Nous évoquons l’entrée des dinosaures en littérature et l’évolution de leurs descriptions par des romanciers, parallèle à la lente reconnaissance de leur nature par les paléontologues. Les plus célèbres archosaures du Mésozoïque n’ont en effet pas attendu Jurassic Park, en 1993, ni même Le Monde perdu en 1925, un autre succès mondial du cinéma, pour s’imposer comme des personnages de fiction. Les dinosaures ont une longue histoire littéraire, qui a commencé avant même que l’anatomiste anglais Richard Owen (1804-1892) ne crée le terme «Dinosauria», en 1842. Les deux premiers représentants du groupe des «terribles lézards», Megalosaurus et Iguanodon, baptisés respectivement en 1824 et 1825, s’échappèrent aussitôt de la littérature scientifique pour devenir les modèles d’artistes peintres ou de sculpteurs. La vulgarisation scientifique naissante contribua à leur popularisation en France à travers les travaux de Pierre Boitard (1789-1859), puis de Louis Figuier (1819-1894). Quant à la littérature romanesque, elle les a adoptés dans la seconde moitié du XIXe siècle, ainsi que quelques-uns de leurs cousins, reptiles marins ou volants du Mésozoïque.
Il convient ici de rappeler que tout ce qui est gros, vieux et un peu bizarre n’est pas pour autant un dinosaure. Les dinosaures constituent un groupe zoologique parfaitement défini, rassemblant l’ancêtre commun le plus récent du pigeon et de Triceratops, fameux dinosaure cornu, et la totalité des descendants de ce lointain ancêtre, qui vivait il y a environ 240 millions d’années. Il en découle que si les oiseaux, les iguanodons et les mégalosaures sont bien des dinosaures, ce n’est pas le cas des autres grands reptiles du Mésozoïque, ni des crocodiles et encore moins des lézards. Ainsi les reptiles volants, ou ptérosaures, ont-ils un ancêtre commun relativement récent avec les dinosaures (ils constituent ensemble, avec les crocodiles notamment, le grand groupe des archosaures); en revanche l’ancêtre commun aux dinosaures et aux reptiles marins est bien plus ancien, ces derniers n’étant donc que de lointains cousins des premiers. Rappelons aussi que «le» dinosaure n’existe pas, à moins de désigner ainsi tant le tricératops que le pigeon. Outre le fait que tous les oiseaux sont des dinosaures, il n’y a pas grand-chose de commun entre le petit Psittacosaurus d’un mètre de long, le Diplodocus herbivore de 25 mètres et le carnivore Tyrannosaurus, 12 mètres de long. Il paraît donc préférable d’évoquer «les» dinosaures ou de nommer celui qui est concerné, ce qui est d’ailleurs systématiquement le cas des romanciers évoqué plus bas. Comment décrire en effet cette chimère que serait «le» dinosaure?
L’image des dinosaures telle que nous nous la projetons mentalement aujourd’hui est le produit d’une lente maturation des concepts paléontologiques sur ces animaux initialement connus par quelques os fragmentaires et des dents isolées. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les fouilles paléontologiques à travers le monde ont permis la mise au jour de squelettes complets permettant une meilleure compréhension de l’allure de ces animaux et de la diversité de ce groupe zoologique. En 2016 plus de 1000 espèces de dinosaures sont connues, et environ 25 nouvelles espèces sont décrites chaque année. L’image que les paléontologues ont pu avoir de ces animaux s’est modifiée au fur et à mesure de ces découvertes, et l’on peut grossièrement reconnaître quatre étapes majeures de notre vision des dinosaures (Rudwick, 1992; Gould, 1993; Le Loeuff, 1995). Ils ont d’abord été considérés comme des sortes d’énormes lézards aux mœurs probablement amphibies. Pour le grand anatomiste Cuvier et ses contemporains du second quart du XIXe siècle, le dinosaure Megalosaurus était un reptile marin de la taille d’une petite baleine. Quelques décennies plus tard, Richard Owen, l’inventeur du terme Dinosauria en 1842, pensait que ces animaux étaient des sortes d’énormes reptiles quadrupèdes terrestres, aux membres verticaux sous le corps, genres de «rhinocéros reptiliens». Dès les années 1870, cette vision fut supplantée par celle d’animaux plutôt bipèdes (tels Megalosaurus et Iguanodon) au buste redressé, souvent comparés à des kangourous géants dans leur allure générale comme dans leur démarche bondissante. Les découvertes américaines des dernières décennies du XIXe siècle montrèrent cependant qu’à côté de ces bipèdes avaient existé des quadrupèdes encore plus gigantesques, tels le sauropode Diplodocus ou le cératopsien Triceratops. La révolution suivante est arrivée dans le dernier quart du vingtième siècle, d’abord par un réexamen des données existantes qui permit d’audacieuses réinterprétations de la biologie des dinosaures: ainsi fut démontrée par exemple l’impossibilité anatomique de la posture «kangourou» des dinosaures bipèdes, dont la colonne vertébrale devait être horizontale. Parmi les principales évolutions de l’imagerie dinosaurienne au début du XXIe siècle figure le plumage dont on sait qu’il recouvrait nombre de dinosaures carnivores, ceux-ci étant les ancêtres des oiseaux actuels (lesquels sont donc ipso facto des dinosaures).
Cette évolution des concepts scientifiques est bien connue, comme celle de leurs représentations artistiques. Des artistes fameux ont illustré ces différentes périodes: John Martin (1789-1854) les «dinosaures-lézards», Waterhouse Hawkins (1807-1894) ou Édouard Riou (1833-1900) les «dinosaures-rhinocéros», Charles Knight (1874-1953) et Zdenek Burian (1905-1981) les «dinosaures-kangourous».
En revanche l’évolution de la représentation littéraire des dinosaures est un sujet fort peu étudié (Le Loeuff, 2012; 2013; 2016). Nous l’évoquerons ici d’une manière chronologique, en essayant dans la mesure du possible d’évoquer les sources probables des romanciers, en général les grands vulgarisateurs scientifiques de chaque époque. Pour la période qui nous intéresse, qui va des années 1830 à l’orée du XXe siècle, les trois principaux textes de vulgarisation paléontologique parus en France sont Paris avant les Hommes (1836-37) de Pierre Boitard, La Terre avant le Déluge (1862) de Louis Figuier, et Le Monde avant la Création de l’Homme (1886) de Camille Flammarion (1842-1925).
Les pionniers de la «dinosaurologie» que furent William Buckland (1784-1856), Gideon Mantell (1790-1852) ou encore Georges Cuvier (1769-1832) considéraient ces animaux comme d’immenses lézards longs de vingt à trente mètres, aux mœurs amphibies. C’est ainsi que les décrit Pierre Boitard dans son Paris avant les Hommes, un intéressant article de vulgarisation paru en deux épisodes, en juin 1836 et novembre 1837, dans le Journal des Familles. Ce texte n’est pas une fiction, mais Boitard utilise des procédés habituels de la fiction pour convier son lecteur à arpenter les millions d’années de l’histoire de la Terre. C’est en effet le diable boiteux Asmodée qui apparaît au narrateur (Boitard lui-même) alors que celui-ci s’est assoupi pour l’entraîner dans le lointain passé de Paris, où les deux comparses assistent à de nombreuses scènes paléontologiques et croisent, outre des reptiles volants et marins, quelques dinosaures. Le prétexte permet quelques scènes divertissantes, comme dans ce passage ou Boitard s’enfuit devant un énorme crocodile, tombant hélas de Charybde en Scylla : «[…] en fuyant à perdre haleine je longeai un instant le bord d’un lac, lorsque je vis nager de mon côté un mégalausaurus [sic], lézard dont le corps, plus gros que celui d’un éléphant, me parut avoir au moins quatre-vingts pieds de long.» (Boitard, 1836: 257).
Le mégalosaure se limite dans la première partie de Paris avant les Hommes à cette courte incursion dans le récit, mais il est de retour plus longuement l’année suivante :
Tout à coup je vis les arbres s’agiter et se courber les uns après les autres sur une longue ligne qui s’approchait de nous, j’entendais leurs branches craquer comme si on les eût rompues avec effort, et je vis la cime de plusieurs se pencher jusqu’à terre, puis se relever ensuite avec élasticité comme un ressort qui se détend. La plus énorme poutre traînée à travers une jeune futaie n’aurait pas produit un pareil effet. Je m’arrêtai net, saisi d’étonnement, et j’avoue que mes joues durent un peu pâlir lorsque je vis que la ligne de mouvement s’approchait directement vers nous comme une trombe qui brise et renverse tout sur son passage. Le spectacle qui s’offrit ensuite n’était pas fait pour me rassurer, car un épouvantable mégalosaure sortit du bois et s’avança dans la prairie où nous étions ; il avait au moins soixante pieds de longueur, et le plus grand crocodile n’eût été qu’un pygmée à côté de lui ; ses pattes, quoique très courtes en comparaison de son corps, avaient près de cinq pieds de longueur, et son corps avait au moins autant d’épaisseur, d’où il résulte que l’homme le plus grand aurait eu beaucoup de mal à atteindre son dos avec la main en levant le bras et se haussant sur la pointe des pieds ; ses mâchoires étaient armées de dents nombreuses, fortes et tranchantes ; sa tête avait plus de ressemblance avec celle d’un caïman qu’avec celle d’un lézard, mais tout son corps était couvert de petites écailles et tacheté de brun et de vert jaunâtre. Cet animal monstrueux passa à côté de nous et fut au bout du vallon se jeter dans la mer, d’où il était sorti. Nous le vîmes saisir, en marchant, un crocodile, l’enlever de terre, le broyer avec voracité entre ses effrayantes mâchoires, sans que ses pas en fussent ralentis d’une minute. (Boitard, 1837: 53)
S’il a perdu vingt pieds dans l’année (60 au lieu de 80) le mégalosaure que décrit Boitard est bien celui de Cuvier, Buckland et Mantell, un énorme lézard aux pattes très courtes, dont le déplacement peut se comparer à celui d’une énorme poutre à travers une futaie. Le comparse habituel du mégalosaure carnivore, l’iguanodon herbivore, est bien sûr au programme des tribulations de Boitard:
Regarde dans cet étang d’eau douce nager avec grâce cet iguanodon, sorte de lézard de cinquante-cinq pieds de longueur tout au plus; son corps est couvert d’une robe écailleuse parée des plus vives couleurs; ses yeux sont vifs, mais doux, et ses mœurs sont tout à fait innocentes, car il se borne à paître sur le rivage les varechs et les herbes aquatiques qui sont sa seule nourriture; n’en aie donc pas la moindre frayeur, car si par hasard il venait à t’avaler, ce serait tout à fait sans méchante intention et par pure inadvertance. Je ne sais pas quelle analogie peut exister entre un gouvernement et un iguanodon, mais je ne peux pas voir ce dernier sans qu’il me vienne l’idée d’un bon prince. (Boitard, 1837: 54)
Comme le mégalosaure, l’iguanodon de Boitard est une créature aquatique, le pendant amical du redoutable prédateur. C’est sans doute le premier dinosaure gentil de la littérature et l’on peut y voir un lointain prédécesseur de Casimir, de Petit-Pied, et surtout d’Aladar, sympathique jeune iguanodon du cinéma à la fin du XXe siècle.
Comme mentionné plus haut, le texte truculent de Boitard n’est pas à proprement parler une fiction, même si l’auteur s’autorise beaucoup de libertés avec les connaissances paléontologiques forcément limitées de l’époque. En tout cas les dinosaures de Boitard sont bien ceux de Cuvier et consorts, d’immenses lézards aquatiques. Des romanciers se sont-ils emparés de ces dinosaures-lézards des années 1830-1840? Pas à notre connaissance puisque les plus anciens «romans à dinosaures» évoqués ici ont été écrits un quart de siècle plus tard, quand le concept des dinosaures-lézards avait été remplacé par celui des dinosaures-rhinocéros. L’on remarquera néanmoins que, les vieilles images ayant la vie dure, un mélange de ces deux conceptions existe dans des romans ultérieurs. Il est peut-être une exception, avec une description de reptiles longs et effroyables due à George Sand dans Laura – Voyage dans le Cristal (1865), qui n’est pas sans évoquer «l’énorme poutre» de Boitard : «Des reptiles effroyables rampaient dans les amas de pointes sèches qui nous cachaient le sol ; mais ces animaux nous parurent inoffensifs, et nous traversâmes les bois sans avoir aucun combat à livrer.»
Sand évoque plus loin «la longueur des reptiles qui traversaient les clairières et qui brillaient dans l’ombre froide comme des ruisseaux d’argent verdâtre». George Sand ne faisant qu’évoquer poétiquement ces habitants de la terre creuse que visitent ses héros, nous pouvons difficilement conclure quant à leur nature zoologique; il s’agit cependant de très longs reptiles terrestres inoffensifs quoique d’aspect inquiétant, donc probablement d’animaux herbivores, et dans ce cas l’hypothèse la plus plausible serait celle d’iguanodons. George Sand serait alors la toute première romancière à avoir instillé un dinosaure dans un roman.
Son compère Jules Verne, hélas, n’a jamais écrit sur les dinosaures; dans Le voyage au centre de la Terre (1864) le combat entre les deux monstres marins est celui d’un ichtyosaure et d’un plésiosaure :
Hans a dit vrai. Deux monstres seulement troublent ainsi la surface de la mer, et j’ai devant les yeux deux reptiles des océans primitifs. J’aperçois l’œil sanglant de l’ichthyosaurus, gros comme la tête d’un homme. La nature l’a doué d’un appareil d’optique d’une extrême puissance et capable de résister à la pression des couches d’eau dans les profondeurs qu’il habite. On l’a justement nommé la baleine des sauriens, car il en a la rapidité et la taille.
Faisons, pour Jules, une exception à notre évocation des dinosaures littéraires. Sa description des deux animaux, un plésiosaure et un ichtyosaure, est littéralement inspirée de Louis Figuier dont La Terre avant le Déluge parut en 1862. «La baleine des sauriens» est une expression du géologue Bayle que Figuier cite dans son ouvrage et qui ravira d’autres auteurs. Le dessinateur Édouard Riou a illustré les ouvrages de Figuier et de Verne, avec deux versions du combat entre l’ichtyosaure et le plésiosaure. Riou a aussi représenté un autre combat dans La Terre avant le déluge, celui de l’iguanodon et du mégalosaure. Mais ici plus de lézards géants, ces deux curieux animaux aux faux airs de rhinocéros ou d’éléphants sont alors les plus modernes qui soient: c’est ainsi que le grand Owen vient de les faire représenter par l’artiste Hawkins au Palais de Cristal.
Résultat des cogitations d’Owen, les dinosaures se retrouvent haut perchés sur de puissantes pattes qui sont verticales sous leur corps au milieu du XIXe siècle. L’artiste Waterhouse Hawkins réalise des sculptures grandeur nature du mégalosaure et de l’iguanodon en 1854 au Crystal Palace, au sud de Londres (McCarthy & Gilbert, 1994). La Reine Victoria rendit visite à l’atelier de l’artiste à la fin de l’année 1853, quelques semaines avant le célèbre dîner de l’iguanodon qui eut lieu dans le moule de celui-ci le 31 décembre 1853. Iguanodon, avec sa corne nasale (en réalité la dernière phalange du pouce de l’animal, mal interprétée par les premiers paléontologues) et ses quatre pattes puissantes, a un air de rhinocéros dinosaurien. Le dessinateur Édouard Riou s’inspira des sculptures d’Hawkins pour illustrer les deux animaux pour les lecteurs français, dans La Terre avant le Déluge de Figuier. Pour Figuier dans son ouvrage maintes fois réédité et traduit, source d’inspiration de quelques romanciers, le mégalosaure est «un énorme lézard, porté sur des pattes un peu élevées». La description est un peu ambiguë puisque Figuier semble mêler la vision de Cuvier et celle d’Owen: le dessin de Riou est plus explicite avec des dinosaures franchement oweniens.
Mais avant la sortie du grand œuvre de Figuier, quelques auteurs s’emparent des dinosaures du Palais de Cristal. Ami d’Owen, Charles Dickens évoque ainsi le mégalosaure dans le prologue de Bleak House : «As much mud in the streets as if the waters had but newly retired from the face of the earth, and it would not be wonderful to meet a Megalosaurus, forty feet long or so, waddling like an elephantine lizard up Holborn Hill.» (Dickens: 1)
Symbole des désordres de la société industrielle (Talairach-Delmas, 2011), Megalosaurus devient un lézard éléphantin de quarante pieds «seulement», une estimation fortement revue à la baisse par Owen. Après Dickens, Boitard revoit partiellement son texte pour une édition en livre qui paraîtra après sa mort, en 1861:
En voilà un autre (l’iguanodon mantelli, Cuv.) qui, pour la longueur, ne le cède en rien au précédent [le précédent est un mosasaure de dix mètres], mais qui l’emporte beaucoup sur lui pour la grosseur. Son corps massif est porté par quatre énormes jambes, beaucoup plus grosses que celles du plus grand éléphant; aussi son ventre ne touche-t-il pas la terre comme celui des autres lézards, ce qui lui donne une tournure fort originale. Ce monstre colossal, doué d’une force prodigieuse et d’une cuirasse d’écailles impénétrable, aurait bientôt détruit les habitants de la terre, si la nature lui avait donné la même voracité qu’à ses congénères: mais heureusement qu’il ne se nourrissait que de végétaux; il habitait les marais et les grands lacs d’eau douce, dont il pâturait les plantes aquatiques. (Boitard, 1861: 97-98)
La description de l’iguanodon ne laisse aucun doute: porté par quatre énormes jambes, son corps ne touche plus la terre et c’est donc sans aucun doute possible la description de l’animal du Palais de Cristal cette fois.
Le romancier canadien James De Mille (1833-1880) a écrit dans les années 1860 un intéressant roman de monde perdu paru de manière posthume en 1888, A Strange Manuscript Found in a Copper Cylinder. Son héros, Adam More, un marin chasseur de phoques, est emporté par des courants marins dans un monde perdu antarctique réchauffé par des volcans, habité par une étrange civilisation et d’innombrables survivants de la préhistoire, dont les deux duettistes habituels, l’iguanodon et le mégalosaure. More se joint à une partie de chasse au « monstre des marais »:
Il ressemblait à l’un de ces dragons de fables, comme on peut en voir sur des images, mais sans ailes. Il avait presque cent pieds de longueur, possédait un corps vigoureux et une longue queue, et était partout couvert d’écailles impénétrables. Ses pattes de derrière étaient plutôt plus longues que ses pattes de devant, et il bougeait son corps immense avec facilité et promptitude. Ses pieds étaient armés de griffes formidables. Mais sa tête était encore plus horrible. C’était une vaste masse osseuse, avec d’énormes yeux qui flamboyaient comme du feu; ses mâchoires ouvertes qui avaient une largeur de six ou huit pieds, étaient garnies de rangées de dents acérées, tandis que l’extrémité de son nez était ornée d’une défense de plusieurs pieds de long, telle la corne d’un rhinocéros, incurvée vers l’arrière. (De Mille, 2009: 121)
Les découvreurs du cylindre de cuivre, de riches anglais s’ennuyant sur un yacht, commentent ainsi cette description:
Je pense qu’il ne peut s’agir que d’un Iguanodon, dit le médecin. Les restes de cet animal montrent qu’il a dû être le plus gigantesque de ces sauriens primitifs. D’après les analyses actuelles [il s’exprime en février 1850] sa longueur pouvait dépasser soixante pieds, et de plus gros spécimens ont pu exister. Il se tenait verticalement sur ses pieds, plus grands à l’arrière qu’à l’avant. Les pieds étaient massifs et armés de terribles griffes. Il vivait sur terre et se nourrissait d’herbages. Il possédait une arête cornue et hérissée de pointes qui courait tout le long du dos. Sa queue était presque aussi longue que son corps. Sa tête était courte, sa gueule énorme était armée de dents d’une structure très élaborée, et son museau s’ornait d’une corne incurvée. (De Mille, 2009: 177)
À l’issue de la partie de chasse, alors qu’Adam courtise assidûment une charmante autochtone, survient le deuxième dinosaure de l’histoire:
Là-bas, près du rivage, j’aperçus une forme énorme, bien vivante, d’au moins soixante pieds de long. Son corps ressemblait à celui d’un éléphant, sa tête à celle d’un crocodile, et elle avait d’immenses yeux flamboyants. Son corps gigantesque, couvert d’une armure impénétrable, était porté par des pattes assez longues pour courir à une grande vitesse. À beaucoup d’égards il différait du monstre des marais – les pattes étaient plus longues, la queue plus courte et plus fine, et sa tête et sa gueule plus grosses et plus longues. (De Mille, 2009: 124-125)
À nouveau les érudits lecteurs du yacht décryptent les écrits de More à la lumière de leur connaissance de Figuier:
Je pense qu’il s’agit d’un Mégalosaure. Cet animal était un monstre d’une taille et d’une force gigantesques. Cuvier estimait qu’il pouvait atteindre une longueur de soixante-dix pieds. Il était carnivore, et donc plus féroce que l’iguanodon, et plus enclin à l’attaque. Sa tête ressemblait à celle d’un crocodile, son corps à celui d’un éléphant, mais en plus gros; sa queue était réduite et il se tenait droit sur ses jambes de façon à pouvoir courir à grande allure. Il ne disposait pas d’une armure osseuse mais possédait sans doute un cuir assez épais pour servir de carapace ou d’os. Ses dents étaient ainsi constituées qu’elles coupaient avec leur tranchant, et le mouvement des mâchoires produisait l’effet combiné du couteau et de la scie, et comme elles étaient recourbées vers l’intérieur, la proie happée ne pouvait s’échapper. L’animal fréquentait les rives des fleuves, où il se nourrissait des reptiles de taille inférieure qui vivaient dans le même habitat. (De Mille, 2009: 177-178)
Il est à noter que les descriptions des deux dinosaures ne se réfèrent pas forcément à une même image; le lézard de 100 pieds ressemblant au dragon des fables évoque les illustrations de John Martin. Le mégalosaure à la queue courte et haut sur patte est indubitablement celui d’Owen et de Riou. Le texte de De Mille est d’ailleurs truffé de références directes au livre de Figuier, lequel, on l’a vu, est resté plus vague que son illustrateur sur l’allure des dinosaures, ne prenant pas nettement position entre les vieilles idées de Cuvier et celles alors toutes récentes d’Owen.
La découverte de dizaines de squelettes complets d’Iguanodon près de la petite ville belge de Bernissart, en 1878, permet aux paléontologues de repenser entièrement la conception owenienne des dinosaures. Leurs pattes postérieures bien plus longues que les antérieures suggèrent un mode de vie bipède, et certains dinosaures seront considérés durant plus d’un siècle comme des animaux finalement très anthropomorphes, au buste redressé, à la lourde queue traînant sur le sol, des sortes d’énormes kangourous reptiliens.
Maurice Renard, précurseur de la science-fiction française, a campé ces dinosaures dans une nouvelle parue en 1905 dans le recueil Fantômes et Fantoches, Les Vacances de Monsieur Dupont. Monsieur Dupont, marchand de vélocipèdes au bord du burn-out, décide de prendre du recul à la veille de l’exposition universelle de 1900 en se retirant quelque temps chez son ami Gambertin, paléontologue autodidacte et fortuné qui a découvert sur ses terres force squelettes de dinosaures. Hélas les vacances tournent au vinaigre quand successivement disparaissent, nuit après nuit, les précieux catalpas de Gambertin et ses cochons. Les deux amis décident de surveiller les agissements nocturnes de l’inquiétant maraudeur:
Ce fut le 20 juillet, vers minuit, que nous vîmes l’iguanodon. […] Contrairement à l’avis des naturalistes paléontologues, l’iguanodon avait des oreilles – de cheval, ou plutôt d’hippopotame. Il déambulait lourdement, d’une allure solennelle et baroque à la fois, la queue traînante, et, plutôt qu’à un vrai dragon, il ressemblait à l’une de ces carcasses tendues de toile que revêtent les figurants de féerie; ses jambes se mouvaient tout à fait comme les nôtres et semblaient trop courtes pour un si gros corps: quant à ses bras, ils ballaient, en bras de mannequin, stupidement. […] Le monstre, arrêté, nous regardait, ses deux pouces terribles en avant. Puis il fit volte-face et s’enfuit avec le dandinement d’un pingouin, en agitant ses bras comme cet oiseau agite ses moignons d’ailes. (Renard, 1999: 290)
Ainsi s’explique le mystère de la disparition des catalpas. La rencontre avec le mégalosaure dévoreur de cochons sera plus dramatique. Le lendemain, pendant que Gambertin tente d’attirer le doux iguanodon vers la fenêtre de sa chambre, Dupont s’aperçoit que l’intrus est en fait un mégalosaure qui vient bien entendu de dévorer l’iguanodon, «l’Abel du Caïn mégalosaure»!
– Prenez garde, Gambertin! C’est un mégalosaure!
Et je m’arrachai de la fenêtre pour courir à mon pauvre ami. Comme je sortais de la chambre, un bruit sec, celui d’un volet rabattu sur le mur, claqua au-dehors.
[…]
Bast! L’entêté ne m’écoutait pas. Il se penchait à outrance et avait l’air de regarder le sol, dans la nuit. Je ne voyais que son dos étroit.
– Ne vous penchez pas comme ça, mon ami, oh! c’est un mégalosaure je vous dis! Qu’est-ce que vous regardez par terre?
Soudain, je reculai, devant la porte ouverte, jusqu’au mur du couloir… La tête gigantesque du dinosaurien frôlait l’infortuné, et lui, ne bougeait pas!… D’un coup de son mufle verdâtre, le mégalosaure renversa Gambertin sur le parquet. Je compris alors la cause du bruit sec: déjà les puissantes mâchoires l’avaient décapité.
La tête du mégalosaure, une tête morne de tortue démesurée, emplissant la baie, entra tout entière. Dans un fracas de meubles renversés, elle se mit à rouler gauchement le cadavre de tous les côtés, et réussit enfin à le saisir par un pan de sa veste. Ses lèvres cornées, non préhensives, avaient rendu l’opération difficile, mais quand elle eut empoigné le vêtement, d’une brusque saccade elle engloutit le pauvre petit corps. Il y eut un horrible craquement d’os broyés, un bruit de formidable déglutition… une boule descendit dans le goitre flasque du monstre…
Et il m’aperçut.
[…]
Les yeux verts du mégalosaure, d’ignobles yeux de poulpe, glauques et phosphorescents, braqués sur moi, me fascinaient comme une fauvette. Ils eussent dardé des regards de fer que je n’eusse pas été plus solidement cloué au mur.
[À ce moment, la tête du mégalosaure bute contre le chambranle de la porte de la chambre, et il ne peut atteindre Dupont immobile devant la porte, dans le couloir, incapable de faire un mouvement]
Et je pressentais qu’il me faudrait, dans un instant, suivre mes yeux et marcher vers la gueule, dans l’ombre, quand un contact subit, enveloppant, âpre et gluant, le toucher d’une espèce de râpe molle, me parcourut de haut en bas: le mégalosaure me léchait. De sa langue nerveuse dont le bout agile, large ou pointu, cédant ou pénétrant, se recroquevillait de mille façons, il s’ingéniait à m’entraîner, et je m’appliquai au mur de toutes mes forces, pour empêcher la langue damnée de s’introduire entre lui et moi. L’effrayante caresse parvint cependant à s’insinuer derrière mon cou, et j’eus la sensation d’un oreiller qui se fût soudain recourbé pour emboîter ma tête. D’une traction brutale, l’abject morceau de viande me fit saluer. C’était la délivrance. Mes yeux avaient échappé au regard…, le charme était rompu. Je me précipitai de côté, vers les ténèbres du couloir, plus dégringolant que fuyant, et je m’abattis, tandis que le mégalosaure lançait son cri terrifiant qui, poussé dans le château, en brisa toutes les vitres. (Renard, 1999: 296-299)
Dans la foulée, Monsieur Dupont et le curé du village préparent une battue au mégalosaure, qui s’avérera inutile: le monstre a déjà péri d’une indigestion de cochons, d’iguanodon et de paléontologue… Les descriptions des deux dinosaures collent parfaitement avec les reconstitutions de l’époque (buste droit, queue traînante). L’iguanodon de Renard est aussi celui de Conan Doyle sept ans plus tard dans Le Monde Perdu (1912), et globalement celui des romanciers du XXe siècle jusqu’à la rupture du Jurassic Park de Michael Crichton.
Ils étaient cinq, ai-je dit, deux adultes et trois plus jeunes, tous de taille colossale, ceux-ci présentant déjà la grosseur d’un éléphant, ceux-là dépassant de beaucoup comme dimensions tous les animaux de ma connaissance. Ils avaient une peau couleur d’ardoise, écailleuse, et qui luisait au soleil. Assis tous les cinq, ils se balançaient sur leur puissante queue et sur leurs grandes pattes postérieures à trois doigts, tandis qu’avec leurs petites pattes de devant à cinq doigts ils attiraient à eux et broutaient les branches. Représentez-vous, en somme, pour vous en bien faire une idée, de monstrueux kangourous ayant vingt pieds de haut et des peaux de crocodiles. (Conan Doyle, 1914: 403)
À l’issue de cette courte revue des principaux «dinoromans» de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, force est de constater qu’aucun romancier n’évoque «le» dinosaure, cette impossible chimère, mais toujours une espèce précise, généralement l’iguanodon et le mégalosaure, premières vedettes de la dinosaurologie, puis le cératosaure ou l’allosaure, en les décrivant à partir des sources disponibles: illustrations et littérature de vulgarisation en premier lieu. Ainsi Figuier a-t-il clairement inspiré De Mille (et bien sûr Jules Verne pour ses reptiles marins). Plus tard Fernand Mysor se nourrira du Monde avant la création de l’homme de Flammarion pourtant déjà bien ancien à l’époque de l’écriture du roman Les semeurs d’épouvante (paru en 1923). Les dinosaures en littérature sont donc des animaux comme les autres, jouant le rôle des tigres, lions ou autres grands prédateurs des livres d’aventure. Seul leur aspect évolue au gré des avancées scientifiques et des mises à jour des vulgarisateurs, dont les publications semblent bien être les sources essentielles des romanciers. Au cours de la période qui nous intéresse se succèdent ainsi des dinosaures-lézards gigantesques, des dinosaures-rhinocéros de taille plus modeste et enfin des dinosaures-kangourous qui tiendront le haut du pavé jusqu’à la dernière décennie du XXe siècle, quand s’imposent les dinosaures modernes de Michael Crichton (Jurassic Park, 1993). Notons pour conclure que la toute dernière «révolution» paléontologique, celle qui a revêtu de plumes nombre d’espèces de dinosaures à l’aube du XXIe siècle, fait son apparition dans les romans contemporains (Marcastel, Tellucidar, 2016; Milan, Guerre et dinosaures, 2016). La «dinolittérature» est donc bien, en règle générale, le fidèle reflet des connaissances paléontologiques d’une époque.
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