En 1993, quinze ans avant la publication des Hunger Games et la vague de romans dystopiques des années 2000, l’américaine Lois Lowry publiait The Giver, premier tome de sa tétralogie de science-fiction. Publié à plus de 10 millions d’exemplaires, The Giver sera suivi des romans Gathering Blue, Messenger et Son. Destiné à un jeune public, ce roman dystopique figure dans le corpus de lecture obligatoire de bon nombre d’écoles secondaires en Amérique du Nord. Située dans une communauté nommée l’Identique («Sameness»), en apparence parfaite, l’intrigue suit le parcours du jeune Jonas qui, le jour de ses douze ans, se voit attribuer une fonction par les Anciens (les adultes formant le gouvernement) lors d’une cérémonie marquant la fin de l’enfance: il devient le futur Dépositaire de la mémoire («Receiver of Memory»), fonction unique et honorifique, mais éprouvante. Jonas sera le seul à détenir les souvenirs du passé, sur d’innombrables générations, afin de conseiller sa communauté. Sous la tutelle du vieux Passeur («Giver»), l’ancien Dépositaire de la mémoire de l’Identique, Jonas recevra une multitude de souvenirs et percera les secrets de sa communauté au terme d’un récit dont la fin demeure volontairement ambigüe.
En prenant appui sur les ouvrages de Foucault et Girard, nous verrons comment le texte s’interroge sur la fine frontière entre la protection et le contrôle. Nous postulerons que le maintien de l’ordre et du pouvoir implique une logique de surveillance, de répression et d’effacement de l’humain basée sur la souffrance et le sacrifice de l’individu au profit de la communauté.
L’Identique a toutes les caractéristiques «une société idéale»: sécuritaire, bien organisée, le climat y est parfaitement contrôlé et les fléaux y ont été anéantis. Or, de redoutables mécanismes de contrôle social et de régulation de l’individu y sont implantés: entre autres, l’anéantissement programmé de la conscience ainsi que l’infantilisation des individus, notamment par le biais d’une drogue qui, en plus d’imposer une castration chimique, altère la qualité des perceptions et des émotions dès la puberté. Sous la surface de l’Identique se tisse un mécanisme visant à maintenir une discipline sociale, qui, à l’image de ce que Michel Foucault décrit dans Surveiller et punir, «fabrique des corps soumis et exercés, des corps dits ″dociles″» (Foucault, 1975: 166). Dans l’Identique, pas de terreur ni de système carcéral, pas de torture ni de peine capitale, du moins officiellement (l’élargissement, qui est en fait une exécution secrète par injection létale, n’est qu’un euphémisme qui n’a aucun sens pour la population). Ici, la surveillance s’exerce en amont, à travers l’utilisation des quatre techniques décrites par Foucault pour transformer l’individu en force économique viable, en étant régulé et contrôlé: la distribution spatiale des individus, le contrôle de l’activité des individus, la formation de la main d’œuvre et la préséance des intérêts de la collectivité sur ceux de l’individu.
Au plan spatial, chaque communauté vit en vase clos, dans un lieu «fermé sur lui-même, lieu de la monotonie disciplinaire» (Foucault, 1975: 166). La population est contrôlée par un processus de reproduction manufacturé, où des mères porteuses produisent trois bébés (par insémination artificielle), qu’elles ne connaîtront jamais et qui seront regroupés au Centre nourricier, puis placés dans des familles où ils vivront jusqu’à leur majorité. Le récit évoque la présence de résidences familiales, une Place Centrale, ainsi qu’un Centre nourricier, des terrains de jeux, une Maison des Anciens, des Usines, etc. Même si le récit demeure vague quant à la position géographique exacte de l’Identique, il est question d’une rivière qui marque la frontière entre la communauté et l’extérieur, nommé l’Ailleurs («Elsewhere»). Toute personne qui disparaît est réputée s’être noyée dans cette rivière…
L’Identique exerce aussi un contrôle serré des activités des individus de la communauté: elle encourage les activités socialement acceptables et décourage les activités contreproductives. À partir de huit ans, tous les enfants sont assujettis au bénévolat et disposent de peu de moments de jeu ou de liberté: l’emploi du temps des citoyens est régulé de manière à «contraindre [les gens] à des occupations déterminées et à régler les cycles de répétition» (Foucault, 1975: 175). Les adultes sont infantilisés, en plus d’être privés de la possibilité de décider de leur avenir (métier, couple, enfants) 1 Ils subissent, dès la puberté, une castration chimique opérée par une pilule qui, prise tous les jours, supprime toute pulsion, bloque les émotions et même la perception visuelle des couleurs: comme des petits enfants, les citoyens sont protégés de toute souffrance. L’Identique est donc la société d’une enfance étirée, sans épreuves, ni recul, une société de robots sous sédatifs 2.
Le contrôle de l’activité passe également par une surveillance constante qui s’exerce à l’intérieur des frontières infranchissables de l’Identique, où rien n’échappe aux haut-parleurs et micros disposés un peu partout. On y retrouve des systèmes d’espionnage sournois qui rappellent ce que décrivait Foucault: dans l’Identique «la foule est absente au profit […] d’individualités séparées», une «multiplicité dénombrable et contrôlable» dont la trop rare solitude est systématiquement «séquestrée et regardée» (Foucault, 1975: 202). Toute faute est signalée, rappelant publiquement le contrevenant à l’ordre. Qui plus est, l’obligation de raconter ses rêves devant sa famille devient une sorte d’aveu qui facilite l’administration du contrôle social 3. Partout, la délation est encouragée: la logique de répression est alors internalisée, ce qui la rend d’autant plus implacable pour l’individu qui devient le principe de sa propre soumission, se surveillant et s’auto-punissant. De fait, l’Identique revêt une dimension oppressante, qui crée un effet de «panoptique» symbolique, qui fait songer au modèle architectural fondé par le Britannique Jeremy Bentham, qui prévoyait un bâtiment en anneau muni d’une tour centrale de surveillance utilisé dans les prisons, les asiles et les pensionnats. Même si elle est opérée autrement que par une configuration architecturale, la surveillance par l’espionnage induit dans la population ce même «état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir» (Foucault, 1975: 202), réduisant l’individu à l’état de «détenu».
Par ailleurs, le fonctionnement de l’Identique dépend de la formation de la main d’œuvre et de la préséance des intérêts collectifs sur ceux de l’individu. Dès lors, toutes les étapes du développement de l’enfant sont répertoriées et tout écart à la norme est sanctionné par l’élargissement («release»). Tous les enfants nés la même année célèbrent d’ailleurs leur anniversaire simultanément et portent un numéro: chaque individu «se définit par la place qu’il occupe dans une série, et par l’écart qui le sépare des autres» (Foucault, 1975: 171). Alors que les enfants doivent apprendre un métier socialement utile dès l’âge de 12 ans, le savoir leur reste inaccessible. En effet, comme il n’existe aucun livre sauf dans la demeure du Passeur, l’école est plus un lieu d’endoctrinement que d’apprentissage, et ce formatage permet une uniformisation de l’humain. Ce fonctionnement répond à une «exigence nouvelle à laquelle la discipline doit répondre: construire une machine dont l’effet sera maximalisé par l’articulation concertée des pièces élémentaires dont elle est composée. La discipline n’est plus simplement un art de répartir des corps […] mais de composer des forces pour obtenir un appareil efficace» (Foucault, 1975: 192). Force est de constater que l’Identique est un système «d’orthopédie sociale», qui redresse les travers de ceux qui s’écarte des règles, et consacre la création d’une non-vie dans un non-environnement. Dans cette société de l’euphémisme et du mensonge, c’est l’improbable rencontre entre trois personnes se situant en marge de la masse des adultes -en quelque sorte aux âges limites de l’existence- soit le vieux Passeur, le bébé Gabriel et l’adolescent Jonas, qui viendra perturber l’ordre établi.
En devenant le «dépositaire de la mémoire» qui succédera au Passeur, Jonas reçoit un rôle à la fois prestigieux et horrible: celui d’un enfant-conseiller condamné à devenir le réceptacle de la souffrance humaine. Comme le dit le Passeur à Jonas: «They selected me -and you- to lift that burden from themselves» (Lowry, 1993: 142). L’honneur d’être nommé Passeur se mue progressivement en punition et en torture. L’Identique fera de Jonas le «bouc émissaire social» dont parle René Girard, le porteur de tous les maux de la communauté qui cherche à «détourner vers une victime relativement indifférente, une victime ″sacrificielle″, une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger» (Girard, 1972: 21-22). D’ailleurs, le prénom même du jeune sacrifié annonce son destin: rappelons que le Jonas de l’Ancien Testament est un prophète récalcitrant qui tente d’échapper à la mission que Dieu lui a confiée en s’enfuyant par bateau, mais qui sera jeté par-dessus bord par les marins cherchant à sauver leur navire, puis avalé par une baleine, avant d’être recraché sur le rivage. Pour Girard, le Jonas biblique serait «la victime collective» par excellence, mais aussi une incarnation du salut: «Jonas sortant du poisson, c’est l’homme quittant la matrice et naissant à une seconde vie» (Girard, 1982: 215), sa résurrection symbolique rappelle d’ailleurs celle du Christ. Par ailleurs, le fait que le personnage du roman soit une victime consentante rend son sacrifice d’autant plus signifiant, car s’il reçoit d’abord des souvenirs agréables, la souffrance fait partie de l’équation: c’est sur lui que se déverseront les pires souvenirs d’horreur et de désespoir, afin d’épargner les habitants de l’Identique. Ici, le «transfert collectif qui s’effectue aux dépens de la victime» prend une efficacité sacrificielle: «c’est l’harmonie de la communauté qu’il restaure, c’est l’unité sociale qu’il renforce» (Girard, 1972: 21-22).
Plus concrètement, le roman décrit ainsi le rituel du transfert: lors de leur première rencontre, le Passeur dit à Jonas de s’approcher du lit, de s’y coucher sur le ventre après avoir retiré sa tunique, de fermer les yeux et de se détendre. Puis, le vieil homme pose ses mains sur le dos de Jonas. Ce geste de présenter son dos nu a quelque chose de perturbant, car il rappelle celui d’un condamné qui consent à recevoir des coups de fouet. Le geste rituel revêt aussi un double paradoxe: bien qu’il ressemble à un supplice (qui s’apparente à un acte visant à punir et humilier son récepteur), le savoir reçu sera plutôt pour Jonas un marqueur d’honneur dans l’Identique. Cependant, en acceptant de recevoir ces souvenirs, même si ce savoir lui confère du pouvoir, Jonas se soumet en se mettant au service de l’État.
La première vraie confrontation de Jonas à la souffrance consiste à voir ce qu’est devenu son prédécesseur et ce qu’il sera lui-même destiné à devenir: vieilli avant l’âge, seul, souffrant et inquiet. Parfois, le vieil homme est dans un si piètre état qu’il doit interrompre sa formation:
Jonas knew, on days when he arrived to find The Giver hunched over, rocking his body slightly back and forth, his face pale, that he would be sent away. ″Go″, The Giver would tell him tensely. ″I’m in pain today. Come back tomorrow″. (Lowry, 1993: 133)
Par compassion, Jonas lui offre de partager cette douleur: «If you gave some of it to me, maybe your pain would be less». Le Passeur lui répond: «It’s time, I suppose. I can’t shield you forever. You have to take it all on eventually» (Lowry, 1993: 135). C’est alors que commencera la transmission de souvenirs douloureux, qui passera en premier par celui d’une chute en luge, causant d’affreuses blessures:
It was as a hatchet lay lodged in his leg, slicing through each nerve with a hot blade. In his agony, he […] felt flames licking at the torn bone and flesh. He tried to move, and could not. The pain grew. He screamed. […] Sobbing, he turned his head and vomited onto the frozen snow. Blood dripped from his face into the vomit. (Lowry, 1993: 137).
Suivront l’expérience de la faim et de l’abandon et bien d’autres épreuves douloureuses, notamment quand l’auteure se livrera à une description des sensations corporelles de l’adolescent semblables à celles d’un supplicié subissant la torture. Le Passeur semble choisir un crescendo de douleur bien précis à infliger à Jonas, comme des supplices variés qui impliquent chacun «une certaine quantité de souffrance qu’on peut apprécier, comparer et hiérarchiser» (Foucault, 1975: 37). De plus, il s’agit d’un rituel fixe, d’un geste cérémonial et presque liturgique qui revêt une dimension symbolique, car c’est sur le dos que Jonas reçoit cette marque, lui qui est justement destiné à porter métaphoriquement le poids et la responsabilité de la douleur du monde. Ainsi, son corps frêle devient le point d’ancrage d’une manifestation du pouvoir de l’Identique et le souvenir de la douleur laisse des traces en lui, comme une marque au fer rouge.
Enfin, viendra le souvenir de l’atroce carnage d’un champ de bataille. Jonas offre une nouvelle fois au Passeur de prendre un peu de sa douleur, et le vieil homme lui répond: «Please, take some of the pain» (Lowry, 1993: 149). Ce sera un épisode hautement traumatique:
One of Jonas’s arms was immobilized with pain, and he could see through his own torn sleeve something that looked like ragged flesh and splintery bone. […] The noise continued all around: the cries of the wounded men, the cries begging for water and for Mother and for death. […] Overwhelmed by pain, he lay there in the fearsome stench for hours, listened to the men and animals die, and learned what warfare meant. Finally when he knew that he could bear it no longer and would welcome death himself, he opened his eyes […]. The Giver looked away, as if he could not bear what he had done to Jonas. ″Forgive me″, he said. (Lowry, 1993: 150-151)
On constate donc que, même si cela le soulage et qu’en théorie, il ne fait qu’accomplir son devoir, le Passeur se montre honteux d’avoir torturé un enfant innocent en lui transmettant des souvenirs aussi insupportables. Pour sa part, s’il est réticent à poursuivre sa formation après cet épisode, Jonas continue de s’y soumettre, jusqu’au moment où il découvrira ce qui se passe réellement –l’exécution par injection létale des personnes âgées, de certains bébés et des dissidents ou criminels. Cette révélation sera pour lui l’expérience ultime de l’horreur.
C’est en visionnant la vidéo de «l’élargissement» d’un bébé par son propre père, qui travaille au Centre Nourricier, que Jonas découvre le sort réservé à certains nouveau-nés et aux personnes âgées. Il comprend alors que l’élargissement est, en réalité, un meurtre. La véritable expérience de l’horreur est de voir son père qui tue un bébé par une injection dans la fontanelle en disant d’une voix douce au petit: «I know, I know. It hurts, little guy […] but I have to use a vein and the veins in your arms are still to teeny-weeney» (Lowry, 1993: 187). Jonas sera horrifié par le contraste entre la douceur de sa voix et le caractère glaçant de son propos. Quelques lignes plus loin, l’agonie de l’enfant devant un homme impassible qui ignore ce qu’est la mort est décrite ainsi par Jonas: «The newchild, no longer crying, moved his arms and legs in a jerking motion. Then he went limp. His head fell to the side, his eyes half open. Then he was still. He killed it! My father killed it!» (Lowry, 1993: 187). Puis, comble de l’horreur, Jonas voit son père, ingénu, placer le cadavre du bébé dans une boite et le jeter dans un incinérateur à ordures en chantonnant: «Bye-bye, little guy» (Lowry, 1993: 188). Le récit de cet acte monstrueux constitue un des passages les plus angoissants du roman. Cette révélation est aggravée par la découverte du sort de Rosemary, la dernière Dépositaire de la mémoire qui, ne pouvant supporter les souvenirs transmis par le Passeur, a demandé à être élargie. L’atroce récit du suicide de l’adolescente déclenchera la révolte finale de Jonas.
Avec le Passeur, Jonas prendra la décision de fuir la communauté, décision précipitée par l’imminente menace d’élargissement de Gabriel, un bébé du Centre Nourricier auquel il s’est attaché. Pour l’Identique, il était crucial que Jonas tienne bon et qu’il garde en lui tous ce que le Passeur lui avait transmis. Mais sa fuite libèrera ses souvenirs qui inonderont la communauté. Comme le souligne Girard dans Le bouc émissaire, «sans victime, le monde serait plongé dans l’obscurité et le chaos» (Girard, 1972: 92). Seul le soutien du vieux Passeur évitera à l’Identique de sombrer dans le chaos.
Pour conclure, dans ce roman à la fois beau et perturbant, penser pour soi-même est l’acte ultime de résistance de l’individu contre la tyrannie du pouvoir. La fuite de Jonas est à la fois un acte de défi et d’affirmation; un signe de l’éveil de la pensée critique de l’adolescent. Dans cette révolte de l’adolescent contre l’ordre établi se dessine une métaphore de l’entrée dans le monde adulte, un passage symbolique de l’enfance à la maturité 4. Une chose est certaine: Lois Lowry nous indique que les jeunes ont leur mot à dire, qu’ils peuvent et doivent protester contre un système injuste, afin de devenir des agents positifs de changement social.
Toutefois, s’il véhicule un message d’espoir, ce roman comporte aussi un volet hautement perturbant, notamment à l’occasion de scènes parfois insoutenables où sont décrites des tortures aussi bien physiques que mentales. Il serait donc légitime de s’interroger sur la pertinence d’une telle lecture à un jeune âge. À partir de quel âge est-ce acceptable qu’un jeune lise Le Passeur? À neuf ans? À douze ans? À quatorze ans? Mais en voulant baliser la lecture des enfants et des adolescents, ne deviendrions-nous pas coupables de chercher à les surprotéger? Par une habile mise en abyme, le récit fait résonner le désir de protéger l’enfant contre ce qui perturbe et le contrôle social qui préserve une société entière contre le souvenir de la souffrance. Cela nous renvoie à la question fondamentale que pose ce roman: que devrait-on dire aux jeunes de la souffrance, de la violence et de la cruauté?
Pour le mot de la fin, cédons la parole à Lois Lowry: en dédiant son roman aux enfants «à tous les enfants à qui nous léguons le futur», Lowry montre qu’elle ne sous-estime pas l’intelligence ni la force des jeunes humains. Il semblerait qu’elle ne cherche pas à prémunir les enfants de ce qui peut les blesser, qu’elle nous interdit la voie facile du déni et nous encourage à leur parler de réalités taboues ou difficiles. Comme elle l’a déclaré lors de son discours d’acceptation de la Médaille Newbery :
Each time a child opens a book, he pushes open the gate that separates him from Elsewhere. It gives him choices. It gives him freedom. Those are magnificient, wonderfully unsafe things.
1. Or, le système permet des violations mineures des règles: ainsi, alors qu’il est interdit de faire du vélo avant l’âge de neuf ans, tous les enfants en font, en cachette. Les citoyens peuvent même se moquer gentiment de la lenteur du Comité des Sages à modifier les règlements: tout se passe comme si ces contraventions étaient nécessaires, car l’exercice du pouvoir dépend de l’existence de poches inoffensives d’insubordination contrôlée, qui opèrent comme des soupapes et ventilent les rares sursauts de révolte des citoyens.
2. Notons qu’on assiste même à une régulation du langage dans l’Identique. L’expression verbale requiert la «précision de langage», qui n’est qu’une autre forme de contrôle de la pensée des citoyens. Avec l’éradication de mots tels que «amour» (considéré obsolète), cette «précision de langage» rappelle évidemment la novlangue d’Orwell.
3. On peut aussi voir dans ce rituel une sorte de confession ou d’aveu facilitant l’administration du contrôle social. En effet, le fait d’exiger un aveu n’est-il pas une autre façon d’exercer un pouvoir sur l’individu? Rappelons que l’aveu donne à celui qui le reçoit le pouvoir de punir, mais aussi celui de pardonner…
4. On voit une esquisse de la validation de la désobéissance et de la transgression qui permettent souvent aux héros de s’en sortir, comme dans les récits de J.K. Rowling.
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