Si nous avons pu exhumer des représentations des reptiliens bien antérieures, Robert E. Howard est souvent crédité comme l’initiateur du type qui triomphera dans le complotisme contemporain. Ainsi, M. Barkun, l’un des rares chercheurs à s’intéresser à la généalogie de cette figure, écrit-il : “In all likelihood, the notion of a shape-changing serpent race first came from the imagination of an obscure pulp-fiction author, Robert E. Howard (…). In August 1929, he published a story in Weird Tales magazine called “The Shadow Kingdom,” in which the evil power was the snake-men whose adversary, Kull, came from Atlantis” (Barkun, 2013 :121). Techniquement, ce n’est pas faux (bien qu’il s’agisse d’hommes-serpents et non d’hommes-lézards [1]) si l’on réduit les reptiliens complotistes à leur capacité d’assumer diverses formes. Car c’est bien là la modification essentielle qu’introduit Howard par rapport aux hommes-lézards de Merritt ou les lézards intelligents d’E. R. Burroughs : leur aptitude à la métamorphose et à l’infiltration.
Au sadisme des Mahars et à la monstruosité des lizard-men de Yu-Atlanchi s’ajoute ainsi une composante qui s’avérera essentielle : la paranoïa. Un mois avant le Krach boursier qui allait plonger l’Amérique dans la Grande Dépression, ce Texan hanté par la dépression clinique offre ainsi, sous les traits fantastiques des reptiliens, un des visages d’un symptôme fondateur de la Nation depuis les procès de Salem. Comme l’écrit Luigi Zoja dans son analyse culturelle de la Paranoïa, la folie qui fait l’histoire (2011) : « a persecutory feeling ensconced itself in the origins of the United States, and entirely in good faith. The progressive, optimistic, loyal myth which accompanied the nation’s foundation has preserved two sides, as happens with ideals: though life- giving as a fantasy, it can be deadly in practice. It distinguishes itself clearly from evil, splitting it and projecting it far away, onto different societies. In this way, it can develop into an extreme unawareness of the evil which, humanly, resides in it; and, particularly strong, a tendency to suspicion” (Zoja, 2017: 84).
Dans « The Shadow Kingdom » Howard délivre la Fantasy du cadre du monde perdu : avec la disparition du récit cadre (où les héros allaient à la rencontre des civilisations disparues et en revenaient) et la dynamique qu’il créait (« choc des civilisations » paradoxal, retour du refoulé et fascination et répulsion envers l’Autre), c’est un véritable monde secondaire qui est crée, transformant le voyage initiatique des naufragés de la modernité dans l’Ailleurs et l’Autrefois merveilleux en une quête héroïque à l’intérieur de cette nouvelle diégèse. Nous sommes donc en Valusie, où Kull, un barbare venu de l’Atlantide, est devenu roi. Dans un climat de trahison permanente où l’on retrouve l’attrait des Décadents fin-de-siècle pour les sombres tragédies élizabéthaines (et qui préfigure à maints égards l’univers de Game of Thrones), il doit affronter une singulière menace, d’autant plus fatale qu’elle est pratiquement insaississable.
Comme le lui révèle son compagnon Brule (barbare comme lui, bien que de l’ethnie des Pictes, ennemie des Atlantes), les « hommes serpent » (Serpent Men) se sont infiltrés dans son palais. Il s’agit des derniers rejetons de la race préhumaine qui fonda jadis Valusia et qui dirige encore le royaume dans l’ombre, utilisant le culte du Serpent comme alibi et usant de leur capacité de prendre la forme qu’ils souhaitent, remplaçant ainsi les membres les plus puissants du gouvernement. Ils complotent désormais pour substituer Kull par un des leurs, comme ils le firent avec ses prédécesseurs.
On retrouve là plusieurs motifs. Tout d’abord l’influence du paradigme théosophique tel que transformé par Merritt : les différentes races primordiales évoquées par Blavatsky deviennent des véritables espèces distinctes, renouvelant la tradition des races fabuleuses héritée de l’Antiquité. Par un procédé lui-même très proche du mécanisme des révélations théosophiques, Kull a une sorte d’anamnèse du passé le plus reculé de l’Humanité, livrée à un combat sans merci contre les créatures hybrides qui deviendront plus tard l’objet des fables et des légendes :
« “I remember the legends. Valka!” He stopped short, staring, for suddenly, like the silent swinging wide of a mystic door, misty, unfathomed reaches opened in the recesses of his consciousness and for an instant he seemed to gaze back through the vastness that spanned life and life; seeing through the vague and ghostly fogs dim shapes reliving dead centuries—men in combat with hideous monsters, vanquishing a planet of frightful terrors. Against a gray, ever-shifting background moved strange nightmare forms, fantasies of lunacy and fear; and man, the jest of the gods, the blind, wisdom-less striver from dust to dust, following the long bloody trail of his destiny, knowing not why, bestial, blundering, like a great murderous child, yet feeling somewhere a spark of divine fire… Kull drew a hand across his brow, shaken; these sudden glimpses into the abysses of memory always startled him” (Howard, 1929: 178-9).
Fait symptomatique, plusieurs témoignages concourent sur le fait que Howard avait lui-même ce type de visions, devenues véritable moteur de sa création [2]. Parallèlement, cette vision agonistique de l’aube de l’Humanité, à la croisée du cauchemar darwinien de la « struggle for life » et des anciennes cosmogonies, illustre bien les obsessions de l’auteur. De Kull à Conan, en passant par toutes ses autres créations, il n’aura cessé de transposer dans des univers archaïques et exotiques le culte de la « régénération par la violence » qui fonde le mythe de la Frontière américaine étudié par Richard Slotkin dans sa célèbre trilogie [3].
D’où la force de sa réactualisation des grandes figures antiques de sauroctones et autres tueurs de monstres. La violence des anciens récits des héros civilisateurs (fondateurs de l’ordre humain face au chaos des créatures primordiales) y est contaminé par le fantasme de l’extermination des autochtones dont s’est nourri l’idéologie de la « Destinée Manifeste » :
“They are gone (…) the bird-women, the harpies, the bat-men, the flying fiends, the wolf-people, the demons, the goblins—all save such as this being that lies at our feet, and a few of the wolf-men. Long and terrible was the war, lasting through the bloody centuries, since first the first men, risen from the mire of apedom, turned upon those who then ruled the world. And at last mankind conquered, so long ago that naught but dim legends come to us through the ages. The snake-people were the last to go, yet at last men conquered even them and drove them forth into the waste lands of the world, there to mate with true snakes until some day, say the sages, the horrid breed shall vanish utterly” (id: 179).
Mais l’ancien ennemi, loin d’être exterminé, revient sous la forme paranoïaque de l’ennemi intérieur. L’on passe ainsi du fantasme de l’extermination à celui de la communauté minée par l’Adversaire démoniaque, tout aussi puissant dans la fondation de l’imaginaire et l’idéologie des États-Unis d’Amérique :
« Yet the Things returned in crafty guise as men grew soft and degenerate, forgetting ancient wars. Ah, that was a grim and secret war! Among the men of the Younger Earth stole the frightful monsters of the Elder Planet, safeguarded by their horrid wisdom and mysticisms, taking all forms and shapes, doing deeds of horror secretly. No man knew who was true man and who false. No man could trust any man. Yet by means of their own craft they formed ways by which the false might be known from the true. Men took for a sign and a standard the figure of the flying dragon, the winged dinosaur, a monster of past ages, which was the greatest foe of the serpent. And men used those words which I spoke to you [la formule secrete “”Ka nama kaa lajerama”] as a sign and symbol, for as I said, none but a true man can repeat them. So mankind triumphed” (id: ibid).
On retrouve dans ce motif de la formule imprononçable –l’on ne sait par quelle loi phonétique- par les créatures une étonnante variation autour d’un passage obscur du Livre des juges (12:4-6), où les Guiléadites utilisent le terme de schibboleth pour distinguer leurs ennemis (incapables de prononcer la lettre shin) parmi des fuyards. Parallèlement, le culte ophidien présenté dans The Secret Doctrine (1888) comme une sorte d’Ür-religion dont les adorateurs se proclamaient (symboliquement) des « hommes serpents » est transfiguré en secte machiavélique d’hybrides monstrueux :
“Yet again the fiends came after the years of forgetfulness had gone by—for man is still an ape in that he forgets what is not ever before his eyes. As priests they came; and for that men in their luxury and might had by then lost faith in the old religions and worships, the snake-men, in the guise of teachers of a new and truer cult, built a monstrous religion about the worship of the serpent god. Such is their power that it is now death to repeat the old legends of the snake-people, and people bow again to the serpent god in new form; and blind fools that they are, the great hosts of men see no connection between this power and the power men overthrew eons ago. As priests the snake-men are content to rule—and (…) [reign in the stead of the true kings who died in secret], no man knowing” (id: ibid).
L’idée des cultes dépravés qui masquent une féroce « volonté de puissance » remonte aux polémiques chrétiennes contre le paganisme (reprenant ironiquement les arguments des sceptiques païens de l’Antiquité) et fut réavivé dans le contexte des Guerres de religion, devenant par la suite un topos de maints genres fictionnels, dont celui des mondes perdus, souvent dominés par des prêtres fourbes et manipulateurs. Howard, qui en hérite, ne cessera de le ressasser, en syntonie avec les multiples sectes et sociétés secrètes qui prolifèrent dans les pulps et qui sont à la source d’un de leurs sous-genres les plus extrêmes, la « weird menace » [4]. Ce dernier constitue, par ailleurs, un véritable vecteur de la paranoïa états-unienne et l’on peut tracer l’influence de ses fantasmes sado-masochistes jusque dans les théories complotistes des supplices reptiliens.
Infiltré et dominé par ces ennemis protéens et indétectables, le gouvernement est tétanisé, en proie à la crainte et la suspicion généralisée [5]. On serait tenté d’y voir le reflet d’une paranoia politique bien connue de l’Amérique, voire le souvenir de la première panique anticommuniste (« First Red Scare ») de 1917 à 1920. L’on sait qu’entre la fin de celle-ci et le début du maccarthysme en 1950 il y eut une certaine persistence rhétorique et idéologique de la doctrine « anti-rouge », mais, plutôt que de tenter d’y réduire la paranoïa de Howard, on peut au contraire y voir à l’œuvre le fantasme qui allait marquer le passage d’une panique centrée sur la classe ouvrière (1917-1920) à une autre axée sur l’infiltration et le contrôle du gouvernement (1950-8).
Devenue la proie des reptiliens métamorphes, la Valusie est devenue une cryptocratie, le « Shadow Kingdom » qui donne son titre à la nouvelle et qui annonce les attaques complotistes contre le « shadow government ». L’idée d’un pouvoir dans l’ombre remonte comme l’on sait aux polémiques du siècle des Lumières (on cite souvent les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme publiées par l’abbé Barruel entre 1797 et 1799 comme acte fondateur du complotisme moderne, mais l’on peut remonter aux premiers écrits de l’abbé Fiard dès 1775, ce qui montre que la Contre-Révolution reprend un argumentaire déjà établi par les critiques catholiques de « l’illuminisme »). Tout au long du XIXe siècle, il devient un thème récurrent des romans populaires (mais aussi de la littérature savante) et l’on peut, comme le fait Umberto Eco pour le mythe du surhomme, supposer une filiation littéraire de fantasmes qui seront mobilisés par les discours politiques.
Ainsi, plutôt que de réduire les hommes serpents de Howard à une « menace rouge » (ou, bien plus présente dans les pulps, « jaune ») l’on peut supposer qu’ils constituent une évolution symptomatique d’un antagoniste collectif cher aux fictions de genre qui va des jésuites du Juif Errant d’Eugène Sue (1844) à l’organisation criminelle de Fu-Manchu (Sax Rohmer, 1913-1959), en passant par les Habits Noirs de Paul Féval, 1863-1875) ou les réseaux d’espions que combat Richard Hannay (John Buchan, 1915-1936). La figure du « Shadow Kingdom » combine par ailleurs la référence aux pouvoirs dans l’ombre et celle de l’Hadès antique (les victimes des hommes-serpents errent dans les ombres du palais, leur âme devenue leur esclave) [6], voire, à travers le thème du Double, celle de l’Ombre junguienne… « Valusia—land of dreams and nightmares—a kingdom of the shadows, ruled by phantoms who glided back and forth behind the painted curtains, mocking the futile king who sat upon the throne—himself a shadow” (1929: 181)
De fait, la paranoïa est plus ontologique que politique. La figure baroque (puis Décadente) du masque est omniprésente, à la croisée de diverses traditions intertextuelles. D’un côté, elle renvoie aux critiques tradtionnelles de la Société de Cour sous la plume des moralistes (« Strange to him were the intrigues of court and palace, army and people. All was like a masquerade, where men and women hid their real thoughts with a smooth mask”, réfléchit Kull, le barbare devenu roi, égaré au milieu de ses courtisans). De l’autre, bien plus inquiétant, le masque renvoie à la métamorphose fantastique (on passe ainsi du registre baroque à celui, décadent, de Jean Lorrain) : « Tu’s face became strangely dim and unreal; the features mingled and merged in a seemingly impossible manner. Then, like a fading mask of fog, the face suddenly vanished and in its stead gaped and leered a monstrous serpent’s head!” (1929: 177). « These fiends can take any form they will. That is, they can, by a magic charm or the like, fling a web of sorcery about their faces, as an actor dons a mask, so that they resemble anyone they wish to”, explique le compagnon Picte de Kull (id: ibid).
Les deux registres se combinent ensuite dans le chapitre intitulé justement « Masks » :
“As he sat upon his throne in the Hall of Society and gazed upon the courtiers, the ladies, the lords, the statesmen, he seemed to see their faces as things of illusion, things unreal, existent only as shadows and mockeries of substance. Always he had seen their faces as masks, but before he had looked on them with contemptuous tolerance, thinking to see beneath the masks shallow, puny souls, avaricious, lustful, deceitful; now there was a grim undertone, a sinister meaning, a vague horror that lurked beneath the smooth masks. While he exchanged courtesies with some nobleman or councilor he seemed to see the smiling face fade like smoke and the frightful jaws of a serpent gaping there. How many of those he looked upon were horrid, inhuman monsters, plotting his death, beneath the smooth mesmeric illusion of a human face?” (1929: 181).
L’on retrouve là comme un écho des sermons des Puritains contre la Cour, notamment à travers la figure du serpent dont on ne peut oublier les résonances bibliques. Mais, sortie du contexte allégorique et sécularisée, la hantise devient d’autant plus horrifique. Parallèlement, le topos du theatrum mundi s’intériorise et l’on passe au labyrinthe du moi, thème lui-aussi à la confluence du baroque et de la Décadence :
“Was it the real Kull who sat upon the throne or was it the real Kull who had scaled the hills of Atlantis, harried the far isles of the sunset, and laughed upon the green roaring tides of the Atlantean sea? How could a man be so many different men in a lifetime? For Kull knew that there were many Kulls and he wondered which was the real Kull. After all, the priests of the Serpent went a step further in their magic, for all men wore masks, and many a different mask with each different man or woman; and Kull wondered if a serpent did not lurk under every mask” (id: 182).
Les héros de Howard ne sauraient toutefois se prélasser dans les déliquescences mélancoliques des anti-héros de la Fin-de-Siècle. La violence purificatrice du barbare s’impose sur cet univers décadent (selon, ironiquement, un des poncifs même du mouvement éponyme) dans une des scènes de massacre où l’auteur excellait, à la croisée de l’épos propre au roman d’aventures et du style « hard-boiled » caractéristique du roman noir (né lui aussi dans les pages des pulps et devenu un de ses traits les plus marquants, toutes catégories génériques confondues):
“Slay, Kull!” rasped the Pict’s voice. “They be all serpent-men!” The rest was a scarlet maze. Kull saw the familiar faces dim like fading fog and in their places gaped horrid reptilian visages as the whole band rushed forward. His mind was dazed but his giant body faltered not. The singing of his sword filled the room, and the onrushing flood broke in a red wave. But they surged forward again, seemingly willing to fling their lives away in order to drag down the king. Hideous jaws gaped at him; terrible eyes blazed into his unblinkingly; a frightful fetid scent pervaded the atmosphere (…) The king was clear berserk, fighting in the terrible Atlantean way, that seeks death to deal death; he made no effort to avoid thrusts and slashes, standing straight up and ever plunging forward, no thought in his frenzied mind but to slay. Not often did Kull forget his fighting craft in his primitive fury, but now some chain had broken in his soul, flooding his mind with a red wave of slaughter-lust ” (id: 284).
Ce passage inaugure une longue série de massacres qui jalonneront l’œuvre de Howard jusqu’à son suicide, selon un axe récurrent où le barbare triomphe d’un ordre corrompu dans un bain de sang. Au-delà de l’identification auctorielle à ce schéma obsessionnel [7], on y retrouve des échos des Fantamâlgories étudiées par Klaus Theweleit à partir des écrits intimes des Freikorps allemands dans son ouvrage éponyme (1977-8). Sans vouloir le réduire à une simple fantasmatique fasciste, il est révélateur de voir comment, dans ces deux corpus pourtant très éloignés, l’obsession du « virilisme » guerrier pousse à une extrémisation libidinale de la violence [8].
Le thème de l’illusion baroque resurgit au milieu de ce charnier : la salle du Concile n’était qu’un simulacre où Kull croyait régner; un homme serpent a pris sa place dans la vraie vie. Nouveau Sigismond, le barbare doit rejouer à sa manière le parcours de la célèbre pièce de Calderón de la Barca La vie est un songe (1635). L’on passe alors du topos du theatrum mundi à celui du somnium vitae [9] : « He stepped back, his mind reeling. “This is insanity!” he whispered. “Am I Kull? Do I stand here or is that Kull yonder in very truth, and am I but a shadow, a figment of thought?” (id: 286).
Mais encore une fois, c’est la violence qui permettra de trancher (littéralement) entre le réel et l’illusion :
« He upon the dais snatched for his sword, but even as his fingers closed upon the hilt, Kull’s sword stood out behind his shoulders and the thing that men had thought the king pitched forward from the dais to lie silent upon the floor (…) [its] face was fading into that of a snake” (id: ibid). Kull promet alors de poursuivre une véritable Croisade contre ces créatures de la duplicité (“Let those rotting skeletons lie there forever as a sign of the dying might of the Serpent. Here I swear that I shall hunt the serpent-men from land to land, from sea to sea, giving no rest until all be slain, that good triumph and the power of Hell be broken. This thing I swear—I—Kull—king—of—Valusia”, id: ibid).
Dans cette courte nouvelle, Howard venait de définir un nouveau genre que l’on nommera ultérieurement « sword and sorcery » ou « heroic fantasy »[10]. Il avait aussi, accessoirement, introduit une nouvelle figure de la paranoïa états-unienne qui allait progressivement se disséminer dans la culture populaire planétaire. Les fréquentes réeditions et les adaptations transmédiatiques de la nouvelle (notamment en bande dessinée dès les années 1970) y contribueront grandement.
Malgré la promesse de Kull, il ne rencontrera plus jamais (sous la plume de Howard) les hommes serpents, substitués en tant que menace par une figure singularisée d’archi-villain, le magicien mort-vivant Thulsa Doom, introduit dans la nouvelle « Delcardes’ Cat » (1928, publiée posthume en 1967) et très brièvement associé au culte du serpent[11]. Mais d’autres écrivains allaient s’emparer de la figure, à commencer par un de ses confrères ès « Yog-Sothothery » (terme ironique employé par Lovecraft pour désigner ce que l’on nommera plus tard le « Mythe de Cthulhu »), Clark Ashton Smith. Celui-ci, dans “The Seven Geases”, paru dans Weird Tales en octobre 1934, introduit une mutation d’importance : les créatures vivent dans un monde souterrain où elles se livrent à des obscures expérimentations scientifiques.
“He came anon to the spacious caverns in which the serpent-men were busying themselves with a multitude of tasks. They walked lithely and sinuously erect on pre-mammalian members, their pied and hairless bodies bending with great suppleness. There was a loud and constant hissing of formulae as they went to and fro. Some were smelting the black nether ores; some were blowing molten obsidian into forms of flask and urn; some were measuring chemicals; others were decanting strange liquids and curious colloids” (1934: 431).
Ces sortes de Mad doctors reptiliens collectionnent des spécimens de chaque race qu’ils conservent dans des bocaux[12]. Ironiquement, ils ne présentent pas une menace pour les protagonistes, ayant déjà des spécimens similaires et ne voyant dans leur anatomie aucune composante d’utilité[13]. Le texte se situe ainsi aux antipodes de la « fantasy héroïque », lui préférant le ton amusé et un peu badin du conte oriental tel qu’hérité du siècle des Lumières.
D’autres auteurs, dont Lovecraft lui-même, allaient essaimer des références aux « hommes serpents » de Howard, devenus partie intégrante, bien que marginale, du collectif et labyrinthique « Cthulhu Mythos », toujours en devenir. Ainsi, l’on peut lire dans la Somme de Daniel Harms, Cthulhu Mythos Encyclopedia, à l’article « Serpent People » :
“Species of bipedal reptiles that appeared during the Permian period. Some say they came from Venus, but most hold that they evolved naturally upon earth. With their great magic (and the aid of the fabled Cobra Crown), the serpent people conquered the empire of Valusia, an area which today forms part of both Europe and Africa. During this time, the serpent people reared great stone cities containing both laboratories and temples to Yig, Byatis, Han, Shub-Niggurath, and Tsathoggua. When the Triassic Age came, new conditions caused the race to go into decline for eons until they resurged during the Pleistocene Era. The coming of humanity proved to be the downfall of the serpent people’s dominion over the world. Although some of the serpent people provided humanity with helpful knowledge, the new race later swept aside the old cities of the reptiles in order to build their towns and fortresses. To escape this destruction, some of the reptiles crept into hidden burrows in the hills of Wales, or to the caverns of Yoth. Others put themselves into deep hibernation, while some used their magical abilities to disguise themselves and concealed themselves among the invaders. Apart from one abortive attempt to recapture the throne of Valusia, the serpents were never a serious threat to humanity thereafter. Today, the serpent people are small in numbers, and must do even more to keep their identities hidden. Despite this, many of this species are convinced that another resurgence of their race is imminent. For the most part, the serpent people are so few and individualistic that any concerted efforts seem unlikely. Their dislike of direct confrontation and mastery of both scientific and magical techniques (as well as their advanced knowledge of poison manufacture) makes them formidable foes nonetheless” (2018, éd. Kindle).
On reconnaît les allusions aux nouvelles de Howard et de Clark Asthon Smith, intégrées dans une diégèse beaucoup plus complexe nourrie de quantité d’autres sources, dont les continuations des sagas howardiennes par L. Sprague de Camp & Lin Carter ou l’œuvre de contributeurs plus tardifs au Mythe tels que Karl Edward Wagner ou Scott David Aniolowski. Mais parallèlement à cette expansion fictionnelle de la figure s’opérait une autre, plus inquiétante et plus secrète.
Dix ans après la publication de la nouvelle de Howard (et trois après son suicide), paraissait dans le circuit occultiste un livret miméographié qui se présentait comme la traduction de La Tablette émeraude de Thoth l’Atlante (The Emerald Tablet of Thoth the Atlantean, 1939) par un certain Maurice Doreal (pseudonyme de Claude Diggins), fondateur de la Brotherhood of the White Temple. Dans cet étrange pot-pourri de motifs théosophiques et d’ésotérisme hermétique, on retrouve, à peine transposée sous le fatras d’une versification éminément kitsch qui pastiche les anciens textes sacrés à la manière des Symbolistes, l’intrigue de « The Shadow Kingdom » (évoquée implicitement par la formule « Kingdom of Shadows »). Après une introduction qui combine allégrement des motifs lovecraftiens, théosophiques et vampiriques[14], le poème soi-disant traduit d’une tablette datant d’il y a 36.000 ans et écrite par un « prêtre-roi atlante », constructeur de la pyramide de Giza[15], reprend point par point la nouvelle de Howard :
“In the form of man they amongst us, / but only to sight were they as are men./ Serpent-headed when the glamour was lifted / but appearing to man as men among men./ Crept they into the Councils, / taking forms that were like unto men./ Slaying by their arts the chiefs of the kingdoms, / taking their form and ruling o’er man. / Only by magic could they be discovered. / Only by sound could their faces be seen./ Sought they from the Kingdom of shadows / to destroy man and rule in his place. / But, know ye, the Masters were mighty in magic, / able to lift the Veil from the face of the serpent, / able to send him back to his place. / Came they to man and taught him the secret, / the WORD that only a man can pronounce[16]. / Swift then they lifted the Veil from the serpent / and cast him forth from the place among men. /Yet, beware, the serpent still liveth in a place that is open at times to the world. / Unseen they walk among thee in places where the rites have been said. / Again as time passes onward shall they take the semblance of men. / Called may they be by the master who knows the white or the black, / but only the white master may control and bind them while in the flesh”[17].
Une sorte d’épilogue replace ce pastiche — ou devrait-on plutôt parler de palimpseste? De canular? De plagiat? Voire d’un mélange de tout cela? — dans une perspective plus globalement théosophique[18]. Malgré son intérêt pour la théosophie hérité de son père, Howard eut été pour le moins étonné de cette étrange transcription pseudo-ésotérique de sa nouvelle. Or, malgré son caractère confidentiel, celle-ci allait s’avérer un point tournant dans l’évolution de la figure reptilienne que Doreal continuera à explorer dans des multiples textes, lesquels finiront par trouver un lecteur tout aussi porté que lui sur les mystifications : « Doreal’s “translation” of the tablets was used extensively by David Icke in his book on the reptilians, Children of the Matrix », écrit Michael Barkun. « In Icke’s account, the tablets had been found in a Mayan temple, where they had been deposited by Egyptian priests. Their supposed author, Thoth, had written them thirty-six thousand years ago in an Atlantean colony in Egypt” (2013: 121).
De la Valusie à la Matrice, en passant par l’Égypte des Atlantes, l’on peut dire que les reptiliens des mondes perdus rêvés par Howard auront connu un sort encore plus extraordinaire que celui de n’importe quelle autre création des pulps (à l’exception, bien entendu, des soucoupes volantes dont ils sont devenus volens nolens complices).
[1] Comme on le verra, les “Serpent Men”, malgré leur nom, combinent les traits des ophidiens avec une iconographie plus proche de l’homme-lézard, puisque seule leur tête est serpentine, n’étant plus des parfaits composites comme les anciens hommes-serpents. L’inversion anatomique des traits (du bas corporel serpentin à la Krékops au visage ophidien) marque de fait la transition vers le type reptilien qui deviendra dominant à la fin du siècle.
[2] Dans sa célèbre lettre à Clark Ashton Smith Howard explique ainsi la genèse de Conan le Barbare: « While I don’t go so far as to believe that stories are inspired by actually existent spirits or powers (though I am rather opposed to flatly denying anything) I have sometimes wondered if it were possible that unrecognized forces of the past or present – or even the future – work through the thoughts and actions of living men. This occurred to me when I was writing the first stories of the Conan series especially. (…). I did not seem to be creating, but rather relating events that had occurred. (…) That has happened in the past with nearly all my rather numerous characters; (…) as if the man himself had been standing at my shoulder directing my efforts, and had suddenly turned and gone away, leaving me to search for another character” (P. M. Sammon, 2007: 15-6)
[3] R. Slotkin, Regeneration Through Violence: The Mythology of the American Frontier, 1600-1860 (1973), The Fatal Environment : The Myth of the Frontier in the Age of Industrialization, 1800-1890 (1985) et Gunfighter Nation: The Myth of the Frontier in Twentieth-century America (1998)
[4] Howard contribua peu à ce sous-genre, bien que son goût pour l’érotisme et l’hyperviolence fut assez proche du sensationnalisme des « shudder pulps », v. Ryan Harvey, “A Black Wind Blowing: Robert E. Howard and The Weird Menace Horror Pulps”, publié en ligne sur https://goodman-games.com/blog/2020/10/16/a-black-wind-blowing-robert-e-howard-and-the-weird-menace-horror-pulps/
[5] “The statecraft of the Seven Empires is a mazy, monstrous thing,” said Brule. “There the true men know that among them glide the spies of the Serpent, and the men who are the Serpent’s allies—such as Kaanuub, baron of Blaal—yet no man dares seek to unmask a suspect lest vengeance befall him. No man trusts his fellow and the true statesmen dare not speak to each other what is in the minds of all. Could they be sure, could a snake-man or plot be unmasked before them all, then would the power of the Serpent be more than half broken; for all would then ally and make common cause, sifting out the traitors” (Howard, 1929: 179-180)
[6] Cette hantise de la déshumanisation rejoint un autre thème qui émerge peu à peu dans les pulps, celui du zombie : “I remember the tale now. Gods, Kull! that is another sign of the frightful and foul power of the snake priests—that king was slain by snake-people and thus his soul became their slave, to do their bidding throughout eternity! For the sages have ever maintained that if a man is slain by a snake-man his ghost becomes their slave.”A shudder shook Kull’s gigantic frame. “Valka! But what a fate! Hark ye”—his fingers closed upon Brule’s sinewy arm like steel—”hark ye! If I am wounded unto death by these foul monsters, swear that ye will smite your sword through my breast lest my soul be enslaved.” (1929: 181)
[7] “With the exception of one dream, I am never, in these dreams of ancient times, a civilized man. Always am I the barbarian, the skin-clad, tousle-haired, light-eyed wild man, armed with a rude ax or sword, fighting the elements and wild beasts, or grappling with armored hosts marching with the tread of civilized discipline, from fallow fruitful lands and walled cities. This is reflected in my writings” (P. M. Sammon, 2007: 15)
[8] Que l’on retrouve intériorisée par l’auteur dans une lettre révélatrice à son mentor H. P. Lovecraft, “Looking back over a none-too-lengthy and prosaic life, I can easily pick out what seemed—and still seems—the peak of my life to date; that is, the point at which I derived the highest thrills—a word which my limited vocabulary causes me to overwork… when I look for the peak of my exultation, I find it on a sweltering, breathless midnight when I fought a black-haired tiger of an Oklahoma drifter in an abandoned ice-vault (…) It was a bloody, brutal merciless brawl. We fought for fully an hour—until neither of us could fight for any longer, and we reeled against each other, gasping incoherent curses through battered lips. There was not even an excuse for it. We were fighting, not because there was a quarrel between us, but simply to see who was the best man. Yet I repeat that I get more real pleasure out of remembering that fight than I could possibly get out of contemplating the greatest work of art ever accomplished, or seeing the greatest drama ever enacted, or hearing the greatest song ever sung” (22 septembre, 1932). Cette exaltation évoque celle de la guerre dans les écrits des Freikorps mais semble aussi préfigurer le motif central du Fight Club de Chuck Palahniuk (1996)
[9] Je me permets de renvoyer ici à mon étude sur le sujet La vie comme songe. Une tentation de l’Occident, EUD, 2007
[10] “A Sword & Sorcery tale as Howard created it in “The Shadow Kingdom” has several different elements that had up to this time never been used together before (…): 1) a Fantasy background of gods and kingdoms such as Lord Dunsany had used in his Pegana series, 2) the martial prowess of a Harold Lamb tale, 3) the interstellar evil of a H. P. Lovecraft story and 4) liberal amounts of sex, action and derring-do pace as per any Pulp tale. (Throw in a pinch of currently popular writers such as Edgar Rice Burroughs and Sax Rohmer just for seasoning as well.) All these ingredients came together as Sword & Sorcery“, G.W. Thomas, “Of Shadows and Serpent – The First Sword & Sorcery Tale”, 11 janvier 2013 en ligne sur https://amazingstories.com/2013/01/of-shadows-and-serpent-the-first-sword-sorcery-tale-2/
[11] “At least, Kull,” said Ka-nu later, “you have won your first tilt with the skull-faced one, as he admitted. Next time we must be more wary, for he is a fiend incarnate–an owner of magic black and unholy. He hates you for he is a satellite of the great serpent whose power you broke; he has the gift of illusion and of invisibility, which only he possesses. He is grim and terrible.” (Howard, Kull, Exile of Atlantis, éd. Kindle)
[12] “After a while, some of the chemists went away and returned quickly, bearing among them two great jars of glass filled with a clear liquid. In one of the jars there floated upright a well-developed and mature male Voormi; in the other, a large and equally perfect specimen of Hyperborean manhood, not without a sort of general likeness to Ralibar Vooz himself. The bearers of these specimens deposited their burdens beside the hunter and then each of them delivered what was doubtless a learned dissertation on comparative biology” (1934: 431-2).
[13] “It was thoughtful of Haon-Dor to send you here. However, as you have seen, we are already supplied with an exemplar of your species; and, in the past, we have thorougbly dissected others and have learned all that there is to learn regarding this very uncouth and aberrant life-form. Also, since our chemistry is devoted almost wholly to the production of powerful toxic agents, we can find no use in our tests and manufactures for the extremely ordinary matters of which your body is composed. They are without pharmaceutic value. Moreover, we have long abandoned the eating of impure natural foods, and now confine ourselves to synthetic types of aliment. There is, as you must realize, no place for you in our economy” (1934: 432).
[14] “Speak I of Ancient Atlantis, / speak of the days of the Kingdom of Shadows, / speak of the coming of the children of shadows. / Out of the great deep were they called by the wisdom of earth-men, / called for the purpose of gaining great power. // Far in the past before Atlantis existed, / men there were who delved into darkness, / using dark magic, calling up beings / from the great deep below us. / Forth came they into this cycle. / Formless were they of another vibration, / existing unseen by the children of earth-men. / Only through blood could they have formed being. / Only through man could they live in the world. // In ages past were they conquered by Masters, / driven below to the place whence they came. / But some there were who remained, / hidden in spaces and planes unknown to man. / Lived they in Atlantis as shadows, / but at times they appeared among men. / Aye, when the blood was offered, / for then came they to dwell among men” (Tablet VIII, en ligne sur https://www.crystalinks.com/emerald8bw.html )
[15] “The history of the tablets translated in the following pages is strange and beyond the belief of modern scientists. Their antiquity is stupendous, dating back some 36,000 years B.C. The writer is Thoth, an Atlantean Priest-King, who founded a colony in ancient Egypt after the sinking of the mother country. He was the builder of the Great Pyramid of Giza, erroneously attributed to Cheops. In it he incorporated his knowledge of the ancient wisdom and also securely secreted records and instruments of ancient Atlantis. For some 16,000 years, he ruled the ancient race of Egypt, from approximately 52,000 B.C. to 36,000 B.C. At that time, the ancient barbarous race among which he and his followers had settled had been raised to a high degree of civilization. Thoth was an immortal, that is, he had conquered death, passing only when he willed and even then not through death. His vast wisdom made him ruler over the various Atlantean colonies, including the ones in South and Central America”. https://www.crystalinks.cm/emeraldprefacebw.html
[16] Il n’est jusqu’à ce motif du mot imprononçable qui ne soit repris du récit d’Howard, comme on a vu.
[18] “Seek not the kingdom of shadows, for evil will surely appear. / For only the master of brightness shall conquer the shadow of fear./ Know ye, O my brother, that fear is an obstacle great. / Be master of all in the brightness,/ the shadow will soon disappear. / Hear ye and heed my wisdom, / the voice of LIGHT is clear. / Seek not the valley of shadow, and LIGHT will only appear. / List ye, O man, to the depth of my wisdom. / Speak I of knowledge hidden from man. / Far have I been on my journey through SPACE-TIME, /even to the end of space of this cycle.”
Michael Barkun, A Culture of Conspiracy: Apocalyptic Visions in Contemporary America, University of California Press, 2013 [2003]
Daniel Harms, Cthulhu Mythos Encyclopedia, Elder Signs Press, 2018, éd Kindle
P. M. Sammon, Conan the Phenomenon: The Legacy of Robert E. Howard’s Fantasy Icon, Dark Horse Comics, 2007
Luigi Zoja, Paranoia. The madness that makes history, Routledge, 2017
Leiva, Antonio (2022). « D’où viennent les reptiliens? (4) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/dou-viennent-les-reptiliens-4-les-hommes-serpents-de-valusie], consulté le 2024-10-11.