Tous genres, littéraires ou paralittéraires, arrivent un jour à une totale codification qui limite l’œuvre dans un carcan oppressant. S’ils veulent évoluer, ils doivent parvenir à poser un discours critique sur eux-mêmes, et ainsi se déconstruire, afin d’avancer de nouveau dans différentes avenues. C’est d’ailleurs le cas des superhéros de bande dessinée, qui ont connu une grande crise dans les années 1980, après plus de cinquante ans d’existence1. Cette crise s’est en grande partie constituée autour de deux œuvres monumentales: Watchmen2 d’Alan Moore et The Dark Knight Returns3 de Frank Miller. Ces deux bandes dessinées explorent le thème du superhéros d’un angle nouveau: la déchéance. En effet, le Batman de Miller est un «Batman plus âgé, en proie à l’introspection et au doute, troublé par sa propre personnalité. 4». Les personnages de Watchmen, même s’ils n’ont été conçus que pour cette bande dessinée, sont définis sous les traits d’êtres humains «déchus, mégalomanes ou paranoïaques5». Cette image déformée de ce que présupposent les superhéros les déclasse plutôt au rang de justiciers masqués. Or, l’imagerie qui se déploie au cœur des personnages des deux récits est aussi le reflet d’une société de consommation imprégnée de la peur et du doute, causés par l’incessante guerre froide. Il serait alors intéressant de comprendre comment les médias, qui sont d’ailleurs particulièrement mis en valeur dans nos deux récits, tissent une image particulière du superhéros: celle de la grande menace et ce que cela nous informe sur les masses médias elle-même.
Le mythe du superhéros, développé par Umberto Eco, dans son article «Le mythe de Superman», propose une définition de ce dernier quant au médium spécifique de la bande dessinée: «il doit être un archétype, la somme d’aspirations collectives déterminées et doit donc nécessairement s’immobiliser dans une fixité emblématique qui le rende facilement reconnaissable6». Eco montre rapidement que ce personnage est coincé entre ce que sa propre commercialisation lui demande et ce qu’un récit devrait pouvoir mettre en scène. Puisqu’il est superpuissant, il est impossible de le tuer, ce qui entraîne une perte énorme en ce qui a trait des attentes des lecteurs, mais s’il devait mourir, la bande dessinée n’aurait plus de raisons d’être, la continuité commerciale de l’œuvre la castrant complètement. Or, le superhéros ne doit pas être considéré comme immortel, car il dépasserait son titre pour accéder à celui de Dieu et perdrait ainsi tout son lectorat qui ne pourrait plus s’identifier à lui. Le superhéros de bande dessinée est alors contraint de tous les côtés, ne pouvant toujours que réitérer la même histoire, le bloquant dans un temps immobile.
Cependant, Watchmen et The Dark Knight Returns sont tous deux des récits qui mettent en scène des héros qui ont un passé, sortant la bande dessinée de la dialectique dans laquelle elle s’était engluée. En effet, Bruce Wayne, dans The Dark Knight Returns, se décrit dès les premières pages comme «un zombie, un Hollandais volant. Un homme mort, mort depuis dix ans7», marquant justement une avancée dans le temps: il s’est soustrait à la société il y a dix ans, quittant son rôle social de Batman. Quant au vieillissement des personnages dans Watchmen, il est perçu à travers la superposition des deux groupes de justiciers qui sont les Minuteman et les Watchmen. Le Comédien, qui a fait partie des deux groupes, apparaît dans le deuxième vieilli, avec des cheveux blanchis par le temps. Laurie, pour sa part, est la fille du Spectre Soyeux du groupe des années 1950, et agit dans le deuxième groupe. Cet ancrage temporel aussi permet de mettre en relief dans chacune des deux bandes dessinées une dialectique entre superhéros et justicier masqué, mettant en scène dans les deux cas un personnage de superhéros tout puissant et sa tâche gouvernementale de protection de la planète: soit Clark Kent dans The Dark Knight Returns et Dr Manhattan dans Watchmen et des personnages de simples justiciers masqués qui choisissent de prendre ainsi part à la communauté: «I dressed up like an owl and fought crime because it was fun and because it needed doing8». Dans les deux cas, les justiciers masqués sont aussi très mal perçus par cette dernière, sinon carrément rejetés. Les deux œuvres étudiés les montrent alors qu’ils sont sommés par la loi d’arrêter leurs activités. Cela aurait sa raison d’être si la communauté avait accès à l’intériorité du personnage pour y entendre: «Une petite voix me dit d’arrêter avec la jambe. Je ne l’écoute pas.9» Rorschach crée le même genre d’inquiétude pour le lecteur. Dans une discussion avec son thérapeute en prison, il mentionne qu’il voit sur le test de Rorschach «Dog. Dog with head split in half.-I… I see. And, uh, what do you think split the, uh, split the dog’s head. In half. –I did.10». Car, à ce point, les personnages n’arrivent plus à être «bon, moral, respectueux des lois naturelles et humaines11». Ce décalage peut aussi nous les faire comprendre du point de vue de la désuétude, de la déchéance et de l’aliénation, causé par un rôle oppressant sur une longue période de temps. En effet, pour un réel humain, quel genre de vie cela peut-il être de porter sur ses épaules le poids du monde? Il ne peut en résoudre qu’une certaine perte de l’humanité.
L’univers dans lequel évoluent les justiciers est aussi particulièrement inquiétant. Chez Miller, la ville est grisâtre, terne. La plupart des scènes ne la mettent pas réellement en valeur, les cases donnant principalement lieu à l’action avec des traits dynamiques, que l’on pourrait définir comme «hostiles, jagged lines12». Les couleurs utilisées pour représenter la ville sont dans les teintes de gris, de noir, de beige et d’orangé. Une belle planche de la ville montre sa totale aliénation. Il s’agit du moment où Bruce Wayne, revenant d’une rencontre avec le commissaire Gordon, traverse la ville, se voyant lui-même en déchéance, exactement comme la ville qui l’entoure, où l’on voit des gens avec des visages mortifères qui tiennent des pancartes qui déclarent: «On est fichu». Les couleurs servent ici à l’iconicité des personnages, c’est la raison pour laquelle la ville en est dénudée. Le rouge de Superman, le vert des cheveux du Joker, le bleu du costume de Batman, le jaune de la cape de Robin permettent de les reconnaître rapidement dans le décor terne dans lequel ils évoluent. Dans Watchmen, le décor est déjà teinté par d’intenses couleurs primaires, mais l’atmosphère crée par la surabondance de couleurs crée un univers paranoïaque et oppressant. En effet, nous sommes transportés dans un univers qui semble à la fois halluciné et surréaliste. Dans les deux cas, le décor sous-tend l’angoisse des années 1980 causée par la peur grandissante et paranoïaque de la guerre froide, qui est elle-même omniprésente dans les deux récits. Lorsqu’une menace de cette amplitude plane sur la société, il est facile de finalement tomber dans une aliénation propre au climat angoissant qui est notre toile de fond. Ajoutons que la menace nucléaire dans les deux cas pousse aussi l’individu à une soumission totale aux médias de masse.
Ces mêmes médias sont très présents dans les deux récits. La case se transforme en écran télévisé chez Miller et, chez Moore, chaque chapitre est entrecoupé de publications, articles de journaux, entrevues, publicité, et autres. Cette présence des médias pourrait d’abord nous ancrer dans une réalité: les autres nouvelles du bulletin télévisé pourraient nous permettre de situer le récit dans une réalité ouverte. L’œuvre de Miller est en effet bien plus ancré dans une vraisemblance que les autres bandes dessinées mettant en valeur Batman: «D’emblée le ton qu’il adopte dans cette série frappe par sa nouveauté; les bas-fonds qu’il décrit sont davantage hantés par de vrais truands et d’authentiques drogués que par des créatures mythiques13». Les feuillets fournis de manière alternée chez Moore, pourraient, par un supplément d’informations qui constitue un effet de réel14 nous permettre d’adhérer à la réalité du récit. Or, chez nos deux scénaristes, les masses médias propagent bien plus qu’une adéquation au réel: ils diffusent de multiples discours. Un des grands discours diffusés par les médias est celui de l’impertinence des justiciers masqués, qui sont montrés comme une réelle menace. Le journal télévisé chez Batman diffuse en effet tout au long du récit un discours qui définit négativement le justicier. D’abord, ce qui s’apparente à un vox-pop montre les impressions du public envers Batman: «…bête sauvage qui gronde, rugit. Un loup-garou sans doute. -…un monstre, avec des crocs et des ailes et il vole.. 15» qui se superpose justement avec l’image du redresseur de torts, qui n’a aucune de ses caractéristiques, montrant d’emblée que la diffusion médiatique emmène une perception erronée du réel. Toujours caché sous sceau de ce qui est admis par tout un chacun, on entendra différentes opinions sur le personnage: «Batman? J’en ai assez d’entendre parler de lui et du fait que rien ne l’arrête et qu’il ne fasse pas les choses comme les humains normaux16», dira une dame. Dans la case suivante, «-Bien que cernés par le péché et la terreur, nous ne devons pas céder à l’amertume au point d’emprunter les voies de Satan. 17», dira un curé. Les différentes superpositions donnent une idée d’accord communautaire: tous semblent dire la même chose: Batman est menaçant. Cette idée est bien entendu manipulée par les médias de masse qui orientent les points de vue selon leurs intérêts. Ils vont jusqu’à employer des figures d’autorité qui diffuse un discours plus précis: «Il n’est plus question que Gotham tolère cette violation flagrante de la loi… ce violent assaut contre les fondements même de notre société. En s’attaquant à la police, Batman a lui-même prouvé qu’il constitue une menace totale. J’ai donné des instructions au procureur général pour qu’il mette la police d’État à la disposition de Gotham18». Puisque cette citation est dite par une figure d’autorité, il semble évident qu’elle fera vite l’unanimité: «Les sujets ou les individus s’identifient au pouvoir, parce que celui-ci leur permet de détourner sur d’autres […] l’agression, la peur et la souffrance19». Batman est alors défini par les autorités comme un danger ultime au bon fonctionnement de la société, venant justifier toute la polyphonie des voix populaires qu’Alan Moore nous avait présentée. Chez Moore, cette critique des justiciers masqués se dispose en filigrane et se déploie de manière grandiose dans la chute du récit, qui est transforme le récit au grand complet finalement en un grand complot qui ne peut plus se démanteler et auquel tous les personnages doivent faire face: les six premières pages du dernier chapitre montrent le résultat final du complot sous le sous-titre «A Stronger Loving World». On y voit des centaines de cadavres, de la fumée, des morceaux de journaux, des affiches, des publicités et des morceaux de la bête créée par Veidt, le tout représenté avec des couleurs éclatantes.
Mais que font les justiciers masqués qui déplait tant aux institutions à un point tel qu’elles les déconstruisent dans les médias? Ils remettent en question leur autorité. Ils soulignent l’inefficacité du système mis en place. On peut rapidement comprendre que les médias de masse n’apprécient pas qu’on brise leur pouvoir de diffusion d’opinion publique. De plus, les justiciers s’ordonnent aussi eux-mêmes des qualités qui leur permettent socialement de trancher le bien du mal, ce qui normalement relève d’un consensus social, bien plus que de la subjectivité d’un seul individu. Comme les vengeurs masqués refusent d’adhérer au système créé, le système n’a pas le choix de les rejeter avant que cette inadéquation ne se répande. Les masses médias reproduisent donc la théorie de Karl Marx: «La conscience est a priori un produit de la société et le restera aussi longtemps qu’il existera des hommes20». Les théories de l’école de Francfort vont aussi en cette direction, mais plus précisément dans le cadre de notre société actuelle de consommation. Les médias sont devenus pour eux des instruments de domination politique, comme, par exemple, la télévision qui déverse des idéologies sur un public passif. «Les hommes coïncident de plus en plus avec les rapports qui les oppriment et les mutilent sans pouvoir vraiment s’y opposer 21» et c’est justement le devoir que le vengeur se fait: s’opposer aux rapports incohérents.
Les deux récits mettent en scène des personnages omniscients et démiurges, soit de réels superhéros, qui sont en filiation directe avec les autres protagonistes. Or, ces personnages sont tout deux, Dr Manhattan et Superman, utilisés par les gouvernements, probablement parce que chacun d’eux «pourrait s’emparer du gouvernement, battre une armée, altérer l’équilibre des affaires planétaires22». Ils doivent d’une part accepter les décisions prises par les chefs politiques pour ainsi protéger la société de tous dangers, intérieur ou extérieur. D’ailleurs, une séquence de cases dans le deuxième livre de The Dark Knight Returns transforme réellement le drapeau américain en signe de Superman, comme s’ils ne faisaient qu’un, le Superman étant le corps tout puissant soumis aux désirs du gouvernement. Les dangers externes sont les missiles communistes et la menace nucléaire, avec lesquels on voit littéralement Superman se débattre. Or, les menaces internes sont les justiciers masqués eux-mêmes, et les figures de superhéros doivent alors éliminer cette menace afin de reconstruire l’ordre social. Chez Moore, Dr Manhattan devra donc tuer Rorschach, qui voulait que «Evil must be punished. People must be told23», réitérant une idéologie réconfortante pour la population: les maintenir dans l’ignorance afin de conserver l’ordre dans la structure. Superman fera de même, il s’engagera dans un combat contre Bruce Wayne, tuant ce dernier afin de l’empêcher de troubler l’ordre public. Or, dans les deux cas, malgré la surpuissance du superhéros, quelque chose survit à la mort, déconstruisant totalement son pouvoir. Dans le cas de Bruce Wayne, il s’agit de sa propre personne complète, tâchant ainsi de mettre un poids sur la conscience du Superman et lui montrant ainsi qu’il l’a vaincu. Chez Moore, c’est le journal intime de Rorschach qui lui survit. Les deux récits ouvrent ainsi à une continuité. Comme dirait le Dr Manhattan lui-même: «In the end? Nothing ends, Adrian. Nothing ever ends.» 24
À la base même de la conception de la bande dessinée on retrouve la littérature et les arts visuels, l’animation et la caricature, avant que sa légitimation n’aie pris place dans un autre média: le journalisme. Il est intéressant de voir qu’au moment de la grande légitimation de la bande dessinée (beaucoup de grands prix littéraires ont été remis aux deux œuvres étudiés, parfois pour la première fois à une bande dessinée), la question du médium passe de la forme au contenu: The Dark Knight Returns et Watchmen critiquant justement les différentes masses médiatiques, par le contrôle que les institutions en font, conservant la population dans la plus totale aliénation.
1. La création du personnage de Batman a été produite en 1939, puis elle sera diffusée dans les Daily Strips en 1943.
2. Alan Moore, Watchmen, DC Comics, 1986.
3. Frank Miller, The Dark Knight Returns, DC Comics, 1986.
4. Patrick Gaumer, Dictionnaire mondial de la BD, Paris, Larousse, 2010, p.60.
5. Ibid., p. 911.
6. Umberto Eco, «Le mythe de Superman», La bande dessinée et son discours, Communications, no.24, 1976, p. 26.
7. Frank Miller, «Livre Un- Le retour», The Dark Knight Returns, op.cit.
8. Alan Moore, «Under the hood», Watchmen, op.cit., p. 5.
9. Frank Miller, «Livre deux –Le triomphe», The Dark Knight Returns,op.cit.
10. Alan Moore, «Chapter VI», Watchmen, op.cit., p.17.
11. Umberto Eco, op, cit., p. 37.
12. Scott McCloud, Understanding comics, HarperCollins, 1993, p. 126.
13. Patrick Gaumer, Dictionnaire mondial de la BD, op.cit., p.597.
14. Nous parlons ici de la théorie de Roland Barthes pour lequel des détails «inutiles», des suppléments décoratifs, par exemple, ne font que référence à leur propre référentialité et ainsi à un réel propre à cette fiction.
15. Frank Miller, «Livre un –Le retour», The Dark Knight Returns, op.cit.
16. Frank Miller, «Livre Deux -Le Triomphe» The Dark Knight Returns, op.cit.
17. Ibid.
18. Frank Miller, «Livre Quatre- La Chute», The Dark Knight Returns, op.cit.
19. Jean-Marie Vincent, La théorie critique de l’école de Francfort, Galilée, 1976, p. 113.
20. Ibid., p. 9.
21. Ibid., p. 112.
22. Umberto Eco, op.cit., p. 37.
23. Alan Moore, «Chapter XII», Watchmen, op.cit., p. 23.
24. Alan Moore, «Chapter XII», Watchmen, op.cit., p. 27.
ECO, Umberto, «Le mythe de Superman», La bande dessinée et son discours, Communications, no.24, 1976, p. 24-40.
GAUMER, Patrick, Dictionnaire mondial de la BD, Paris, Larousse, 2010.
MCCLOUD, Scott, Understanding Comics, HarperCollins, 1993.
MILLER, Frank, The Dark Knight Returns, DC Comics, 1986.
MOORE, Alan, Watchmen, DC Comics, 1986.
VINCENT, Jean-Marie, La théorie critique de l’école de Francfort, Galilée, 1976.
Lafortune, Lauriane (2012). « Justiciers masqués et médias de masse ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/justiciers-masques-et-medias-de-masse], consulté le 2024-12-11.