Nous sommes envahis par les reptiliens. Non pas, comme le prétendent les conspiranoïaques depuis trois décennies, par des créatures de l’ombre qui nous manipulent depuis les plus hautes instances qui régissent le Nouvel Ordre Mondial, mais par le nombre croissant de ceux qui y croivent (selon un article paru en 2013 dans The Atlantic 12 million d’états-uniens étaient déjà convaincus que des lézards dirigent leur pays) et par la figure fictionnelle des hommes-lézards dont les premiers s’inspirent, voulant à tout prix lui donner vie. Il suffit de survoler les pages de la Bible popologique TV Tropes dévolues aux diverses variations de la figure (Lizard Folk, voire Reptiles Are Abhorrent, sans parler des Snake People ou des Draconic Humanoids) pour y voir déclinées, au bas mot, plusieurs centaines d’itérations.
« Presque tous les cadres de fantasy standard avec des races de fantasy standard sont destinés à avoir un groupe de ces gars-là » lit-on dans l’entrée dévolue au “Lizard Folk”. “Il s’agit d’une race civilisée ou semi-civilisée de lézards humanoïdes, qui peuvent être des humains écailleux, de grands lézards bipèdes, de petits dinosaures et tout ce qui se trouve entre les deux. Malheureusement, ils font presque toujours partie des méchants, et même quand ils ne sont pas toujours chaotiques et méchants, ils constituent généralement des antagonistes (…). La plupart des humanoïdes reptiliens entrent dans cette catégorie, à l’exception notable des lamias, des nagas et des gorgones, qui appartiennent généralement à la catégorie de la gente serpentine » [1].
Ces reptiliens se divisent généralement en deux types : « Le grand type musclé et brutal, souvent d’apparence dinosaurienne ou crocodilienne, et le type plus petit, plus maigre et plus typiquement reptilien, généralement le plus sympathique des deux mais pouvant être à la tête d’une conspiration reptilienne maléfique. Lorsque les Hommes-Serpents sont dotés de pattes arrière, ils ne sont généralement que des Hommes-Lézards avec des crocs. (…). Si on leur donne une culture ou une civilisation, attendez-vous à ce qu’ils vivent dans une jungle, un marais ou plus rarement un désert, qu’ils soient assez primitifs et tribaux, et qu’ils utilisent divers reptiles plus grands comme bêtes de somme » (id, ibid).
De fait, ces reptiliens sont le plus souvent décrits comme :
« une race très ancienne, bien plus vieille que l’humanité. Dans ces représentations, ils ont autrefois régné sur le monde avant l’apparition des peuples à sang chaud, rappelant ainsi que l’âge des reptiles a précédé l’âge des mammifères. Dans ce cas, ils pourraient être considérablement plus civilisés, ou plutôt ils l’étaient dans le passé mais sont maintenant un fragment mourant et dégénéré d’une civilisation autrefois puissante. Comme les lézards sont exotiques, leurs civilisations ont tendance à être basées sur des civilisations réelles considérées comme exotiques, comme le Mayincatec ou basées sur l’Afrique la plus sombre, et le peuple lézard provient généralement d’analogues de ces environnements » (id, ibid).
Au premier abord, cette obsession contemporaine a de quoi surprendre. Contrairement à quantité de monstres composites (hommes-poissons, hommes-crapauds, hommes-chevaux, etc.), la figure de l’homme-lézard semble privée du riche pedigree qui remonte de ceux-ci aux hybridations primordiales des anciennes cosmogonies. Si les figures reptiliennes abondent dans grand nombre de mythologies, c’est sous la forme prédominante du type de l’homme-serpent. Du premier roi d’Athènes (Kékrops) à la foisonnante saga des Nāga hindous, en passant par Typhon ou le Tlaloc aztèque, les hommes-serpents (ou les serpents anthropomorphisés) témoignent de l’évolution d’anciennes hiérophanies ophidiennes. La variante féminine est tout aussi riche, de l’Échidna grecque (petite-fille de la Terre et génitrice de monstres célèbres tels que Cerbère, l’Hydre de Lerne ou la Chimère) à la Wadjet égyptienne, en passant par la Nüwa chinoise, qui forme un couple primordial avec son frère Fu Xi, également serpentin. Plus circonscrite, la tradition connexe des hommes-dragons constitue une sorte de sous-variante, spécialement chérie en Chine (Shenlong, les Dieux Dragons, etc.).
Ces êtres sacrés, aussi divers soient-ils, sont parés des prestiges mais aussi des ambiguïtés de la symbolique serpentine. « Le serpent est, par nature, double », écrit Laurent Gourmelen dans sa superbe étude sur Kékrops, le Roi-Serpent. « C’est dans cette ambivalence constitutive que réside son identité même et chacune de ses caractéristiques peut se trouver systématiquement inversée. Tous ses pouvoirs, ou presque, sont réversibles. (…) Lié à la mort, il est aussi détenteur et incarnation même des pouvoirs de fécondité et de fertilité » (2004 : 109). Idée déjà présente chez Liliane Bodson : « Être fuyant et ambigu dont le comportement et la simple présence occasionnent d’abord incertitude et inquiétude, le serpent compte parmi les animaux qui répondent, avec une totale intensité, aux caractères du sacré. Son origine les lui confère. Il est, en effet, γηγενής [né de la Terre, selon Hérodote, Histoires, 1, 78, 3]. Associé par là aux forces de la mort, il incarne aussi les puissances de la vie et de la génération et, dans le temps où il inspire terreur et effroi, il dispense les salutaires influx des vertus apotropaïques (…). Détenteur de la fécondité, il est l’ancêtre de races entières et le géniteur d’individus qui sont voués à un destin hors mesure. L’une et l’autre, ces fonctions essentielles l’apparentent au monde divin» [2].
C’est ainsi que les Athéniens se sont donné pour ancêtre primordial et premier roi un être né de la Terre qui précède l’apparition des hommes, prénommé Kékrops; créature hybride, mi-homme mi-serpent, il est de toutes les origines. Cette double nature fait de lui un personnage médiateur et « passeur de légitimité » (Gourmelen, 2004 : 175): il unit et réunit les contraires, fusionnant origines autochtones (au sens littéral, le serpent chtonien en constituant l’emblème établi) et identité de la Cité en un symbole de la « politisation athénienne de la double nature ». D’où son rôle central dans l’imaginaire mythique et politique d’Athènes : roi « civilisateur » qui engage une fondation simultanée – unissant origine primordiale (la différenciation entre l’homme et l’animal) et origine politique (il intervient lors de l’eris divine entre Athéna et Poséidon) –, « législateur » qui assiste et intervient à tous les moments clés de la fondation de la cité et aide à dessiner son identité mythique.
Il institue ainsi la monogamie et la filiation patrilinéaire, présentée comme sa conséquence logique, médiant entre la naissance chthonienne et la nouvelle naissance biologique fondatrice de l’espèce humaine; il introduit le synœcisme des douze cités primitives de l’Attique (dodécapole) et intronise Zeus comme souverain des dieux dont il régule la vénération, interdisant les sacrifices humains, substitués par des offrandes alimentaires; il est aussi associé à la naissance de l’écriture et des rites funéraires. Contrairement à ses confrères chtoniens (« gègeneis »), les monstres serpentiformes des mythes, il se trouve donc « du bon côté » du serpent qui permet d’occulter « sa part sombre » (id : 405) [3].
Cette symbolique bivalente semble répandue bien au-delà de l’aire culturelle héllénistique, comme le signale Mircea Eliade dans son célèbre Traité d’Histoire des Religions (1949) [4]. L’Occident sera toutefois marqué par une démonisation progressive du serpent, associé au récit biblique de la Chute, dont les représentations ultérieures fusionneront souvent en une même représentation Satan et l’animal tentateur. Sous l’influence iconographique des monstres ophidiens féminins de l’aire hellénistique (notamment les lamies [5]), l’art chrétien va développer un curieux syncrétisme. John K. Bonnell a retracé dans un article extrêmement érudit [6] les origines et l’évolution du motif du serpent édénique à tête de femme dont l’illustration la plus célèbre reste celle de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange (1508- 1512) et que l’on retrouve dès le XIIe siècle dans des textes (Comestor, Vincent de Beauvais, Guido delle Colonne, etc) et dès le XIIIe siècle dans l’art (Benjamin le Scribe, c.1280).
L’anthropomorphisation du reptile maléfique pouvait prendre des aspects résolument tératologiques, comme dans la surprenante Tentation d’Hugo van der Goes (1470), visiblement marquée par la tradition des bestiaires dont continue à se nourrir l’iconographie monstrueuse contemporaine. Fusion ultime de l’animal, du Malin et de la Femme tentatrice, cette image emblématique va profondément hanter l’imaginaire et c’est sans doute de sa polarisation négative dont hériteront les reptiliens conspiranoïaques. Elle entre aussi en résonance avec la tradition tout aussi riche de Lilith, associée à la lamie grecque dès la Vulgate du Ve siècle.
Parent pauvre de ces monstrueuses mais prestigieuses créatures, le lézard semble, lui, condamné à une existence bien plus modeste, à l’ombre des grands systèmes symboliques et des récits mythologiques. C’est à peine s’il garde un vague écho de l’aura ophidienne : « on pourrait considérer son symbolisme comme dérivé de celui du serpent, dont il constituerait une expression atténuée », écrivent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant dans leur célèbre –et quelque peu trompeur- Dictionnaire des symboles (1982 : 567). Symptomatiquement, on n’en trouve pas de trace dans les représentations anciennes, à l’exception du célèbre Apollon Sauroctone attribué à Praxitèle; or le titre lui-même, recueilli par Pline (« Il fit aussi un jeune Apollon, menaçant de sa flèche un lézard grimpant, que l’on appelle sauroctone », Histoire naturelle, XXXIV, 70), semble plutôt ironique, de par le contraste entre l’épiclèse épique (signifiant littéralement « tueur de lézard ») et le caractère minuscule de la menace, ainsi que le contexte quasi-bucolique de la scène. Si tel est le cas, il s’agirait de l’antithèse humoristique du célèbre combat du dieu avec la monstrueuse Python de Delphes, source de la riche tradition de futurs saints « sauroctones », où le terme ne renverra plus aux dérisoires lézards mais bel et bien aux tueurs de dragons. Ne pouvant savoir si l’épiclèse préexistait l’œuvre il est malheureusement impossible d’interpréter le sens de l’œuvre, comme le regrette Liliane Bodson [7]. Il en va de même pour la tradition biblique, où la figure importante du serpent éclipse totalement celle du lézard.
D’où vient, alors, la promotion contemporaine de l’homme-lézard? Comment a-t-on pu passer des hommes-serpents des anciens mythes à cet hybride quelque peu cocasse? Parmi les rares chercheurs qui se sont intéressés à la figure des reptiliens, M. Barkun y voit une origine relativement récente et résolument pop dans le célèbre magazine pulp Weird Tales. Robert E. Howard y publie en août 1929 « The Shadow Kingdom », récit de « sword-and-sorcery » où l’atlante Kull combat une série d’hommes-serpents métamorphes [8]. Or, outre le fait que c’est encore une fois la prestigieuse symbolique ophidienne qui domine, ce n’est pas là le premier récit à mettre en scène des hybrides reptiliens affranchis des références aux mythologies anciennes.
En fait, il y a eu une longue transition (qui n’est par ailleurs pas entièrement finie, les deux formes continuant désormais des chemins distincts) où l’on est passé de l’hégémonie de la référence ophidienne classique à la forme moderne des hommes-lézards, marqué non plus par une nostalgie des modèles mythologiques anciens mais par une hantise de l’hybridation tératologique. L’on pourrait ainsi remonter à la Découverte Australe de Rétif de la Bretonne (1781), qui constitue un tournant majeur entre la monstruosité d’inspiration classique et l’imaginaire tératologique moderne. Si l’homme-serpent y reste le modèle incontesté, il est transformé par ce tournant, abandonnant le surnaturel classicissant pour incarner un hybride nouveau, sorte de « fossile vivant ».
« La découverte australe est une fiction qui raconte l’édification progressive d’un empire colonial à l’échelle d’un hémisphère. Sciences et techniques y sont le moteur d’une transformation combinée de la nature et de la société, passant par l’eugénisme, politique d’amélioration de la nature physique et morale de la population », résume Laurent Loty [9]. En effet, ayant mis au point une machine à voler (qui préfigure de peu le « boom » des montgolfières), Victorin va bâtir une colonie dans la terra ignota au-delà des mers australes (qui, malgré la démonstration de l’inexistence du continent austral tant fantasmé depuis des siècles par Thomas Cook lors de son voyage en 1775, continuent à enflammer l’imaginaire, pour ainsi dire affranchi du référent réel).
Pour ce faire, Victorin et ses enfants se livrent, au moyen de leurs ailes artificielles, à une campagne systématique d’exploration d’îles australes tout à fait imaginaires où ils découvrent une série de peuplades d’ « Hommes-animaux ». À la croisée de l’encyclopédisme zoologique et de la liste de mirabilia chère aux bestiaires, le texte va procéder à détailler ces rencontres qui constituent une sorte d’hétérotopie anthropologique allant des hommes-singes aux hommes-huîtres (!), en passant par les hommes-ours, les hommes-chiens, les hommes-cochons, les hommes-taureaux, les hommes-moutons, les hommes-castors, les hommes-boucs, les hommes-chevaux, les hommes-ânes, les hommes-grenouilles, les hommes-serpents, les hommes-éléphants, les hommes-lions et les hommes-oiseaux.
Cet étrange capharnaüm est justifié par les marges du discours scientifique de l’époque[10]. L’idée que les terres australes inconnues puissent être le refuge de créatures légendaires n’était pas nouvelle. Déjà un siècle auparavant Gabriel de Foigny avait, dans sa Terre australe inconnue (1676), peuplé l’hémisphère sud d’androgynes et de volatiles géants dans le sillage des « oiseaux-griffons » (le Roc) rapportés par Marco Polo. « Il est certain [que ces terres] sont absolument isolées, et qu’elles forment, pour ainsi dire, un nouveau monde à part, dans lequel on ne peut prévoir ce qui se trouverait », écrivait Maupertuis dans sa Lettre sur le progrès des sciences (1752 : 15-16), suscitant l’enthousiasme du président de Brosses qui augure aux futurs voyageurs des « merveilleux spectacles » qui sembleront le propre d’« une nouvelle planète » (Histoire des navigations aux terres australes, 1756, I: 16).
« Les hommes-bêtes de l’archipel sont des retardés, des vestiges des anciens âges, où la forme humaine se dégageait de l’écorce animale », résume Meurger. « Pour expliquer ce caractère exceptionnel de l’humanité australe, Restif empruntera à Maupertuis la thèse de l’isolat » (1995 : 82). Ainsi, loin d’obéir à un simple caprice, ces hybrides sont déjà des créatures issues d’une spéculation scientifique (soit de la « science-fiction », un siècle et demi avant que Hugo Gernsback n’avance le terme) : « Ces êtres ne sont que des hommes, qui ne sont pas montés jusqu’au dernier degré de perfection, et chez lesquels la Nature s’est arrêtée plutôt, après les avoir fait passer de la mer, origine de tous les êtres vivants et des plantes, à l’air libre et sec, sans doute parce que les terres du pôle austral étant coupées en îles et les êtres qui les habitent, éloignés de toute autre espèce, ils n’ont pu se perfectionner en se mélangeant » (Restif, II: 344)[11].
Ce sera là un des thèmes principaux des récits de mondes perdus qu’à plusieurs égards Restif inaugure. Qui plus est, il annonce aussi un motif riche d’avenir : ces créatures ne sont pas seulement des « chaînons manquants » mais aussi le modèle des anciennes créatures fabuleuses de la mythologie (ce sera là le domaine de la cryptozoologie) : « Les formes ont autrefois varié dans l’hémisphère septentrional comme dans celui-ci. J’ai lu dans ma jeunesse, qu’il avait eu des hommes à tête de boeuf, de cheval, de singe, de chien, à pieds de bouc, etc. Cela me paraissait incroyable: ce que je vois ici me donne la clef des anciennes histoires, gardées par des fables ridicules par les Décideurs superficiels d’Europe » (II: 374-5).
C’est donc au détour de ce vaste et ahurissant catalogue que la figure traditionnelle de l’homme-serpent est réinventée : « Hermantin, s’étant avancé avec précaution vers une forêt, aperçut, dormant au soleil, des serpents d’une taille monstrueuse pour la grosseur, mais qui n’avaient guère plus de dix à douze pieds. (…) Ces monstres avaient tous une tête approchante de l’humaine, et rampèrent en s’éveillant avec une vivacité prodigieuse ; quelquefois ils se dressaient à demi et sifflaient d’une manière effrayante, en dardant leur langue bifourchue. Alexandre et ses compagnons-volants s’élevèrent en l’air, afin d’épouvanter ces hommes-serpents et les obliger à rentrer dans leurs cavernes » (II : 370).
Les colonisateurs ailés vont alors essayer, selon leur modus operandi habituel, de capturer des spécimens. En effet, dans chaque île, ils procèdent à l’enlèvement d’un couple de chaque espèce, qu’ils transportent ensuite sur la métropole de cet empire biscornu (l’île Christine) afin de le civiliser en réduisant sa part d’animalité, avant de le restituer dans son habitat pour qu’il y répande à son tour les bienfaits de cette civilisation. Les captifs peuvent aussi être unis avec des sujets plus évolués pour qu’ils procréent des métis plus avancés sur la voie de l’hominisation[12].
S’opère là aussi un tournant du paradigme colonisateur : bien que l’on y reconnaisse la chasse à l’homme traditionnellement associée à l’esclavage classique (l’on peut même y voir avec Michel Meurger, sous sa forme novatrice aérienne, les lointaines origines du récit d’abduction extraterrestre contemporain[13]), il s’agit d’un programme de transformation radicale des colonisés. Sous des dehors utopiques, on voit poindre le rêve biopolitique moderne de l’eugénisme, ici intimement lié à l’hypothèse biologique transformiste : « La découverte australe est l’instrument littéraire qui permet de formuler une hypothèse transformiste, et d’imaginer une utopie coloniale et eugéniste, précédant d’un siècle l’invention du terme « eugenics » par le cousin de Darwin, Galton, lui-même auteur d’une utopie eugéniste », écrit Loty. « Rétif invente, en même temps, la fiction la plus transformiste et la plus eugéniste qui ait jamais été écrite avant lui » (id : ibid).
Victorin et ses enfants tentent donc de capturer un des hommes-serpents, ce qui ne va pas sans heurts :
« Alexandre et ses compagnons leur ayant jeté de la terre, ils s’enfuirent en fureur dans leur trou, à l’exception d’un seul, qui était si animé qu’il s’efforçait de s’élancer en l’air. (…) Lui ayant jeté sur le corps une espèce de filet, ils l’y enveloppèrent, l’y continrent, et l’examinèrent à leur aise. Mais, tandis qu’on l’entourait, on entendit des sifflements horribles du côté de la forêt ; et l’on vit arriver un serpent-femelle, suivi d’une douzaine d’autres, les uns formés, les autres fort jeunes, qui voulaient se jeter sur ceux qui environnaient l’homme-serpent embarrassé dans le filet. On s’éloigna, ne pouvant leur résister. Ils rompirent les mailles avec leurs dents, et délivrèrent le prisonnier qu’ils emmenèrent dans son trou » (II : 370).
La merveilleuse gravure de Louis Binet (dont le travail fut pour beaucoup dans le succès durable du livre) illustre les divers détails de la scène combinant des échos des monstres chers à la statuaire classique gréco-romaine avec un certain grotesque plutôt baroque (d’aucuns s’amuseront à voir une certaine ressemblance entre la femelle et le tant honni Jar Jar Binks).
En fait l’expérience colonisatrice sur les Hommes-serpents s’avérera plutôt décevante :
« Les fils-aîné d’Alexandre (…) brûlait d’envie de prendre un de ces Hommes-serpents et même deux, un de chaque sexe. Il y donna tant de soins qu’il y réussit. Un jour il en surprit deux qui venaient d’avaler chacun un agneau qu’il leur avait mis pour appât; il les enveloppa dans un filet et les porta dans l’île Christine (…). Ces deux êtres singuliers s’apprivoisèrent à la longue avec les hommes, ils eurent même des petits, mais il fut impossible de les faire approcher de notre intelligence, comme les autres Hommes-bêtes. Si, à la fin d’un été on les voyait un peu plus dociles et plus intelligents, l’engourdissement de l’hiver leur faisait perdre presque tout cet acquis; au printemps suivant, ils paraissaient beaucoup plus timides et plus défiants qu’au dernier automne. Quant à ceux qui étaient restés dans l’Île Serpentine ils ne prirent aucun degré d’apprivoisement; au contraire, ils se déplurent, et l’on en trouvait souvent de morts. Toutes ces considérations excitèrent la pitié d’Hermantin et des autres Princes de sang; ils se proposèrent de chercher aux environs de l’équateur, une île sans Habitants-humains, où les Hommes-serpents puissent vivre tranquilles et où ils fussent même à l’abri de l’engourdissement annuel» (II : 371-3).
Cet échec semble aller à l’encontre de la symbolique traditionnelle du serpent comme créature initiatique. Il s’explique par une méfiance tout aussi traditionnelle à l’égard de l’animal lui-même, déjà formulée par Aristote[14]. Or, cette méfiance est ici surmontée afin d’ériger un contre-modèle à l’horreur des guerres intestines entre les nations dites civilisées :
« S’il y avait eu quelqu’espèce à laisser anéantir, ç’aurait été sans doute celle des hommes-serpents, disait un jour Victorin à ses fils, mais nous avons pensé différemment. Quelle honte pour les Européens, qui tous de la même espèce, presque tous parents, se méprisent, se dégradent, se refusent inhumainement le nécessaire et vont jusqu’à se massacrer! Les infortunés qui ne sentent pas que leur égoïsme, leur dureté, tous leurs vices, se communiquent aux autres et réagissent ensuite sur eux-mêmes! » (II: 374).
Réflexion quelque peu paradoxale qui montre la complexité de cette « utopie eugéniste » avant la lettre où se combine le rêve du perfectionnement de l’humanité (qui aboutisse à une « confraternité générale »[15]) et le spectacle de la manipulation coloniale des sujets (littéralement présentés comme des espèces inférieures) la plus extrême.
Cette timide irruption d’une humanité reptilienne (fossiles vivants d’un monde archaïque, rétifs à une colonisation qui se présente comme une sorte d’« anthropotechnique » avant la lettre) à la croisée du voyage extraordinaire et de l’utopie n’aura pas de successeurs immédiats. Si Casanova place timidement des étranges reptiliens divinisés par ses « megamicres » au centre de la Terre Creuse dans son Icosameron (1787), il faudra attendre un siècle et demi pour qu’un nouveau récit de mondes perdus reprenne la figure. Entre-temps, l’on ne saurait signaler qu’une brève mention non pas d’hommes reptiles mais de leur sorte d’envers dans l’ouvrage méconnu d’Edgar Fawcett, The Ghost of Guy Thyrle, publié en 1895. Cette étrange variation autour du récit de fantômes tant chéri de l’époque victorienne et edwardienne s’inscrit dans le sous-genre du voyage astral interplanétaire qui accompagna l’engouement pour le spiritisme. Dans son périple astral, Guy Thyrle rencontre, au milieu d’un vaste catalogue de créatures intersidérales, une population de lézards intelligents, vaguement anthropomorphisés :
« In myriads of other worlds the highest animal form was by no means of the Adamic type. In one world our wanderer found a population of lizards speaking, thinking, and civilised -though not, however, of the overgrown Saurian type, and no longer invertebrate, but a survival that had reached, for certain reasons of environment, the highest place of any living species on this particular sphere. (…) Both dominating races stood and moved upright and their front legs and paws had become arms, furnished with hands and fingers as flexible as our own” (1895: 244).
Ce sera là l’autre modèle concurrent du reptilien des mondes perdus, son corollaire extraterrestre :
« The Lizards were in a star that swung round a sun called Mirach, in the constellation Andromeda. (…). The Lizards, who had gained what struck Guy as so extraordinary a precedence over all animate neighbours, roused his wonder by the marked social and intellectual progress of their various nations. With unbounded patience and energy they had overcome the stubborn and discouraging characteristics of their sluggish planet. Physically they repelled him, even in their advanced and highly cultured state, though he perceived that they had their ideals of beauty, and he did not doubt that if they had beheld one of the most enchanting forms of earthly loveliness -say the Sistine Madonna, or the Apollo of the Vatican- they would have treated it with indifference, or perhaps contempt” (244-5).
L’on reconnaît la rhétorique de l’altérité radicale qui va dominer l’esthétique extraterrestre, hésitant entre l’abjection et la fascination et mettant radicalement en crise l’anthropocentrisme classique : « And man, on that tiny grain he calls Earth, has dared to call himself the lord of creation! These lizards are as much men as he, and in many respects his superiors besides” (245). Mais là aussi, pris par la frénésie du catalogue et le vertige du voyage interplanétaire, le texte n’accorde qu’un intérêt tout passager aux reptiliens.
Rien ne laisse donc présager la place que ces derniers vont prendre dans l’éclosion de la pulp fiction.
[1] https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/LizardFolk
[2] L. Bodson, IEPA ΖΩΙΑ. Contribution à l’étude de la place de l’animal dans la religion grecque, Bruxelles, 1978, p.70
[3] Les réprésentations de Krérops dans l’art occidentale resteront rares, éclipsées par le motif plus pittoresque et scabreux du petit Érichthonios tiré malencontreusement du panier où l’avait placé Athéna (il est issu de l’étoffe où la déesse avait essuyé la semence de Vulcain lorsque celui-ci tenta de la violer) par les filles du roi-serpent (Rubens, Jordaens, Willem van Herp, P. Jean-Baptiste Marie, etc.).
[4] Cela semble être le cas au-delà de l’aire culturelle héllénistique étudiée par L. Gourmelen. “The symbolism of the snake is somewhat confusing, but all the symbols are directed to the same central idea: it is immortal because it is continually reborn, and therefore it is a moon “force “, and as such can bestow fecundity, knowledge (that is, prophecy) and even immortality”, écrit pour sa part Mircea Eliade dans sa célèbre Somme Patterns of Comparative Religion: “Because snakes are ” lunar “-that is, eternal-and live underground, embodying (among many other things) the souls of the dead, they know all secrets, are the source of all wisdom, and can foresee the future” (1958 : 168).
[5] Bien que les sources antiques (Diodore de Sicile, Plutarque, Strabon, Suidas, etc.) n’en fassent pas une femme-serpent, la lamie sera progressivement associée à cette figure : le monstre vengeur envoyé par Apollon contre la ville d’Argos et tué par Coroebus est ainsi qualifié de lamia par le premier Mythographe du Vatican, entre le IX et le Xie siècle. C’est cette tradition que popularisera Keats dans son célèbre poème Lamia (1820), inspiré de la lamie-empouse de la Vie d’Apollonius de Tyane rédigée par Philostrate (Ier siècle).
[6] “The Serpent with a Human Head in Art and in Mystery Play”, American Journal of Archaeology, Vol. 21, No. 3 (Jul. – Sep., 1917), pp. 255-291
[7] « L’intention religieuse est hors de doute, mais il est aujourd’hui impossible de démontrer que « le nom traditionnel a été forgé après l’œuvre et d’après elle », — « comme un simple sobriquet », — ou qu’il constitue une épithète au sens rituel. Entre « le thème du dieu joueur », fréquent dans la statuaire du IVe siècle avant notre ère, et les interprétations symboliques qui considèrent le lézard comme l’incarnation des puissances maléfiques, vaincues par le dieu solaire, il y a place pour toutes les exégèses. « Chaque siècle, note encore Picard, a probablement compris à sa façon le mystère du divertissement d’Apollon Sauroctone. » En tout cas, ni la fonction apotropaïque qu’Apollon exerce, de diverses manières, sur les animaux, ni le rôle que le lézard aurait eu dans les oracles de Thrasyboulos et d’Amphiaraos ou, — sous l’influence des conceptions mithriaques, — en tant que symbole du soleil, ne permettent d’établir la signification primitive de l’image divine » (op.cit. : 64)
[8] “In all likelihood, the notion of a shape-changing serpent race first came from the imagination of an obscure pulp-fi ction author, Robert E. Howard (1906–36). Howard was a fantasy writer of the sword-andsorcery variety, best known for his character Conan the Barbarian. In August 1929, he published a story in Weird Tales magazine called “The Shadow Kingdom,” in which the evil power was the snake-men whose adversary, Kull, came from Atlantis” (Barkun, 2013:121)
[9] L. Loty, “ L’invention du transformisme par Rétif de la Bretonne (1781 & 1796) », paru dans Alliage, n°70 – Juillet 2012. En ligne sur http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4055#tocto1n2
[10] « Rétif combine l’idée épicurienne d’une Nature qui, par hasard et avec le temps, peut produire une infinité de formes, celle d’une échelle des êtres qui s’oriente vers l’homme, et l’idée transformiste selon laquelle les organismes complexes sont issus des plus simples par transformations progressives, à quoi il ajoute que tous les êtres sont interféconds, et que des hybrides peuvent avoir subsisté (dans l’hémisphère austral) ou avoir été détruits par des races supérieures (en Europe) ». (Loty, id : Ibid).
[11] Restif ajoute ici une note de bas de page une autre hypothèse qui expliquerait ces créatures à la lumière de la théorie concurrente de la « dégénération » biologique des espèces: « On pourrait objecter ici que si le pôle austral a été peuplé avant le pôle septentrional ces hommes pourraient avoir dégénéré pour retourner à l’animalité par l’échelle du brutisme qui doit précéder la révolution destructive la sage nature ne voulant pas que la créature intelligente soit témoin de ces bouleversements effrayants qui doivent précéder l’extinction de la vie sur les planètes » (II : 344)
[12] « Le mélange des Races est le moyen qu’emploie Victorin. Il fait faire des mariages entre les Femmes-singes et les Hommes-ours, et réciproquement entre les Hommes-chiens et les Femmes-singes, les femmes-ourses, etc., entre les Hommes-taureaux et les Femmes-brebis; entre ces deux dernières espèces et les hommes et les Femmes-de-nuit. Enfin, il a permis aux Français d’avoir une concubine de telle espèce qu’ils voudraient, à leur choix, dans chaque Nation inférieure à condition que les enfants qui en proviendraient ne se marieraient qu’ensemble et seraient destinés à peupler une petite île située à vingt lieurs de l’île Christine » (II: 344-5)
[13] “La machine volante est déjà chez [Restif] le moyen d’une mainmise complète sur l’humanité par un pouvoir inconnu, qui prélève, à sa convenance, tous les individus propices à ses desseins » (M. Meurger, Alien abduction, Encrage, 1995 : 40).
[14] « Sous le rapport du caractère, les animaux se différencient par les traits suivants: les uns sont doux, indolents et non rétifs, comme les bœufs, les autres sont irascibles, rétifs et indociles, comme le sanglier, les autres intelligents et craintifs comme le cerf, les autres, vils et tortueux comme les serpents” (Aristote, Histoire des animaux, I, 488 bl6)
[15] « Faire naître une bienveillance générale entre les Hommes de toutes les couleurs & et de toutes les formes. Tel a sans doute été le but de cette fiction (supposé que les faits soient inventés). » (III : 621)
Michael Barkun, A Culture of Conspiracy: Apocalyptic Visions in Contemporary America, University of California Press, 2013 [2003]
M. Eliade, Patterns in comparative religion, World Publishing Company, 1958
Laurent Gourmelen, Kékrops, le Roi-Serpent. Imaginaire athénien, représentations de l’humain et de l’animalité en Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 2004
M. Meurger, Alien abduction. L’enlèvement extraterrestre : de la fiction à la croyance, Amiens, Encrage, coll. « Interface » (no 1), 1995
Leiva, Antonio (2022). « D’où viennent les reptiliens? (1) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/dou-viennent-les-reptiliens-1-de-kekrops-aux-pulps], consulté le 2024-10-03.