Umberto Eco a très bien montré, dans son chapitre «le mythe de Superman», que ce superhéros emblématique existe à l’intérieur d’une société temporellement figée afin qu’il puisse régler infiniment des crises momentanées où rien ne change vraiment en profondeur. Ce schéma représentatif marquant une période de la bande dessinée permet d’éviter les critiques d’une société, qui demeure (comme le personnage principal) inchangée. Les bandes dessinées plus contemporaines, dont Watchmen est un exemple éloquent, s’interrogent généralement davantage sur l’aspect social des superhéros (par exemple, l’impact de justiciers masqués et d’un vrai superhéros, le Dr Manhattan, à l’époque de la guerre froide). Cette analyse s’intéresse à ce titre aux deux sociétés impitoyables et très différentes qui traversent le manga Gunnm et la bande dessinée V pour Vendetta, ainsi qu’aux réactions de leur personnage principal (Gally et V), qui correspond assez bien à la figure du superhéros1 et dont la passion permet de dépasser la logique de leur système. Plus précisément, Gally réalise une véritable ascension sociale à partir du moment où Ido la trouve amnésique dans un tas de ferraille et décide de la réparer. Ses aptitudes au combat lui permettent même d’être remarqué par Zalem, cité pourtant extrêmement élitiste, tandis que sa générosité et sa force de caractère expliquent les nombreuses rencontres qu’elle fait et les amitiés qu’elle développe autant à Zalem qu’à la surface, monde qu’exploite la cité dans les airs. Sa rencontre avec le Docteur Nova va considérablement réduire la prétendue supériorité accordée à Zalem. Le parcours de V est profondément différent: toutes ses actions semblent déjà préparées. Comme au théâtre, il ne lui reste plus qu’à jouer son rôle. Toutes ses attaques, qui déstabilisent la société totalitaire dans laquelle il vit, permettent aussi de former une jeune femme qu’il a rencontrée pour que celle-ci puisse éventuellement le remplacer dans son rôle de justicier. Ainsi, une société de classes sociales et un régime fasciste sont d’abord analysés, puis les héros qui y correspondent: une cyborg, passionnée par le combat, et un personnage masqué, qui théâtralise sa vendetta.
Dès le début du récit de Gunnm (dès la première phrase), une opposition simpliste présente les deux parties de cette société: «La ‘‘décharge’’. Territoire de tous les déchets – humains ou non – de Zalem. L’utopie flottant au-dessus des nuages» (Kishiro, Gunnm 1: 5). La boutade d’Ido Daisuke lorsqu’il présente Zalem à Gally réduit cette opposition élites/ rebuts: «Là-haut, c’est Zalem. La cité dans les airs…/ Ils nous ont toujours regardés de haut!» (12). Cette dernière la réutilise d’ailleurs plusieurs années plus tard, montrant l’influence de cette figure paternelle parfois trouble, qui permet de déconstruire une conception sociale réductrice.
La vie à la surface est certes précaire. De nombreux combats éclatent à l’intérieur des murs de la décharge, et chaque individu est plus ou moins laissé à lui-même. Des hunter-warriors, mercenaires combattant pour les usines à travers un système de primes pour chaque mission réussie (tuer un criminel recherché en est l’exemple le plus courant), régulent cette société. Un criminel comme Makaku n’est toutefois pas vraiment inquiété par ces mercenaires assurant l’ordre, qui voient en lui un adversaire trop puissant et doté d’un esprit profondément pervers et retors, avant que Gally n’intervienne. Au final, il représente ce qu’il y a pire dans Kuzutetsu, parce qu’il a connu le pire de la décharge, les égouts. Le traitement inhumain de ce monde ne lui permet d’exister et de sortir de son état de déchet qu’en massacrant ses semblables pour lesquels il existe alors. Il apprécie son combat avec Gally parce qu’elle lui permet enfin de vraiment exister, du fait qu’elle est réellement passionnée par son combat avec lui. Le motorball, qui est un sport extrêmement violent très populaire, amuse la masse. Gally y participe pendant une certaine période de sa vie, ce qui lui permet de rencontrer le champion et véritable surhomme Jashugan. Dans un tel monde, les humains biologiques sont généralement placés en état d’infériorité physique, raison pour laquelle plusieurs d’entre eux se transforment en cyborg2. Les habitants de Zalem considèrent que cette altération diminue leur caractère humain et les méprisent pour cette raison, qualifiant la décharge de sous-humanité – eux-mêmes sont définis par cette altérité, devenant alors la seule vraie humanité. Dans cette logique, parce qu’ils ont un statut supérieur, ces habitants peuvent diriger la société en imposant à la fois leurs règles et leur protocole bureaucratique.
Au début du sixième tome (Kishiro, Gunnm 6: 6-9, pour toutes les citations de ce paragraphe), la froideur mécanique des usines, qui dépendent des lois de Zalem, juge Gally pour avoir manipulé une arme à feu, action interdite aux habitants de la surface, pour sauver la décharge. Le chapitre s’ouvre avec une case noire où résonne fort un son angoissant, une des usines est montrée (ses tonalités sont particulièrement sombres). Le son se répète moins fort tandis que sont visibles des circuits par un plan trop proche, l’image télévisuelle présente Gally et le matricule de sa profession («Hunter-warrior numéro F33-405»). Le bruit revient fort alors qu’est en partie visible Gally, semblant très affaiblie par son dernier combat, ce que confirme un gros plan de son visage. Le pistolet qu’elle a utilisé apparaît sur le plan suivant au moment où le son se répète moins fort. Ce passage d’un plan d’ensemble glauque à un insert inquiétant où deux intensités d’un même son inconnu se reproduisent mécaniquement accentue la logique impitoyable du système bureaucratique dont l’auxiliaire pose une question auquel il connaît déjà la réponse: «Est-ce bien vous qui avez fait usage de cette arme?! Répondez!!» Le point d’interrogation est accompagné de points d’exclamation qui pressentent la fin d’un interrogatoire inutile, automatique. La réponse sincère et émotive de Gally, qui est fière d’avoir gagné le combat, permet de poursuivre l’application de lois sans nuance: «Selon la législation des usines en vigueur, l’usage d’une arme à feu…/ …est un crime de première catégorie!» Entre les points de suspension, il y a un passage d’un gros plan à un très gros plan, créant notamment un certain suspens neutralisé par la grosseur de l’écriture de la dernière partie auquel l’œil du lecteur est immédiatement happé. Cette transition de même que la grosseur supérieure de l’écriture du drône montrent également très bien l’absolue conviction du fonctionnaire automatisé face à Gally, épuisée, expression exprimée par la faible taille de sa typographie. Elle est ainsi aspirée pour être violemment jetée – image qui illustre le passage facile au statut de déchet dans la «décharge» – malgré une défense cohérente tandis que la porte se referme mécaniquement, bruyamment.
Bien sûr, les dirigeants de Zalem peuvent inférer dans les décisions de la surface. L’héroïne se retrouve ainsi dans une salle parfaitement blanche et silencieuse (contraste absolu avec le décor noir et bruyant qui a précédé). Elle est en pyjama blanc, symbole de pureté, qui s’oppose à sa tenue noire et à son corps de cyborg à moitié arraché par le dernier adversaire qu’elle a affronté, et semble très confortable dans son lit (plutôt que sur un sol métallique). Son futur chef Bigott apparaît virtuellement à l’écran télévisuel devant elle, il est posé, sérieux, intelligent (caractéristiques autant visibles dans ses paroles que dans ses expressions). Il explique lui parler à travers ses pensées dans une sorte de rêve et lui propose un avenir de façon magnanime et tout puissant (la main tendue et ouverte vers elle, en contre-plongée): «Je peux annuler ta condamnation. Je peux te fournir un nouveau corps… une deuxième chance!» (Kishiro, Gunnm 6: 14). La virtualité de l’écran ou du rêve est cohérente avec ce personnage qui n’est jamais sincère, qui l’utilise comme instrument pour les objectifs de la cité et qui n’hésite pas à l’offrir au docteur Nova lorsqu’il invite plus tard cet ancien citoyen à rentrer à Zalem. Elle se méfie d’ailleurs des conditions menant à sa salvation. Le discours de son futur chef sur la «sélectio[n]», qui permet de choisir ceux qui ont des «aptitudes au combat […] exceptionnelles!» (15), semble permettre à des individus qui arrivent à se dépasser de pouvoir au moins accéder à une reconnaissance de la cité utopique. Mais, elle n’est au final que le modèle original et remplaçable d’une série de combattantes élites, qui seront inspirées d’elle et de ses techniques de combat.
Sa mission finale est de capturer vivant le docteur Nova, savant fou dangereux et excessivement brillant, qui a découvert «le secret de Zalem» (Kishiro, Gunnm 8: 46), révélation ayant complètement angoissée son ami Ido au point qu’il ait finalement décidé d’effacer sa mémoire. Lorsqu’elle capture enfin sa cible, elle veut l’éliminer pour avoir vu toutes les horreurs qui sont nées de son génie. Son chef, qui ne peut rien faire derrière son écran, écume de rage, en lui affirmant qu’«[u]ne machine comme [elle] à moins de valeur que la moindre cellule du cerveau de Nova» (Kishiro, Gunnm 9: 10). Cette phrase furieuse devient particulièrement ironique après que Gally ait demandé à Nova de lui confier le mystère entourant Zalem, ce qui intrigue immédiatement son chef, qui n’est pas au courant. Nova explique avec intérêt qu’il s’agit d’un rituel initiatique de l’«ablation du cerveau alors remplacé par [une] bio-puce» (17), processus qui «‘‘normalise’’ les pensées des habitants de Zalem en supprimant tout stress inutile…/ comme la conscience de ne pas avoir de contrôle sur [leur] destinée!» (19). La page suivante (18, pour toutes les prochaines citations de ce paragraphe, sauf la dernière) présente la réception de ce renseignement clé, qui constitue le punch de cette série et qui accentue l’artificialité de la séparation entre humain réel et hybride. La première case présente un très gros plan sur la marque de laquelle se rapprochent deux doigts tremblant sur un front en sueur. Cette marque, qui identifie les habitants de Zalem, est apposée à l’âge adulte, après le rituel initiatique. Son iconographie, un rond noir (une tête) avec une partie effacée qui forme un rectangle au sommet du cercle (l’opération d’ablation du cerveau), représente, depuis les premières pages du récit, cette opération. La deuxième case montre un gros plan du visage du chef où sa tension se manifeste par des sueurs et des tremblements prononcés, qui semblent anticiper (et craindre) la question que pose Gally à la quatrième case: «Mais… êtes-vous encore… vraiment humains?». À la cinquième case, le plan montre la moitié de la face de Bigott, présentant la moitié de la face d’un humain, le reste étant indéterminé, vraisemblablement non humain, électronique. Le cadrage est resserré avec de petites lignes horizontales amplifiant l’impression chez le personnage qu’il est étranger à lui-même. À la sixième case, le docteur Nova hoche la tête tandis qu’un disque de lumière l’entoure. Malgré sa folie, il est parfaitement conscient de cette ambiguïté qu’il accepte (qui peut expliquer sa folie, du fait que ce secret ne peut être accepté que par un esprit infiniment ouvert). Il est même content de voir Gally poser la bonne question, ce qui lui permet de continuer sa démonstration. Dans la septième case, il souligne l’inutilité de l’aphorisme de Descartes («Je pense donc je suis») et met judicieusement en parallèle l’élite de la surface avec celle de Zalem, indiquant que les cyborgs ont «un vrai cerveau dans un corps cybernétique» tandis que ceux qui vivent dans les airs possèdent «un cerveau électronique dans un corps biologique», pour pouvoir ensuite demander «[q]uelle différence» avec un regard aussi triomphant que fou. Le chef refuse cette idée, ayant toujours considéré inférieurs ceux de la surface parce que leurs actions dépendaient de composantes mécaniques, qui les rendaient ainsi comparables à des machines. Par exemple, à un moment où il observe Gally combattre de façon particulièrement brillante, il ne peut s’empêcher d’être d’abord impressionné avant de se ressaisir en se disant que cela doit être «facile pour une machine!» (Kishiro, Gunnm 8: 183). Il perd alors complètement son sang froid, tente vainement de prouver la fausseté de cette découverte en s’ouvrant la tête en plein milieu de sa salle de travail. Il est alors neutralisé en même temps que plusieurs opératrices par le service médical que contrôle l’ordinateur responsable de la cité pour avoir vu le «secret de Zalem».
Une fois ce secret découvert, l’œuvre du docteur Nova acquiert une certaine logique (malgré sa folie). Responsable de la puissance de Makaku et de son goût pour les cerveaux (sans quoi il souffre) ou de la transformation de Jashugan en surhomme, il s’intéresse à un sentiment d’assurance qui enlève le choix. Son carrousel à l’intérieur de son parc d’attractions où de vrais chevaux sont enchaînés au manège en est aussi un exemple. Si un cheval décide de quitter le mouvement circulaire, il brise en même temps le mécanisme qui le garde en vie et meurt. Leur expression est proche de la folie, prisonniers d’une mécanique les dépassant. Nova perpétue l’horreur qu’il connaît de Zalem où certaines créatures vivantes se permettent d’en dompter d’autres et de les placer dans certains rouages potentiellement problématiques. Son fils Kaos, qui a compris l’horreur du procédé, indique qu’il s’agit de la «direction […] choisie» (109) par un animal courageux. Ce même personnage raconte un souvenir touchant, celui d’avoir reçu en cadeau un oiseau dont il s’est occupé. Lorsque vient le moment de le libérer afin de le laisser utiliser ses pleines capacités, l’animal est immédiatement abattu par la technologie de Zalem, qui refuse de laisser quiconque approcher de leur société supposément parfaite. Leur qualité de vie n’est possible qu’en étant un nombre excessivement restreint d’élus, qui profitent des habitants de la surface, qui représentent la majorité de la population terrienne. Que «[l]a surface [aurait] besoin de Zalem» (185) ne peut être pensé que par un individu de Zalem, dépourvu de doute de sa place dans le monde. Lorsqu’un reporter demande à Den, le côté sombre et furieux de Kaos qui veut s’affranchir de Zalem, vers quel endroit les mènera leur révolution, ce dernier répond «[u]n lieu où les oiseaux pourront voler librement» (123).
L’image de la cité civilisée surplombant un monde dévasté et mécanique est ainsi complètement fabriquée. La violence brute s’oppose à une violence plus élaborée, qui lui permet en outre de masquer ses horreurs et ses contradictions et dans laquelle Nova peut être considéré comme l’«esprit le plus brillant» (201) pour démontrer une très grande efficacité.
Le fascisme est la violence qui s’est bien établie dans l’autre société analysée, celle de V pour Vendetta. La population en général –et l’héroïne en particulier– subit le joug d’une pensée qui exclut l’hétérogénéité.
Le titre de l’émission «La voix du destin» (Moore et al.: 5) exprime la volonté de cette société de pouvoir tout contrôler comme le montrent les premiers renseignements qui y sont communiqués: «Le beau temps sera interrompu à 00h07 par une ondée qui prendra fin à 1h30…/ La température variera cette nuit entre 13 et 14 degrés centigrades» (5). Ces mesures visent à rassurer par leur précision. La troisième case montre aussi que des caméras surveillent la ville avec un panneau justificatif: «for your protection» (5). La suite des informations contribue à faire régner un climat de peur, qui favorise la soumission au système et à ses informations, en exposant des dangers contrôlés: «mise en quarantaine», «une fin possible au rationnement de viande», «réseau terroriste, vingt personnes» (5). Les tonalités grisâtres des quatre premières cases de cette page semblent parfaitement refléter ce climat. De même sont véhiculées des idées encourageant la barbarie et le nationalisme: «les perspectives économiques n’avaient jamais été aussi brillantes depuis la guerre», le «devoir de chacun de saisir cette occasion de rendre à l’Angleterre sa grandeur d’antan» (6). Parallèlement à ce discours, l’héroïne3 se prépare pour sortir avec une expression (et une posture) profondément anéantie et craintive, opposée à celle du masque souriant de V, qui s’avance sobrement, conscient de ses effets.
Le cinéma permet aussi de véhiculer certaines valeurs. Les films permettent d’opposer un mâle blanc, musclé et viril, et une femme également blanche et plantureuse aux autres races. Le discours sur les Noirs y est particulièrement caricatural: «On a laissé faire ces bouchers noirs trop longtemps! Ils violentent nos femmes, brûlent nos maisons…» (102). Le terme bouchers est bien sûr péjoratif et associe les Noirs à des barbares dont les actions sont simples et brutales (convoitise sexuelle et destruction pure). Le message que projette le personnage principal de ce film didactique est tout aussi simplet: «Tout va changer Heidi! […] Parce qu’à compter d’aujourd’hui…/ Storm Saxon va se défendre» (102). La réaction de sa blonde partenaire semble le récompenser de cette véritable révélation: «Oh, Storm, serre-moi fort!» (102). Lorsque des Noirs se présentent pour effectivement violer la blonde, il réagit en homme qui «va se défendre», utilisant son arme contre ses adversaires noirs.
Les pleins pouvoirs sont accordés aux gardiens du système, comme l’agent des mœurs que rencontre l’héroïne à son insu. Tentant de se prostituer, elle vient de poser un crime devant un représentant de la loi, dont le visage illustre la fermeté et la perversion. «[S]on sort est laissé entre [leurs] mains. C’est [leur] prérogative» (7). Seule l’intervention de V lui permet d’éviter un viol collectif suivi d’une mort rapide. Un de ceux engagés pour la période de crise avoue apprécier son travail, qui satisfait ses instincts primaires de sexe et de violence: «Êt’ payé pour démolir què’ques pauv’ types et emm’ner leur nana pour une fouille approfondie…» (197). Les dirigeants du système sont, quant à eux, pensés comme un seul organisme dont chaque sens assure une fonction. Il y a l’œil (les caméras de surveillance), l’oreille (l’écoute téléphonique), le nez (sentir, enquêter) et la main (manipuler la population), qui sont aux ordres du commandeur (communiquer et commander). Celui-ci rappelle constamment l’idéal «Vive l’Angleterre» (11). Cet idéal obsessif transforme d’ailleurs en véritable amour l’outil qui assure son contrôle, l’ordinateur Le Destin, auquel il ne cesse de répéter «je t’aime» (d’abord seul, puis en public (184), machinalement). Ce corps dirigeant est parfaitement cohérent avec un système totalitaire, unique. À mesure que les actions du justicier avancent, l’organisme passe d’ailleurs d’un état sain à un état problématique (certains meurent ou deviennent fous, le nez abandonne l’organisme, sentant sa fin proche). V explique très bien par une comparaison la nécessité du corps dirigeant de contrôler le reste de la population: «Les sociétés autoritaires sont comme le patinage artistique: complexes, d’une précision mécanique, et, par-dessus tout, précaires. Sous une fine couche de civilisation, le chaos guette…» (191). Il identifie également les deux pôles de la logique autoritaire: «L’autorité n’admet que deux rôles: le bourreau et la victime; transforme les gens en poupées, qui ne connaissent plus que peur et haine» (193). Connaître cette logique permet de la neutraliser, puis de la renverser. Si lui-même l’a déjà fait, il peut aider Evey Hammond à en sortir.
Une analogie que V utilise permet de comprendre que, pour lui, la justice a été pervertie par le commandeur, notamment grâce à son instrument Le Destin: «Un homme qui fit violence [à la justice] et abusa d’elle. […] Il la transforma. Elle prit goût au cuir, aux chaînes et aux fouets» (195). Cette image s’applique également bien à un peuple soumis par un joug tyrannique. Si lui-même s’est fait ravir la justice par le commandeur, il a pénétré le système informatique de ce dernier. Il l’utilise ainsi lui aussi depuis le début et y fait apparaître, à la fin, son symbole en signe de victoire: un grand V entouré d’un cercle. Avec cet outil, il dispose d’un pouvoir similaire au gouvernement avec en prime l’effet de surprise, dans la mesure où il peut se préparer minutieusement. Comme la gigantesque suite de dominos qu’il a placés (202), il suffit ensuite de donner un tout petit coup pour déclencher un engrenage fatal.
Alors que la société maintient des classes sociales artificielles, Gally, cyborg de combat (donc, théoriquement, une mécanique impitoyable), échappe à cette logique en écoutant sa passion pour le combat. À la fin du récit, elle arrive ainsi à accepter ce qu’elle est et acquiert une force inégalable. Ses relations avec d’autres personnages sont particulièrement importantes dans la mesure où celles-ci lui permettent de se définir elle-même (d’autant plus qu’elle est amnésique) et de construire ses valeurs. Les contacts avec Zalem, qui représentent la figure d’altérité par excellente et dont son chef et l’opératrice Lou Collins sont ses deux principaux interlocuteurs, l’amènent à verbaliser des réflexions révélatrices sur elle-même et sa société.
Même si une grande part de son enseignement vient d’Ido, qui la sort d’un des dépotoirs de la décharge et prend soin d’elle, elle se heurte rapidement à lui et à son désir de la protéger du monde de violence, qui lui procure «le rush… […] ce moment d’extase absolue!» (Kishiro, Gunnm 1: 50). Elle-même décrit un sentiment très proche des années plus tard:
J’adore me battre! J’adore ces instants où mon corps cesse d’être une machine et devient enfin une partie de moi! Mon sang se met à bouillir et tout devient blanc dans mon esprit! Je plane complètement! Tout va trop vite pour pouvoir penser… Il ne reste rien d’autre que l’action pure! (Kishiro, Gunnm 6: 142).
La grande présence de points d’exclamation, la répétition du verbe adorer ainsi que d’autres mots exprimant l’exaltation (sang, bouillir, blanc, plane, trop vite, action pure) présentent la fusion de son corps et de son esprit, de ce qu’elle est. Après avoir refusé d’écouter Ido et être devenue hunter-warrior, elle est confrontée à Makaku, qui est son premier vrai adversaire et qui lui permet de se dépasser (aller vers un corps plus adapté à son passé de combattante grâce à Ido, enchaîner ses techniques avec conviction). Elle est entraînée dans son second combat avec lui pour sauver Koyomi, qui vient de naître. Ce personnage est utilisé pour représenter la ligne du temps4, le récit se déroulant sur plusieurs années. Cette fille orpheline que Gally sauve représente l’avenir de la décharge, l’innocence encore préservée dont s’occupe la communauté. Elle est d’ailleurs sauvée à nouveau par Gally dans le tome sept alors qu’elle est adolescente et qu’elle intègre la rébellion contre le système décharge/ Zalem. Si les motivations de l’héroïne sont un mélange d’accomplissement personnel (tout de même prioritaire) et de protection de ses amis, elle n’est jamais intéressée par la lutte candide contre Zalem, qui s’organise et qui veut tirer sur la cité. Elle s’oppose à ce combat anarchiste, dans lequel la cité tomberait sur la décharge pour un nouveau départ et qui finit mal pour les dissidents. Après que leur train-canon ait tiré et qu’un bouclier ait protégé Zalem, Bigott utilise l’armement de la cité et leur envoie une Gally robotisée et pervertie, qui n’est plus qu’une arme: «Vous apprendrez votre place en mourant!» (Kishiro, Gunnm 8: 148).
Gally doit également affronter son double. Son «modèle de remplacement» possède les mêmes capacités de combat et, plus intéressant pour Zalem, «suit les ordres à la lettre» (58). Cette nouvelle combattante présente la situation tordue: «G-1 me traite de contre-façon./ Mais si je la bats…/ pourrais-je dire que c’est elle la contre-façon» (67). Son chef, lui, constate de ce «test» que «le cerveau électronique […] résiste beaucoup mieux aux chocs» (67) et que le résultat est «[e]ncore mieux que prévu!» (67) La confrontation lui aurait été fatale sans l’intervention de Lou Collins, qui réagit parce qu’elle a fini par croire en Gally et la surface. Elle prend une arme à feu et ordonne à son chef et aux autres opératrices d’arrêter le combat. Ceux-ci figent en lui jetant un regard terrifié, sans comprendre, l’obligeant à tirer sur l’ordinateur auquel est lié l’adversaire de Gally. Elle est ensuite confiée au service médical avec un air de terreur et de soumission absolue. Le lien qu’elle a développé avec Gally est effectivement considéré comme un trouble psychologique dans sa société.
Plus tard, lorsqu’elle est prisonnière de son esprit à cause de Nova avant de le capturer, la cyborg se retrouve à combattre le surhomme Jashugan, qui correspond assez bien à une rencontre avec son surmoi. Il lui rappelle ce qu’il lui avait expliqué à l’époque du Motorball sur le «chi», c’est-à-dire la volonté acquise par une connaissance personnelle. Après plusieurs assauts et que l’ancien champion déclare que cet affrontement peut durer indéfiniment, elle parvient enfin à devenir ce qu’elle est, «la frontière entre la chair et l’acier» (208), et vainc Jashugan. Sa volonté est alors parfaitement adaptée à son corps de cyborg, utilisant à la fois sa force mécanique et son doute humain. Lorsque son chef la menace de lui envoyer toutes ses copies pour la combattre, elle peut lui déclarer avec assurance qu’elle les éliminerait toutes.
Cette détermination est présente durant tout son parcours: elle accepte de coopérer avec Bigott après que celui-ci ait confirmé que, «bien entendu», elle serait «plus forte» (Kishiro, Gunnm 6: 21) («J’ai toujours choisi d’aller le plus loin possible, ne comptant que sur moi-même…/ et sur tout le courage que je peux trouver au fond de moi» (27)), même si, retrouver Ido est aussi un élément décisif. Elle espère par ailleurs que cette alliance ne va pas altérer son identité et «entraîner [s]a propre fin!» (26). Elle se décrit d’ailleurs à la suite de cette coopération comme «quelqu’un qui a fait un pacte avec le diable» (83). Lorsqu’elle décide de sauver deux combattants terrestres d’une mort certaine, son chef l’insulte: «Espèce de folle! Comment oses-tu ignorer mes ordres?!» (112). Son expression passablement agitée pour cet être stoïque révèle une grande contrariété, soulignée par la présence de points d’exclamation. Elle réagit et attaque alors sa faible considération pour la vie à la surface (qu’il traite d’«inutiles cafards»). Elle expose leur très grande utilité pour Zalem, qui les exploite, («qui vous fournit votre nourriture, fabrique vos vêtements, nettoie votre merde et meurs dans vos sanglantes batailles?!» (112)) et n’acceptera plus ses ordres. Sa nouvelle opératrice développe une relation beaucoup plus solide avec Gally à partir du moment où elle cesse de la juger inférieure (il lui est auparavant conseillé de la traiter «comme un être humain. Avec ses propres sentiments» (Kishiro, Gunnm 7: 13)). Lors de son premier contact où elle est très stressée, la réponse de Gally la surprend par sa profondeur, se terminant ainsi: «et la mort nous dissimule les anges qu’elle crée… dans le ciel bleu…» (23). Son analyse théorique se montre alors très insuffisante, les paroles de Gally lui permettent de constater une réalité plus complexe. Un peu plus tard, Lou lui fait un petit discours moral sur son investissement personnel dans ses combats («un si grand pouvoir entraîne aussi… de grandes responsabilités!» (52), discours emprunté à la bande dessinée de Spiderman) que court-circuite Gally en refusant d’être simplement le pantin de Zalem et de perdre sa propre volonté. Lou commence ainsi progressivement à réaliser la valeur des gens de la surface, à avoir une vision différente.
La théâtralisation que met en place V permet d’échapper au contrôle absolu de sa société, permet de passer de «l’Europe après le règne» (Moore et al.: 4) au «pays de fais-ce-qui-te-plaît» (175).
Le caractère lyrique de V se dévoile à travers les figures de style et l’intertextualité. L’allitération envahit le titre des chapitres, qui commencent tous par la lettre V. Lorsqu’il laisse des fleurs aux victimes de sa vengeance, il s’agit bien sûr de violette. Avant de sauver l’héroïne au début du récit, V récite Shakespeare et se déplace en fonction du passage clamé: «En lui vont pullulant toutes les vilenies dont nature l’emplit…/ et fortune, riant à sa cause damnée, se fait la gouge d’un rebelle…/ Mais en vain! Car le brave Macbeth… bien digne de ce nom…/ Dédaignant la fortune et son fer… Qui fumait d’un sanglant carnage» (7-8). Il pense aussi la vie comme une gigantesque scène sur laquelle chaque personne incarne son rôle: «Mais nous sommes tous quelqu’un de spécial. Tous. Chacun peut être un héros, un amant, un fou, un vilain… chacun» (22). Il refuse ainsi l’ordre social proposé par le système où l’individu est réduit en «statistique» ou en «victime» (25). Il a pleinement conscience de son regard différent où «la vie est un théâtre… une grande illusion» (27) pour bien connaître ce que Shakespeare exprime, dans sa pièce Comme il vous plaira, sur le grand théâtre du monde: «Le monde entier est un théâtre/ Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs/ Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles».
C’est dans cette perspective qu’il provoque ses coups de théâtre. Il décide de d’abord rappeler les événements (10, toutes les citations concernant ce premier acte réfèrent à cette page, sauf l’unique note contraire) du 5 novembre 1605 («La conspiration des poudres. De Guy Fawkes et de Jacques Premier») qu’il ne faut pas oublier (deux fois le «Souviens-toi [ou t’en]» s’oppose «à l’oublier»), où ces révolutionnaires ont tenté de faire sauter le parlement pour briser le pouvoir de la monarchie. Cet édifice, qui est «le plus vieux symbole de [l’]autorité» (12), explose au moment où il finit sa citation devant l’héroïne, qui n’arrive pas à croire ce qu’a fait son interlocuteur: «Mais, c’est… c’est interdit! Ils vont vous tuer! Ils vous… Vous avez vraiment fait ça?» Malgré son scepticisme, son étonnement est évident et marqué par la présence de deux points d’exclamation. Cette exclamation se poursuit lorsque plusieurs feux d’artifice éclatent au-dessus du ciel, en signe de V: «Des feux d’artifice! Des vrais! Mon Dieu! C’est tellement beau!» Outre son caractère impressionnant en période totalitaire, un message est clairement véhiculé, V l’exprime d’ailleurs avec son style habituel, en se servant d’une analogie: «Le grondement de l’explosion ne s’est pas encore éteint que viennent déjà s’y ajouter de plus petites détonations…» L’action théâtralisée de V ne peut réussir que si elle est soutenue par une quantité d’autres appuis moindres, mais revendiquant la même liberté. Même V utilise le vocabulaire dramatique: «Voilà. L’ouverture est terminée. Viens. Nous devons nous préparer pour le premier acte…» Au second acte, à la 107e page, il fait une interruption à la télévision après avoir provoqué une pause angoissante de quelques secondes sur la programmation attentivement suivie. Il brise le quatrième mur, s’adressant au téléspectateur que son masque regarde attentivement, lui posant même une question: «Bonsoir Londres. J’ai pensé qu’il était temps que nous parlions./ Êtes-vous bien installés?/ Alors je peux commencer…» À mesure que les trois cases défilent, les plans grossissent sur le regard de son masque, et la dernière case est nettement plus grande. Ce rapprochement expose l’attention du spectateur, qui augmente pour l’intrus masqué. Il indique d’abord les «[avoir] réunis», puis leur fait une brève histoire de l’humanité avec des photographies, qui appuient ses paroles, pour ensuite s’attaquer aux problèmes plus contemporains, le manque d’esprit d’initiative et l’absence de sentiment de responsabilité par exemple. Durant tout son exposé, il continue de s’adresser personnellement à chaque interlocuteur, n’hésite pas à se lever et à faire différents signes non verbaux. En parallèle, une équipe d’intervention arrive et tire sur un homme que V a habillé avec costume identique au sien, créant une confusion dont il profite pour fuir. Au troisième acte, le 5 novembre, il fait sauter la tour Jordan, éliminant le symbole le plus récent de l’autorité, qui a permis d’écouter et de regarder la population, en jouant au chef d’orchestre, baguette en main avec une partition. Au même moment, l’émission «La voix du peuple», qui s’oppose à «La voix du destin», rappelle la contribution pour la liberté de Guy Fawkes et redonne la liberté individuelle aux citoyens pendant trois jours. Malgré la présence policière qui augmente, une voix dissidente commence à être entendue: «Le bruit est proportionnel au silence qui l’a précédé. Plus le calme était absolu, plus le coup de tonnerre choquera. [L]a voix du peuple […] est bien plus puissante qu’ils ne veulent s’en rappeler» (188). Les forces de l’ordre sont en effet rapidement dépassées.
Le masque permet d’incarner la figure révolutionnaire dont les traits et l’habit sont fortement inspirés (voir l’image), commémorant le personnage, en plus de masquer la véritable identité de V. Ce costume permet de devenir plus qu’une simple individualité, d’incarner une idée, qui rend le personnage de V plus grand, éternel par le symbole qu’il devient. C’est d’ailleurs ce que détermine l’héroïne lorsque V est mort et qu’elle hésite à regarder sous son masque: «tu ne seras jamais aussi grand que ce que tu représentes» (244). Une fois s’être avancée devant le miroir (comme V au début du récit), elle peut prendre son sourire, devenir le symbole. C’est elle qui se présente finalement à la foule, qui attend V, déclaré mort, et qui explose littéralement, comme l’indique le titre du chapitre «Volcan» (246). Dans cette chaleur, ce dernier travestissement se distorsionne (253, case 10). Elle célèbre par la suite la mort de V, costumée en V (marquant le passage du personnage symbolique éternel entre deux individus mortels), et l’envoie dans le métro rempli d’explosif.
Les travestissements de l’héroïne sont nombreux durant l’œuvre et lui permettent de se redécouvrir entièrement à travers la possibilité de jouer un rôle. La première fois, elle est déguisée en jeune fille pour apparemment combler les désirs de l’évêque, ce qui lui permet d’ouvrir une fenêtre pour laisser entrer V et exécuter sa petite vengeance. Beaucoup plus tard, elle devient prisonnière -bien qu’elle ignore qu’il s’agisse d’un rôle-, expérience qui la transforme à jamais et qui lui permet de vraiment dépasser son ancienne personnalité. Ce chapitre est intitulé «Vermine» (144), autant parce qu’elle craint un rat qu’elle ne cesse d’observer et qui lui fait peur (la brève phrase «Il y a un rat» (144) est répétée quatre fois dans la même page et contribue à exprimer la lourdeur de ce sentiment) que parce que ses conditions de vie peuvent se comparer à celle de cet animal: «parce que je ne vaux pas mieux» (149). Elle est par la suite interrogée par des hommes dans un climat de peur et de soumission (aveuglement dû à un bandeau, alternance d’une vision subjective nulle et d’une lumière trop intense, serrée douloureusement, rasée à la tête, simulations répétées de noyade). Elle visionne la scène qui amorce ce récit, celle dans laquelle des hommes veulent la violer, filmée à travers une caméra, et est accusée de complicité avec V. Seul un récit autobiographique trouvé, unique élément vrai du décor racontant la vie de Valérie, l’aide à supporter ses conditions misérables. Il présente une jeune artiste lesbienne qui défend son «intégrité» (151) et dont son amoureuse se suicide après l’avoir dénoncée et «d’avoir perdu ce dernier fragment d’intégrité» (154). Elle vit justement un emprisonnement similaire et s’assure de conserver «un détail» (155), qui peut être simple, voire anodin, mais qui lui permet de rester elle-même. Alors qu’elle risque d’être exécutée, elle refuse de signer une déposition accusant V de l’avoir conditionnée pour qu’elle devienne son arme. Elle découvre ensuite que cet emprisonnement était en fait une remarquable mise en scène de V (pantins de la taille d’homme avec des textes enregistrés), qui l’a effectivement transformée. Elle est d’abord excessivement fâchée et exprime l’apparente contradiction de la mise en scène: «Tu dis que tu veux me libérer et tu me jettes en prison…» Il lui explique alors qu’elle «étai[t] déjà en prison» (163), que sa vie n’était qu’une prison, où le bonheur est certes possible, mais passager, dont il n’a fait que concrétiser l’évidence et lui permettre de se libérer, en lui «montr[ant] les barreaux» (165). Elle peut ainsi extérioriser toutes les injustices de ce régime (meurtres de ses parents et de son amant) en les revivant par la narration de V, à qui elle avait déjà tout raconté. Elle brise ainsi tout aveuglement, est libérée et apprécie une tempête à l’extérieur avec un magnifique effet visuel: à travers des tonalités noir/ blanc, représentatif du temps grisâtre, apparaît une teinte de bleu, qui semble être l’eau et/ou l’apaisement enfin vraiment ressenti. La dernière case est magnifique parce que l’héroïne apparaît comme une ombre à l’intérieur de la tempête, les bras qu’elle tenait initialement contre sa poitrine levés et triomphants. Elle est alors parfaitement nue, ne cache plus son corps que l’eau semble purifier.
Toute cette théâtralisation passe d’ailleurs par une carnavalisation, qui se réalise par une récupération de la logique carnavalesque et qui permet de renverser le système. On retrouve d’abord le déguisement et les mascarades chez le symbole de liberté qu’est V. Ce sont deux éléments qui permettent généralement de commencer à instaurer une transgression, comme l’affirme Béatrice de Villaines et Guillaume d’Andlau dans Carnavals en France, Hier et aujourd’hui:
Le masque permet de voir sans être vu, il préserve l’anonymat et donne l’impunité. Si durant ces quelques jours tout est permis –excès, chahut, satire politique, religieuse ou sociale– il est de la plus haute importance de ne pas être reconnu, surtout quand la liberté d’opinion est quasi inexistante. […] Bien souvent le travestissement s’ajoute au masque, et c’est le corps entier qui est transfiguré, métamorphosé. (41-42)
Dans un régime totalitaire, le travestissement est par ailleurs essentiel puisque l’anonymat est la meilleure protection pour celui qui affronte la puissance d’un système en entier. À partir du moment où V exerce le rôle de vigilant, c’est-à-dire que «ce personnage canonique combat le crime et protège la veuve et l’orphelin, mais [qu’]en accomplissant ses exploits à l’extérieur du système judiciaire, il se place lui-même en position d’illégalité face à l’autorité établie d’une société» (Tremblay-Gaudette: 55), il devient un ennemi du système judiciaire, puisque la logique totalitaire refuse complètement toutes autres applications de la loi que la sienne. Le film V pour Vendetta, plusieurs personnes adoptent son costume, pouvant ainsi participer au mouvement sans être vu tout en encourageant le symbole. Dans la bande dessinée originale, seule l’héroïne réalise cette transformation, qui peut se faire parce que son corps entier est transfiguré. À la fin, le rassemblement public triomphe des représentants de l’ordre de l’ancien système par leur nombre, instaurant une nouvelle liberté. Celui-ci est très proche des défilés et des cortèges, qui «mettent l’accent sur l’espace collectif de la cité et sur sa valeur symbolique» (de Villaines et al.: 62). Alors que le pouvoir totalitaire fonctionne par un régime d’interdits et proscription (associé au carême), le mouvement que met en place V est basé sur les excès (comparable au Mardi gras): feux d’artifice, explosions, musique, grotesque du masque. Toutes ces caractéristiques permettent d’instaurer une logique de monde à l’envers et d’entamer la rotation du pouvoir vers un pouvoir populaire. Tous les renversements sont en effet possibles dans le carnaval: «Pour un jour, chacun peut réaliser ses rêves et devenir ce qu’il ne sera sans doute jamais dans la réalité. Les figures habituellement marginalisées et tenues à l’écart de la communauté, comme le mendiant, l’idiot ou le fou, sont exaltées» (42). Un original comme V peut opérer sa revanche et renverser l’ordre grâce aux «formes les plus diverses de parodies et travestissements, rabaissements, profanations» (Bakhtine: 19).
Les deux sociétés dans les œuvres étudiées exercent un contrôle, qui semble irréversible, absolu, par une force de dissuasion disproportionnée. Dans les deux cas, les systèmes sont mis à mal de l’intérieur: par la révélation du secret de Zalem dans Gunnm, par le soulèvement massif de la population dans V pour vendetta. Les deux chefs (Bigott et le commandeur) se sont trop appuyés sur un ordinateur, qui leur permet de bien gérer la société. La passion de Gally pour le combat lui permet d’explorer deux mondes, de devenir un «pont» (Kishiro, Gunnm 7: 124) en se développant elle-même, et la théâtralisation de V déploie une véritable mise en scène pour réaliser sa vraie vendetta (contre l’idéologie), provoquant une carnavalisation qui renverse la rigidité de l’ordre établi. Ce manga et cette bande dessinée peuvent toutefois s’opposer en étant comparé à deux classiques de dystopie: Le meilleur des mondes (pour Gunnm) et 1984 (pour V pour Vendetta). La première dystopie offre un monde dont la science permet de contrôler les paramètres de l’existence et d’arriver, grâce à une froideur terrible, à une vie stable, divisée socialement. La seconde propose une société contrôlée par un service de propagande efficace, des caméras annihilant toute vie privée et une utilisation didactique des médias. Contrairement aux deux romans, les personnages Gally et V ont cependant un impact sur leur société, arrivent à réaliser par leur conviction et leurs pouvoirs de quasi-superhéros ce qui est impensable pour deux hommes ordinaires (ou pour d’anciens superhéros comme Superman, qui n’agissent qu’à l’intérieur de leur mégapole).
1. Mila Bongco définit cette figure ainsi: «Some of the features that would be repeated countless times in other superhero stories could be listed as follow: a) aberrant or mysterious origins b) lost parents c) man-god traits, d) a costumed, secret identity, e) difficulties with personal and emotional relationships, f) great concern for justice, and g) use of superpower in politics» (101-102).
2. Ce terme désigne ici un être vivant organique dont des parties du corps, à l’exception de la tête, ont été mécanisées.
3. Evey Hammond peut apparaître autant que V comme le personnage principal de l’histoire.
4. Présente dans l’édition spéciale en six gros tomes.
BAKHTINE, Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge, «Tel», Gallimard, 1970, 471 p.
BONGCO, Mila, Reading Comics: Language Culture and the Concept of the Superhero in Comic Books, New York, Garland, 2000, 238 p.
DE VILLAINES, Béatrice et Guillaume D’ANDLAU, Carnavals en France, hier et aujourd’hui, coll. «Fleurus», Paris, 1996, 124 p.
Eco, Umberto, «le mythe de Superman», De Superman au surhomme, Paris, Grasset, 1993, 245 p.
HUXLEY, Aldous, Le meilleur des mondes, Paris, Plon, 1971, 433 p.
Kishiro, Yukito, Gunnm 1, Grenoble, Glénat, 1995, 118 p.
Kishiro, Yukito, Gunnm 6, Grenoble, Glénat, 1996, 218 p.
Kishiro, Yukito, Gunnm 7, Grenoble, Glénat, 1997, 224 p.
Kishiro, Yukito, Gunnm 8, Grenoble, Glénat, 1997, 222 p.
Kishiro, Yukito, Gunnm 9, Grenoble, Glénat, 1998, 254 p.
McTeigue, James et les Wachowski Brothers, V pour vendetta, Burbank, Calif., Warner Bros. Entertainment, 2006, 132 min.
Moore, Alan, David LLOYD, V pour Vendetta, Paris, Delcourt, 1999, 271 p.
Orwell, George, 1984, Barcelone, éditions Gallimard, 2010, 407 p.
Tremblay-Gaudette, Gabriel, Le tressage à portée interprétative comme modalité de lecture: étude du roman graphique Watchmen de Dave Gibbons et Alan Moore, UQAM, mémoire de maîtrise en études littéraires, 2010, 134 p.
InLibroVeritas.net. 2006 (20 novembre). «Acte 2, Scène 7, page 55». Comme il vous plaira. En ligne. <http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre6552.html#page_55>. Consulté le 16 février 2011.
Lapointe, André-Philippe (2012). « Des sociétés dépassées ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/gunm-et-v-pour-vendetta-des-societes-depassees], consulté le 2024-12-21.