Depuis la parution des premières fictions post-apocalyptiques, qui anticipent la vie après une catastrophe ayant détruit la majeure partie de la civilisation, les causes de la fin du monde se sont grandement diversifiées (catastrophe nucléaire, naturelle, biologique, sociale, technologique, etc.). Cependant, la trame narrative, elle, ne varie pas: ce type de récit met nécessairement en scène un individu, ou un groupe, qui tente de survivre du mieux qu’il le peut dans un environnement hostile et stérile. De plus, cette situation marque la fin d’un monde et, par le fait même, le début d’un autre. Peter Dendle, dans The Zombie as a Barometer of Cultural Anxiety, avance l’idée que les mondes post-apocalyptiques envahis par les zombies sont des univers dans lesquels évoluent des survivants libérés de toute forme d’organisation sociale et de construction idéologique régnant auparavant (Dendle, 2007: 45). Néanmoins, qui dit «nouveau départ» ne dit pas nécessairement «amélioration». La fiction post-apocalyptique est en effet presque toujours dystopique et s’articule alors autour d’un arrêt dans la quête du progrès qui force ses personnages à se tourner vers des méthodes et valeurs anciennes pour parvenir à s’en sortir vivants.
Néanmoins, comme l’indique François-Xavier Molia dans «‘‘It is a man’s work and you are just little girlies’’: narration genrée et figures de l’empowerment féminin dans le film catastrophe hollywoodien», les productions culturelles peuvent mettre en scène
[…] un traitement du féminin pris entre progressisme et régression [puisque] [s]ur des récits célébrant l’héroïsme masculin viennent […] se greffer des images de l’autonomie ou de la puissance féminines qui dérogent aux représentations dominantes». (Molia, 2012: 82)
Donc, au même titre que les morts-vivants, qui sont à la fois des figures de puissance et d’impuissance, les femmes de la bande dessinée The Walking Dead sont ambivalentes. En effet, il règne un sexisme ambiant au sein de l’œuvre de Robert Kirkman, qui met en scène un univers résolument patriarcal. Toutefois, à ce sexisme s’opposent deux personnages féminins qui refusent de se soumettre: Michonne et Andrea. Elles résistent en effet à l’invasion des morts-vivants et ne plient pas lorsque confrontées aux assauts répétés des hommes.
Le texte de François-Xavier Molia, auquel nous avons déjà référé, s’ouvre en mentionnant la figure de la «femme au bord des larmes, à qui la peur tire des cris suraigus [et qui] se blottit contre le torse de son protecteur masculin […]» (Molia, 2012: 81). Cette image, récupérée à outrance dans les films et livres d’action, pour paraphraser Molia, impose la domination du masculin sur le féminin en légitimant la toute-puissance du protagoniste mâle tout en confirmant la faiblesse du sexe féminin. La populaire bande dessinée The Walking Dead met elle aussi de l’avant cette idée. En effet, les femmes y sont généralement dépeintes comme incapables d’agir, contrairement aux hommes.
Dans Logique du récit, Claude Bremond avance que les fonctions qui définissent un personnage de récit sont déterminées selon ses actions et selon la signification que celles-ci prennent dans l’intrigue. Généralement, il existe pour chaque fonction une fonction complémentaire. Il existe plusieurs agencements de ces fonctions complémentaires, mais une dichotomie est principale par rapport aux autres: celle qui oppose les agents, qui agissent, et les patients, qui, eux, sont affectés par les actions ou les événements. Il ajoute que ce qui importe, pour qu’un agent puisse passer à l’acte, est non seulement qu’il veuille, mais aussi qu’il puisse. C’est d’ailleurs là où le bât blesse. Étant donné leur incapacité à agir, les personnages féminins se classent généralement en tant que patientes, c’est-à-dire qu’elles sont passives, qu’elles n’ont pas d’initiative. Or, dans un monde où la violence règne, cela signifie qu’elles se posent dès lors généralement en victimes. La menace est d’ailleurs double, comme nous l’avons déjà spécifié, puisque non seulement les zombies représentent un danger, mais il en est de même des survivants masculins.
Confrontées à ce péril, les femmes sont appelées à prendre les armes. Or, il semble s’agir là d’un acte que la plupart d’entre elles ne peuvent réaliser, comme le rappelle Lori à Carol et Donna: «I don’t know about you but I can’t shoot a gun… I’ve never even tried» (TWD no 31). Sans même avoir tenté le coup, elle abandonne. L’incompétence de ces trois femmes est d’ailleurs mise en lumière lorsqu’elles retournent au camp et qu’elles sont assaillies par un mort-vivant. Les deux premières fuient, mais Donna est figée par la peur. Elle est sauvée in extremis par Dale, qui abat l’agresseur. Rick fait alors la remarque à son coéquipier, Shane, que «[n]obody was prepared for this». Il ajoute: «You think those girls know how to fight?» (TWD no 4) Forts de la certitude que «[i]f Donna had been carrying […] [a gun] […], she could have just turned around and shot that thing» (TWD no 4), ils entreprennent de montrer aux autres, spécialement aux femmes, comment utiliser une arme. La formation se révèle toutefois inefficace chez la gent féminine. En effet, peu de temps après, le groupe est attaqué par un bon nombre de morts-vivants et les femmes, pourtant armées, s’avèrent être totalement inutiles, car elles doivent être protégées par les hommes qui, eux, ont retenu la leçon. Donna meurt même peu de temps après. Face à des zombies, plutôt que de saisir le pistolet à sa taille, elle ne peut que demeurer immobile.
Contrairement à leurs camarades féminines, Andrea et Michonne, quant à elles, ne peinent pas à faire usage d’une arme. Au contraire, elles sont sans aucun doute deux des guerrières les plus puissantes de la bande dessinée, tous survivants confondus. En effet, Andrea est une tireuse d’élite, tandis que Michonne manie le katana comme personne. À ce sujet, Sarah Burke écrit:
Well, to put it simply and without diving into a whole lot of critical theory (see Freud and Butler for that), in our male dominated society, men are usually the sole owners and wielders of weapons. Thus, when we see women owning and using these weapons it can read as a transgressive act. (Burke, 2013)
Il est également intéressant de constater la complémentarité des armes qu’emploient ces femmes et, par le fait même, l’étendue de leur puissance. En effet, alors que l’une peut attaquer à distance et manque rarement les cibles qu’elle vise, l’autre se glisse silencieusement et élimine les ennemis à proximité. Leur efficacité est d’ailleurs mise en scène dans le numéro 39, lorsque le groupe fouille un magasin à grande surface afin de récupérer du matériel. Pendant qu’il s’y affaire, quatre hommes hostiles font leur arrivée. Andrea en tue un après qu’il ait attaqué Glenn, puis en tient un autre en joue. Pendant ce temps, Michonne élimine discrètement les deux autres. Il ne leur faut que peu de temps pour que la menace soit complètement éradiquée.
À de nombreuses occasions, les deux personnages féminins sont montrés en train de se défendre contre les hommes. Leur ténacité et leur refus de se soumettre sont ainsi constamment mis en scène. Par exemple, dans le numéro 114, tandis qu’elle est dans une tour et tente de tirer sur les membres des Saviors qui assiègent Alexandria, Andrea est surprise par l’un d’eux, Connor, qui passe près de la vaincre. Elle s’avère néanmoins plus forte et jette le cadavre de ce dernier par la fenêtre, rappelant qu’elle ne compte pas mourir de sitôt. Michonne, quant à elle, quitte la prison avec Tyreese pour suivre le Gouverneur et ses hommes afin de pouvoir attaquer ces derniers tout en gardant l’avantage de la surprise. Les événements tournent toutefois au vinaigre: Tyreese est retenu prisonnier et, éventuellement, décapité. Michonne parvient à fuir, mais elle insiste pour s’en prendre à ceux qui ont tué son amoureux, malgré le fait qu’elle soit seule contre plusieurs hommes. Or, elle fait justement de graves dommages et, au passage, récupère son précieux katana, qui lui avait été retiré.
Nous disions que le fait, pour une femme, de posséder une arme, représente en soi un acte de transgression. Comme l’indique Raphaëlle Moine:
[E]n se jetant physiquement dans l’action, les femmes empruntent aux hommes les armes, les machines et les techniques de mort qu’ils ont inventées et dont ils sont les utilisateurs traditionnels. La violence des femmes d’action s’écarte ainsi de la forme conventionnelle et misogyne de l’hystérie féminine. (Moine, 2010: 106)
De fait, cette transgression s’étend jusqu’aux tâches que sont alors appelées à réaliser ces deux femmes. Dans The Walking Dead, la réalisation des corvées est séparée en fonction de la vision traditionnellement genrée des rôles, qui veut que le sexe masculin soit assigné aux tâches publiques et «spectaculaires» (la chasse, la protection), tandis que les femmes sont reléguées au second plan et sont nommées pour réaliser les tâches de la sphère du privé (la garde des enfants, le ménage, la lessive). Par contre, Andrea et Michonne, étant donné leur grande compétence, parviennent à casser le moule. Dans son mémoire, Amanda K. Leblanc spécifie que «[b]eing out of doors requires protection and often violence and is therefore delegated in these shows as the space for men» (Leblanc, 2009: 61). Dans ce cas-ci, cependant, on a déjà vu qu’Andrea et Michonne osent s’aventurer dans cet espace qui leur est si hostile puisqu’elles sont aptes à y survivre. Elles ne craignent donc pas d’affronter les autres survivants, mais également les zombies, qu’elles ont rapidement su utiliser à leur avantage.
La particularité de l’univers présenté dans The Walking Dead est qu’il est post-apocalyptique. Plus précisément, la cause de la décimation de l’humanité qu’il met en scène provient du fait que les cadavres se réaniment et deviennent assoiffés de chair humaine. Les effets de l’épidémie se font rapidement ressentir: des millions d’individus, pour ne pas dire des milliards, succombent à l’invasion, pour ensuite y prendre part. Or, les deux guerrières apprennent à faire usage de ces zombies et à en faire, de manière antithétique, des objets de survivance. Andrea, dans un premier temps, se sert d’eux comme de cibles pour améliorer son tir. À plusieurs reprises, elle se promène parmi les zombies avec la ferme intention de les éliminer à des fins pédagogiques. Dès lors, plutôt que d’être des figures de danger, ils deviennent utilitaires et, éventuellement, c’est grâce à eux qu’elle parvient à développer les compétences qui lui permettront de combattre les survivants hostiles, bien plus dangereux2 (à ce sujet, Antonio Dominguez Leiva, dans «L’invasion néo-zombie: entre l’abjection, le grotesque et le pathos (2002-2009)», affirme que «[l]es humains constituent […] souvent des monstres moraux» (Dominguez Leiva, 2010: 23)). Michonne, elle, fait aussi usage des zombies pour sa survie. Lors de sa première apparition dans le récit, elle est présentée accompagnée de deux morts-vivants enchaînés à elle. Elle se sert de cette technique pour se protéger. En effet, en incapacitant ces deux cadavres animés (leurs bras, de même que leur mâchoire, ont été amputés), elle peut aisément les garder à ses côtés tout en s’assurant que leur odeur couvre la sienne. C’est d’ailleurs de cette manière qu’elle parvient à survivre aussi longtemps seule et sans aucun mur pour la protéger.
En somme, loin de se sentir mis en danger, ces deux personnages féminins, au contraire, se montrent rusés et prennent avantage de la situation qui leur est imposée. Ce refus du statut de victime est particulièrement frappant dans le scénario de rape-and-revenge qui met en scène Michonne.
Françoise Héritier, dans son livre Féminin/Masculin II. Dissoudre la hiérarchie, lorsqu’elle aborde la notion du viol, explique que généralement:
[L’]appropriation du corps des femmes est un droit naturel des hommes. […] toute femme est appropriable par tout homme; cette appropriation violente, appelée «viol», n’est punissable que lorsqu’elle lèse les intérêts d’un autre homme (père, frère, mari, fils); il est du ressort des hommes ayant droit d’empêcher par tout moyen préventif et répressif cette éventuelle dépossession. (Héritier, 2002: 81)
Nous retrouvons malheureusement cette vision du corps à plus d’une reprise dans The Walking Dead. Cela découle du fait, comme nous l’avons déjà brièvement expliqué, que les personnages féminins de la fiction sont incapables d’agir et, par voie de conséquences, sont sans cesse présentés comme étant victimes, notamment de la violence masculine. Or, cette violence se manifeste souvent sous la forme de domination sexuelle. Le problème avec cela se situe aussi dans le fait qu’il semble que le récit s’intéresse davantage à présenter la réaction de l’entourage masculin des victimes. Ces hommes, si l’on suit les propos d’Héritier, semblent souvent être ceux dont les intérêts ont été lésés. Ils sont les véritables persécutés dans toute cette histoire. Ce phénomène porte d’ailleurs un nom, il s’agit du cas des «Women in Refrigerators»:
What we’re witnessing with the women of The Walking Dead is the Women in Refrigerators Syndrome –women killed, raped, stripped of their power– in order to propel the plot and show the progression and struggles of the male characters. […] Again, it’s all about men. The women […] are nothing more than props to propel the male characters’ emotional journeys and transformations. (Kearns, 2013)
Certes, la bande dessinée de Kirkman est ponctuée de viols féminins et se centre constamment sur leur effet sur les personnages masculins, car se sont toujours les hommes qui rapportent la chose, et ce sont toujours leurs impressions qui sont partagées. Le point de vue féminin, quant à lui, est expulsé, ignoré. Ce que Kirkman a choisi de montrer, c’est le point de vue de l’homme à qui on a causé un préjudice et qui se venge, au bon vouloir ou non de la femme agressée. C’est le cas d’abord pour Julie, dont l’expérience est narrée par son père, Tyreese:
He was a nice old man, gotta be at least sixty. […] He got a hold of Julie… pulled her into a back room. […] This sweet old man… the first thing he thinks of when he finally sees other people… he tried to rape Julie. Had I been two minutes later when I found them… he’d have done it. I killed that man. (TWD no 7)
La situation se répète quand Abraham rapporte ce que son épouse et sa fille ont vécu:
She was with good people. […] I hadn’t realized, hadn’t noticed how much people had changed. […] Couple of them wanted to kill my family, and the other two girls they raped […]. I found out and I did things to those people. […] Six men pulled apart with my bare hands, mostly. (TWD no 58)
Il ajoute, tandis qu’il discute de nouveau du sujet avec Rick:
[Davidson] didn’t rape those women… not exactly but he knew what he was doing. He was in a position to keep them safe… offer […] What choice did they have? […] I only learned of his actions after the fact… not until after Beth killed herself. […] It was clear to me that he had to go. He was too much a hindrance to our continued way of life. He had to go. (TWD, no 76)
Dans tous les cas, ces récits servent à rendre compte de l’état du monde post-apocalyptique dans lequel évoluent les personnages et à illustrer sa déchéance. Pour ce faire, ils présentent des scènes de viols, dont les femmes sont les victimes. Or, chaque fois, l’accent est plutôt mis sur la blessure des hommes, qui souffrent de la culpabilité d’avoir échoué à défendre «le sexe faible». C’est aussi à eux que revient le droit de statuer sur le sort de l’agresseur plutôt qu’aux réelles persécutées, dont on ne se soucie guère.
Par contre, la manière dont est présentée l’agression sexuelle que subit Michonne est tout à fait différente. Le récit ne la relègue pas au rang de figurante comme il l’a fait les autres fois. Au contraire, c’est sur elle que se porte l’attention. En outre, Michonne exprime le désir de se venger elle-même et, dès lors, son scénario s’apparente davantage à celui du rape-and-revenge: «le rape-and-revenge movie (film de «viol-et-vengeance») met en scène, selon un scénario très codifié, une ou plusieurs femmes, violées et torturées, qui […] se vengent très violemment de leur(s) violeur(s)» (Moine, 2010: 43-46). Ce type d’histoire est parfois critiqué par les critiques féministes, qui considèrent d’abord qu’il tient peu compte des réalités du viol ou, comme l’indique Melissa Hugel dans The trouble with rape and revenge movies, jugent défavorablement le fait qu’il conçoit qu’une femme doive nécessairement avoir été une victime pour trouver en elle la force d’agir. Néanmoins, comme l’avance Virginie Despentes dans King Kong théorie:
Quand des hommes mettent en scène des personnages de femmes, c’est rarement dans le but d’essayer de comprendre ce qu’elles vivent et ressentent en tant que femmes. C’est plutôt une façon de mettre en scène leur sensibilité d’hommes, dans un corps de femme. […] Le message qu’ils nous font passer est clair: comment ça se fait que vous ne vous défendez pas plus brutalement? Ce qui est étonnant, effectivement, c’est qu’on ne réagisse pas comme ça. Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre. (Despentes, 2006: 45-46)
En effet, nous ne pouvons nier que dans un monde où règne «[u]ne entreprise politique ancestrale, implacable, [qui] apprend aux femmes à ne pas se défendre», l’idée d’offrir au sexe féminin des mises en scène dans lesquelles celui-ci lutte peut être rafraichissante. Il importe également de rappeler que Michonne n’a jamais eu besoin d’être victime de la violence masculine pour devenir une femme d’action. Au contraire, son sort découle du fait qu’elle a elle-même agressé le Gouverneur en lui arrachant l’oreille. Ce dernier tente de se venger et de reprendre le dessus sur elle. Néanmoins, tandis qu’elle a les poings et les chevilles liés et que son corps porte les marques des attaques subies, elle lui dit: «I’m… I’m not crying for me. I’m crying for you. I think about all the things I’m going to do to you and it makes me cry. It scares me» (TWD no 29).
Ultérieurement, le Gouverneur, se voulant «bon joueur», lui offre la chance de «se racheter» en allant combattre, à la manière d’un gladiateur, dans une arène devant un public: «You’re going to be fighting a man. To the crowd, well, you’re going to need to appear to have the advantage. […] If you’re coming at him with a sword, it’ll be okay for him to clip you a good one with a baseball bat» (TWD no 31). C’est là que commence la contre-attaque de Michonne puisqu’elle accepte l’offre, mais pas le rôle de femme faible qu’elle est supposée jouer. De plus, elle enfreint les règles et décapite de facto l’homme qu’elle combat, humiliant de fait même le Gouverneur, qui doit désormais contrôler la foule choquée par ce spectacle brutal. Or, cela n’est que la première phase de son plan. Peu de temps après, libérée de ses liens, elle ne perd pas une seconde et, tenant parole, applique sa vengeance: elle torture horriblement le Gouverneur. Les souffrances qu’elle lui fait subir sont d’une violence inouïe: elle lui arrache les ongles et lui coupe un bras, elle le sodomise avec une cuillère et se sert de cette dernière pour lui retirer un œil, elle le fore à de multiple reprises avec une perceuse, elle tranche son membre viril, etc. Bref, Michonne rappelle au Gouverneur qu’il s’est attaqué à la mauvaise personne et qu’elle sait lui rendre la pareille.
Il est désormais indéniable qu’Andrea et Michonne sont plongées dans l’action et, contrairement à la majorité des personnages féminins, qu’elles sont aptes à se défendre. Cette agentivité se reflète dans leur physique. Pour commencer, Andrea a le visage couvert de cicatrices, symbole, s’il en est un, de sa résilience. En effet, le site Internet TV Tropes relève que:
[a] relatively simple way for a writer to show a character’s tough without explicitly saying it: give them a prominent scar. […] it’s clear that the character suffered some sort of serious wound and survived. […] all that matters is that the character’s scar sets them apart as tough or a survivor.
Elle doit sa première cicatrice à Thomas, un psychopathe qui a voulu lui couper la tête, ne parvenant cependant qu’à lui trancher un lobe d’oreille (TWD no 17). La deuxième a été causée par une balle qui lui a frôlé le crâne alors qu’elle s’affairait à défendre la prison contre l’armée du Gouverneur (TWD no 44). Or, toujours selon TV Tropes: «[…] sometimes, getting hurt is cool, and serves to prove just how badass a character really is. How someone deals with injury can give insight into the character, and show that their awesomeness incarnate is not just a facade». Dès lors, les cicatrices d’Andrea deviennent le signe de sa survivance à de dangereuses épreuves et témoignent de sa résilience.
Le corps de Michonne est, quant à lui, aussi une preuve de son statut de femme d’action. Dans son livre Les femmes d’action, Raphaëlle Moine fait la distinction entre deux types de femmes guerrières: les tough women, des femmes musclées, athlétiques et au physique adulte, et les babes in arms, des femmes glamours, transpirant l’hyperféminité et possédant un physique adolescent. Selon elle, les secondes sont la mise en scène d’un fantasme masculin, alors que les premières, combattantes aguerries, sont modelées par le «hard work» et leur image ne vise donc pas à séduire, mais est plutôt le résultat de ce travail acharné. Ces héroïnes sont les héroïnes de la «musculinité», terme emprunté à Yvonne Tasker pour définir les corps féminins musclés. Comme de fait, Michonne ne possède pas un corps pulpeux. Plutôt, elle s’affaire à le rendre efficace, lever des poids étant sa passion première (TWD no 20), ce qui porte fruit, comme le mentionne Alice: «Glenn: I’m with her [Michonne]. We need to get home. / Alice: If we can keep up. Woman’s been walking all night, and she’s still going? She’s a machine, must be. Does she ever stop?» (TWD no 34) Ainsi, Michonne réalise une performance convaincante. Son corps est le résultat de son dur labeur et il n’est pas surprenant, étant donné ces circonstances, qu’elle soit aussi performante.
En somme, Andrea et Michonne ont un corps qui témoignent de leur puissance. Dans les deux cas, ceux-ci sont le prolongement de leur statut de femmes d’action. En outre, leurs habillements sont eux aussi des symboles de leur agentivité. Raphaëlle Moine indique que les babes in arms sont souvent des cartes de mode qui combattent le crime en vêtements moulants et en souliers à talons hauts et, pour cette raison, constituent probablement davantage des figures fantasmatiques, car invraisemblables. Pour leur part, Andrea et Michonne se soucient peu d’être féminines et s’assurent plutôt d’être confortables, car ce qui importe n’est pas leur image, mais leurs réalisations. À un certain moment, Andrea porte même un accoutrement semblable à celui de Clint Eastwood dans A Fistful of Dollars, s’emparant par le fait même de sa symbolique de personnage plus grand que nature.
Michonne et Andrea parviennent à survivre dans un monde où tout s’oppose à elles. Les vivants, les morts-vivants et les normes sociales œuvrent pour qu’elles échouent, mais elles parviennent à trouver en elles les ressources pour combattre malgré l’oppression. Qui plus est, leurs semblables de sexe féminin échouent presque toutes là où elles réussissent. En terminant, il est bon de noter que Kirkman a été grandement critiqué pour l’image qu’il donne des femmes dans son récit et qu’en réaction à cela, il est possible d’observer, dans les numéros plus récents, que plusieurs personnages féminins ont une place plus importante. Par contre, cela durera-t-il et, surtout, le message s’étendra-t-il à plus large échelle? Il est bien qu’un auteur puisse prendre conscience et réaliser son erreur, mais c’est tout le genre littéraire qui s’intéresse peu aux femmes d’action 3 et qui devrait sortir de son immuabilité.
1. L’abréviation «TWD» signifie «The Walking Dead» et est suivi du numéro (issue) dont est tirée la citation ou l’image. Les pages ne sont pas paginées et le numéro est donc l’information la plus précise que nous pouvons fournir.
2. Pour plus d’informations à ce sujet, il est possible de lire le mémoire de maîtrise This isn’t about women’s rights: la classification genrée des personnages dans la bande dessinée postapocalyptique The Walking Dead de Robert Kirkman, de l’auteure de ce texte. Le 2e chapitre aborde ce sujet
3. Selon Walt Hickey, qui a analysé les publications de Marvel et DC Comics, «[f]emales make up about one in four comic book characters». Michael R. Lavin, dans Women in comic books, et Jamelle Bouie, dans Diversity in Comics. A call for more voices in the medium, affirment eux aussi que les femmes sont très peu illustrées dans les pages de la bande dessinée américaine, bien qu’elles constituent 50 % de la population.
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