Bien qu’il soit très difficile de se prononcer de façon définitive sur l’immense jungle de la production industrielle des pulps, autant de par l’ampleur colossale du corpus (comprenant des centaines de milliers de pages) que par la difficulté d’y accéder (malgré le travail inappréciable de numérisation en cours sur des sites tels que The Pulp Magazine Archive), la première variation significative que nous trouvons sur les reptiliens [1] provient d’un classique des mondes perdus, At the Earth’s Core du célèbre créateur de Tarzan, E. R. Burroughs (All-Story Weekly, 1914).
Publié deux ans après le Monde Perdu d’Arthur Conan Doyle, ce texte se situe à un tournant important des genres de la littérature de l’imaginaire : il prolonge l’engouement pour les récits de mondes perdus (« lost-race tales ») qui, depuis Restif, avaient accompagné « l’ère des Empires » (Eric J. Hobsbawm) mais, face au rétrécissement croissant du monde inexploré (ce que Jack London baptisa comme Le Rétrécissement de la planète, 1900), il projette de plus en plus ces espaces dans une sorte d’Ailleurs absolu, multipliant les merveilles. Par là il accompagne à la fois l’éclosion de la Fantasy moderne (dont on peut dire qu’elle se construit en grande partie en libérant ces mondes de fantaisie du cadre enchâssant qui y mène les naufragés de la modernité [2]) et d’une certaine science-fiction (ou plutôt « science fantasy ») qui extrapole dans les planètes de l’espace extérieur les créatures étranges de ces mondes perdus (et que Burroughs lui-même venait d’inaugurer avec le premier volet de son cycle martien, Under the Moons of Mars, en 1912).
« Le glissement vers le fantastique n’altère nullement la nature originelle du roman d’aventures: en le nourrissant de composantes fantastiques ou merveilleuses, les romanciers [comme E. R. Burroughs] ne font que le ressourcer, élevant leur propos au niveau du mythe -la quête d’un monde fabuleux- et conférant à leurs protagonistes l’aura fascinante de l’héroïque et du surhumain », écrit Lauric Guillaud. « L’aventure redevient “mystérieuse”, conformément à ses origines: le voyage se mue en quête, l’explorateur en “myste”, c’est-à-dire en candidat à l’initiation, les régions encore vierges continuent de receler “donjons et dragons”. Une instillation plus ou moins contrôlée d’éléments fantastiques sera ainsi garante du renouveau du genre, en ce siècle paradoxal qui voit s’amenuiser sur le globe les territoires du rêve et du mystère » (Guillaud, 1993 : 12)
C’est dans ce contexte de réinvention du merveilleux traditionnel au sein du roman de « l’aventure mystérieuse », selon la terminologie proposée par Lauric Guillaud dans son essai éponyme (1993) que se situe ce premier volet du cycle consacré à Pellucidar, variation autour du mythe de la « Terre creuse ». Ce monde perdu au centre de la Terre radicalise le thème des « fossiles vivants » inauguré par Jules Verne et parachevé par Conan Doyle, en le poussant vers une forme nouvelle de fantastique : en effet, c’est à une prolifération de créatures monstrueuses d’un nouveau genre que l’on est confronté, au-delà (ou en marge) du schéma paléontologique suivi par ses illustres modèles. Pellucidar est notamment régi par des créatures antédiluviennes intelligentes et ailées, les sadiques Mahar. Il s’agit techniquement, comme le reconnaît l’inventeur Abner Perry (constructeur de la machine qui a permis aux aventuriers de pénétrer « au cœur de la Terre »), de rhamphorhynchus géants, à ne pas confondre avec les simples ptérodactyles qui parfois les accompagnent, les thipidars.
L’anthropomorphisation de ces créatures est marquée non pas par leur physique (qui reste conforme au modèle paléontologique [3]) mais par les formes de socialisation et de contrôle qui jouent à la fois sur la reconnaissance et la défamiliarisation : on reconnaît dans leur système brutalement esclavagiste le thème historiographique du « despotisme oriental » (K. A. Wittfogel); leurs villes souterraines témoignent d’un haut degré de planification [4] et sont bondées comme les métropoles européennes de l’époque [5]. Ils sont dotés d’un étrange langage qui crée toutefois une « dissonance cognitive » chez le lecteur implicite, introduisant le thème de la quatrième dimension popularisé notamment par H. G. Wells [6]. Ils connaissent aussi l’écriture et accumulent « les archives anciennes de leur race » dans une vaste bibliothèque [7].
Inversant le schéma de la Découverte australe, ce sont ici les créatures qui se livrent à des expériences d’eugénisme; celles-ci, sous l’action d’une de leurs scientifiques, ont provoqué l’extinction des mâles, devenus inutiles une fois leur rôle reproducteur remplacé par la chimie [8]. Reflet de l’angoisse de l’époque à l’égard de la « dévirilisation » (marquée par le spectre des « suffragettes » perçues comme les pionnières d’un retour au matriarcat), ce motif montre aussi la faille de la domination reptilienne (il s’agira de se procurer le secret de cette formule secrète pour « placer les hommes du monde intérieur à leur juste place parmi les choses créées », 1922 : 94).
L’inventeur Abner explique les raisons de l’évolution parallèle à l’œuvre dans ce biotope par la thèse de l’isolat déjà avancée par Maupertuis et Restif :
À Pellucidar, l’évolution a progressé selon des lignes différentes de celles de la Terre. Ces terribles convulsions de la nature ont, à maintes reprises, anéanti les espèces existantes. Sans ce fait, un monstre de l’époque saurozoïque pourrait régner aujourd’hui sur notre propre monde. Nous voyons ici ce qui aurait pu se produire dans notre propre histoire si les conditions avaient été ce qu’elles ont été ici. (…) L’homme n’a atteint ici qu’un stade analogue à l’âge de pierre de l’histoire de notre propre monde, mais ces reptiles ont progressé pendant d’innombrables millions d’années. Peut-être est-ce le sixième sens qu’ils possèdent, j’en suis sûr, qui leur a donné l’avantage sur leurs congénères plus terriblement armés, mais cela, nous ne le saurons jamais… [9]
Prolongeant les réflexions d’Edgar Fawcett, s’opère alors une relativisation radicale du schéma anthropocentrique :
Ici, ce ne sont pas des monstres (…). Ici, ils sont la race dominante~nous sommes les ‘monstres’, les ordres inférieurs. Ils nous regardent comme nous regardons les bêtes de nos champs, et j’apprends par leurs écrits que d’autres races de Mahars se nourrissent d’hommes – ils les élèvent en grand nombre, comme nous élevons du bétail. Ils les élèvent avec le plus grand soin, et quand ils sont bien gras, ils les tuent et les mangent (…) “Qu’y a-t-il d’horrible là-dedans, David ?” demanda le vieil homme. “Ils ne nous comprennent pas mieux que nous comprenons les animaux inférieurs de notre propre monde. J’ai rencontré ici des discussions très savantes sur la question de savoir si les gilaks, c’est-à-dire les hommes, ont des moyens de communication. Un auteur prétend que nous ne raisonnons même pas, que tous nos actes sont mécaniques, ou instinctifs” (id : ibid)[10].
Cette inversion de la domination trouve son parachèvement dans une des scènes les plus inquiétantes du roman, celle qui présente les sacrifices humains du temple des Mahar (chapitre VIII). Ce Temple est quelque peu ambigu, puisqu’il ne semble pas être édifié pour l’adoration d’une quelconque divinité Mahar et que les victimes qui y sont sacrifiées ne paraissent pas s’inscrire dans un rituel où les humains, à l’instar des Aztèques, renouvelleraient leur lien avec leurs dieux. L’idée que des créatures ailées préhistoriques aient pu être vénérées, aussi bizarre puisse-t-elle paraître, était déjà présente dans dans un obscur passage de la Doctrine Secrète de Blavatsky, intimement relié à la tradition de l’aventure mystérieuse [11].
Le Temple est ici réduit à un pur espace de mort (serait-ce là son véritable sens, l’épuration de la religion jusqu’à l’expression de la pure violence? Faudrait-il alors lire Burroughs avec Sade?). L’on sait que le sacrifice humain reste l’un des topos des mondes perdus, grandement influencé (comme toute la Fantasy naissante) par Salammbô de Flaubert (1863), dont le texte de Burroughs hérite la cruauté barbare et décadente, l’extrapolant dans un cadre résolument fantastique. Dans un lac au milieu d’un gigantesque temple ovale, les Mahar se livrent à un étrange rituel : elles hypnotisent leurs victimes (hommes et femmes des cavernes préalablement engraissés), qui viennent les rejoindre sous l’eau pour s’y faire peu à peu dévorer morceau par morceau[12]. Symptomatiquement, cette scène cauchemardesque, héritière de l’esthétique de la cruauté chère à la Décadence Fin de Siècle, fascinera les illustrateurs qui vont progressivement l’érotiser, de Mahlon Blaine à Frazzetta, sur le modèle hégémonique de la belle captive promise à une bête monstrueuse.
Par là, Burroughs inaugure le type du reptilien sadique dont héritera bien plus tard David Icke. Cette cruauté revient dans l’épisode où le héros (David Innes), après avoir subi un interrogatoire au sujet de sa venue à Pellucidar (ses explications sur le monde extérieur étant jugées parfaitement ridicules par les « enquêteurs sociaux » Mahar), est condamné à subir une sorte de « vivisection » par les reptiles :
Il y avait là d’autres humains enchaînés de la même façon. Sur une longue table gisait une victime, alors même que l’on me faisait entrer dans la pièce. Plusieurs Mahars se tenaient autour de la pauvre créature en la maintenant au sol de façon à ce qu’elle ne puisse pas bouger. Un autre, saisissant un couteau tranchant avec sa patte avant à trois doigts, ouvrait la poitrine et l’abdomen de la victime. Aucun anesthésiant n’avait été administré et les cris et les gémissements de l’homme torturé étaient terribles à entendre. C’était, en effet, une vivisection brutale/ vengeresse (id : 187)[13].
L’inversion du rapport entre l’homme et l’animal se fait ici ironique (notamment par la littéralisation de la locution « with a vengeance »), dans le contexte de la polémique autour de la pratique médicale de la vivisection (l’on ne saura pas, par ailleurs, quel est le sens exact de cette opération). Ce sera là aussi, transposé dans le contexte extraterrestre, un thème dominant des récits d’abduction tels qu’étudiés par Michel Meurger[14], repris par Icke pour construire son mythe reptilien . Innes échappera à ce sort macabre et préparera un soulèvement des humains des cavernes contre le régime des Mahars; il devra pour cela remonter à la surface terrestre afin d’équiper les révoltés des armes et des ressources les plus avancées. C’est là où finit le premier volet de ce cycle sur lequel nous aurons à revenir.
Il est fort probable que les Mahars aient joué un rôle majeur dans la genèse du premier récit consacré à ce qui deviendra le cycle (ou le mythe) de Ctlhuhu, « The Nameless City » (1921), placé sous le signe des reptiliens[15]. Dans cette courte nouvelle nous avons l’emblème de la hiérophanie dysphorique lovecraftienne, soit la confrontation avec ce que Rudolf Otto venait de désigner, dans son essai sur Le Sacré (1917), comme le « mysterium tremendum », ici associé à l’animalité monstrueuse et l’immortalité macabre (variation autour du thème de la momie). Le cadre est celui des récits de mondes perdus : découvrant une cité souterraine couverte par le sable du désert (quelque part dans la Péninsule Arabique), le narrateur plonge dans un souterrain initiatique où il rencontre des créatures momifiées « outrepassant en grotesquerie les rêves les plus chaotiques » (« the mummified forms of creatures outreaching in grotesqueness the most chaotic dreams of man »[16]).
Il s’agit de reptiliens composites, en marge des catégories établies par la paléontologie, vecteurs d’une écriture apophatique de la monstruosité typiquement lovecraftienne:
Donner une idée de ces monstres serait impossible. On eût dit des reptiles, dont le corps évoquait en partie le phoque, en partie le crocodile, mais le plus souvent rien de ce que connaissent le naturaliste ou le paléontologue. Leur taille était à peu près celle d’un homme pas très grand et leurs pattes de devant se terminaient par des pieds délicats semblables à des mains et à des doigts humains. Mais le plus étrange était la forme de leur tête, qui violait tous les principes biologiques connus. Rien ne peut s’y comparer. En un éclair je pensai au chat, au bouledogue, au satyre de la Fable et à l’être humain. Jupiter lui-même n’eut jamais ce front immense et protubérant ; et pourtant les cornes, l’absence de nez et la forme de la mâchoire, qui rappelait celle du crocodile, empêchaient de placer ces êtres dans une catégorie bien définie[17].
Le glissement vers le fantastique se fait encore une fois par l’archéologie; ces représentations de créatures monstrueuses ne renvoie plus à la légende mais bel et bien à un passé paléontologique :
Je m’interrogeai un moment sur la réalité de ces momies, dans le vague soupçon qu’elles n’étaient que des idoles artificielles ; mais j’estimai finalement qu’il s’agissait d’espèces paléontologiques, contemporaines de la Cité sans Nom. Pour comble de grotesque, la plupart des momies, revêtues de somptueux tissus, étaient parées de bijoux d’or et de pierres précieuses et d’un métal brillant qui m’était inconnu[18]
C’est à travers les inscriptions mystérieuses dans la pierre que le passé de ces créatures pourra être (quoiqu’imparfaitement) déchiffré. L’hypotypose retrouve alors sa forme rhétorique originelle, prenant la forme d’une véritable ekphrasis qui est aussi, symptomatiquement, une lecture, la fresque étant une forme (monstrueuse) de Livre :
Grande avait dû être l’importance de ces créatures rampantes, car elles occupaient la première place parmi les décorations primitives des murs et du plafond. C’est avec une habileté sans égale que l’artiste les avait représentées dans leur univers particulier, où les cités et les jardins étaient adaptés à leur taille. Ma seule pensée fut que les tableaux où elles figuraient devaient être allégoriques, illustrant probablement l’histoire de la race qui les adorait. Ces créatures, me disais-je, étaient aux hommes de la Cité sans Nom ce que la louve fut aux Romains, ou encore jouaient le même rôle que les totems dans les tribus indiennes[19]
Ironiquement, le narrateur se trompe en suivant cette lecture allégorique, ne parvenant pas à comprendre ce que le lecteur implicite (notamment celui qui connaît les œuvres ultérieures de Lovecraft) aura déjà deviné, soit le sens littéral des images. Mais peut-être que le texte renvoie par là à une de ses sources, témoignant d’une influence théosophique. On lit en effet dans The Secret Doctrine:
L’Égypte et la Chaldée comptaient de nombreuses catacombes, dont certaines étaient très étendues. Les plus célèbres d’entre elles étaient les cryptes souterraines de Thèbes et de Memphis. Les premières, qui commençaient sur la rive occidentale du Nil, s’étendaient vers le désert libyen et étaient connues sous le nom de catacombes ou passages du Serpent. C’est là que se déroulaient les Mystères Sacrés du Kuklos Anagkês, le “Cycle Inévitable”, plus généralement connu sous le nom de “Cercle de Nécessité” ; le destin inexorable imposé à chaque Ame après la mort corporelle, lorsqu’elle a été jugée dans la région Amentienne[20].
L’origine cultuelle des images ouvrirait alors sur un jeu métatextuel complexe, la nouvelle metant justement en scène un autre type de « damnation inexorable ». Par ailleurs, le thème théosophique des civilisations préhistoriques, plus avancées que celles qui leur succédèrent, se combine avec celui de l’immortalité (fusionnant la figure de la momie égyptienne et la symbolique ophidienne) :
Cette civilisation, qui comprenait un alphabet écrit, semblait avoir été plus avancée que celles de Chaldée ou d’Égypte qui étaient venues plus tard ; pourtant, on trouvait de curieuses lacunes : par exemple je ne découvris rien qui évoquât la mort ou les coutumes funéraires, sauf lorsqu’elles se rapportaient à des guerres, des désastres ou des épidémies, et je jugeai étonnante cette répugnance à décrire la mort naturelle. On eût dit que l’idée de l’immortalité avait été entretenue comme une illusion réconfortante[21].
L’histoire illustrée par ces images correspond au schéma « métahistorique » de l’apogée et la chute des civilisations (qu’Oswald Spengler venait d’introniser dans la première partie de son Magnum Opus Déclin de l’Occident, 1918), culminant dans le retrait de ce peuple vaincu par le désert et cherchant sous terre une promesse prophétique (que l’on devine être celle, ironique, de l’immortalité monstrueuse) :
Fort de cette interprétation, je pus retracer grossièrement l’histoire de la Cité sans Nom, immense capitale maritime qui dominait le monde quand l’Afrique n’était pas encore sortie des eaux. J’évoquai sa résistance au moment où la mer se retira et où le désert remplaça les vallées fertiles. Je vis clairement ses guerres et ses triomphes, ses luttes et ses défaites, et le terrible combat final contre le désert lorsque ses habitants — représentés ici par les reptiles — durent, par milliers, se frayer miraculeusement un chemin à travers le roc pour se réfugier dans le monde souterrain dont leur avaient parlé leurs prophètes[22].
Le contraste entre le paradis souterrain (étrangement illuminé, comme Pellucidar) et les ruines de la ville abandonnée culmine dans une scène cruelle qui n’est pas sans évoquer les Mahars : « Des prêtres décharnés, sous la forme de reptiles en vêtements de parade, maudissaient l’air libre et ceux qui y vivaient ; et l’unique scène finale, atroce, mettait en scène un homme à l’aspect primitif, peut-être un des premiers habitants de l’antique Irem, la cité des colonnes, mis en pièces par les représentants de la race anéantie »[23].
La mise à mort de l’intrus (qui rappelled le “sparagmos” dyonisiaque) provenant de la ville perdue mythique évoquée dans le Coran (89, 6-14) provoque une inquiétante identification du narrateur, annonçant ironiquement sa propre fin (« Les associations d’idées sont parfois curieuses et je luttai contre l’impression qu’à part le malheureux homme primitif taillé en pièces, à la fin de la fresque, j’étais le seul être humain, au milieu des reliques et des symboles d’une vie primitive »[24]).
La fresque devient alors vecteur du basculement fantastique : alors que le narrateur y voit un reste archéologique d’une culture préhistorique disparue, il verra se matérialiser devant lui les figures monstrueuses qui y étaient dépeintes : « Je me retournai et je vis, se découpant sur l’éther lumineux de l’abîme, invisible dans le couloir obscur, une horde de cauchemar, une foule de démons, à demi transparents, aux faces tordues de haine, grotesquement armés, appartenant à une race sur laquelle aucun doute n’était permis : c’étaient les reptiles de la Cité sans Nom »[25]. Le procédé, héritier des matérialisations des modèles des tableaux dans les récits gothiques, incarne ici le « retour du refoulé » porté non plus à l’échelle du psychisme individuel (comme dans le schéma freudien) mais de l’espèce elle-même. Le fantasme qui préside au paradigme archéologique (et qui alimentait une des nouvelles justement étudiées par Freud, la Gradiva de Wilhelm Jensen, 1902) prend littéralement vie dans ces « fossiles vivants » d’une autre ère et d’une autre espèce.
La fin dysphorique et paradoxale (puisque mettant la disparition –et fort probablement la mort- du narrateur)[26] constitue un cauchemar d’engloutissement (et de dévoration par les damnés immortels) qui inaugure à la fois une longue série de protagonistes sacrifiés et le début du règne des reptiliens sur l’imaginaire pulp.
[1] Bleiler cite dans sa Somme encyclopédique l’ouvrage d’Allan England “Beyond White Seas” sérialisé dans l’All-story entre 1909-1910. Nous n’avons pu trouver d’autre information à son sujet que le résumé fourni par Bleiler : il s’agit encore une fois d’un voyage dans un monde perdu (cette fois-ci situé dans l’Arctique, double et corollaire de l’Antarctique dans l’imaginaire polaire). « O’Thunder has heard rumors of an elixir of life that is to be found in the far north. He and his companions go on their way until they come to a fairly temperate land inhabited by strange-looking half-civilized beings: biped, goggle-eyed, three-fingered, claw-handed and aged looking. England does not say so directly but these beings seem to be advanced reptiles. Accepted among them O’Thunder watches as the reptile men kill a very strange pulpy, greenish form of life and extract its juices. This is indeed the elixir. The mutineers seize the elixir and shoot their way out, but by the time they reach the returning Scythian, only O’Thunder survives and he is wounded. Learning that the will be hanged for mutiny, he imparts his secret to one of the loyal crewmen whom he respects and commits suicide” (Science Fiction: The Early Years, Kent State University Press, 1990: 224). On a là déjà établis les codes de “l’aventure mystérieuse” tels qu’on les retrouvera, magnifiés, sous la plume de Merritt.
[2] La Fantasy se libère du cadre des « mondes perdus », transformant le voyage initiatique de la modernité vers l’Ailleurs et l’Autrefois merveilleux en une quête à l’intérieur de cette nouvelle diégèse, qui devient le monde de référence du récit (bien qu’on y trouve souvent des formules intermédiaires, faisant passer du monde « réel » au monde de Fantasy –Narnia, etc.)
[3] “As we descended the broad staircase which led to the main avenue of Phutra I caught my first sight of the dominant race of the inner world. Involuntarily I shrank back as one of the creatures approached to inspect us. A more hideous thing it would be impossible to imagine. The all-powerful Mahars of Pellucidar are great reptiles, some six or eight feet in length, with long narrow heads and great round eyes. Their beaklike mouths are lined with sharp, white fangs, and the backs of their huge, lizard bodies are serrated into bony ridges from their necks to the end of their long tails » (1922: 80)
[4] « Phutra is laid out underground with a regularity that indicates remarkable engineering skill” (id: 81)
[5] « As we continued on through the main avenue of Phutra we saw many thousand of the creatures coming and going upon their daily duties », ibid
[6] “As I was to learn later, the Mahars have no ears, nor any spoken language. Among themselves they communicate by means of what Perry says must be a sixth sense which is cognizant of a fourth dimension. I never did quite grasp him, though he endeavored to explain it to me upon nimierous occasions. I suggested telepathy, but he said no, that it was not telepathy since they could only communicate when in each other s presence, nor could they talk with the Sagoths or the other inhabitants of Pellucidar by the same method they used to converse with one another. ‘What they do,” said Perry, “is to project their thoughts into the fourth dimension, when they become appreciable to the sixth sense of their Hstener. Do I make myself quite clear?” “You do not. Perry,” I replied” (id: 82-3)
[7] “They had set us to carrying a great accumulation of Maharan literature from one apartment to another, and there arranging it upon shelves. I suggested to Perry that we were in the public library of Phutra, but later, as he commenced to discover the key to their written language, he assured me that we were handling the ancient archives of the race” (id: 83).
[8] “Once the males were all-powerful, but ages ago the females, little by little, assumed the mastery. For other ages no noticeable change took place in the race of Mahars. It continued to progress under the intelligent and beneficent rule of the ladies. Science took vast strides. This was especially true of the sciences which we know as biology and eugenics. Finally a certain female scientist announced the fact that she had discovered a method whereby eggs might be fertilized by chemical means after they were laid — all true reptiles, you know, are hatched from eggs. What happened? Immediately the necessity for males ceased to exist — their race was no longer dependent upon theme” (id: 93-4)
[9] « In Pellucidar evolution has progressed along different lines than upon the outer earth. These terrible convulsions of nature time and time again wiped out the existing species— but for this fact some monster of the Saurozoic epoch might rule today upon our own world. We see here what might well have occurred in our own history had conditions been what they have been here. (…)Here man has but reached a stage analogous to the Stone Age of our own world’s history, but for countless millions of years these reptiles have been progressing. Possibly it is the sixth sense which I am sure they possess that has given them an advantage over the other and more frightfully armed of their fellows; but this we may never know” (1922: 90-1).
[10] “Here they are not monsters (…). Here they are the dominant race~we are the ‘monsters— the lower orders. They look upon us as we look upon the beasts of our fields, and I learn from their written records that other races of Mahars feed upon men— they keep them in great droves, as we keep cattle. They breed them most carefully, and when they are quite fat, they kill and eat them (…) “What is there horrible about it, David?” the old man asked. “They understand us no better than we understand the lower animals of our own world. Why, I have come across here very learned discussions of the question as to whether gilaks, that is men, have any means of communication. One writer claims that we do not even reason, that our every act is mechanical, or instinctive” (id: ibid).
[11] « The draco volans, the “flying dragon” of the early painters, may be an exaggerated picture of the real extinct antediluvian animal, and those who have faith in the Occult Teachings believe that in the days of old there were such creatures as flying dragons, a kind of Pterodactyl, and that it is those gigantic winged lizards that served as prototypes for the Seraph of Moses and his great Brazen Serpent” (II: 404). L’on est tentés de penser aux Mahars, bien que ceux-ci ne fassent pas l’objet d’une adoration de la part d’une population qui les perçoit avant tout comme des affreux tyrans.
[12] “When they came to the surface I was horrified to see that one of the girl’s arms was gone— gnawed completely off at the shoulder— but the poor thing gave no indication of realizing pain, only the horror in her set eyes seemed intensified. The next time they appeared the other arm was gone, and then the breasts, and then a part of the face— it was awful. The poor creatures on the islands awaiting their fate tried to cover their eyes with their hands to hide the fearful sight, but now I saw that they too were under the hypnotic spell of the reptiles, so that they could only crouch in terror with their eyes fixed upon the terrible thing that was transpiring before them” (id: 140-1)
[13] « There were other humans similarly chained. Upon a long table lay a victim even as I was ushered into the room. Several Mahars stood about the poor creature holding him down so that he could not move. Another, grasping a sharp knife with her three-toed fore foot, was laying open the victim’s chest and abdomen. No anesthetic had been administered and the shrieks and groans of the tortured man were terrible to hear. This, indeed, was vivisection with a vengeance” (id: 187).
[14] Meurger cite notamment une scène qui a bien pu inspirer Burroughs: “Dans un passage de La Guerre des mondes retranché de l’édition en volume, Wells décrivait la découverte « du corps encore vivant, immobilisé et horriblement mutilé, d’un illustre médecin ». Les Martiens, en lui faisant subir une vivisection, voulaient satisfaire « leur curiosité sur quelque point de structure ». Ensuite, ils oublièrent de mettre un terme à ses souffrances. « L’homme qui pratique la vivisection sur les animaux inférieurs n’a aucun droit d’exemption quand, à son tour, il devient un animal inférieur » (1995 : 66). Plus près de Burroughs, Maurice Renard avait aussi repris ce motif dans son Péril bleu (1910).
[15] Bien que les différences entre les créatures soient évidentes (Lovecraft étant ici plus proche de celles imaginées par Allan England), il y a plusieurs motifs communs entre les deux récits (le désert, la cité souterraine, l’homme des cavernes déchiqueté par les reptiles). L’on sait par ailleurs que Lovecraft reprendra le terme des Shogots (les hommes-gorilles qui servent de chair à canon pour les Mahar chez Burroughs) pour désigner les monstrueux Shoggoths, créatures dominées par les Grands Anciens.
[16] Nous citons d’après l’édition de Weird Tales (32.5, nov. 1938), numérisée sur https://archive.org/details/Weird_Tales_v32n05_1938-11
[17] « To convey any idea of these monstrosities is impossible. They were of the reptile kind, with body lines suggesting sometimes the crocodile, sometimes the seal, but more often nothing of which either the naturalist or the paleontologist ever heard. In size they approximated a small man, and their forelegs bore delicate and evidently flexible feet curiously like human hands and fingers. But strangest of all were their heads, which presented a contour violating all known biological principles. To nothing can such things be well compared—in one flash I thought of comparisons as varied as the cat, the bulldog, the mythic satyr, and the human being. Not Jove himself had had so colossal and protuberant a forehead; yet the horns and the noselessness and the alligator-like jaw placed the things outside all established categories.” (1938: 622)
[18] I debated for a time on the reality of the mummies, half suspecting they were artificial idols; but soon decided they were indeed some paleogean species which had lived when the nameless city was alive. To crown their grotesqueness, most of them were gorgeously enrobed in the costliest of fabrics, and lavishly laden with ornaments of gold, jewels, and unknown shining metals” (id: ibid)
[19] « The importance of these crawling creatures must have been vast, for they held first place among the wild designs on the frescoed walls and ceiling. With matchless skill had the artist drawn them in a world of their own, wherein they had cities and gardens fashioned to suit their dimensions; and I could not help but think that their pictured history was allegorical, perhaps showing the progress of the race that worshipped them” (id: ibid).
[20] “There were numerous catacombs in Egypt and Chaldæa, some of them of a very vast extent. The most renowned of these were the subterranean crypts of Thebes and Memphis. The former, beginning on the western side of the Nile, extended towards the Libyan desert, and were known as the Serpent’s Catacombs, or passages. It was there that were performed the Sacred Mysteries of the Kuklos Anagkês, the “Unavoidable Cycle,” more generally known as the “Circle of Necessity”; the inexorable doom imposed upon every Soul after bodily death, when it has been judged in the Amentian region” (1893, II: 397).
[21] « The civilization, which included a written alphabet, had seemingly risen to a higher order than those immeasurably later civilizations of Egypt and Chaldea, yet there were curious omissions. I could, for example, find no pictures to represent deaths or funeral customs, save such as were related to wars, violence, and plagues; and I wondered at the reticence shown concerning natural death. It was as though an ideal of immortality had been fostered as a cheering illusion” (Lovecraft, 1938: 623)
[22] « I thought I could trace roughly a wonderful epic of the nameless city; the tale of a mighty sea-coast metropolis that ruled the world before Africa rose out of the waves, and of its struggles as the sea shrank away, and the desert crept into the fertile valley that held it. I saw its wars and triumphs, its troubles and defeats, and afterward its terrible fight against the desert when thousands of its people here represented in allegory by the grotesque reptiles were driven to chisel their way down through the rocks in some marvelous manner to another world whereof their prophets had told them” (1938: 622)
[23] « Emaciated priests, displayed as reptiles in ornate robes, cursed the upper air and all who breathed it; and one terrible final scene showed a primitive-looking man, perhaps a pioneer of ancient Irem, the City of Pillars, torn to pieces by members of the older race” (1938: 623)
[24] « Mental associations are curious, and I shrank from the idea that except for the poor primitive man torn to pieces in the last painting, mine was the only human form amidst the many relics and symbols of primordial life” (1938: 624)
[25] « Turning, I saw outlined against the luminous æther of the abyss what could not be seen against the dusk of the corridor—a nightmare horde of rushing devils; hate-distorted, grotesquely panoplied, half-transparent devils of a race no man might mistake—the crawling reptiles of the nameless city” (1938 : 625-6)
[26] “And as the wind died away I was plunged into the ghoul-peopled darkness of earth’s bowels; for behind the last of the creatures the great brazen door clanged shut with a deafening peal of metallic music whose reverberations swelled out to the distant world to hail the rising sun as Memnon hails it from the banks of the Nile ” (id: ibid)
L. Guillaud, L’ Aventure mystérieuse de Poe à Merritt ou les Orphelins de Gilgamesh, CEFAL, 1993
M. Meurger, Lovecraft et la SF, 2, Encrage, 1994
Leiva, Antonio (2022). « D’où viennent les reptiliens? (2) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/dou-viennent-les-reptiliens-2-de-pellucidar-a-lovecraft], consulté le 2024-11-21.