Sherlock Holmes cartésien ou Sherlock Holmes schizophrénique (Grenier-Millette, 2013); Watson simple faire-valoir ou indéfectible ami nécessaire à l’action; le Londres moderne et sociologiquement organisé, ou le Londres fantasmé des bas-fonds et des milieux mêlés: l’écart entre les représentations des personnages et l’atmosphère du récit est considérable dans les différentes adaptations des récits de Conan Doyle.
À travers trois types de productions différentes –roman contemporain, film et série télévisée–, nous pouvons mesurer l’écart de variation des suites données aux aventures du célèbre détective, par l’étude des influences littéraires –au sens de mouvement litttéraire et artistique– qui sous-tendent ces suites, ainsi que du type de lectorat ou de public visé. Trois œuvres permettent de mettre en place cette analyse comparative: le roman Le testament de Sherlock Holmes de Bob Garcia; le film, Sherlock Holmes, thriller de Guy Ritchie1, et la série télévisée à succès, Sherlock, série britannique créée par Steven Moffat et Mark Gatiss2.
Le motif récurrent qui relie ces trois types de productions contemporaines est lié à l’intrigue: il s’agit du motif de la disparition/réapparition du héros, de sa mort supposée et de sa réapparition espérée. Le cas se produit de manière évidente avec le roman de Bob Garcia, puisqu’en le refermant, tel Watson, le lecteur ne peut s’empêcher d’espérer le retour du personnage, alors même qu’aucun élément du récit ne vient confirmer cet espoir. L’espoir est alors entièrement lié à l’ethos du héros qui, comme cela se produit dans les œuvres de Conan Doyle, a l’habitude de disparaître, quitte à se faire passer pour mort dans l’intérêt de l’enquête en cours, pour ensuite réapparaître. On en trouve un exemple typique dans Le chien des Baskerville. Dans le roman de Bob Garcia, la culture holmésienne du lecteur joue à plein sur les hypothèses de lecture, mais laisse néanmoins le lecteur plongé dans un sentiment d’abandon et d’incertitude, comme pris dans un deuil qu’il ne peut faire puisque le disparu n’est pas déclaré mort, le corps n’ayant pas été retrouvé.
Dans les œuvres audiovisuelles, à l’inverse, le motif de la disparition/réapparition n’est pas teinté de deuil ou d’angoisse, il est certes lié à l’intrigue traditionnelle holmésienne, mais également au type de support et à l’influence littéraire qui caractérise chacune des deux productions. Ainsi, dans le film Sherlock Holmes et sa suite Sherlock Holmes: A Game of Shadows, lorsque l’on croit le héros mort, c’est de manière anecdotique et ponctuelle, pour contribuer à l’esthétique baroque et orientalisante du film à rebondissements. Dans le premier film, le motif de la disparition/réapparition est en fait transféré au personnage du «méchant», lord Blackwood, qui meurt puis ressuscite, ou plus exactement met en scène sa disparition puis sa réapparition de manière à servir un projet d’envergure, une manipulation des foules. Ce qui, initialement, correspond à la manipulation par Holmes de quelques individus liés à l’intrigue, et à celle des lecteurs par Conan Doyle, est ici envisagé dans une démarche politique et médiatique plus large. On constate alors l’extension d’un motif traditionnel à d’autres types de personnages que le héros détective. L’effet est également inversé, puisqu’au lieu de créer le sentiment de deuil et d’empathie, on entre dans le règne de l’effroi.
Dans la série Sherlock, enfin, il s’agit d’assurer l’attente des épisodes suivants, ce qui est le propre des séries, qu’elles soient écrites dans les journaux au XIXème siècle ou regardées à la télévision ou sur internet de nos jours. Il s’agit également de participer à la construction psychologique du personnage considéré comme froidement indifférent à la souffrance affective qu’il peut causer chez ses proches.
Au-delà de ce motif récurrent, il existe trois tendances littéraires et esthétiques très distinctes dans ces productions, tendances qui déterminent un certain type de lecteurs-spectateurs sans pour autant que ces types soient exclusifs, puisqu’un même lecteur-spectateur peut apprécier les trois tendances quoique différentes. Ces trois tendances ont d’ailleurs pour caractéristique de mêler l’influence européenne, celle de la vieille Europe, du baroque du XVIIème siècle au Romantisme du XIXème siècle, à l’influence américaine, des Marvel de 1950 aux thrillers les plus récents. Si l’on s’en tient au jugement de Thomas Narcejac (Boileau-Narcejac, 1975-1994) dans son «Avertissement au lecteur», le roman policier stricto sensu se dénature dès lors qu’on évolue vers le polar qui inclut le thriller, puisque «dès qu’on abandonne l’énigme exactement construite pour le puzzle ou, pire encore, l’imbroglio, dès qu’on remplace par conséquent la rigueur par le tâtonnement, il n’y a plus de détective. Reste un tâcheron de l’enquête qui, au lieu de progresser d’une manière nécessaire vers la vérité, ne la rencontre finalement que par hasard.» On notera la différence, dans les suites et variations sur les récits de Sherlock Holmes, entre l’enquête qui garde sa rigueur logique, comme celles que l’on retrouve dans la série Sherlock, et l’enquête qui, quoique s’appuyant sur un brillant esprit cartésien, ne nous offre que très peu la possibilité de suivre les cheminements de la pensée, ou de tenter de participer à l’enquête, dont les méandres logiques sont placés au second plan d’un récit à rebondissement dans lequel l’action occupe le premier plan, comme c’est le cas dans les deux films de Guy Ritchie. Nous y trouvons certes des moments de «synthèse» qui permettent au spectateur de revenir en arrière et d’expliquer certains passages obscurs, tels la reconstitution des recherches scientifiques du nain dans le premier film, Sherlock Holmes, ou l’explication rationnelle de la mort simulée et de l’enterrement factice, et par conséquent de la fausse résurrection de lord Blackwood. Mais au lieu de considérer ces variations comme des appauvrissements en termes de qualité d’intrigue, nous proposons de les analyser en termes d’influence littéraires et artistiques.
Dans le roman de Bob Garcia, roman noir de type thriller, on note à la fois l’héritage récent du thriller à l’américaine, plongeant le lecteur dans l’horreur, mais également l’influence plus ancienne du roman gothique, issu du romantisme fantastique torturé du XIXème siècle, mêlant sombres machinations, moines fous, fantômes et abbayes en ruines.
À l’inverse, les films Sherlock Holmes et Sherlock Holmes: A Game of Shadows relèvent du baroque, mêlant les genres et les époques, avec une forte tendance à la profusion, au caléidoscope, et une influence des films asiatiques de karaté (cf. la scène de combat contre un chinois notamment), ainsi qu’une esthétique de toute évidence orientalisante. Bertrand Gibert (Gibert, 1997) caractérise le baroque littéraire par les plaisirs de la variété dans le domaine esthétique, comprenant bigarrures, diversité, ondes et reflets, métamorphoses, mais également portraits de dieux et d’idées allégorisées, emblèmes et devises, ainsi que dans l’ordre du roman, aventures héroïques et fantaisies. Tous éléments que l’on retrouve à la fois dans la mouvance et les déguisements de Sherlock Holmes, la traversée d’un cirque lorsque le détective file Irène Adler, la représentation allégorique des gentils et des méchants, mais également dans les rebondissements de l’action, sans compter les méandres de l’esprit analytique du détective ou de l’esprit démoniaque du méchant Blackwood associés à l’élément aquatique dont on relève la forte présence dans le film, puisque la Tamise de Londres est le lieu clef de la machination visant la chambre des Lords, de même que l’eau est l’élément mortifère dans le meurtre du père de lord Blackwood dans sa baignoire. Comme le relève Florent Favard, «l’un des principaux attraits du canon holmésien est sa description sans fard du Londres victorien. Sherlock en joue, de même, en explorant tantôt les égouts et les tunnels du métro, tantôt les trajets des taxis londoniens, des trains en périphérie, quand ce ne sont pas les squats, les musées, voire les hauteurs». Marion François ajoute que ces clichés constitutifs du genre du roman policier ne l’appauvrissent pas forcément, mais permettent de fantasmer certains éléments du récit et favorisent ainsi les suites et variations: «la ville du polar correspond moins à une ville réelle qu’à une cité fantasmée, dont le lecteur retrouve les caractéristiques fixes de roman en roman: rues désertes, nuit, fleuves, canaux, terrains vagues, usines désaffectées, hôtels miteux, composent ce paysage littéraire de villes codées» (François, 2009). On note que l’action du premier des deux films commence dans un cadre gothique noir, messes noires la nuit, éclairées aux flambeaux, sinistre corbeau. La référence à l’opéra «Don Giovanni» vient compléter cette influence du romantisme ainsi que le motif de la pendaison et du cimetière. Outre ces influences baroque et romantique, la survalorisation de l’action au détriment de la complexité de l’intrigue transforme Sherlock en sorte de super héros s’inspirant des Timely Comics puis des Marvel dont le succès est d’actualité mais qui s’imposent en contexte historique de 1939 à 1950, pendant la guerre et l’après-guerre, puis dans le contexte de la guerre froide opposant les Etats-Unis à l’URSS, visant à simplifier la perception des forces en présence en présentant une vision bipolaire du monde. Pour reprendre le propos d’Adrien Thet sur l’évolution du roman policier, on note que la fin de la Seconde Guerre Mondiale marque le début du polar qui supplante le «roman-problème», et ne met plus en scène le dénouement d’une énigme, mais la violence de l’acte criminel et du monde. Ce phénomène recoupe l’analyse de Todorov dans Poétique de la Prose: «ce n’est plus un crime antérieur au moment du récit qu’on nous relate, le récit coïncide avec l’action.». C’est pourquoi, dans le film «Sherlock Holmes», les crimes ne sont pas tous antérieurs, en analepse, ou en ellipse narrative – même si celui du nain l’est de toute évidence – mais la plupart sont “vus” en “temps réel”, le récit coïncidant avec l’action, comme l’explique Todorov. C’est le cas du meurtre du père de lord Blackwood par ce dernier.
Enfin, la série télévisée Sherlock, sous l’influence des Lumières, expose une survalorisation de la raison et une fascination pour le raisonnement et l’intelligence, sur fond de culture large et hétéroclite. Toute l’intrigue tourne autour de la personnalité de Sherlock, disséquée, analysée (à la différence du Sherlock Holmes de Conan Doyle qui reste un mystère, l’objet de l’intrigue étant la manipulation du lecteur): elle devient l’objet central du récit. Il y a également réinterprétation et revalorisation de Watson, qui n’est plus un simple faire-valoir de l’intelligence de Sherlock mais également un autre pôle de la perception/appréhension du monde: le sensible et la morale opposés à la raison pure. On trouve aussi une réinterprétation du frère de Sherlock qui représente une troisième forme d’appréhension du monde, une anomalie de sur-intelligence qui tire les fils de la diplomatie et du pouvoir, sorte de démiurge surplombant tout. Donc une forme d’apologue, avec représentation allégorique de trois états de pensée: sensibilité et moralité / intelligence et raison / raison pure. Cette étude et cette fascination pour l’intelligence, le «QI», sont propres à notre époque, qui en relève les supériorités et les handicaps (inadaptation sociale, solitude). La répartition des rôles en trois personnages principaux, voire quatre si l’on inclut l’épouse de Watson, création très intéressante et très innovante dans son intégration active à l’enquête, donne à voir trois à quatre modèles de psychologie et de conception du monde. On note alors la forte influence de la psychanalyse, qui s’accentue depuis la fin XIXème siècle.
Ainsi, les lecteurs-spectateurs peuvent trouver dans les suites ou variations sur Sherlock Holmes de quoi combler leurs attentes, avec des préférences allant du thriller privilégiant la création d’une atmosphère, au récit d’action valorisant le super héros pour aboutir à la mise en valeur de l’intellect et des capacités cognitives et analytiques. Ces tendances sont reprises dans les bandes dessinées mettant en scène le grand détective. En effet, dans la nouvelle Sherlock Holmes et les Vampires de Londres, une série de bandes dessinées en deux tomes scénarisée par Sylvain Cordurié et dessinée par Laci, la variation, tout en s’appuyant sur un récit originel de Conan Doyle, Le Vampire du Sussex, inverse l’esthétique et l’idéologie de Conan Doyle en proposant des vampires réels, accréditant le fantastique, et mêlant cette accréditation à des analyses scientifiques concernant le dosage de drogue que peut prendre un vampire, alors que la démarche de Conan Doyle part d’un apparent fantastique pour le discréditer par un réel scientifique puisque la femme accusée de vampirisme à l’encontre de son bébé s’avère être une mère qui aspire le poison injecté à son enfant pour le sauver. Le graphisme torturé relève de l’esthétique romantique précédemment évoquée. Dans L’ultime défi de Sherlock Holmes, bande dessinée de Stomboni et Cotte, l’aspect torturé et schyzophrénique du personnage produit une intrigue complexe mêlant les personnages mythiques de Sherloch Holmes et de Jack l’éventreur dans une série de rebondissements extrêmement rapides, et si l’on est certes dans la veine du thriller, la fascination pour la rapidité de raisonnement mais également d’action qui caractérisent Holmes rappellent le détective mis en scène dans la série Sherlock, lors de sa confrontation avec Moriarty, son double diabolique. Dans l’intégrale, La preuve par trois, qui réunit trois aventures de Sherlock Holmes (L’étoile sanglante, La folie du colonel Warburton et L’ombre de Menephta) avec un scénario de Jean-Pierre Croquet, à l’inverse, la dominante rationnelle s’impose, l’analyse est rigoureuse et le graphisme ferme et très réaliste se rapprochant de l’idéologie des Lumières, mais affichant un exotisme propre au colonialisme de l’Angleterre victorienne et créant une atmosphère orientalisante teintée de baroque. Ces trois tendances sont certes inscrites dans l’esthétique contemporaine, mais également marquées par les influences de mouvements littéraires et artistiques passés, du baroque au romantisme en passant par les Lumières.
1. Le film est écrit par Mike Johnson, Anthony Peckham et Simon Kinberg et il est adapté du comic book jamais publié de Lionel Wigram
2. Avec Benedict Cumberbatch, Martin Freeman. La série est diffusée par BBC.
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