de ses parents est évoqué avec des couleurs ternes seulement, soit beaucoup de noir, de gris, de bleu et de vert quelque peu fade. Ce type de couleurs, ainsi que l’absence des phylactères pendant environ une page et demie, démontre l’angoisse de Wayne face à ce souvenir encore douloureux (Miller, 2002: 22-23). Les angles de vue, tel un angle de caméra, sont également très évocateurs. «Pour un décor très dense, plusieurs plans d’ensemble avec différents angles de vue de manière [font] survoler complètement la scène» (Baron-Carvais, 2007: 65) .
Dans le dernier chapitre de Watchmen, après le succès du plan de Veidt, six pages entières sont justement consacrées à montrer la catastrophe sous différents angles et à divers endroits de la ville de New York. L’image couvre totalement la page, n’étant pas divisée par des cases, et les phylactères sont absents. L’image, assez évocatrice par elle-même, ne requiert pas de texte pour décrire la situation. Le lecteur est ainsi plongé dans une débauche de détails, de cadavres et de destruction, montrant les conséquences irréparables du complot (Moore, 2005, 12:1-6). Quant à Batman, la page 34 du volume marque le retour officiel du justicier, déclarant lui-même qu’il est «born again» (Miller, 2002: 34). Ce retour officiel est très bien défini, le texte n’étant pas nécessaire à la compréhension de la scène. Il s’agit d’abord et avant tout du premier gros plan de Batman, de la tête aux pieds, enfilant son costume pour la première fois depuis des années. Ensuite, la façon dont le justicier est positionné est aussi significative: l’angle de vue du lecteur est en contre-plongée, montrant ainsi Batman en position de puissance, plus déterminé que jamais à rendre justice. Comme Rorschach, Wayne ne peut se soumettre à l’interdiction des héros. Ils ne peuvent plus se permettre d’ignorer cet appel à l’aide flagrant alors qu’on leur assure que le monde se porte mieux sans eux.
Les deux romans graphiques Watchmen et The Dark Knight Returns mettent en scène un récit fort similaire. Ayant lieu aux États-Unis en pleine guerre froide, les deux œuvres sont basées sur une atmosphère de crainte et d’incertitude face à l’avenir, reflétant la même angoisse vécue par le peuple américain au moment de leur écriture. En ces jours sombres et durs, des héros à la retraite reviennent à la charge. Bruce Wayne ne peut ignorer les cris de Gotham de même que la pression de Batman qui désire reprendre le contrôle. Veidt quitte tôt l’univers des justiciers afin de mettre un plan sordide à exécution alors que Rorschach, comme Wayne, ne peut oublier qu’il a vu le vrai visage de la société. Les thèmes de la guerre et de la peur sont donc omniprésents, la doomsday clock et l’abondance des médias contribuant à perpétuer l’angoisse des gens. Dans les deux œuvres, les êtres tout-puissants possédant les pouvoirs et les capacités nécessaires afin de changer l’ordre mondial, soit Dr Manhattan et Superman, semblent trop passifs. Ceux qui ne détiennent aucun pouvoir sont ceux qui semblent le plus investis. Malgré la vision manichéenne de Rorschach, le comportement plus violent de Batman et la naïveté et l’échec de Veidt, leur but reste sensiblement le même: protéger le plus d’innocents possible. Les couleurs utilisées sont évocatrices, reflétant soit une ambiance glauque ou des évènements sauvages, bref, l’atmosphère de l’époque. «Nothing ever ends», affirme Dr Manhattan. Comme l’univers infinitésimal des atomes et les comportements répétitifs de la société, la sérialité des bandes dessinées ne semble jamais avoir de fin elle aussi. Malgré la mort du Joker dans The Dark Knight Returns, le lecteur sait qu’il le retrouvera dans d’autres numéros. Superman quant à lui s’en sort également de la même façon, et ce, avec plusieurs morts à son actif. La multitude d’univers parallèles et de possibilités dans la bande dessinée fait donc en sorte que celle-ci puisse continuer indéfiniment. Peu importe si Superman ne sauve pas le monde cette fois-ci, il le sauvera bien au prochain numéro.
Baron-Carvais, Annie, La bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, 122 pages.
Eco, Umberto, De Superman au Surhomme, Paris, Le Livre de Poche, 1993, 213 pages.
Miller, Frank, Batman: The Dark Knight Returns, New York, DC Comics, 2002, 199 pages.
Moore, Alan, Watchmen, New York, DC Comics, 2005, 416 pages.
Poe, Edgar Allan, «Le masque de la Mort Rouge», Nouvelles histoires extraordinaires, Paris, Éditions Flammarion, 2008
Touraine, Marisol, «Le facteur nucléaire après la guerre froide», Politique étrangère, 1992, volume 57, no 2.
Emond-Serret, Caroline (2012). « La fatalité du recommencement ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-fatalite-du-recommencement], consulté le 2024-12-26.