D’origine grecque (paléo- vient de palaios signifiant « ancien », et –logue vient de logos signifiant « la parole », « le discours »), la paléontologie étudie les organismes disparus ayant laissé dans les terrains sédimentaires des restes de leur corps ou des traces de leurs activités. Ces restes ou traces sont appelés fossiles (Du latin fossilis, « tiré de la terre », dérive de fodio, « fouir, creuser »).
Cette nomenclature nouvelle, remarquons-le, est saturée d’ancien (arché, paléo). Elle a pour but de légitimer des disciplines nouvelles qui contribueront à l’observation purement scientifique du monde dit primitif. On ne se doutait pas qu’en facilitant la connaissance du passé, la science allait permettre son réveil. La grande verticalité des recherches archéologiques et paléontologiques ouvrait un nouvel axe spatio-temporel grâce auquel remonteraient à la surface autant de merveilles que d’effrois, chamboulant dans tous les cas les schémas de pensée qui prévalaient depuis le siècle précédent. Les fouilles archéologiques montraient la fugacité des civilisations et les ossements déterrés par les paléontologues la pérennité du monstrueux.
Cette révolution épistémologique participa à un nouveau dynamisme de l’imaginaire qui se manifesta par l’écrit et par l’image. Le scientisme accoucha d’un nouveau fantastique qui allait s’installer jusqu’à aujourd’hui. La nouvelle fenêtre du temps ouverte par les savants n’est pas près de se fermer si l’on considère le succès du gothique, de la fiction archéologique, des films de monstres et de la littérature de l’imaginaire en général. On peut ainsi se demander si ce choc épistémologique n’a pas accompagné le retour de l’archê, voire contribué au réveil des morts. L’un des paradoxes les plus saisissants du XIXe siècle est que le rationalisme et le scientisme en général ont sans le savoir contribué à modifier la flèche du temps progressiste en ouvrant les nouvelles sciences à un imaginaire du retour dont les effets sont encore palpables aujourd’hui.
La « paléontologie » (1878) est « l’étude des espèces d’animaux et de végétaux des temps primitifs », la « science étudiant la vie ancienne ». Les sciences « verticales » ont d’abord balisé le monde souterrain avant d’accompagner paradoxalement une véritable entreprise de résurrection athéologique. Il conviendrait ainsi d’adjoindre une « paléontologie-fiction » qui contribue à sa façon au même réveil collectif des défunts de l’Histoire. Le « réveil de l’archaïque » sera maintenant d’ordre tératologique.
Au XIXe siècle, la science, qui progresse à pas de géant, au lieu de disperser les ombres, les rassemble. La paléontologie offre enfin l’occasion aux écrivains d’assoir leurs rêveries sur des découvertes scientifiques réelles. Victor Hugo peut s’écrier : « Dans le mastodonte, dans le mammon, dans le paléonthère, dans le dinothère géant, dans l’ichtyosaurus, dans le ptérodactyle, n’y a-t-il pas toute l’incohérence du rêve ? […] Nier ces êtres est difficile. Les ossements de ces songes sont dans nos musées. […] l’impossible d’aujourd’hui a été le possible d’autrefois » [1]. Par son obsession rétrospective, sa soif d’« ailleurs », son insistance à dépeindre une nature enchanteresse ou diabolique, le romancier partage avec le savant une passion pour l’inconnu. Les monstres, ces « rêves de Dieu », comme l’écrivait Léon Cellier, ne sont pas seulement reconstitués par la science, ils renaissent, provoquant d’abord l’enthousiasme, comme chez Balzac dans La Peau de chagrin :
Notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied d’un mammouth. Il réveille le néant […]. Soudain, les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule [2].
En reconstituant les squelettes des animaux disparus, Cuvier ranime en effet tout un imaginaire tératologique. Pour s’en persuader, il suffit de feuilleter Le Monde avant la création de l’homme (1886) de Camille Flammarion, dont les illustrations dépeignent les créatures des ères révolues avec une dose égale d’imagination et de zèle scientifique. Une légende affirme : « La trompette du jugement de la science a sonné. Ils sont ressuscités, et le naturaliste les classe » [3]. Les illustrations « scientifiques » replacent les animaux dans leur environnement primitif, reconstruisant un nouvel espace hors du temps et de l’espace contemporain qui réveille tout un imaginaire pictural nourri de mythes et de légendes. « Les âges poétiques s’unissent dans une mémoire vivante, écrit Bachelard. Le nouvel âge réveille l’ancien. L’ancien âge vient revivre dans le nouveau. » [4]
Le dinosaure fait sa première apparition graphique au début du XXe siècle grâce à Winsor McCay, le créateur de Little Nemo (1905-1914). Dans l’un des épisodes (In the Land of Wonderful Dreams, “In the Land of the Antediluvians”, 1913), Nemo rencontre un dinosaure bleu. Puis, des dinosaures à long cou apparaissent dans Dream of the Rarebit Fiend (May 25, 1913). L’année suivante, McCay réalisera le premier film montrant un dinosaure, Gertie the Dinosaur (1914). Le thème du monde perdu est dans l’air du temps.
L’hypothèse des « fossiles vivants » donne corps à une réalité : celle d’une survivance d’isolats perdus que reflète la fiction [5]. Le Monde perdu (1912) de Conan Doyle s’inscrit déjà dans la modernité : fiction présentée comme « réelle », elle recèle déjà un potentiel d’émerveillement exotique et esthétique apte à la représentation cinématographique [6]. L’adaptation filmée de Harry Hoyt en 1925 amplifiera le côté menaçant du roman, le ptérodactyle se muant en un brontosaure semant la dévastation à Londres, huit ans avant King Kong.
Le personnage du professeur Challenger, en lequel Doyle se reconnaissait volontiers, fit une apparition littéraire fort remarquée en 1912 avec le roman The Lost World. C’est à la découverte de ce monde « perdu » sur un plateau amazonien que convie l’auteur, dans un roman qui va devenir l’archétype du genre, et qui doit autant à la science qu’à l’imagination. Un coup de fusil claque le long de l’Amazone alors que battent dans la jungle inexplorée des tambours menaçants. Sur un plateau mystérieux rugissent des monstres réputés disparus depuis l’aube des temps. Voici planté le fascinant décor de The Lost World qui paraît en feuilletons dans le Strand en 1912. Conan Doyle pensait, dans un monde qui perdait peu à peu son mystère, qu’il était temps de renouveler le thème, tout en restant fidèle aux caractéristiques de ce genre de récit, et en rendant indirectement hommage à Jules Verne.
Il convient de retracer la généalogie du roman : la naissance de la paléontologie et des « terribles lézards », la passion des victoriens pour les reconstitutions scientifiques, l’exhumation des morts, l’hypothèse des « fossiles vivants », l’influence de l’explorateur Percy Fawcett, la recherche d’un isolat primordial (le Mt Roraima et les mesas du Venezuela), le témoignage de Doyle affirmant avoir vu un plésiosaure vivant lors d’une croisière en Grèce en 1907, les premiers écrits du genre (« The Lizard » de Cutcliffe Hyne, 1898, « The Terror of Blue John Gap » de Conan Doyle, 1910).
Dans The Lost World se cristallisent tous les rêves de la « cryptozoologie », science fondée en 1959 par Bernard Heuvelmans (« science des animaux cachés »). La cryptozoologie rappelle qu’il n’est pas impossible que plusieurs animaux, prétendument disparus, aient survécu jusqu’à notre ère, dans des isolats adéquats. Contredisant les propos du patron de presse McArdle dans Le Monde perdu : « … les grands espaces blancs sont en train de se remplir, et nulle part il ne reste de place pour le romanesque… »
La descendance du thème est devenue un véritable mythe grâce aux épigones de Doyle (E. R. Burroughs). A partir de 1933, c’est l’image qui investira les terres préservées de la préhistoire (Brick Bradford, ou Le rayon U de Jacobs), sans parler du cinéma qui, après la version filmée du Monde perdu de Conan Doyle en 1925 (Harry Hoyt), s’emparera de ce thème qui sera immortalisé par King Kong en 1933. Le thème du monde préservé se plie lui aussi à la loi générale qui régit le genre, King Kong emblématisant la revanche qu’on percevait confusément dès 1912. Le thème de la menace, déjà latent dans le roman de Doyle (le rôle du ptérodactyle, ou du brontosaure dans la version filmée), annonçait la troisième phase du thème : l’irruption des dinosaures au sein du monde civilisé. Dans The Return of The Ceteosaurus (1926), G. Radcliffe évoquera la menace que fait peser sur le monde un gigantesque saurien vivant. Jack Williamson, dans “The Alien Intelligence” (1929), choisit comme cadre le coeur du désert australien. C’est là que gît le danger, incarné par une race d’insectes monstrueux. W. J. Passingham, dans “When London Fell” (1937), décrira le déferlement sur Londres d’une horde de reptiles préhistoriques, dont l’antre était initialement situé sous la ville. Après avoir dépeint le réveil d’un atlantosaure particulièrement vorace dans “Les vacances de M. Dupont” (1905), Maurice Renard suggérera la survivance de l’archéoptéryx dans sa nouvelle, “Quand les poules avaient des dents” (1939). Soixante ans plus tard, les dinosaures de Jurassic Park viendront à nouveau troubler la quiétude du monde dit civilisé…
Dans la tradition des grands maîtres du genre (W. O’Brien et R. Harryhausen), le réalisateur tchèque Karel Zeman s’inspire des Voyages Extraordinaires de Verne pour sa merveilleuse trilogie Voyage dans la préhistoire (1954), Aventures fantastiques (1958) et L’Arche de Monsieur Servadac (1970). Au thème de la survivance préhistorique se rattachent d’innombrables films de qualité inégale : One Million, B.C. (1940) de R. Seawright, Unknown Island de J. Bernhard (1948), Two Lost Worlds (1950) de N. Daron, Lost Continent de S. Newfield (1951), The Beast From 20, 000 Fathoms d’E. Lourié (1953), Godzilla d’I. Honda (1954), It Came From Beneath the Sea de R. Gordon (1955), King Dinosaur de B. I. Gordon (1955), The Beast of Hollow Mountain d’E. Nassour (1956), The Mole People (1957) de V. Vogel, The Land Unknown de V. Vogel (1957), Rodan d’I. Honda (1958), The Giant Behemoth de R. Kellogg (1959), Journey to the Center of Earth de H. Levin (1959), Dinosaurus d’I. S. Yeaworth jr. (1960) The Lost World (1960) de J. Allen, Mysterious Island (1961) de R. Harryhausen, Gorgo d’E. Lourié (1961), Reptilicus de S. Pink (1962), One Million Years, B.C. (1966) de D. Chaffey, The Lost Continent (1968) de M. Carreras, The Valley of Gwangi (1969) de J. O’Connolly, When Dinosaurs Ruled the Earth de V. Guest (1970), The Land that Time Forgot (1974), At the Earth’s Core (1976) et The People that Time Forgot (1977), tous trois réalisés par K. Connors, Les Monstres du Continent perdu d’I. Honda (1975), The Last Dinosaur d’A. Grasshoff et T. Kotani (1976), Le Continent fantastique de J. P. Simon (1977), The Crater Lake Monster de W. R. Stromberg (1977), Le Mystère de l’île aux monstres de J. P. Simon (1980), Caveman de C. Gottlieb (1981), Prisonnière de la Vallée des dinosaures de M. E. Lemick (1985), Baby, Secret of the Lost Legend de B. W. L. Norton (1985), Prehysteria de C. et A. Band (1992), Carnosaur d’A. Simon (1993), etc…
Le thème du monde préservé devient peu à peu essentiel dans le cinéma fantastique et la culture populaire en général (pérennité de la « dinomania »). Le livre de Michael Crichton, Jurassic Park (1990), et surtout l’adaptation cinématographique de Spielberg, trois ans plus tard, vont frayer la voie. Soixante ans après King-Kong, Jurassic Park et leur suite obligée, The Lost World (1995) et Jurassic World 1 (2015) et 2 (2018), reprennent le motif de la menace, les dinosaures libérés s’attaquant aux représentants de la civilisation. Tout prouve que le renouvellement mythologique a bien eu lieu. Ainsi que l’écrit Jacques Meunier, « comme l’Ile de Robinson, le Monde Perdu, la terre de Maple White, est en chacun de nous. Nous y lisons nos peurs enfantines et nos crépuscules mythiques ».
Dès 1877, Camille Flammarion clame que « déjà, la résurrection des tombeaux antédiluviens a fait sortir de l’inconnu les formidables productions des époques antérieures » [7]. Tout se passe comme si se matérialisait dans la littérature ce fantasme paléontologique de Flammarion :
Et comment ne pas s’intéresser à ces merveilleuses conquêtes de la science moderne, qui, en fouillant les tombeaux de la Terre, a su ressusciter nos ancêtres disparus ! Á l’ordre du génie humain, ces monstres antédiluviens ont tressailli dans leurs noirs sépulcres, et, depuis un demi-siècle surtout, ils se sont levés de leurs tombeaux, un à un, sont sortis des carrières, des puits de mine, des tunnels, de toutes les fouilles, et ont reparu à la lumière du jour. De toutes parts, péniblement, lourdement, léthargiques, brisés en morceaux, la tête ici, les jambes plus loin, souvent incomplets, ces vieux cadavres, déjà pétrifiés du temps du déluge, ont entendu la trompette du jugement, du jugement de la science, et ils sont ressuscités, se sont réunis comme une armée de légions étrangères de tous les pays et de tous les siècles, et les voici qui vont défiler devant nous, étranges, bizarres, inattendus, gauches, maladroits, monstrueux, paraissant venir d’un autre monde […], nous disant dans leur silence de statues : « […] Regardez-nous et cherchez en nous l’origine de ce que vous êtes, car c’est nous qui vous avons faits [8].
Flammarion ignore que les termes qu’il emploie activent une constellation d’images plus terrifiantes que merveilleuses, où l’on reconnaît la créature hybride de Frankenstein, où l’on perçoit déjà les silhouettes grotesques de tous les monstres qui envahiront peu à peu notre espace mental. En plongeant dans les tombeaux, la science participe en fait au réveil gothique des morts-vivants. Toutefois, « réveiller le néant » n’est pas sans conséquence pour l’esprit humain. Le terme Dinosauria est proposé par le paléontologue anglais Richard Owen en avril 1842, alors que le nom Megalosaurus (« grand lézard ») avait été forgé dès 1824 par William Buckland, professeur de géologie de l’Université d’Oxford, et que l’Iguanodon (« dent d’iguane ») avait été inventé par le géologue Gideon Mantell l’année suivante. Premier anachronisme pour les paléontologues modernes, les animaux figurés de manière fantaisiste ne vivaient pas à la même époque. En 1838, John Martin grave une scène de combat entre dinosaures pour un traité du géologue Gideon Mantell. Et en 1863, Louis Figuier dessine une scène de combat tout à fait semblable. Comme on le sait, l’imagerie des dinosaures s’est développée très tôt dans les parcs d’attraction. Le premier d’entre eux, le Crystal Palace à Londres a été inauguré en 1854. Ce parc célèbre comportait des statues réalisées par le sculpteur Benjamin Waterhouse Hawkins sous la direction du paléontologue Richard Owen. Les gravures et les magazines de l’époque ont représenté les visiteurs venus admirer ces animaux étranges et colossaux.
Une image extraite du magazine Popular Mechanics figure un remarquable projet de dôme transparent pour une exposition de 1933 à Chicago. C’était une enceinte de confinement permettant de voir en toute sécurité des animaux réputés extrêmement dangereux et pourtant factices. Ce dôme qui n’est pas sans rappeler la volière du film Jurassic World paraît presque avoir été conçu dans le but d’accentuer l’effet de présence du bestiaire exposé.
Des animaux de plus en plus bizarres et déroutants vont être reconstitués, les « lézards terribles », les « dinosaures ». Le terme dérive du grec deinos (« formidable, terrible ») et de saura (« lézard » ou « reptile »). Owen choisit ce nom par référence à la crainte que pouvaient inspirer leur taille (plus de quinze mètres de long parfois), leurs dents et leurs griffes souvent impressionnantes. L’onomastique joue ici un rôle considérable : loin de rationaliser le dinosaure, en dépit de la taxinomie scientifique en vigueur, Owen livre en pâture à la foule un gigantesque objet fantasmatique qu’il associe ouvertement à la terreur. Le monstrueux, loin d’être évacué, est quasiment légitimé par la parole savante, d’autant que la taxinomie privilégie l’hybridité (ichthyo-saurus) et que la constante sémantique –saure ou –saurus renvoie immanquablement à la figure inconsciente du reptile avaleur dans lequel Gilbert Durand avait décelé un « symbolisme déglutissant » [9].
Peut-être a-t-on négligé le caractère incantatoire des mots nouveaux qui exaltent l’arché, l’hybride, les « racines » grecques ou latines qui ressuscitent les « langues mortes »… et les monstres de l’Antiquité : c’est la science même, par sa propension à l’appropriation par le Verbe, qui ne révèle la nouveauté épistémologique que par le recours au discours le plus archaïque –la sacralisation de ces appellations insolites et analogues à la parole des théologiens ou des médecins d’autant plus sacralisée et vénérée par le vulgum pecus qu’elle était incompréhensible à la plupart. Comme la messe en latin, la liturgie verbale des savants retrouve le charme subtil d’un rituel dans lequel l’incantation l’emporte sur le sens. De même que le rituel en langue morte est destiné à préserver l’essence du sacré originel, le verbe du scientifique résonne comme un appel implicite de la science à retrouver le chemin perdu du sacré par des voies profanes. Le savant, nouveau héros/héraut des temps modernes, est l’officiant inconscient d’une nouvelle religion laïque dont les évangiles étranges et abscons sont livrés paradoxalement par des athées. C’est sans doute l’une des clés qui permet de comprendre par exemple la pérennité de la « dinomania ». Les noms si difficiles à écrire ou à prononcer des dinosaures ont quelque chose de l’indicibilité du divin. Aujourd’hui, on sait que les dinosaures ne sont pas des lézards : ils sont bien plus proches des crocodiles et surtout des oiseaux, que des lézards. Mais le nom est resté et beaucoup de dinosaures contiennent le mot « saurus » (« lézard ») dans leur nom : Tyrannosaurus (le « lézard tyran »), Ankylosaurus (le « lézard lourd »), Ceratosaurus (le « lézard à corne »), Psittacosaurus (le « lézard perroquet »), Stegosaurus (le « lézard à toit »), etc. Triceratops, signifie littéralement « tête à trois cornes », vélociraptor (« voleur rapide »), Archaeopteryx (« aile antique »), ptérodactyle (« doigt ailé »), ptérosaure (« lézard ailé »). Aujourd’hui, de plus en plus de dinosaures (et d’autres animaux préhistoriques) sont découverts en Chine. Ils contiennent souvent le mot long dans leur nom, qui veut dire « dragon ». Le mot long est utilisé un peu comme le mot sauros pour créer les noms des dinosaures qui ont été découverts en Chine : Dilong (le « dragon empereur »), Guanlong (le « dragon couronné »), ou encore Yinlong (le « dragon caché »). Tous ces termes renvoient en fait à la mythologie.
Pour se convaincre du gigantesque apport imaginatif de la science à l’époque, il suffit de se reporter à l’œuvre de Camille Flammarion. Les êtres déterrés et homologués par la science sont dignes des créatures mythologiques : « Ces êtres fantastiques valent bien ceux que l’imagination humaine a inventés, dans les centaures, les faunes, les griffons, les hamadryades, les chimères, les goules, les vampires, les hydres, les dragons, les cerbères ; et ils sont réels ». Tout se passe comme si le savant reprenait soudain à son compte la part d’ombre du passé, revendiquant son côté cauchemardesque. Il n’y a plus dans le mythe que du réel. L’esprit rationnel triomphe, sans se douter que la science parle aussi à l’imaginaire : « Grâce aux travaux des paléontologistes, nous avons pu ressusciter ces êtres pétrifiés et les rétablir dans leurs anciens domaines », écrit Flammarion. Toutefois, même rationalisés par le discours scientifique, les dinosauriens n’ont rien perdu de leur poids tératologique : un monstre demeure un monstre.
Le dinosaure qui a droit de cité en 1841 ne se contente pas d’être un nom bizarre sous la plume d’Owen. Les vestiges exhumés sont d’abord collectés dans un laboratoire, comme celui de Frankenstein. Il s’agit ensuite de réunir ces restes pour en livrer une unité : le monstre est alors reconstitué méticuleusement « grandeur nature », « redressé » verticalement, avec pour effet de parler à l’imaginaire collectif. La peur de l’avalage ou de la dévoration est en outre amplifiée par le gigantisme des fossiles et la « gulliverisation » (G. Durand) qu’elle implique. En reconstruisant la charpente des animaux fossiles, les savants comme Cuvier ne font qu’accroître le vertige qui saisit un public à la fois émerveillé et terrorisé. Il suffirait alors d’un rien pour ranimer les monstres, tout au moins dans l’imagination des spectateurs.
Précisément, Owen crée le Muséum d’histoire naturelle de Londres, à South Kensington. Il est ensuite chargé de ressusciter en grandeur réelle nos prédécesseurs, projet qui aboutit en 1854 avec l’ouverture du Crystal Palace. Même si les reconstitutions sont inexactes –on le sait aujourd’hui–, « la magie de l’apparition d’un monde disparu a ‘transporté’ dans le temps des générations de visiteurs, les confrontant directement à ce qu’ils croyaient être l’expression de leurs origines ». Étrange et stimulante époque qui permet soudain à la science de faire revivre, non seulement les ossements fossiles, mais les cités récemment mises au jour, ou leurs reliques exposées dans des musées. La science permet le vertige de la remontée temporelle grâce à l’exhumation des morts.
La science, comme l’imaginaire, semble portée par une même lame de fond qui prend la forme d’un étrange « descensus ad inferos » (M. Eliade). Au voyage physique se superpose une quête quasiment métaphysique des origines, des profondeurs du temps. Si le secret se dévoile, l’exhumation systématique des reliques de l’Histoire n’est pas sans conséquence sur l’imaginaire car les morts surgissent de leur éternel repos, déferlement consécutif à une profanation par la science, dont on ne voit pas la fin. Le passé fait littéralement irruption dans le présent, bousculant les certitudes les plus établies. Ainsi, le merveilleux scientifique se voit souvent sapé par l’horreur issue du fantastique.
Au début, les nouvelles sciences du XIXe siècle contribuent au réenchantement du monde qui l’extrait de la gangrène de l’Age Classique et de ses horreurs. Le potentiel fabulateur de ces sciences révèle un nouveau monde qui se présente verticalement, révélant les témoignages de notre « pré-Histoire », qu’elle soit terrestre ou mentale. Ainsi, le psychanalyste, comme l’archéologue, partagent un même souci d’exhumation des profondeurs du monde sensible comme psychique et contribuent à réveiller, à leur insu, le monde « caché » de l’enfance du monde et de l’humanité.
Ces analogies sont stimulantes car l’on constate une même tendance vers la recherche des « profondeurs » à la fin du XIXe siècle. On s’aperçoit que la science, comme l’imaginaire, est portée par le même schème –celui de la verticalité. Mircea Eliade explique ainsi ces analogies :
L’intériorisation et l’immersion dans les profondeurs faisaient partie du zeitgeist du début du XXème siècle. Freud venait de mettre au point la technique d’exploration des profondeurs de l’inconscient ; Jung croyait pouvoir descendre encore plus profondément dans ce qu’il appelait l’inconscient collectif ; le spéléologue Emile Racovitza était en train d’identifier, dans la faune des cavernes, des fossiles vivants d’autant plus précieux que ces formes organiques n’étaient pas fossilisables ; Lévy-Bruhl isolait dans la mentalité primitive une phase archaïque, prélogique de la pensée humaine. Toutes ces recherches et découvertes avaient un point commun : elles révélaient des valeurs, des états, des comportements jusqu’alors ignorés par la science[10].
La science ne parle pas seulement à la raison, générant des résonances dans la culture, plus particulièrement par son rapport au temps : les préfixes paleo ou archeo marquent bien cette volonté d’explorer les profondeurs du temps. La littérature de l’imaginaire offre une voie royale aux rêveurs nostalgiques pour exprimer cette tendance régressive. Paradoxe fondamental du XIXe siècle, le progressisme aboutit à l’inverse de son projet épistémologique : la connaissance frénétique du passé le plus reculé révèle une polarisation de l’origine. Dans La Nostalgie des origines, M. Eliade décrit les efforts des anthropologues, des historiens des religions et des scientifiques, tous habités, dans la seconde moitié du XIXe siècle par la « nostalgie du primordial » (Müller, Haeckel, Tylor, Lang).
On pourrait dire que la recherche anxieuse des origines de la vie et de l’esprit, la fascination exercée par les ‘mystères de la nature’, ce besoin de pénétrer et de déchiffrer les structures internes de la matière —que toutes ces aspirations et ces impulsions dénotent une sorte de nostalgie du primordial, de la matrice originelle universelle. La matière, la substance, représentent l’origine absolue le commencement de toutes choses : cosmos, vie, esprit. On constate un désir irrésistible de percer les profondeurs du temps et de l’espace, d’atteindre les limites et le commencement de l’univers visible, et, en particulier, de découvrir le fondement ultime de la substance et l’état germinal de la matière vivante[11].
La science a partie liée avec l’imaginaire, au point de déclencher des processus créatifs qui vont ouvrir des perspectives vertigineuses au roman d’aventures ou au fantastique. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les fouilles archéologiques ou géologiques s’intensifient, ouvrant une nouvelle fenêtre sur le passé. Il faut désormais « réajuster » l’imagination humaine, effrayée par les nouvelles perspectives historiques offertes par la science. Ces nouvelles données élargissent le champ de la relativité historique, créant un « nouveau sens du temps » (Altick) qui affecte la production littéraire.
De l’enthousiasme de Flammarion à la dinomania, l’évolution est claire. L’archaïque « impie » se substitue à la célébration de l’arché et du paleo, avec « l’effroyable conscience étrangère venue du fond des âges paléogènes » (HPL). Le retournement est patent, ou plutôt la dynamique enclenchée au siècle dernier s’amplifie. Il faut reboucher les trous, éviter « certaines profondeurs insondées de la Terre, de peur que les monstres endormis ne s’éveillent à une nouvelle vie, et que les cauchemars survivants d’une vie impie ne jaillissent de leurs noirs repaires pour de nouvelles et plus vastes conquêtes » (HPL). Ce n’est plus seulement le retour des morts mais la mort assurée pour une humanité fragile qui ne contrôle plus le temps.
[1] V. Hugo, cité par L. Cellier, « Les Rêves de Dieu », art. cit., p. 84.
[2] H. de Balzac, cité par Yvette Gayrard-Valy, Les Fossiles, empreintes des mondes disparus, Paris, Gallimard, 2000, p. 67.
[3] C. Flammarion, Le Monde avant la création de l’homme, Paris, Marpon & Flammarion, 1886, p. 13.
[4] G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, rééd. 2005, p. 23.
[5] Voir notre ouvrage King Kong, ou la revanche des mondes perdus, Paris, Michel Houdiard Ed., 2006.
[6] Voir A. C. Doyle, Le Monde perdu, Paris, Livre de Poche Jeunesse, 1979 (Trad. G. Vauthier).
[7] C. Flammarion, Les Terres du ciel, Paris, Marpon & Flammarion, 1877, p. 593.
[8] C. Flammarion, Le Monde avant la création de l’homme, Paris, Marpon & Flammarion, 1886, p. 6.
[9] G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 244 [en abrégé GD].
[10] M. Eliade, L’Épreuve du labyrinthe, Paris, Belfond, 1985, p. 223. NB : C’est en 1904 qu’Emile Racovitza, le père de la « biospéléologie », découvre un petit crustacé Isopode d’eau douce fortement marqué par la vie en obscurité, mais gardant des affinités avec ses « ancêtres » marins, d’où l’appellation de « fossiles vivants ». Quant à Lucien Lévy-Bruhl, philosophe, sociologue, anthropologue, on lui doit La mentalité primitive (1922) où il décrit comment fonctionne la pensée primitive et ce qui la différencie fondamentalement de la pensée civilisée.
[11] M. Eliade, La Nostalgie des origines, Paris, Gallimard, réed. 1971, p. 86.
Guillaud, Lauric (2019). « La dinomania ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-dinomania], consulté le 2024-12-26.