La sortie à l’été 2015 du quatrième volet de Jurassic Park, modèle de l’entertainment «spielbergien» pour les enfants de 7 à 77 ans nous montre que notre «dinomanie» n’a jamais été si forte. Mais cette «dinomanie» ne s’explique peut-être pas toute entière par le caractère fabuleux et récréatif des terribles reptiles; elle comporte aussi un aspect inquiétant. Les discours écologiques et apocalyptiques ont en effet contribué à doter les dinosaures d’une actualité particulière, qui nous rend ces grandes bêtes douloureusement familières. La menace nucléaire et les bouleversements climatiques ne nous condamneraient-ils pas à partager le destin des dinosaures, l’extinction ? Les dinosaures sont intimement liés à l’effroi dans notre imaginaire; mais la terreur que peuvent inspirer ces prédateurs géants (et Spielberg exploite à fond ces mécanismes de gigantisme et de dévoration), se déplace vers une angoisse face à leur anéantissement.
Le dinosaure est par ailleurs toujours en tension entre une dimension horrifique et un aspect ludique, voire régressif, enfantin en un mot. J’aimerais donc me pencher sur la représentation de l’extinction, ou le refus de représenter l’extinction, dans trois œuvres centrales de dinosaures à destination d’un jeune public:
On le voit à ce corpus très restreint, ce n’est pas l’exhaustivité qui est visée mais au contraire l’exemplarité. Il s’agira ici d’un bref tour d’horizon du «dinosaure pour enfant» chez les géants du divertissement que sont Disney et Spielberg (si l’on veut bien considérer que des œuvres réalisées par d’autres, tel The Land Before Time, ou encore tels les troisième et quatrième volets de Jurassic Park, réalisés respectivement par Joe Johnston et Colin Trevorrow, peuvent être éminemment «spielbergiennes», fidèles à ses valeurs familiales et à son goût pour la préhistoire spectaculaire). Il n’est pas anodin que nos trois œuvres soient américaines: ainsi que le rappelle Claudine Cohen, l’engouement pour les dinosaures est un phénomène culturel profondément américain.
La chronologie de ces trois œuvres est très significative: en effet, alors que dans leur «cours de préhistoire» sur fond de ballet russe, les studios Disney en 1940 montraient sans concession, sans pitié même, l’extinction des dinosaures, confrontés aux mêmes bouleversements environnementaux, les héros de The Land Before Time et de Dinosaur sont sauvés, placés dans un nouveau territoire édénique. Toujours chez Spielberg, dans Jurassic Park, les dinosaures sont carrément ramenés à la vie par le génie génétique; la technologie humaine réussit le prodige d’annuler l’extinction. Tout se passe comme si les films d’animation n’étaient plus capables d’assumer le destin réel des dinosaures. Nous ferons ici l’hypothèse que cette impossibilité à montrer la fin du monde jurassique aux enfants viendrait de l’angoisse d’une fin du monde humaine (et peut-être d’une culpabilité vis-à-vis des «générations futures», incarnées dans les enfants, d’une crainte d’échouer à changer radicalement notre mode de vie pour préserver le monde pour eux).
Le projet de Fantasia hérite de la pratique des Silly Symphonies, série de courts métrages musicaux animés produits dans les années 30 par les studios Disney1, inspirés de la mythologie grecque, des fables et contes européens, véritables laboratoires de création pour les artistes et techniciens Disney. Ces courts-métrages sont précurseurs de Fantasia puisqu’on y trouve déjà des dieux grecs qui s’ébattent dans les champs, des animaux et des enfants formant de gracieux ballets, des morts qui reviennent à la vie dans une danse macabre, des démons échappés des enfers: autant d’images qui seront réutilisées, de manière plus élaborée et ambitieuse, dans le long-métrage de 1940. Fantasia est en effet un grand spectacle et non un petit divertissement, une pavane qui fait danser avec la même virtuosité les fées, les balais et les hippopotames.
La séquence qui nous intéresse dans Fantasia est la mise en image du ballet créé en 1913 par Igor Stravinsky, «Le Sacre du printemps. Tableaux de la Russie païenne en deux parties». Le ballet montre un «grand rite sacral païen», l’adoration de la terre par des danses tribales et par le sacrifice d’une jeune fille au dieu de la fertilité et de la végétation. Le projet de Stravinsky était, selon ses dires, d’ «évoquer la vie primitive». Malicieusement, les studios Disney le prennent au mot et choisissent de revenir beaucoup plus loin en arrière, aux premiers temps du monde, aux origines mêmes de la vie. Le chef d’orchestre Leopold Stokowski créée l’œuvre aux États-Unis en 1930, puis dix ans plus tard la reprend en l’écourtant et l’adaptant pour le dessin animé de Disney.
Il s’agit d’une leçon de préhistoire condensant plus de quatre milliards d’années en vingt minutes, de l’Hadéen au Crétacé1. Le court-métrage s’ouvre un moment stellaire, où l’on s’approche d’une galaxie, où l’on voit passer des comètes et des nébuleuses, avant de se diriger vers une planète rouge, la nôtre, encore inhabitée, en proie à une activité volcanique intense. Des coulées de lave se jettent dans un océan; viennent ensuite tempêtes, orages et raz-de-marée. Dans ces eaux primordiales naît la vie, d’abord monocellulaire puis planctonique. Une faune marine complexe se développe: un poisson dont les nageoires tendent à devenir des pattes aventure sa gueule hors de l’eau, semblant initier par là une sortie du milieu aquatique. C’est au plan suivant qu’apparaissent les dinosaures, dont on nous suggère qu’ils sont les descendants de ce poisson aventureux.
Si on se penche sur la représentation des dinosaures, on peut faire trois remarques. Tout d’abord, ils sont plutôt lents et lourds. Leopold Stokowsky, dans sa présentation, affirme qu’ «ils n’étaient pas très brillants; les plus intelligents d’entre eux avaient le cerveau d’un pigeon». On est donc bien loin des dinosaures capables d’ouvrir des portes et de berner leurs geôliers dans Jurassic Park. Cette balourdise du dinosaure trouve son expression la plus forte dans le malheureux stégosaure2 se traînant sur ses courtes pattes qui se fait prendre en chasse par le tyrannosaure. Ensuite, les dinosaures du «Sacre du printemps» sont plutôt effrayants dans l’ensemble, ou du moins peu engageants, tout en dents, en becs, en griffes, en cornes, en piques et en écailles. Enfin et surtout, ils sont tout entiers dans la lutte pour la survie. Les espèces se chassent entre elles, mais les spécimens d’une même espèce sont également en compétition, s’arrachent la nourriture de la bouche; ainsi les diplodocus se disputent des algues, les ptérodactyles se battent pour un poulpe. Gueules grandes ouvertes, les sauriens ne font que boire et manger, soit qu’ils mastiquent des végétaux, soit qu’ils dévorent d’autres animaux.
Le temps des dinosaures est représenté en deux moments: humide et sec. Cette alternance entre bleu et rouge, froid et chaud, eau et feu, rythme d’ailleurs le court-métrage, qui s’ouvre sur l’espace céleste, puis montre une période volcanique sur terre, puis une période humide, puis une sécheresse, et enfin un raz-de-marée.
Le moment «humide» est peint dans des couleurs vertes et bleues sombres. Il se place dans la continuité de la naissance de la vie aquatique, et tisse ce lien intrinsèque entre l’eau et la vie en nous montrant des lacs, des flaques, des forêts humides ruisselantes de pluie, gigantesques gardes-mangers où évoluent les dinosaures. Saturé d’eau, de vie, et de voracité, ce moment est entièrement consacré à l’action de manger.
Le deuxième moment est le moment «sec», représenté dans des couleurs dominantes jaune, orange et ocre. Une grande sécheresse a fait disparaître toute trace d’eau et de végétation: les malheureux dinosaures rongent du bois sec et fouissent dans la boue. Des nuées de poussière balaient le sol désertique sous un soleil accablant. Se nourrir est devenu impossible pour les herbivores. Empêtrés dans des étendues de boue proches des sables mouvants, des stégosaures au ventre disproportionné et des diplodocus au cou immense sont la proie de tyrannosaures — lesquels ne vont pas pourtant tarder à s’écrouler de soif et d’épuisement. Une migration est spontanément entamée par les survivants, mais en vain: les dernières silhouettes disparaissent à l’horizon, pendant que le cadrage glisse de nouveau vers le soleil implacable, qui a tout consumé.
Dans cette séquence, l’extinction est montrée sans concession, sans compassion. La séquence suivante montre des squelettes gisant dans le désert, qui sont éparpillés et concassés par des tremblements de terre et par la surrection de montagnes, avant d’être finalement recouverts par des flots déchaînés. La disparition des dinosaures est totale: même leurs traces sont annihilées.
Dans ce court métrage, les hommes ne semblent avoir aucune destinée commune avec ces grandes bêtes crevant littéralement la gueule ouverte. Mais après Hiroshima, après la guerre froide et la peur d’une IIIe guerre mondiale qui serait nucléaire, à l’heure de graves préoccupations écologiques liées notamment au réchauffement climatique: les dinosaures nous deviennent proches, douloureusement et dangereusement proches. Fantasia montre des scènes particulièrement angoissantes. Les nouveaux «dinosaures pour enfant» changent de registre: il semble désormais impossible pour les créateurs d’aller jusqu’au bout de l’horreur saurienne, c’est-à-dire d’assumer et de montrer leur destin réel, l’extinction faisant suite à la domination de la terre.
Christian Chelebourg, dans Les Écofictions: mythologies de la fin du monde, écrit que le récit des Alvarez sur la météorite de Chicxulub3
n’a pas manqué de frapper les imaginations. À l’instar du réchauffement climatique, il a offert un modèle de catastrophe globale entraînant la disparition d’une espèce dominante, d’autant plus emblématique que son gigantisme renvoie à l’idée d’une force quasi indestructible. Il symbolise à lui seul la vulnérabilité de la vie à l’échelle cosmique, parce qu’il met en avant la fragilité de notre planète dans son environnement astronomique. (Chelebourg: page p. 121)
Ce qu’il résume dans la formule suivante «L’homme est un dinosaure en sursis». Dans la continuité de ce postulat, j’aimerais montrer dans la partie suivante un «devenir humain» du dinosaure, en faisant l’hypothèse que ce phénomène est parallèle à un «devenir dinosaure» de l’humain.
Les deux dessins animés représentent des bouleversements environnementaux qui affectent les modes de vie des héros. La sécheresse est un élément omniprésent, de Fantasia à Dinosaur en passant par The Land Before Time. Ce dernier dessin animé représente de terribles tremblements de terre, tandis que Dinosaur adopte la théorie de la météorite des Alvarez. Les héros lémuriens du dessin animé voient ainsi leur île paradisiaque et leur communauté détruites par une pluie de météorites, évoquant d’abord un feu d’artifice féerique, avant de tourner au cauchemar, ressemblant de plus en plus à un bombardement, et pour finir à une explosion atomique (une dernière météorite s’écrase en mer, produisant une lumière blanche aveuglante suivie d’un champignon sans équivoque).
The Land Before Time nous présente une famille de diplodocus forcée de quitter ses terres à cause d’une sécheresse qui ruine les forêts, et donc menace la survie de ces herbivores (et par extension, même si cela reste implicite dans le dessin animé, celle des carnivores, qui chassent les herbivores). La question de l’alimentation reste centrale, comme dans Fantasia, quand Dinosaur insiste plutôt sur la soif qui tenaille les dinosaures qui migrent, avec un moment d’espoir déçu: la horde arrive là où autrefois se tenait un lac, à présent complètement asséché. Le dessin animé de 1988 met en scène la pression sur les ressources naturelles, leur raréfaction qui augmente leur prix. Ainsi, la mère de Petit-Pied lui offre une grande feuille, une «étoile d’arbre», qu’il va garder comme un talisman pendant tout son voyage et refuser de manger même quand la faim le tenaille. Une autre scène, tantalienne comme la scène du lac asséché de Dinosaur, montre les enfants dinosaures arriver devant un bosquet et se faire bousculer par un troupeau d’adultes qui dévorent toute la végétation sans leur en laisser une miette. Dans les très nombreuses suites du Petit Dinosaure (13 suites à ce jour), l’inquiétude climatique reste d’actualité, puisque les protagonistes vont être confrontés au tarissement de leur source, à des nuées d’insectes ravageant la verdure, à des pluies torrentielles et à la neige qui force de nouveau certaines espèces à migrer.
À cause de ces bouleversements environnementaux, les héros doivent prendre la route et chercher une terre toujours verte, une terre promise, préservée du mal qui frappe le reste du monde: la Grande Vallée dans The Land Before Time et la Terre des Nids dans Dinosaur. Les deux dessins animés montrent la quête d’une terre semi-légendaire que l’on ne peut atteindre qu’après un long périple, qui est un acte de foi.
La scène de marche dans Dinosaur, montrant Aladar et sa famille de lémuriens se joignant à une horde hétéroclite d’herbivores est particulièrement intéressante car elle réécrit celle de Fantasia, mais pour la corriger par la suite. La marche désespérée de Fantasia, c’est, semble-t-il, ce qu’on ne veut plus montrer, ce qu’on ne peut plus voir. La musique rythmant la marche dans Dinosaur, d’inspiration plus africaine, accentue la dimension d’effort, de détermination, de dépassement de soi dans l’adversité. On sent un aboutissement positif possible, à l’opposé des partitions tragiques de Stravinsky.
Kron, un iguanodon patibulaire, est le chef de la horde, mâle alpha aux accents militaires, voire fascistes. Dans son culte de la force, il est prêt à sacrifier les plus faibles à ce qu’il appelle «le sang neuf». «On ne s’arrête pour rien ni personne»; quand on lui dit qu’en continuant à imposer ce rythme de marche intense, il va perdre la moitié de la horde, il répond: «Alors nous sauverons la moitié qui mérite de vivre». En d’autres termes, Kron s’arroge un pouvoir de type biopolitique (qui tourne à la thanatopolitique): il impose sa distinction entre ceux qui méritent de vivre, c’est-à-dire ceux qui peuvent suivre le rythme de marche qu’il impose, et ceux qui ne méritent pas de vivre.
Dans ces deux dessins animés, un resserrement temporel s’opère: Fantasia, on l’a dit, parcourt quatre milliards d’années en vingt minutes, tandis que les productions de 1988 et 2000 sont centrées sur le temps court d’une aventure individuelle. C’est à ce prix que le happy end peut être préservé: les protagonistes sont en sursis, la fin du monde n’est pas encore pour aujourd’hui. Dans le cas du Petit Dinosaure, le happy end est même infini, toujours renouvelé, reproduit sur 14 dessins animés. Dinosaur finit sur une conclusion parlée où perce une incertitude, une légère inquiétude même: «Aucun d’entre nous ne sait vraiment quels changements, petits ou grands, nous attendent. Une chose est certaine, notre voyage n’est pas terminé.»
Si les dinosaures sont, dans la culture populaire, très fréquemment l’incarnation de la violence archaïque, de la menace antisociale, ils sont au contraire dans nos deux dessins animés des créatures civilisées qui portent les idéaux de leurs concepteurs.
Si on compare avec Fantasia et ses meutes de dinosaures muets et anonymes, tous dessinés avec le même calque, les productions plus récentes montrent des personnages possédant un visage singulier — on sait d’ailleurs que doter d’expressions humaines les visages d’animaux est un des grands défis de l’animation en images de synthèse. Les nouveaux dinosaures pour enfants sont dotés d’un nom, parfois attendrissant comme ceux des lémuriens Zini et Suri, parfois explicite comme les menaçants Bruton, Red-Claw4 et Sharptooth5, ou encore comme Ducky, la saurolophus dont la grande bouche évoque le bec de canard, et Chomper6, le jeune tyrannosaure goulu7, dans The Land Before Time. Chaque dinosaure, comme un humain, possède son propre caractère, forcément un peu stéréotypé, à l’image de l’adorable Becky, du peureux Pétri, de la colérique Céra et du placide Pointu dans The Land Before Time. Ils possèdent aussi un langage idiosyncratique et une voix bien identifiable. Le doublage achève de styliser les personnages dinosauriens: on se rappelle de Becky qui chantonne joyeusement «oui, oui, oui», on s’amuse du contraste entre Baylene la diplodocus et Eema la tricératops, les deux grands-mères de la horde de Dinosaur, Baylene parlant avec une distinction légèrement empruntée tandis que sa commère Eema a l’accent et l’intonation d’une afro-américaine de milieu populaire. Neera, le sœur de Kron, possède une voix aussi douce et flûtée que celle de son frère est rauque et intimidante. Dans la version française de Dinosaur, un des lémuriens a été doté du phrasé inimitable de Jamel Debbouze — lequel a dû apprécier l’exercice puisque dans sa propre adaptation animée du roman de Roy Lewis, Pourquoi j’ai pas mangé mon père, l’acteur double Édouard, un Homo Sapiens du Pléistocène encore très simiesque (dans la continuité logique du lémurien!).
Les dinosaures possèdent également une famille, et il s’agit d’un enjeu central dans ces productions, ce qui n’a rien d’étonnant chez Don Bluth et Disney, chantres de la famille et de l’amitié. On voit donc des familles séparées, recomposées, adoptives. Aladar, l’iguanodon de Dinosaur, est séparé de son troupeau et adopté par des lémuriens. Petit-Pied, qui vivait avec sa mère et ses grands-parents (son père est absent), voit sa mère mourir et se trouve séparé de ses grands-parents. Il va fonder une petite communauté familiale avec d’autres orphelins d’espèces différentes — en attendant, happy end oblige, que chacun retrouve ses parents encore vivants dans la Grande Vallée.
Loin d’une famille nucléaire traditionnelle et fermée, la famille est ouverte, et peut toujours s’élargir pour accueillir de nouveaux membres; à tel point que dans le deuxième volet de The Land Before Time, les compères vont adopter un petit tyrannosaure, espèce qui dans le premier volet représentait pourtant le méchant absolu. Cela se double d’un message anti-raciste; anti-spéciste plus précisément. Dans The Land Before Time, la rencontre de Petit-Pied le diplodocus avec Cera la tricératops devient l’occasion d’exposer la règle de séparation des espèces. Cera affirme avec morgue que les «trois cornes» (comme elle) ne se mélangent pas avec les «longs-cous» (comme Petit-Pied). La mère de Petit-Pied lui confirme, plus gentiment, que les espèces ne se mélangent pas. «C’est comme ça» est la réponse que Petit-Pied obtient en demandant pourquoi. Petit-Pied lors de son périple va remettre en cause le statu quo spéciste, comme Aladar dans Dinosaur remettra en cause le statu quo spencériste.
En effet, Kron est partisan du darwinisme social, doctrine politique élaborée par Herbert Spencer qui se propose d’appliquer à la société les principes évolutionnistes darwinien — ce à quoi Darwin s’est vigoureusement opposé, avançant que l’empathie a été sélectionnée au cours de l’évolution humaine, même s’il considère comme Spencer que les «faibles» sont un frein à l’ensemble de la société, mais qui doit être supporté. Comme Spencer, Kron considère que la protection des faibles représente un handicap inacceptable pour le groupe. Alors que Fantasia mettait en scène cette «lutte pour la survie», Aladar la refuse, affirmant que la solidarité sans faille et la coopération peuvent garantir la survie de tous. Si «On ne s’arrête pour rien ni personne» était la devise de Kron, celle d’Aladar pourrait être «On ne laisse personne derrière». Ni les vieux, ni les tout-jeunes, ni les tout-petits, ni les faibles, ni les malades, ni les blessés, même pas les méchants repentis, les suppôts de Kron qui se retrouvent à leur tour laissés derrière quand ils ne peuvent plus suivre.
Dans Jurassic Park, des personnages avisés disent à plusieurs reprises que les dinosaures du parc ne sont pas les animaux du passé. Recrées en hybridant des ADN d’espèces différentes, fruits d’une technologie high-tech, ils sont en réalité des chimères sauriennes plus que des dinosaures. Cette résurrection par le clonage chez Spielberg n’est pas limitée aux dinosaures. Sorti en 2001, son film Intelligence artificielle se déroule dans un avenir post-apocalyptique où l’effet de serre a entraîné la fonte des glaces, l’engloutissement des côtes, l’exode massif des populations, un dérèglement climatique et donc des famines. Une politique stricte de contrôle des naissances est instaurée, d’où le développement des robots, qui ont l’avantage de ne pas manger8. Le petit David, un «méca» (robot à forme humaine) est adopté par une famille pour compenser l’absence de leur petit garçon de chair, Martin, plongé dans un coma cryogénique. La science ramène Martin à la vie, et David, qui n’a plus sa place dans la famille, est abandonné dans la nature. Programmé pour vouer un amour absolu à sa mère adoptive, David n’aura de cesse de la retrouver. Au terme de bien des aventures, deux mille ans plus tard, David est réveillé par les descendants des «méca» qui parviennent, grâce à un cheveu de sa mère, à la cloner et à la ressusciter pour une journée.
Spielberg rejoint ici les préoccupations post-humanistes, qu’il applique à l’homme aussi bien qu’aux dinosaures. De la même façon que la mère de David est ramenée à la vie, les dinosaures reviennent du fond des âges. Mais la version clonée de la mère de David est différente de la personne originelle: lors de sa journée unique et parfaite avec David, elle a complètement oublié son mari et son fils préféré, Martin, ainsi que son malaise vis-à-vis des comportements étranges du petit méca. Elle est donc toute à David, pour le plus grand bonheur de ce Pinocchio de métal, enfin devenu «un vrai petit garçon» aux yeux de sa mère. Semblablement, les dinosaures de Jurassic Park, et à plus forte raison ceux de Jurassic World, sont des versions modifiées des dinosaures originels, améliorées ou dénaturées selon les points de vue. La «désextinction» se fait nécessairement au prix d’une métamorphose.
Sorti à la période de Noël 2015, Le Voyage d’Arlo (The Good Dinosaur), long-métrage d’animation Disney-Pixar réalisé par Peter Sohn, semble confirmer les traits dégagés dans cet article: humanisation du dinosaure, refus de sa disparition. Ici, le postulat est uchronique: le dessin animé imagine que la fameuse météorite que l’on croit responsable de l’extinction des dinosaures a seulement frôlé l’atmosphère terrestre. C’est donc dans un lointain passé alternatif, et non comme dans Jurassic Park dans un proche futur possible, que les humains, au stade primitif, et les dinosaures, devenus agriculteurs et éleveurs (!) peuvent s’ébattre ensemble.
Chelebourg, Christian, Les Écofictions: mythologies de la fin du monde, 2012, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 253 p.
Darwin, Charles, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, (1871), 1999, traduction coordonnée par Michel Prum, Éditions Syllepse, Paris, 825 p.
Lewis, Roy, Pourquoi j’ai mangé mon père, (1960), 1999, traduction de Vercors et Rita Barisse, Pocket, Paris, 183 p.
Spencer, Herbert, Principes de biologie, (1864-1867), 1880, traduction Émile Cazelles, 2 tomes, Librairie Germer Baillière, Paris, 600 p. et 669 p.
A.I. Intelligence artificielle, 2001, États-Unis, Steven Spielberg
Dinosaur, 2000, États-Unis, Ralph Zondag et Eric Leighton
Fantasia, «Le Sacre du printemps», 1940, États-Unis, Bill Roberts et Paul Satterfield
Jurassic Park, 1993, États-Unis, Steven Spielberg
The Good Dinosaur, 2015, États-Unis, Peter Sohn
The Land Before Time, 1989, États-Unis, Don Bluth
Benchimol, Elise (2016). « La fin du monde pour les enfants ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/fantasia-the-land-before-time-dinosaur-la-fin-du-monde-pour-les-enfants], consulté le 2024-11-08.