– What’s going on here?
– Murder.1
La scène se situe à New York en 1955. Le jeune William Castle, producteur, réalisateur, se rend au cinéma en compagnie de son épouse. Il ne s’attend pas à voir, devant la salle, et sous une pluie battante, des centaines de jeunes gens faisant la queue pour voir un film français sous-titré: Les Diaboliques d’Henri-Georges Clouzot. La salle est comble, les conversations fusent. Ce n’est ni la réputation de Clouzot ni même la présence d’une Simone Signoret bientôt oscarisée au générique qui permettent d’emporter un tel élan, mais la rumeur persistante qui fait des Diaboliques un film propre à vous glacer le sang.
Le succès est franc, la salle enthousiaste; Castle à jamais marqué. C’est ce film d’auteur européen au budget somme toute modeste qui va l’inciter à faire de la peur, de l’épouvante, une industrie lucrative prête à rassembler les foules.
Fin des années 1950, Castle réalise lui-même des films d’épouvante qu’il accompagne, chacun, de coups publicitaires ou «gimmicks» plus ou moins élaborés2. Il marque dès lors l’émancipation progressive de l’horreur d’un modèle essentiellement littéraire, et plus particulièrement gothique3. Les «gimmicks» de Castle sont autant de procédés publicitaires que le réalisateur accompagne d’expérimentations visuelles: lors du tournage –recours aux caméras portatives–, de la diffusion en salle –distribution de filtres de cellophane aux spectateurs afin qu’ils puissent choisir de modifier l’image à loisir–, de la projection –recours à l’image stéréoscopique ou 3D, etc.
En établissant un lien étroit entre une pensée esthétique, technique, et ses «gimmicks», Castle est l’un des premiers cinéastes à jouer sur l’idée d’une frontière poreuse entre le monde sensible et le monde représenté. Les spectateurs savent que l’horreur à la une des journaux et des magazines trouve sa place à l’écran, puisque bon nombre de films s’inspirent de faits divers ou d’éléments tirés du réel, mais, précise-t-il ici, le monde de la fiction, de l’imaginaire et de l’écriture cinématographique, peut également se déverser dans notre quotidien.
L’épouvante enfle et déborde de son cadre; ce n’est pas tant son mouvement implacable qui doit provoquer l’effroi chez le spectateur, mais l’idée qu’il n’y a pas d’endroit plus dangereux que le siège immensément confortable d’une salle de cinéma devenu lieu de pensée comme de tension de masse, ou bien individuelle.4
Aussi Castle comprend-il que l’épouvante ne peut se contenter d’astuces qui visent à faire sursauter le spectateur, à le mettre mal à son aise. L’horreur, pour fleurir au cinéma, n’a d’autre choix que de devenir le sujet de ses propres observations et commentaires, d’interroger les peurs fondamentales de chaque individu, ses mécanismes psychologiques, et, partant, de penser l’image dans sa nature, dans sa fonction, mais aussi dans son rapport au réel. L’horreur est donc, de par son fonctionnement, de par son essence même, critique, déconstruction5, et enfin mouvement vers la métahorreur, ou horreur métaréférentielle – la métaréférentialité étant définie par Werner Wolf comme toute «référence», tout «commentaire» sur une œuvre, aussi bien littéraire que picturale ou encore cinématographique, permis par un renvoi à un «méta niveau» et aboutissant à «des réflexions autoréférentielles».6
La réflexion de Castle confirme la richesse d’un genre trop souvent réduit à une mécanique (provoquer l’angoisse, faire peur, épouvanter) plutôt qu’à une réflexion esthétique, sensorielle et cognitive de fond. La manière qu’aura une certaine frange du cinéma d’horreur de penser son rapport à l’image et au réel, tout en la remettant en cause, étant désormais diffusée dans un cinéma qui n’est plus seulement de genre. Ainsi, l’incursion d’un certain nombre de cinéastes dans l’épouvante (les enfants du Nouvel Hollywood: William Friedkin, Walter Hill, Brian De Palma; Roman Polanski, Andrzej Żuławski, Nicolas Roeg7), d’autres ayant commencé par le genre avant de se tourner vers le film d’auteur (Francis Ford Coppola, Joel Coen, Abel Ferrara, David Cronenberg, au Japon Kiyoshi Kurosawa8).
Le lien qui unit film d’auteur et film d’horreur est tout à fait net au regard du travail de l’italien Michelangelo Antonioni (1912 – 2007), et de son influence sur le cinéma non seulement d’art et d’essai, mais également de genre.
Scénariste, monteur, metteur en scène, «premier auteur de cinéma»9 en Italie, Antonioni qui a vingt-trois long-métrages a son actif, n’a jamais réalisé de film d’épouvante. Ses films lui ont obtenu une réputation mondiale, en particulier la Trilogie L’Avventura, 1960, La Notte, 1961, Eclipse, 1962; Blow Up qui remporte la Palme d’Or au Festival de Cannes en 1966. Ses films se situent dans une mouvance que Sergio Toffeti, historien du cinéma italien et co-directeur de la Cineteca Nazionale de Rome, qualifie de «Nouvelle Vague italienne»10 née en opposition au cinéma des Néo-Réalistes – Federico Fellini, Roberto Rossellini, Vittorio De Sica.
Si le style d’Antonioni a effectivement influencé bon nombre de cinéastes, par exemple Wim Wenders ou Steven Soderbergh, c’est d’abord le motif central et la construction labyrinthique de son film Blow Up, écrit par le scénariste Tonino Guerra (1920 – 2012), qui va permettre à une frange du cinéma d’épouvante, du thriller et du fantastique, de se renouveler et d’achever sa mue vers la métahorreur.
Blow Up met en scène un photographe, Thomas (David Hemmings), qui prend en photo un couple s’embrassant dans Maryon Park, à Londres. Une fois développé, le cliché prend une tout autre portée, puisque le jeune homme s’aperçoit, ou pense s’apercevoir, qu’il a en réalité saisi l’image d’un second couple: un corps, et un assassin, révolver en main. Thomas n’aura dès lors de cesse de tenter de faire sens d’une image agrandie encore et encore jusqu’à ne plus représenter qu’un tableau abstrait dont la signification échappe continument au spectateur. Rien de véritablement assuré ici, rien de tangible, et la fin du film, où l’on voit Hemmings renvoyer une balle de tennis imaginaire, indique bien que, sans certitude aucune, «le cadavre» objet de toutes les spéculations et observations minutieuses, «n’existe que dans l’image»11.
Blow Up n’a aucune portée horrifique. Antonioni ne cherche pas à faire peur. Son sujet est l’image, et par là même le cinéma. Comme le note Sergio Toffeti, Antonioni, au contraire des Néo-Réalistes, «a manifesté la conscience – d’une modernité foudroyante – que l’art a toujours partie liée avec le langage et, ainsi, ne peut être qu’essentiellement autoréférentiel»12. Si Rossellini ou De Sica comptent donner à voir une image plus ou moins conforme, du moins réaliste, de la société italienne de l’après-guerre, Antonioni soutient que cette volonté de réel est une recherche éminemment vaine. En montrant la journée d’un homme condamné à voler pour pouvoir nourrir son fils (Le voleur de bicyclette, 1948), De Sica se lance dans un travail sur l’image dont la portée sociale, politique, bien qu’incontestable, ne se départ pas moins d’un trucage habile et d’un jeu de représentations et de symboles.
En mettant en scène une question aussi bien esthétique que philosophique, «ce qu’il y a derrière une image»13 et qu’on ignore, pour sa propre expression, Antonioni préfère filmer le paradoxe d’un cinéma qui, occupé du réel et de la mise en image comme trace ou document, ne peut offrir au spectateur qu’une surface polysémique susceptible de lectures et de relectures vertigineuses et qu’Umberto Eco qualifie de «champ de possibilité»14.
Antonioni sait que le cinéma est essentiellement affaire de mensonges. Cette vérité inatteignable que Thomas compte atteindre «change sans cesse», lui «qui n’est pas un philosophe, veut y voir de plus près. Mais comme il agrandit trop l’objet, celui-ci se décompose et disparaît. Il y a donc un moment où l’on s’empare de la réalité, mais où, peu après, elle nous échappe»15.
L’aspect métaréférentiel est ici transparent: par le biais d’un cliché à la fois anodin et dangereux, banal et extraordinaire dans un seul espace de représentation, le cinéaste renvoie non pas à l’assassinat de J. F. Kennedy quelques années plus tôt, mais à la réécriture qu’en offre le film Zapruder16, au grain de son image, à ses jeux d’angles ou d’angles morts, de cadrage, à la qualité de la pellicule 8 mm – autrement dit ses choix de mise en scène. La victime célèbre remplacée par un anonyme. L’assassin désigné par une figure sans matière. Qu’importe les acteurs, en réalité, puisque seule importe le spectateur conduit à voir se dérouler devant ses yeux une réalité qui lui échappe et sur laquelle il ne peut avoir de prise.
Le motif de l’image porteuse de secrets à l’intérieur du film est dès lors repris par le cinéaste d’horreur Dario Argento (né en 1940 à Rome) dès ses premiers films, et plus particulièrement dans trois longs métrages: L’oiseau au plumage de cristal (L’uccello dalle piume di cristallo, 1970), 4 mouches de velours gris (4 mosche di velluto grigio, 1971) et Les Frissons de l’angoisse (Profondo rosso, 1975).
Ancien scénariste et critique de cinéma, Argento a rencontré Antonioni au moment du tournage de Blow Up. Il le considère comme un «maître»17, sans jamais calquer son style sur le sien puisqu’il transpose ses schémas narratifs au cœur d’un genre qui lui est étranger. Argento s’entoure rapidement d’artistes ou de techniciens ayant collaboré avec Antonioni, comme Hemmings, Guerra ou le chef opérateur Luciano Tovoli18. Son passage à la mise en scène en 1970 confirme la vigueur d’un genre à part entière né de l’imagination de Pietro Germi et Mario Bava: le giallo, pendant du slasher américain: «un tueur masqué et ganté dont l’identité ne nous sera révélée qu’à la fin, un certain goût pour l’érotisme, voire le sadisme, des meurtres perpétrés de préférence à l’arme blanche, une atmosphère horrifique et un mobile se résumant à une machination familiale ou vénale»19.
Dans L’oiseau au plumage de cristal, l’écrivain Sam Delmas (Tony Musante) assiste à une tentative de meurtre dans une galerie d’art de Turin. Bloqué derrière une porte de verre qui l’empêche de porter secours à une jeune femme agressée, il n’a d’autre possibilité, de concert avec le spectateur, que d’observer la scène et de tenter d’en glaner des informations susceptibles d’aider la police à démasquer l’assassin a posteriori. Rapidement, Delmas comprend qu’un détail manque à la scène qu’il vient de voir, un élément qu’il n’a su comprendre ou interpréter convenablement.
Dans 4 mouches de velours gris, Roberto Tobias (Michael Brandon) tente de retrouver l’identité de l’assassin qui le traque jour et nuit en faisant sens d’une image prélevée sur la rétine d’une de ses victimes: ces quatre mouches qui donnent leur titre au film.
Dans Les Frissons de l’angoisse, le personnage de Marcus Daly (David Hemmings, neuf ans après Blow Up) est le témoin du meurtre d’une jeune parapsychologue (Macha Méril) prête à révéler l’identité d’un assassin. Lorsqu’il pénètre chez la victime, au beau milieu d’un labyrinthe de couleurs, de peintures et de miroirs, Daly sait qu’il a eu devant les yeux, même brièvement, un élément qui suffirait à confondre le meurtrier. Or, cet élément n’aura de cesse de lui échapper durant le film. «Il arrive que ce que tu vois réellement et ce que tu imagines se mélangent dans ta mémoire en un cocktail dont tu n’arrives plus à distinguer les saveurs», lance un personnage à Daly qui lui fait part de ses hésitations à expliquer ce qu’il a vu, ou cru voir. «Tu crois dire la vérité, en fait tu ne donnes que ta version de la vérité».
Dès lors se met en place une lutte entre deux réseaux d’images qui vont apparaître l’un après l’autre au spectateur: tandis que le héros veut forcer sa mémoire à exprimer les images qu’il a vues malgré lui (ce qu’il n’a pas vu et qu’il aurait dû voir), l’assassin veut, lui, forcer sa mémoire à annuler à jamais les traumatismes qui l’ont précipité dans la folie (ce qu’il a vu et qu’il n’aurait jamais dû voir). L’un voit les images fuir devant ses yeux; l’autre, forcer le passage et venir le hanter (les flashbacks de 4 mouches de velours gris, Profondo Rosso, Tenebrae ou Trauma).
Delmas, comme Brandon et Daly retracent le parcours du personnage de Thomas chez Antonioni. Ils considèrent, à tort, l’image comme une façon de preuve formelle. Or, tous commettent une ou plusieurs erreurs d’interprétations. Delmas, tout d’abord, qui laisse son imagination et sa rationalité contaminer le fil des événements en faisant arbitrairement de la femme de la galerie la victime d’un tueur. C’est elle, en réalité, qui agresse l’homme qui lui fait face et qui, apprendra-t-on à la fin du film, comptait l’empêcher de commettre de nouveaux meurtres. Brandon, ensuite, qui prend les mouches photographiées pour de véritables insectes, alors qu’elles renvoient au pendentif que porte son épouse. Daly, enfin, qui a vu nettement le visage de l’assassin, mais qui, perdu au centre d’un labyrinthe de formes géométriques, l’a pris, à tort, pour une toile.
Les personnages d’Argento cherchent une vérité, alors qu’ils devraient tenter de faire sens d’éléments de mise en scène des «multiples visages d’une réalité irréelle»20. Les meurtres dont nous sommes les spectateurs n’ont pas leur place dans le monde sensible, mais dans le monde représenté. Un jeu de mise en scène qui va à l’encontre du principe d’immersion du spectateur dans la fiction, mais va, au contraire, dans le sens du renvoi à un «méta niveau» tel que décrit par Werner Wolf –de la métahorreur comme genre à part entière.
Ici tout est faux. Pas de «sang», mais «du rouge», pour reprendre les mots de Jean-Luc Godard. Pas de réel, mais une fabrication esthétique et formelle.
Ainsi, tout ou presque dans les films d’Argento renvoie à la mise en scène, au faux: plans de scènes de théâtre ou d’opéra (Profondo Rosso, Terreur à l’Opéra, 1987); ouverture et fermeture de rideaux comme prélude au spectacle (Profondo Rosso, 4 mouches de velours gris), les références plus ou moins explicites à des tableaux qui participent à une déréalisation du décor (le renvoi systématique à l’univers pictural, comme le bar emprunté au tableau Nighthawks d’Edward Hopper dans Profondo Rosso21, la lumière du Fantôme de l’Opéra, 1998, inspirée de la peinture de George de La Tour22, jusqu’à l’héroïne plongée dans les tableaux de Bruegel ou Rembrandt dans le voyage synesthétique que donne à voir Le Syndrome de Stendhal, 1996), emploi de filtres colorés ou d’éclairages vifs qui rendent une image irréelle (Profondo Rosso, Inferno, 1980, Phenomena, 1985), de la caméra subjective (la totalité de ses films depuis Le Chat à neuf queues (Il gatto a nove code), 1971), ou de la voix off (Phenomena) etc.
L’apparition de l’image à l’intérieur du film est sans doute un «paradoxe pour le cinéma, considéré justement comme cet art des images en mouvement. Mais un paradoxe qui renoue en fait avec les origines mêmes de l’invention: des images fixes, l’une après l’autre, sur une pellicule. Entre arrêt et mouvement, photographie et cinéma, c’est tout un art qui défile autrement sous nos yeux»23. La photographie, par définition statique, gagne ici en mouvement en étant visionnée encore et encore, puis interprétée par des personnages qui cherchent à pénétrer un enchaînement d’événements, une suite d’actions logiques que leur cerveau tente de reconstituer: un film, avec un début, un milieu et une fin – une mise en scène à laquelle participe intimement le spectateur. Un travail de prise de vue autant que de montage qui lui accorde, un temps, le rôle de réalisateur.
L’image est vue et revue dans la mémoire, à la manière d’un morceau de pellicule enchâssée dans un projecteur («J’ai vu quelque chose de très important cette nuit-là, mais je n’arrive pas à me rappeler quoi» explique Daly; «Ca s’est passé juste devant mes yeux» confirme Aura Petrescu (Asia Argento), héroïne de Trauma, 1993); une image modifiée à mesure que les souvenirs s’affinent ou se contredisent tandis que les protagonistes du film sont ramenés à l’état de décodeurs, ou traducteurs, et «transforme[nt] les actions en descriptions optiques et sonores»24.
C’est bien du rôle du metteur en scène, hâbleur, truqueur au même titre que Castle se voulait lui «bateleur», qu’Argento traite ici. Comme chez Antonioni, l’image est mystère. Vouloir la pénétrer est impossible, mais pire encore, est préjudiciable. Sans ce même mystère, le film est effectivement impossible, et le cinéaste perd la matière même de son œuvre. Dès lors, les personnages imaginés par Argento, tous, d’une manière ou d’une autre, à la poursuite du réel, ne valent que par leurs mouvements, et renvoient au cinéma comme «regard» et «éthique de transcendance», comme l’écrivait Réal La Rochelle à propos des films d’Antonioni25; et Argento de proposer un pur voyage esthétique dans les rues de Turin, Rome ou Florence, véritable mise en abime du travail de metteur en scène. Un tour optique d’autant plus captivant qu’il se développe en lumières ou en filtres de couleurs, qui n’auraient plus lieu d’être si le spectateur avait la certitude d’avoir déjà eu la clef du mystère sous les yeux –d’être, donc, dans la position exacte dans laquelle se trouvent les personnages qui évoluent à l’écran.
Au même titre que le titre du film Peeping Tom26 de Powell renvoyait autant au personnage de tueur amateur d’images et de cinéma qu’au spectateur avide de spectacles inédits ou au metteur en scène en pleine action, le cinéma d’Argento englobe, dans un même élan métaréférentiel, l’œil du cinéaste, celui du spectateur et, finalement, celui de l’assassin. L’intrigue, conséquemment, n’est plus que secondaire.
De ce fait, les coupables s’éloignent rarement d’un même schéma chez Argento. Ce sont des mères de famille (Profondo Rosso, Phenomena, Trauma); des enfants (Phenomena, Non ho sonno, 2001); des femmes violées, brutalisées par des hommes (L’oiseau au plumage de cristal, 4 mouches de velours gris, Phenomena, Jenifer, 2005). Des agencements répétés d’un film à l’autre qui tendent à éloigner toute surprise pour le spectateur, mais également à porter son attention sur l’essentiel: cette image qui échappe continument, et ne trouve de justification qu’en elle-même.
En effet, l’intrigue des films d’Argento est rapidement brisée à condition de savoir exercer son œil. Une image ou «un time code» seule détient la clef du mystère (Profondo Rosso: 19’23’’; Trauma: 16’01’’). Et le réalisateur d’user de l’œil imparfait, sensiblement incapable de capter toute espèce de vérité universelle27 pour employer bon nombre de trucages ou de jeux optiques.
Ainsi, Argento se met-il logiquement en scène lorsqu’il doit filmer les mains gantées de ses assassins28 ou lorsqu’il doit doubler leurs voix29 comme une confirmation de l’identification du réalisateur non pas au héros du film, mais au meurtrier dément et sadique placé en position de capturer une image avant de refuser d’en donner la clef: il est photographe dans L’oiseau au plumage de cristal, 4 mouches de velours gris, Tenebrae, Two Evil Eyes, 1990, et ne peut poursuivre ses crimes qu’en «inquiétant notre voir», pour reprendre l’expression de Georges Didi-Huberman, qu’en affirmant, autant comme artifice que comme commentaire sur le rôle et la puissance de l’art, que «la plus simple image (…) ne donne pas à saisir quelque chose qui s’épuiserait dans ce qui est vu, voire dans ce qui dirait ce qui est vu» et qu’il n’y a «peut-être d’image à penser radicalement qu’au-delà de l’opposition canonique du visible et du lisible».30
Le spectateur se trouve manipulé à bon compte, et les yeux de l’assassin filmés en gros plan par Argento correspondent rarement avec ceux du coupable démasqué. L’œil brun devient vert, l’œil bleu devient brun31. Qu’importe, puisque l’image est flottante d’une réalité à une autre – de la même manière que David Locke (Jack Nicholson) pouvait décider d’embrasser l’identité d’un mort et de le remplacer totalement dans un vertige identitaire impossible à résoudre (Michelangelo Antonioni, Profession: reporter, 1975).
C’est cette réalité supplémentaire ou «méta niveau» qu’Argento compte filmer. Sans rapport avec le réel ou même l’affabulation, un domaine où l’art permet toutes les expériences et les contradictions les plus sublimes. C’est ce domaine qu’il explorera jusqu’à ses dernières limites en faisant du syndrome de Stendhal le titre d’un de ses films. Stendhal, victime d’une crise nerveuse à Florence en janvier 1817 face à la beauté de la ville qui l’atteint au plus profond de son être, notamment la Basilique néogothique Santa Croce dont la vue le vide de ses forces, le draine entièrement, et le laisse nerveusement atteint comme après une expérience d’ordre mystique32. Stendhal, une fois encore, comme symbole le plus parfait d’une recherche artistique propre à vouloir gommerles frontières entre le monde de l’image et celui des sens. L’art fascine, certes, comme il a pu guérir, régénérer pour les Grecs; il suscite d’abord des images non pas statiques, mais des débordements hallucinatoires, des embardées sensuelles impossibles à garder sous contrôle. Il donne matière à l’extase, jusqu’à la maladie, jusqu’à la folie enfin. Autant d’éléments qu’une frange du cinéma qui vise la vérité au travers d’une caméra omniprésente et donc truqueuse – les Néo-Réalistes – laisse indifférent, et que seul un mouvement paradoxal amorcé par le cinéma d’auteur et d’épouvante vers le faux, le trucage, vers le dévoilement de l’illusion qu’autorise la métahorreur, permet de retrouver dans toute sa grâce.
Remerciements: Noëlle Batt, Frédéric Marteau.
1. Michael Powell, Peeping Tom (1960).
2. Le réalisateur fait stationner des corbillards devant chaque cinéma avant chaque projection de son film Macabre (1958), des infirmières étant chargées de vérifier l’état du cœur de chaque spectateur. Des sièges vibrants venaient surprendre le public de The Tingler (1959) au moment de scènes effrayantes, le film Homicidal (1961) s’interrompait pour suggérer aux individus les plus fragiles de quitter la salle.
3. Les studios Universal fondent essentiellement leur réputation sur des adaptations de textes fondateurs de l’horreur: James Whale, Frankenstein (1931); Tod Browning, Dracula (1931). En Angleterre, dans les années 1960, les studios Hammer poursuivent cette tradition tout en y apportant un érotisme alors novateur.
4. «Plus que nulle part ailleurs, c’est au cinéma que se manifestent les réactions des individus, dont la somme constitue la réaction massive du public, lui-même conditionné dès le départ par la conscience de son imminente et soudaine massification», Walter Benjamin, L’Œuvre d’Art à l’Epoque de sa Reproductibilité Technique, Paris: Editions Allia, 2011, p. 70. Benjamin constate rapidement un processus de «massification» à l’œuvre dans les salles de cinéma qui n’est pas nécessairement vrai dans le domaine de l’épouvante. En effet, la peur individualise, et si les cris d’effroi sont collectifs la tension est bel et bien singulière – comme Castle l’atteste avec ses «gimmicks» qui ciblent chaque spectateur de façon individuelle.
5. L’histoire saura rappeler avec une régularité d’épouvante aux réalisateurs d’une part le statut éminemment problématique de l’image témoin, d’autre part que les images les plus effroyables sont également les plus mémorables et les plus puissamment esthétiques: les camps de la mort ou de concentration filmés par Alfred Hitchcock, John Ford ou Samuel Fuller et considérés à l’époque comme invraisemblables, le film super 8 d’Abraham Zapruder qui conserve en images l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en novembre 1963 et fait d’un document historique un étrange objet plastique, finalement les attentats du 11 septembre 2001 repris par l’ensemble des chaînes de télévisions.
6. «(…) metereferentiality can be said to denote all kinds of references to, or comments on, aspects of a medial artefact, a medium or the media in general that issue from a logically higher ‘meta-level’ within a given artefact and elicits corresponding self-referential reflections in the recipient», Metareference across Media, Theory and Case Studies, Werner Wolf, Katharina Bantleon, Jeff Thoss, Amsterdam, New York: Rodopi, , 2009, p. v.
7. Respectivement The Exorcist (1973), la production de la série de films Alien par Hill à partir du Alien de Ridley Scott (1979) jusqu’à Prometheus (2012), Sisters (1973), Rosemary’s Baby (1968) produit par William Castle qui y fait une courte apparition, Possession (1981), Don’t Look Now (1973).
8. Coppola commence sa carrière en travaillant pour Roger Corman, célèbre producteur et réalisateur de films d’horreur. Joel Coen commence quant à lui à travailler comme monteur sur Evil Dead de Sam Raimi (1981).
9. Pour citer Sergio Toffeti dans son article intitulé «Une Nouvelle Vague italienne, à la Cinémathèque Française» (18 janvier 2011), article consultable à l’adresse: http://www.cinematheque.fr/data/museo/cycles/fichiers/dossierpresse_d954…
10. Ibid.
11. Bernard Joisten, Crime Designer, Alfortville: éditions ère, 1997, p. 26.
12. Sergio Toffeti dans son article intitulé «Une Nouvelle Vague italienne, à la Cinémathèque Française» (18 janvier 2011), article consultable à l’adresse: http://www.cinematheque.fr/data/museo/cycles/fichiers/dossierpresse_d954…
13. Jean-Baptiste Thoret, Dario Argento Magicien de la Peur, Paris: Cahiers du Cinéma, 2008, p. 80.
14. «Dans l’Avventura, l'”ouverture” est le fruit d’un montage qui, de propos délibéré, substitue au hasard pur et simple un hasard “voulu”. Si l’intrigue n’existe pas, c’est que le metteur en scène entend communiquer au spectateur un sentiment de suspension, d’indétermination, le frustrer de ses instincts “romanesques” et le faire pénétrer au cœur de la fiction où il lui reviendra de s’orienter à travers une série de jugements intellectuels et moraux. L'”ouverture” suppose finalement l’organisation minutieuse et calculée d’un champ de possibilités.», Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Paris: Editions du Seuil, 1979, p. 159. Il faudrait encore ajouter à la réflexion la propension d’un certain nombre de réalisateurs à proposer des «director’s cut» plus ou moins heureux de leurs films, et la volonté de (re)sortir des versions remaniées d’œuvres déjà existantes auxquelles on ajoute des effets spéciaux, ou qui voient des scènes, des dialogues, ajoutés ou retranchés (Spielberg avec E. T., 1982, l’exemple le plus frappant demeurant George Lucas qui change des pans entiers de sa Trilogie Star Wars). Ces exemples confirment l’idée de W. Benjamin selon laquelle «Le film est (…) l’œuvre d’art la plus perfectible qui soit» (Walter Benjamin, L’Œuvre d’Art à l’Epoque de sa Reproductibilité Technique, op. cit., p. 42).
15. Jean-Baptiste Thoret, Dario Argento Magicien de la Peur, op. cit., p. 80.
16. Voir note 4.
17. «Antonioni est incontestablement un maître, l’un des cinéastes que j’ai le plus aimés, tant pour son esthétique que pour sa philosophie de l’aliénation. La caméra ne lui sert pas seulement à raconter l’histoire, mais à traduire les états d’âme des personnages, et même de l’auteur. C’est pareil dans mes films: la caméra n’est pas seulement narrative ou descriptive, elle exprime le point de vue du metteur en scène. Le sens naît du décalage entre les faits représentés et le point de vue de la caméra: ce décalage donne une dimension supplémentaire, qui dépasse la vision immédiate.», Serge Chauvin, «Dario Argento –Fantôme de l’Opéra», Les Inrocks, 03/02/1999.
18. Luciano Tovoli est chef opérateur sur Profession reporter et Mystère d’Oberwald d’Antonioni.
19. Jean-Baptiste Thoret, Dario Argento Magicien de la Peur, op. cit., p. 16. Thoret voit comme précurseur les «romans de gare («giallo») que lancèrent les éditions Mondadori en 1924, jaune comme le rire du spectateur devant la brutalité des meurtres de ces thrillers transalpins», et cite comme œuvre matrice au cinéma Meurtre à l’italienne de Pietro Germi, 1959, La Fille qui en savait trop de Mario Bava (1962), deux films écrits par Ennio de Concino. Ajoutant à la liste Six femmes pour l’assassin (1964) «qui en établit les motifs.», ibid..
20. Réal La Rochelle, «”Cher Antonioni…”», Ciné-Bulles, vol. 15, n° 2, 1996, p. 40-41. Article consultable à l’adresse: http://id.erudit.org/iderudit/33742ac
21. Le renvoi à Hopper est particulièrement intéressant pour Argento, puisque le peintre, Réaliste, voit ici son travail détourné pour donner une image inversement irréelle.
22. «Quand j’étais à Paris pour écrire Le Fantôme de l’Opéra il y avait une exposition sur George de La Tour. J’étais ébloui. Je me suis procuré des livres avec des reproductions, pour m’inspirer. Je voulais tourner des scènes similaires. Avoir la même lumière. Je disais à Ronnie Taylor {directeur de la photographie sur le film}… regarde. Lui me disait, ah non pas encore! Puis il regardait les reproductions… tu veux ça Dario? D’accord. Le lendemain je recommençais. J’aime beaucoup la peinture et l’architecture. On le voit bien dans mes films, j’aime l’art, la musique, la couleur. C’est dans ma nature.» Entretien entre Dario Argento et Jean-Baptiste Thoret à la Fnac des Halles le samedi 8 juillet 2006 (Inédit). Propos recueillis par mes soins.
23. La Cinémathèque Française, Le cinéma photographié, Arrêt sur images, 2 – 19 septembre 2009, article consultable à l’adresse: http://www.cinematheque.fr/data/museo/cycles/fichiers/dossierpresse_4e11…
24. Gilles Deleuze, Cinéma 2, L’Image-Temps, Paris: Les Editions de Minuit, 1985, p. 12, à propos de Chronique d’un Amour d’Antonioni. Le thème du «décodeur de son» sera repris par Brian De Palma dans son Blow Out (1981) qui cite de façon tout à fait transparente et assumée le Blow Up d’Antonioni.
25. «”Cher Antonioni…”» Réal La Rochelle Ciné-Bulles, vol. 15, n° 2, 1996, p. 40-41 Pour citer ce compte rendu, utiliser l’adresse suivante: http://id.erudit.org/iderudit/33742ac
26. En français: Le Voyeur.
27. Les mouvements de caméra de Profondo Rosso participent à l’illusion en ne s’arrêtant pas sur le visage de l’assassin et en traitant, à propos, une image essentielle comme une image banale, ordinaire. De manière comparable, Argento est prêt à poser sa caméra devant un détail (par exemple un clou dans Suspiria,), une image (un pot d’échappement dans Phenomena), un reflet (de nouveau Suspiria), qui ne fait pas avancer l’action et pose nettement la question d’un rôle de l’image.
28. Une façon pour un cinéaste de revendiquer la paternité de son œuvre, ainsi Spielberg qui fait apparaître ses mains dans le film Poltergeist de Tobe Hooper, 1982, film qu’il produit et dont il tente de prendre rapidement le contrôle au détriment du réalisateur.
29. Dans la version italienne de Tenebrae.
30. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris: Editions de Minuit, 1999, p. 67.
31. Voir par exemple Profondo Rosso, ou Tenebrae.
32. «The most famous of the hysterics was the novelist Stendhal, who suffered from a kind of nervous exhaustion during his visit to Florence in January 1817: “I was in a sort of ecstasy,” he confesses. “I had arrived at the emotional point where one meets the celestial sensations given by the fine arts and by passionate sentiments. I had heart palpitations leaving Santa Croce—what they call ‘nerves’ in Berlin—and the life was nearly drained out of me.”, James Elkins, Pictures and Tears: A History of People Who Have Cried in Front of Paintings, Londres: Routledge, pp. 32-33.
L’avventura, 1960.
La Nuit (La notte), 1961.
L’Éclipse (L’eclisse), 1962.
Blow-Up, 1966.
Profession: reporter (Professione: reporter), 1975.
Le Mystère d’Oberwald (Il mistero di Oberwald), 1980.
L’Oiseau au plumage de cristal (L’uccello dalle piume di cristallo), 1970.
Le Chat à neuf queues (Il gatto a nove code), 1971.
Quatre mouches de velours gris (4 mosche di velluto grigio), 1971.
Les Frissons de l’angoisse (Profondo rosso), 1975.
Suspiria, 1977.
Inferno, 1980.
Ténèbres (Tenebre / Tenebrae), 1982.
Phenomena, 1985.
Opéra (Opera), 1987.
Deux yeux maléfiques (Due occhi diabolici), 1990.
Trauma, 1993.
Le syndrome de Stendhal (La sindrome di Stendhal), 1996.
Le fantôme de l’Opéra (Il fantasma dell’opera), 1998.
Le Sang des innocents (Non ho sonno), 2001.
Jenifer (Tv) 2005.
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