Après une présentation que j’ai faite dans un colloque il y a quelques années, on m’a critiquée en me disant que mes propos revenaient à chercher des poux dans la tête de quelqu’un, c’est-à-dire, grosso modo, à voir des problèmes là où il n’y en a pas. J’aurais eu envie de répondre qu’au contraire, des «poux», il y en a partout, tout le temps, de toutes les sortes. Je ne me souviens plus exactement quelle fut ma réponse, mais sans doute ai-je été d’abord décontenancée, puis ai fourni une réponse cinglante, à même de renvoyer la balle à mon interlocuteur (car je me souviens bien qu’il ne s’agissait pas d’une interlocutrice). Je donnais alors une présentation sur la femme détective dans les séries télévisées contemporaines, puis j’émettais l’hypothèse, à partir de l’exemple de Carrie Mathison dans Homeland (après l’avoir largement appuyée), que ce type de personnage féminin est toujours présenté comme hystérique, ou du moins que ces femmes sont à tous coups dérangées, qu’elles se rapprochent de quelque chose qui tient de la folie. Du moins, j’avançais que l’offre est limitée en termes de personnage féminin équilibré. En fait, on me reprochait d’adopter une posture féministe alors que ce n’était pas nécessaire puisqu’il s’agit, au fond, d’une des caractéristiques principales de tout personnage de détective, homme ou femme. J’avais pourtant bien nuancé mon propos, comme une bonne étudiante universitaire, reconnu quelques failles à mon argumentation, et même offert un contre-exemple avec celui de Stella, dans la série The Fall. Et puis, c’est récemment que je me suis rendue compte qu’en plus de Stella, une autre brèche s’est ouverte, au grand plaisir de mes détracteurs, j’imagine, avec l’arrivée de Jessica Jones sur nos écrans (d’ordinateurs. Je précise que la série n’est disponible que sur Netflix). Elle m’a permis de me remémorer cette anecdote, et d’ainsi revenir sur un travail déjà entamé auparavant, celui de réfléchir aux personnages de femmes détectives dans les séries télé. J’ai voulu observer plus particulièrement ce qui caractérise Jessica Jones, personnage principal de la série homonyme, mais surtout le scénario qui permet à cette émission de tenir des propos singuliers dans un univers qui, de prime abord, ne porte pas particulièrement souvent une voix féministe. En effet, Jessica Jones s’inscrit dans la longue tradition d’histoires de détective au masculin, de boys’ club bien enracinés dans la culture télévisuelle, en plus de provenir d’un univers tout aussi masculin, soit celui de Marvel (qui produit d’ailleurs la série).
Mes observations sont orientées autour de mes impressions sur la série, qui m’a semblé, lors de mon visionnement, quelque peu utopiste quant à la vision qu’elle porte des femmes, se dévouant à projeter une image constructive et affranchie d’un personnage féminin, ce qui m’était apparu alors comme tellement évident que c’en était maladroit. Or, après réflexion, j’ai pris conscience que cette série tient un discours beaucoup plus nuancé et qu’elle contribue à construire un nouveau modèle de personnage, porteuse d’un discours féministe. De manière plus large, j’espère montrer, avec cette courte analyse ancrée dans une perspective féministe sur la culture populaire, que les séries télévisées détiennent une place significative dans l’étude des discours. En effet, c’est notamment à l’aune de la nouvelle offre télévisuelle que l’on peut, à mon sens, juger des progrès idéologiques de la société contemporaine. Il me semble que les séries télévisées, depuis une vingtaine d’années, ne cessent de nous renvoyer une image de nous-mêmes, un portrait qui ne peut échapper à une réflexion sur les représentations que projettent des personnages singuliers, mis en scène dans des scénarios souvent très près de la réalité. J’aimerais questionner ce qu’ils disent sur notre société, et surtout sur celle dans laquelle les femmes vivent. S’il ne s’agit pas de mon domaine d’expertise, que mes réflexions relèvent surtout de sentiments ancrés dans le divertissement, je ne pouvais passer sous silence ce que Jessica Jones a d’une femme ingouvernable, qui tient d’une force tranquille n’attendant que le bon moment pour frapper là où ça fait mal.
Jessica Jones apparaît d’abord dans la série de bandes dessinées Alias, composée de 28 épisodes et publiée en 2001. Jones est une ancienne superhéroïne : elle s’est retirée de la clique des Avengers, sans toutefois se départir de ses pouvoirs, soit une force et une agilité surhumaine. Après sa «retraite», Jessica Jones est devenue détective privée pour sa propre agence, Alias Investigations. Or, bien vite, son passé de superhéroïne la rattrape et elle y est confrontée autant dans les bandes dessinées que dans la série télévisée. Après Agent Carter, il s’agit de la deuxième émission produite par Marvel dont la protagoniste principale est une femme. Comme l’écrit Heather Hogan du site web Autostraddle,“ Jessica Jones is not a perfect television show, but it is a perfect punch in the face to the reasons the art of superhero storytelling has mutated into one of the most sexist industries in America”.
C’est que de la franchise Marvel, en date de 2015 et toujours selon Hogan, seulement trois émissions de télévision mettent en scène des personnages principaux féminins, soit Agent Carter, Supergirl et, bien sûr, Jessica Jones, et seulement un film de superhéroïnes a percé le grand écran, soit Elektra, sorti en 2005. Évidemment, peut-être que cela est dû au fait que peu de bandes dessinées en soi proposent des superhéroïnes, et qu’il est dès lors impossible de les adapter au petit ou au grand écran (cela va de soi!). Or, on affirme souvent que c’est parce que le public cible est essentiellement masculin, mais on ne peut nier, quant à moi, que ce ne soit plus le cas maintenant. Le public s’est largement diversifié, et en ce sens, il était peut-être temps que les superhéroïnes prennent d’assaut le petit écran, d’où l’intérêt premier d’une émission comme Jessica Jones.
Jessica Jones est, pour reprendre les mots de son acolyte masculin, Luke Cage, “a hard-drinking, short-fused messed of a woman”. Elle est une héroïne complexe, qui ne cherche à être sympathique avec personne (ce qui ne l’empêche aucunement d’être empathique, par contre), et qui fait à sa tête, la plupart du temps, ce qui est déjà très rare dans l’univers télévisuel, et aussi dans le monde de Marvel. Je reprends les mots de la réalisatrice Melissa Rosenberg: “She’s so unapologetically who she is. She’s unapologetic about her sexuality, about her powers, about her drinking, about just anything. She’s just kind of who she is. Nor does she make a big deal of it. It’s just going through life”. Par contre, et c’est d’ailleurs la réalisatrice elle-même qui insiste sur cet aspect dans plusieurs entrevues, la particularité de ce personnage est qu’il ne se définit aucunement par son genre. Rosenberg dira, lors d’une conférence:
This is the first female superhero lead that [Marvel] has done, so there’s a certain amount of responsibility that comes with that, but it was never gender specific. It was a character. […] I think that’s one of the traps that writers can fall into. I get asked a lot about how you build strong female characters. That’s so weird. If you have a white guy you don’t get asked how you build a strong white guy but you do if it’s a woman. So it’s about putting gender aside and writing an interesting character. (Dekel)
Elle voulait donc s’écarter du stéréotype de la “femme forte”, le cliché de celle qui a un fort caractère, qui est dure, inébranlable. Or, Jones n’est pas forcément «forte» de caractère : on a accès à ses faiblesses, on la sait fragile. J’ai voulu voir comment cela se déploie, et montrer que parce qu’elle ne s’attache pas à ce stéréotype et qu’elle propose un personnage beaucoup plus complexe et plus nuancé, cette émission est en avance vis-à-vis d’autres séries télé. À mon avis, c’est parce qu’elle présente une relation d’abus entre deux superhéros que la série construit un nouveau discours.
Car même si la réalisatrice et scénariste ne veut pas insister sur le genre, c’est bien parce qu’elle est une femme que la série peut porter un discours sur le consentement et la culture du viol. Si Melissa Rosenberg voyait avant tout Jessica Jones comme un personnage et non comme un personnage féminin, comme définie par son genre (au même titre qu’on ne dit pas «ce personnage est masculin»), elle avait tout de même conscience que la perception de la vie d’une femme est différente à cause de la misogynie qu’elle vit dans son quotidien. Cela change bien sûr la perspective avec laquelle la série aborde ces sujets. On a d’ailleurs reproché à l’émission de porter des thèmes lourds, trop profonds pour être une série de superhéroïnes. Pourtant, pour moi, c’est exactement à la concordance de ces deux aspects, c’est-à-dire parce que c’est une série de Marvel et parce qu’elle aborde ces sujets, que l’émission devient intéressante. Il s’agit en effet d’une toute nouvelle approche du genre, où l’univers de superhéros et de superhéroïnes devient un prétexte, où les pouvoirs sont carrément une métaphore, puisque les habiletés surnaturelles de Jessica Jones sont utilisées pour présenter les privilèges des hommes blancs, le choc post-traumatique qui suit un abus sexuel et pour aborder la notion de consentement. La réalisatrice réussit à montrer les cicatrices et les dommages que laisse ce type d’expérience sur une personne. La série met la lumière sur une survivante.
Je me dois donc d’aller un peu plus loin dans le synopsis que je vous ai présenté précédemment. On entre en effet dans l’univers de Jones alors qu’elle est devenue détective privée, accumulant les enquêtes pour adultère et s’envoyant plusieurs bouteilles de whiskey par semaine, en plus de traquer Luke Cage, un homme qui tient un bar et qu’on soupçonne d’emblée avoir un quelconque lien avec le scénario, ce qui s’avérera vrai, au fil des épisodes. Dès les débuts de la série, une famille contacte Alias Investigations concernant leur fille disparue, Hope. À travers ses recherches, Jessica se rend compte qu’Hope est sans doute une nouvelle victime de Kilgrave, un homme qui peut contrôler les esprits des gens et de qui elle a elle-même été victime par le passé. On entre alors dans la course de Jones contre cet ennemi, dont elle a réussi à s’échapper, mais qui, depuis sa fuite, est obsédé par Jessica et tente de la reconquérir. Les téléspectatrices comprennent alors qu’il s’agit du trauma que Jessica Jones a vécu et de la raison pour laquelle elle a quitté «le monde des superhéroïnes», mais qui explique également (en partie) son caractère. Elle est en effet fortement marquée par ce qu’elle a vécu et tentera de sauver Hope des griffes de Kilgrave non seulement par vengeance, mais surtout pour la protéger des traumatismes dont elle porte encore les traces.
La série s’ancre donc autour de cet événement de la vie passée de Jessica Jones, pierre de touche de tout le scénario de la première saison. Or, la réalisatrice brise certains codes souvent associés à ce type de scènes puisque sans montrer de viol ou d’abus, elle aborde de front le sujet. À ce propos, Rosenberg a d’ailleurs déclaré:
Rape, we all know what that looks like. […] We’ve seen plenty of it on television, used as titillation, and I didn’t have any need to see it again. But I wanted to experience the damage that it does. I wanted the audience to really viscerally feel the scars that it leaves. (Hill)
C’est ce qui rend cette série intéressante d’un point de vue féministe. Mais il faut d’abord s’interroger sur les codes de genre que la série adopte et comment elle les utilise autrement, se les réapproprie pour, en quelque sorte, les renverser. C’est ce processus qui la rend, à mon avis, résolument féministe.
Jessica Jones appartient définitivement au genre du détective hardboiled, un sous-genre du genre détective, puisque, en plus d’adopter certains de ses codes esthétiques, le personnage de Jones possède des caractéristiques que l’on retrouve souvent chez ce type de détective: souvent dépeint comme une personne qui se détache des conventions, le détective hardboiled est peu typique quant à son approche du «métier» – bureau assez merdique, bordélique, gros penchant pour l’alcool -, mais qui se montre très futé quand vient le temps d’enquêter et de tirer des conclusions; des caractéristiques que l’on retrouve chez le personnage de Jessica Jones. Mais là où elle s’en rapproche le plus est que le détective hardboiled (et, souvent, le/la détective en général) est quelqu’un de tourmenté, hanté par un passé qui l’a mené.e où il ou elle est aujourd’hui; on découvre que des batailles internes le ou la traversent. Si cela peut paraître cliché, il s’agit aussi d’un argument servi pour soutenir la création d’un personnage «de fond». C’est d’ailleurs ce qu’on m’avait dit lors de ma présentation sur les femmes détectives, mentionnée précédemment: qu’il faut un peu de substance pour créer un «bon personnage», qu’une femme troublée, anxieuse, complexe est nécessaire pour «faire une bonne histoire». Jessica Jones n’y échappe pas, certes, mais tout cela est mis en place pour un propos beaucoup plus nuancé, qui va au-delà d’une adoption des codes du détective hardboiled, alcoolique et tourmenté. Le passé de Jones est révélé peu à peu, à travers les épisodes, et plutôt que d’enquêter sur un cas externe, comme souvent dans les enquêtes, où les intrigues sont construites à partir d’une requête extérieure, le centre du mystère est Jessica elle-même. Son passé noir et ses tourments incarnent le véritable noyau de cette émission. Le genre du hardboiled est utilisé: on ne s’arrête pas aux raisons pour lesquelles elle est ainsi, on les explore dans leurs profondes ramifications. On entre directement dans le choc post-traumatique d’un abus psychologique et physique; Jones est notamment, dans ses propres mots (j’y reviendrai), la survivante d’un viol. En cela, Jessica Jones va plus loin que de simplement renverser l’archétype masculin du détective privé imparfait et ivrogne.
Le même principe se lit aussi en ce qui concerne les codes du comics Marvel. Plutôt que d’être une anti-héroïne, Jones est une anti-superhéroïne. D’abord, et bien qu’il s’agisse peut-être d’une évidence, ses techniques d’investigation contreviennent à la loi et l’ordre. Disons qu’elle ne fait pas nécessairement dans le «politiquement correct», comme certain.e.s superhéros et superhéroïnes, mais elle se différencie en ce qu’elle ne cherche pas nécessairement à sauver la planète des griffes d’un grand méchant qui veut faire exploser la ville de New York (pour ne nommer qu’un exemple). De plus, s’il y a plusieurs références à l’univers Marvel1, le principal point de pivot qui me permet d’affirmer que Jones «détourne» les codes de cet univers est que ses pouvoirs ne sont pas inhérents à sa personnalité. En effet, ils ne lui servent pas nécessairement; au contraire, elle ne souhaite pas nécessairement les utiliser puisqu’ils la rattachent à l’idée du pouvoir, du contrôle et que cela lui fait penser à Kilgrave, donc à son traumatisme. Au contraire d’autres superhéros et superhéroïnes, sa force surnaturelle est un atout parmi tant d’autres et ce n’est pas ce qu’elle met de l’avant, ni ce que la série met de l’avant, en faisant le choix, par exemple, de ne la montrer que très rarement en train d’utiliser ses pouvoirs. D’ailleurs, l’origine de ceux-ci, plutôt que d’être centrale à l’histoire, est écartée dans un dialogue de dix secondes avec Luke Cage: “Experiment,” explique Cage à Jessica, “You?” “Accident,” réplique-t-elle (saison 1, épisode 2). En un dialogue de quelques mots, on élimine quelque chose qui est normalement un élément essentiel au scénario des histoires de superhéros, qui explique comment il ou elle est devenu.e ce qu’il ou elle est, comme Daredevil et son enfance trouble ou Batman et la mort de ses parents. Les pouvoirs de Jessica Jones ne sont pas expliqués par son passé. Souvent, ou la plupart du temps, les hommes deviennent des superhéros après avoir vécu un trauma, alors que pour Jones, le trauma est ce qui la fait réfléchir à ses pouvoirs. Les raisons de ceux-ci ne sont aucunement importantes, c’est elle qui l’est, c’est comment elle survit au quotidien. Elle est une superhéroïne parce qu’elle est une survivante d’abus, qu’elle tente de vivre au quotidien avec cette expérience traumatique, mais cela ne l’a pas transformée en superhéroïne. De plus, elle se distingue des codes Marvel, ou, plus largement même, des récits de détective, car elle ne frime pas avec ses pouvoirs, comme le font la plupart des superhéros masculins ou détectives; pensons à Iron Man et son incarnation cinématographique par Robert Downey Jr., ou à Sherlock Holmes et celle de Benedict Cumberbatch. Spécialistes du mansplaining, ces deux personnages n’hésitent pas à exposer leur intelligence remarquable et leur sens de la déduction; il s’agit même, je dirais, d’un des traits récurrents de la plupart des histoires d’enquête au masculin. La fin de bon nombre de romans policiers à énigmes est constituée d’une démonstration du pouvoir masculin de la résolution d’enquête, avec un récapitulatif effectué par l’enquêteur; Jessica, elle, planifie les choses et les exécute sans tambour ni trompette. Chez d’autres personnages, dans d’autres émissions, les hommes, s’ils n’ont pas de pouvoirs surnaturels, ont des pouvoirs de détection «naturels», ou des connaissances et savoirs qui les placent comme étant supérieurs aux femmes. D’ailleurs, un des personnages masculins de la série, Simpson (un ancien soldat qui est devenu policier pour la ville de New York), qui est censé l’aider à élaborer un plan, est présenté comme agaçant, comme celui qui vient contrecarrer les stratagèmes de Jessica. Il serait bien le «sidekick» que l’on trouve dans tout comics, mais à la place, sa crédibilité est constamment remise en question et ses connaissances ne sont aucunement mises en valeur. Il interfère dans l’enquête de Jessica et son côté condescendant et sa posture d’«homme blanc privilégié» ne lui accorde aucune importance dans la structure narrative. Il y a une scène exquise dans la série, où Trish, la meilleure amie de Jessica et sa sœur adoptive, qui a une aventure avec Simpson, lui remet au visage bien comme il faut son mansplaining [pendant une conversation entre les trois personnages, qui élaborent un plan, une stratégie]: «Last night was fun, but I don’t want your opinion».
Tout cela m’amène à vous parler du vilain, qui se retrouve dans toute histoire de superhéros, mais qui porte une autre signification dans le scénario de Jessica Jones. Le vilain, dans cette série, est Kilgrave, l’homme qui a utilisé son pouvoir de contrôler les esprits sur Jessica dans les mois précédents le début de la série télé. Déjà, lui non plus n’est pas un vilain typique de Marvel: il ne veut pas détruire le monde à l’aide d’armes de destruction massive. C’est le contrôle qu’il peut exercer sur les autres qui le rend vilain; en fait, j’aimerais avancer qu’il est le cauchemar de toutes les femmes. Pour emprunter l’expression utilisée dans un article de Bitch Media, Jessica Jones met un nom sur le pire des méchants (“the most evil vilain”) (Yang): l’abus.
Jessica a été sous le contrôle de Kilgrave pendant plusieurs mois, mais a réussi à s’en défaire lors d’un moment de vulnérabilité de ce dernier. Elle en ressort toutefois traumatisée, et les téléspectateurs et téléspectatrices revivent cette période à travers l’enquête pour retrouver Hope, qui replonge Jessica dans ces événements puisque Kilgrave s’avère être le responsable de cette disparition. Ce qui est particulier, d’abord, comme je le mentionnais, est que toute forme de viol ou d’abus sexuel n’est jamais montrée (on ne voit qu’une scène où elle est sous son contrôle, où il l’oblige à se couper l’oreille parce qu’elle ne l’écoutait pas). C’est plutôt sous-entendu: Kilgrave a fait faire à Jessica toutes sortes de choses dont on se doute, mais qui n’ont pas besoin d’être visuelles pour que l’on puisse les comprendre. Nous avons seulement besoin que Jessica le confronte en lui disant: “You raped me”. Comme le soulève la productrice, Rosenberg, personne n’a besoin de voir un viol de manière graphique pour saisir ce dont il est question. Si l’abus est fondamental au scénario, il n’est jamais visible; toujours présent, mais invisible. Ainsi, les téléspectatrices voient plutôt les effets d’un abus, et dès lors, la série fait réfléchir au consentement. Si normalement, un viol est utilisé comme «péripétie» dans une histoire, comme un élément déclencheur ou un procédé narratif, Jessica Jones est complètement ailleurs: “I didn’t want any of it”, crie Jones à Kilgrave. Une survivante d’abus sexuel et psychologique confronte son agresseur, sous nos yeux. Assez révolutionnaire, pour une série télé tout court, et pour Marvel encore plus.
J’en suis donc venue à penser que Kilgrave n’est pas un vilain Marvel comme les autres. Il m’est apparu, après réflexion, comme l’abuseur de tellement de victimes, de survivantes. Il est présenté comme un homme charmant, amical, et bien habillé, respectable. Or, dans la vie quotidienne, il est complètement contrôlant, cruel et violent. Au dixième épisode de la série, on nous explique pourquoi il est devenu ce qu’il est: son passé douloureux et ses parents, qui auraient fait des expériences scientifiques sur lui, seraient les responsables de son état psychologique. Cela est toutefois complètement renversé quand on met en scène ses parents et que l’oncomprend qu’au contraire, ils ont tenté de l’aider. C’est peut-être là où j’apporterais un petit bémol: Kilgrave est le mal incarné et son passé n’explique pas sa nature démoniaque. En cela, il serait peut-être plus près des comics Marvel, où la malveillance des méchants leur est inhérente, inexpliquée. Les «méchants» doivent rester «méchants». Pourtant, je vois quand même un tour de force de la part de la série: Kilgrave est le réel archétype de l’homme confiant, charismatique qui obtient tout ce qu’il veut, quand il le veut. Bon, évidemment, dans son cas, cela est littéral. Mais on comprend quand même, à travers la lentille superhéroïque, que les agresseurs détiennent un pouvoir psychologique effrayant. Kilgrave n’a plus le contrôle sur Jessica à travers son pouvoir surnaturel, mais il réussit quand même à la faire souffrir au quotidien, à garder la violence psychologique effective. Elle doit composer une comptine pour les moments où elle sent la panique l’envahir et que ses émotions prennent le dessus…Pour reprendre le titre d’un article du site web The Verge, la série montre que les hommes n’ont pas besoin d’être «evil» ou d’être surhumains pour profiter des femmes. Et cela, à mon sens, est tout aussi troublant que lorsque Kilgrave force un homme à demeurer les yeux ouverts pendant des heures. Il est, en ce sens, l’incarnation d’une certaine forme de privilège patriarcal, son super pouvoir étant celui d’être un homme blanc hétérosexuel dans une société occidentale, et, donc, d’avoir tous les privilèges. Un des éléments les plus probants à cet égard est lorsqu’il force Jessica (et Hope, on le voit à quelques reprises) à sourire. Il lui demande plusieurs fois dans la série, et va même jusqu’à faire du chantage: si elle n’envoie pas de selfies d’elle qui sourit chaque jour, il y aura des conséquences. Je cite ici un article de The Guardian: “Kilgrave’s obsession with smiling is a pointed comment on the widespread phenomenon of men hectoring women to smile on the street, and the point of the comparison is that the difference between “be happy” and “look happy” is vast.” On comprend aussi, lors de moments de flash-back, que le sourire est un élément important dans l’histoire entre Jones et Kilgrave: il a été un symbole de sa soumission à cet homme lorsqu’elle était sous son contrôle. Puis, lors d’une des scènes finales, alors qu’elle le confronte, Kilgrave demande à Jessica de sourire et de lui dire qu’elle l’aime; Jessica obéit, mais profite de ce moment de faiblesse de Kilgrave, qui pense qu’il la contrôle, pour le tuer. Ce sourire est donc celui de la victoire; elle reprend ainsi contrôle sur «son sourire», et, symboliquement, sur sa vie, oserais-je dire.
L’émission, donc, présente une survivante. Elle est un modèle de personnage différent, peut-être pas nécessairement complètement positif, mais du moins bien réel : ce n’est pas parce qu’elle a des pouvoirs surnaturels qu’elle ne vit pas dans la peur, elle se pose probablement les mêmes questions que toute victime d’un tel abus, et surtout, montre qu’il faut avancer malgré tout. Je cite ici un article du site Bitch Media:“[Jessica] can literally leap a building in a single bound, but she’s just as manipulated by Kilgrave’s powers as anyone else”. Ainsi, son «pouvoir», sa véritable «force» est de mettre un pied devant l’autre et d’essayer de guérir d’une expérience traumatique, et c’est en cela qu’elle est une superhéroïne. De plus, la série condamne les agresseurs: dans une société comme la nôtre qui les protège, qui se permet souvent de blâmer les victimes (je pense au procès Ghomeshi, ou, plus récemment, aux dénonciations envers Donald Trump), il s’agit d’un discours encourageant. Le personnage de Jessica Jones montre qu’aucune femme n’est à l’abri des formes d’abus exercées par les hommes, mais à la fois qu’une personne n’a pas besoin d’être parfaite pour mériter le respect. Jessica Jones attaque la culture du viol; si ce n’est pas de front, c’est du moins implicitement la question du consentement qui est interrogée. La série traite les victimes autrement, à mon sens; contrairement, peut-être, à la vie réelle, et malgré que cela prenne un certain temps, on croit Jessica, on finit par comprendre que Kilgrave n’a pas eu son consentement. Il y a là un effet de réel vraiment fort, malgré, ironiquement, que l’on soit dans une série de superhéroïnes et de superhéros.
Une autre partie de cet effet de réel réside dans le portrait de Kilgrave. Le personnage ne voit absolument pas ce qu’il y a de mal dans ce qu’il fait, se place même en posture de victime, à certains moments, et pour moi, cela constitue un autre exemple de la force de cette série en ce qu’elle remet la faute à ceux à qui elle appartient véritablement. À plusieurs moments, lorsque Kilgrave utilise ses pouvoirs pour obtenir ce qu’il veut, on le voit heurter les gens lorsqu’ils sont dans leur état le plus vulnérable, et en cela, il s’agit d’un reflet très juste de la manipulation et de l’abus psychologique que peuvent vivre les victimes. J’écrivais précédemment qu’on ne voit pas de viol de manière graphique; or, on voit parfaitement ce que peut provoquer psychologiquement ce type d’agression et il y a donc des similarités très nettes avec ce que beaucoup de femmes vivent dans la réalité. Puisque Kilgrave est complètement désillusionné quant à ce qu’il fait subir à Jessica, et qu’il est aveugle quant à son propre manque de sympathie, la notion de consentement est frappante: il pense réellement qu’elle voulait tout ce qui se passait, alors qu’elle n’avait aucunement la capacité d’accepter ou même d’acquiescer. Kilgrave est convaincu qu’il n’a fait qu’agir en concordance avec les désirs de Jessica, alors que, comme je le mentionnais plus tôt, “she didn’t want any of it”. Kilgrave réplique que c’est de la “revisionist bullshit”; cette manipulation émotionnelle s’inscrit dans l’incapacité du personnage masculin à comprendre que ce qu’il fait est cruel, inhumain, et surtout, machiste. C’est comme s’il représentait cette culture de la masculinité, ces hommes qui ne pouvaient pas savoir que ce qu’ils font est mal parce qu’ils sont «nés comme ça», que leurs comportements leur sont incontrôlables. «Boys will be boys», affirme le vieil adage. Et puis c’est assez ironique, parce qu’une des réactions à la série (même s’il s’agit d’une minorité de personnes) a été de dénoncer le fait que c’était du sexisme inversé, c’est-à-dire d’affirmer que l’émission est sexiste envers les hommes, que l’équipe derrière l’émission «haït les hommes». Ce tweet illustre bien l’effet qu’a eu Jessica Jones sur le public.
Or, c’est tout le contraire: il y a un véritable texte politique qui sous-tend cette émission, et cela opère dans le cadre d’un genre populaire, dans lequel les personnages masculins sont les plus souvent, sinon toujours, favorisés.
Je pense qu’il faut donc voir au-delà de la simple liste d’épicerie qui nous permet de poser l’étiquette «féministe» ou «antiféministe» à une série télé. On ne peut pas dire que Jessica Jones est une émission féministe parce que son personnage principal est féminin. Il ne suffit pas de placer quelques répliques contre le patriarcat ou contre les hommes, ni de faire prononcer à des personnages des discours sur le féminisme pour faire d’une émission une émission féministe, ni de mettre comme personnage principal une femme avec une attitude de je-m’en-foutisme, forte (dans tous les sens du terme), qui exprime sa colère, et qui ne porte pas de costume, mais un manteau de cuir, ni de tenir des propos pour l’avortement, de montrer un couple de lesbiennes, une sexualité positive, où la femme domine, de montrer un homme violent qui avale en masse des pilules qui portent le nom d’un groupe de masculinistes (“red pill”2).
Donc, outre cette liste d’épicerie, il faut comprendre que Jessica Jones va jusqu’à proposer un cadre narratif où on présente la misogynie qui structure notre société. Or, il ne faut pas non plus tomber dans le panneau et voir une simple «inversion» des rôles; ce serait ainsi assumer qu’il y a des rôles pour chacun des sexes et que pour faire une émission féministe, il suffit de donner un rôle écrit pour un homme à une femme. Au final, je suis d’avis que Jessica Jones tient un propos nuancé; le message est beaucoup plus complexe que “Yay women! Boo men!” (Siede). Le pouvoir des hommes, incarné dans le contrôle surnaturel de Kilgrave, et la force de Jones, sont reconstitués dans un autre cadre narratif pour montrer comment cela est genré, au sens des rôles de sexe, mais genré aussi au sens de «genre du comics»!La force et le contrôle opèrent, dans Jessica Jones, comme métaphore de ce qui est parfois invisible, mais quotidien dans la vie des femmes, et ce, sans tomber dans de mauvais clichés.
En écrivant ceci, je me demande si Jessica Jones, comme nouveau modèle de superhéroïne (parce qu’elle renverse certains codes du genre tout en en adoptant), nouveau modèle de détective (on a même carrément dit que c’était l’opposé de toutes les autres émissions de détective sur les ondes en ce moment – j’ajouterais avec The Fall), je dirais, donc, nouveau modèle de personnage féminin, arrivera à véritablement changer certains esprits, certaines perceptions. Je m’interroge, dernièrement, à savoir si le féminisme a besoin d’un lieu. Et je me dis que si ce lieu est la télévision, que des émissions arrivent à parler du consentement, d’abus psychologique et sexuel, peu importe les codes qu’elles adoptent, elles peuvent sans doute, je l’espère, éveiller certaines consciences. Que cette fois-ci, j’ai cherché les poux, et à l’instar de Stella dans The Fall, Jessica Jones a la tête bien propre.
1. Il s’agit principalement de clins d’œil, comme un petit garçon déguisé en Captain America, que l’on aperçoit pendant une scène où il court dans un parc, ou dans certains dialogues échangés par les personnages principaux.
2. Le «Red Pill» est le véritable nom d’un groupe d’hommes qui se portent à la défense des droits des hommes aux États-Unis. Ils utilisent le terme “’blue pill’ to refer to conventional dating practices. According to MarriedManSexLife.com […], the blue pill is “what women say they want from a man. […] Enter ‘red pill’ theory. This is the belief that what women really want from men is a bit of good old-fashioned subjection.” [http://www.telegraph.co.uk/women/life/red-pill-mens-rights-anti-feminist…]
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