Bien que la bande dessinée fût souvent considérée comme un médium dont la fonction principale est de divertir, son univers compte pourtant plusieurs bédéistes animés par la volonté d’utiliser la riche tribune que propose le mariage du texte et de l’image afin de dénoncer les ratés des mouvements sociaux de l’Histoire. Dans l’ouvrage Droit et bande dessinée qui rassemble plusieurs textes illustrant les diverses manifestations de la figure politique au sein de cet art, l’on rapporte que: «les différentes sortes de BD traduisent bien la dimension rebelle et marginale dans laquelle souhaite se placer un bon nombre d’auteurs. Particulièrement acerbes envers le fonctionnement des pouvoirs publics, ils concentrent leurs critiques lorsqu’ils abordent le thème des libertés publiques et l’histoire des relations internationales». (Ribot, 1998: 12). Afin de témoigner de la présence de ces derniers propos au sein des divers médiums, il sera intéressant de s’attarder sur le cas de deux œuvres qui, bien qu’elles divergent l’une de l’autre sur bien des points, parviennent efficacement à traiter de récits dans lesquels s’imposent des discours marqués par la dualité entre les détenteurs d’un pouvoir et les sujets rebelles qui s’opposent, à leur façon, à leur autorité. Ce sera d’abord le cas de Persepolis de Marjane Satrapi, soit le récit autobiographique de cette dernière, dont la vie fut marquée par les constants bouleversements politiques de son pays d’origine, l’Iran. Ceux-ci seront de plus à la source de l’élaboration de son identité et de sa prise de position en tant que femme engagée. Dans un tout autre registre, ce travail s’attardera aussi sur les manifestations de l’influence de l’autorité politique américaine dans The Dark Knight Returns de Frank Miller, qui relate l’histoire du retour de Batman après une décennie d’absence. À cause de la controverse que créera ce retour inattendu, le récit ses aventures sera alors sans cesse interrompu par des interventions médiatiques traitant des débats sociopolitiques entourant le statut du justicier; à savoir s’il agit en toute légalité où s’il défie manifestement toute autorité, devenant, de ce fait, un criminel.
Dans son ouvrage La bande dessinée, Annie Baron-Carvais traite des différentes facettes techniques et artistiques qui ont façonné le médium au fil du temps. Elle y démontre que la bande dessinée peut aussi se présenter comme un outil de prédilection pour les bédéistes engagés de ce monde: «Certains dessinateurs ont délibérément choisi la BD pour témoigner des luttes politiques et sociales.» (Baron-Carvais, 2007: 115) Parmi ces fameux dessinateurs, se trouve justement l’auteure Marjane Satrapi, une Iranienne d’origine, qui utilisera le médium pour témoigner de ses luttes passées et actuelles. Son œuvre Persepolis se veut donc à la fois un témoignage des évènements entourant la révolution islamique de 1979, la chute du Chah, les nombreuses guerres iraniennes et l’arrivée au pouvoir d’un régime tyrannique prônant des doctrines religieuses qui seront à la source d’une révolution culturelle; mais également l’histoire d’une jeune fille qui grandit dans ce monde instable auprès d’une famille cultivée et progressiste et qui tentera de se battre pour les libertés individuelles et sociales de tout un chacun. Le voile s’y présentera alors comme un parfait symbole de la politique répressive instaurée par le régime en place et sera, de ce fait, l’objet principal du combat de Marjane. Dès le premier chapitre du premier tome, justement intitulé «Le voile», l’auteure plonge son lecteur dans l’atmosphère étouffante dans lequel elle fut immergée dès son enfance, de par la mention de la révolution culturelle iranienne qui força toutes les femmes et les filles à porter le voile en public. Satrapi illustre ce bouleversement grâce à une photo de classe dans laquelle elle affirme ne pas se trouver (Satrapi, 2007, 1: 1, case 2). La particularité de cette case s’illustre par le fait que, à cause du port du voile par toutes les jeunes filles de la photographie et sans la présence du texte, rien n’aurait pu nous permettre de différencier Marjane de ses collègues ou de savoir si oui ou non elle faisait parti de ce groupe; ce qui atteste du but uniformisant que désire affermir l’autorité en imposant l’application d’un code vestimentaire.
En parcourant l’œuvre, nombreuses sont les planches représentant des scènes de groupe où rien ne permet de distinguer les jeunes filles les unes par rapport aux autres. Le voile se présentera comme un outil de propagande, bref un excellent moyen d’uniformiser les femmes, de museler leur voix et leur personnalité pour éviter toute entorse à la moralité, toutes révoltes, bref toutes actions contraires à la doctrine politique. Une scène en particulier explicite cette idée, lorsque la narratrice présente les questionnements créés par l’application du code vestimentaire; interrogations issues de la peur des conséquences qui s’abattront sur eux s’ils ne sont pas conformes aux normes. Par souci de ne pas être arrêtées par les Gardiens de la révolution, soit l’autorité morale, les pensées révolutionnaires seront aussitôt détournées par des questions du genre: «Est-ce que mon pantalon est assez long? Est-ce que mon foulard est à sa place? […] ne se demandait plus: Où est ma liberté de pensée? Où est ma liberté de parole?» (Satrapi, 2007, 4: 4, cases 6 et 7). Tout ceci atteste inévitablement du pouvoir que détient le voile sur les gens, puisqu’il parvient à leur faire oublier, de par l’étouffement et la peur qu’il engendre, leurs valeurs progressistes.
Pour ce qui est des aspects techniques du médium, un élément en particulier pourrait se concevoir comme une trace du discours politique. Bien que le fait de faire prévaloir des traits simples et une palette de couleur réduite au noir et blanc puisse témoigner d’une volonté d’épurer l’œuvre pour que le récit principal prédomine, cette décision esthétique pourrait également laisser présager une trace de l’engagement de l’auteur. Bernard Duc, dans son ouvrage L’Art de la BD, déclare que «de plus en plus fréquemment, la couleur est considérée comme un moyen d’expression à part entière, susceptible de créer ou de renforcer l’ambiance générale du récit» (1982: 176). Sans confirmer l’idée que l’œuvre de Satrapi nourrit son discours entre autres par son utilisation de ces deux couleurs, certains éléments au sein du récit viennent pourtant appuyer le propos de Bernard Duc. Dans le cas de certaines planches, dont celles abordant la question du voile, le noir pourrait s’interpréter comme le signe d’une présence de l’autorité politique conservatrice, alors que le blanc renverrait à l’opposition progressiste. À titre d’exemple, l’une des premières scènes du récit montre un duel de parole entre deux clans. D’un côté nous avons des femmes voilées justement de noir, les yeux fermés et criant: «le foulard!»; alors que de l’autre se trouvent des femmes vêtues de blanc, les cheveux libres, les yeux grands ouverts et criant: «liberté!» (Satrapi, 2007, 1: 3, case 1). Cette scène permet de mettre en image le grand débat qui imprègne toute l’œuvre de Satrapi, soit le combat des progressistes représentés par le blanc, à la fois éveillés, ouverts aux changements, d’où l’idée des yeux ouverts, et décidés à faire triompher la liberté grâce à des incartades quotidiennes, soit envers le code vestimentaire ou par l’évocation du droit de parole.
Cette dualité sera au cœur du processus d’apprentissage de Marjane et, à cet effet, le premier tome témoignera des questionnements qui s’opèrent en elle quant à ces deux discours: ce qu’elle nous présentera dans une scène en particulier, suivant tout juste le duel entre pro-foulard et anti-foulard: «Je ne savais pas trop quoi penser du foulard. Moi j’étais très croyante, mais moi et mes parents ensemble étions très modernes et avant-garde» (Satrapi, 2007,1: 4, case 1). Ici, le texte et l’image parviennent efficacement à révéler le questionnement de la fillette quant à ses croyances. Son débat intérieur y est énoncé, mais surtout illustré à travers un jeu de contraste des couleurs et des thématiques. La case est divisée en deux parties égales où, au centre, se trouve la jeune protagoniste dont la moitié droite du corps, du point de vue du lecteur, est entièrement voilée, et de noir en plus; alors que sa gauche la présente dans des habits blancs et sa chevelure à vue. Une double opposition s’ajoute lorsqu’entre en jeu les deux arrières plans dont les motifs s’opposent entre eux, mais aussi avec l’une ou l’autre des facettes de la jeune fille. À droite, par exemple, le fond contraste avec le traditionalisme du voile que porte Marjane, de par le blanc et les lignes courbes qui le parsèment, rappelant des motifs floraux, bref une forme d’excentricité et de liberté. À gauche, sur la façade montrant le côté progressiste du personnage, le fond noir nous présente plutôt des motifs d’écrous, une règle et un marteau, renvoyant à une forme de mécanisme, bref à la société conformiste dans laquelle elle vit et qui impose une politique d’uniformité entre les gens. Dans son jeu d’inversion des symboles, cette case parvient à représenter le combat intérieur de la jeune Marjane, étant à la fois déchirée entre la tradition et le changement.
Le premier tome fait donc état de son processus d’apprentissage, puisqu’elle y vivra de multiples expériences qui lui permettront de se positionner politiquement. À titre d’exemple, plusieurs scènes la montreront en train de lire sur certains révolutionnaires de son pays ou sur certaines personnalités célèbres de l’Histoire, tels Che Guevara ou Marx; mais c’est aussi au fil de ses rencontres, comme celle avec son oncle Anouche, cet homme de convictions qui l’éveillera à la politique, qu’elle se forgera. En fin de compte, ce seront pourtant les multiples expériences traumatisantes qu’elle traversera, comme l’exécution de cet oncle, ou les bombardements qui détruiront l’immeuble voisin au sien, qui trancheront pour elle. Joël-Pascal Biays, dans son article «Les rebelles dans la BD», qui fait état des multiples éléments qui peuvent inciter un personnage à faire valoir ses idéaux face à l’autorité, mentionne qu’«il s’agit souvent d’une blessure originelle qui fonde la légitimité du refus de l’autorité» (in Ribot, 1998: 343). Choquée et profondément blessée par les décisions de ce régime qu’elle considèrera comme à la source de ses malheurs, elle prend effectivement position. Elle s’opposera officiellement à l’autorité pour la première fois, peu après l’épisode du bombardement, lors d’une scène où elle se trouve en classe et que son enseignante prône un discours pro-régime: «Vous prétendez qu’on n’a plus de prisonniers politiques. Or de trois mille détenus sous le Chah on est passé à trois cent mille avec votre régime. Comment osez-vous nous mentir comme ça?» (Satrapi, 2007, 2: 2) En faisant ici la distinction entre ses valeurs et celles privilégiées par l’enseignante, de par l’utilisation d’un déterminant possessif duquel elle s’exclut, soit «votre régime», elle s’affiche contre une première figure représentante de l’état.
Dans son article, Joël-Pascal Biays ajoute que «la singularité de chaque rebelle tient surtout à la façon dont il s’exprime, car les motivations possibles sont quasi identiques» (in Ribot, 1998: 342) et, à cet effet, comme en atteste la dernière scène mentionnée, l’auteur de Persepolis témoigne en image des nombreuses mesures qu’elle prendra avec les siens pour faire valoir leur opposition. Que ce soit par la tenue de fêtes illégales, le fait de faire entrer clandestinement au pays des objets occidentaux, par le port de maquillage ou d’accessoires, ou encore par l’habillement, ces simples actions seront suffisantes pour témoigner de leurs luttes (Satrapi, 2007, 4: 4, case 4). La plus flagrante des démonstrations s’établit notamment à travers les portraits démonstratif et comparatif qu’elle dresse entre les vêtements des hommes et des femmes, selon leurs convictions politiques. Dans l’une de ces comparaisons, il est décrit que «très vite le code vestimentaire devint un atout idéologique» (Satrapi, 2007, 2: 4, cases 1-2). L’on y divise alors les cases de manière à ce que, d’un côté, se trouve un personnage dont les vêtements suggèrent sa foi envers le régime et de l’autre sa contestation. De cette façon, la bédéiste tente de nouveau de mettre en image les deux pensées antinomiques de son pays.
De toutes les expériences que traverse Marjane, c’est pourtant son voyage de quatre ans en Autriche qui lui permettra d’en apprendre davantage sur elle-même. Elle rencontrera des gens libres qui agrandiront ses champs de connaissance quant à la politique, à la culture, à l’amour, aux drogues et à la sexualité. Tout ceci lui offrira l’occasion de s’affirmer en tant que femme ayant des opinions et des désirs. Ainsi, de retour en Iran, elle ne voilera que son corps par souci de survie, et non plus ses idées. À son retour, elle s’inscrira d’ailleurs en art à l’Université et se rendra compte de l’étendue de l’influence politique grandissante sur la vie des gens. Pour y être acceptée, elle devra même passer plusieurs épreuves, dont un test d’idéologie pour lequel elle ne se musèlera pas. Cela se constate dans une scène en champ-contrechamp où elle est interrogée par à une figure autoritaire, illustrée par une forme spectrale noire: «Mademoiselle Satrapi, je vois sur votre dossier que vous avez vécu en Autriche… Portiez-vous le voile là-bas? – Non, j’ai toujours pensé que si les cheveux des femmes posaient autant de problèmes, Dieu nous aurait certainement créées chauves» (Satrapi, 2007, 4: 9, case 2). C’est par des paroles franches et des petits gestes qui paraissent simples que s’établit la rébellion de cette femme marquée par des expériences traumatisantes lui ayant permis de se forger une identité qui se distingue, et ce, malgré le voile; en attestent ses nombreuses interventions publiques où elle sera souvent la seule à oser émettre son opinion.
Lors d’une assemblée consacrée au rappel du respect du code vestimentaire par les femmes, elle déclarera haut et fort: «Comment se fait-il que moi, en tant que femme, je ne puisse rien éprouver en regardant ces messieurs moulés de partout, mais qu’eux, en tant qu’hommes puissent s’exciter sur mes cinq centimètres de cagoule en moins?- Ohhhh!!» (Satrapi, 2007, 4:6). Dans cet extrait, elle s’oppose évidement au voile, ce symbole de l’autorité religieuse qui l’empêche de s’épanouir en tant qu’artiste et en tant que femme, mais elle y aborde aussi des tabous dont la simple mention s’illustre comme un acte de rébellion, d’où la présence des «Ohhhh!!»: soit la sexualité des hommes et plus encore la sexualité des femmes. De sorte qu’à travers son discours prônant l’émancipation des femmes, elle revendiquera par la même occasion sa sexualité. Elle se confrontera même à des gens qu’elles pensaient comme elle, quant à ses rapports sexuels, leur faisant savoir que son corps lui appartient et que personne n’a le droit de la juger. Malgré tout son engagement et sa volonté de changer les choses, ce n’est pourtant qu’en quittant son pays que la jeune femme pourra réellement s’épanouir. À travers son œuvre, Marjane Satrapi a donc su utiliser magnifiquement le dessin et le texte pour témoigner de son histoire et pour dénoncer une réalité sociopolitique portant atteinte à la liberté d’un peuple vivant dans la peur quotidienne des guerres et des restrictions. Elle démontre ainsi que la bande dessinée peut aussi être un outil de dénonciation, comme le mentionnait Annie Baron-Carvais.
Bien que l’œuvre de Marjane Satrapi se base sur des faits et une cause réels pour déployer son discours politisé, certaines bandes dessinées, comme The Dark Knight Returns, s’inspirent plutôt de la même réalité afin de créer des mondes parallèles dans lesquelles les traits des figures politiques sont grossis. Loïc Grard, dans son article «Frontières et crises internationales dans l’univers de la BD», déclare justement que «parfois, pour s’intéresser aux questions de frontières et de conflits internationaux, la bande dessinée quitte la réalité pour devenir anticipation et évoquer un monde nouveau…» (in Ribot, 1998: 115). Comme pour l’œuvre de Satrapi, l’on reconnaît dans la bande dessinée de Miller les traces d’une entité politique étouffante, mais si le personnage de Marjane s’opposait plus tôt à une autorité tyrannique réelle, Batman, lui, se confrontera plutôt à l’image écrasante d’une justice américaine pastichée. De ce fait, l’œuvre de Frank Miller propose un portrait critique d’une Amérique parallèle régie par des ordres politiques incapable d’agir face aux crimes, corrompus par le mythe américain et gouvernés par les médias.
Les médias seront omniprésents dans l’œuvre, représentant même une figure de l’autorité politique. Ils seront représentés à travers des cases hors normes, en forme d’écrans de téléviseur qui interrompront constamment le fil du récit des aventures de Batman pour faire valoir leurs positions face à ses actes. Dans cette idée de liens entre l’autorité politique et les médias, plusieurs extraits permettent aussi de montrer en quoi ces deux instances s’influencent l’une l’autre, mais aussi, en quoi le discours politique est tributaire du regard médiatique. Par exemple, lorsqu’un homme annoncera publiquement la prise de position éventuelle du Président quant au retour de Batman, celui-ci révèlera l’influence des médias sur le Président: «Ça fait du bruit, d’accord. Sa grande cape, ses oreilles, pointues… c’est du grand show-biz. Et le président, il s’y connaît en show-biz, faites-moi confiance.» (Miller, 2009, 2: 9, case 7) Ce simple extrait permet de faire l’affiliation entre les médias, soit le «show-biz», et le politique qui semble ici s’allier dans une forme de convergence. De cette même façon, ces écrans deviendront l’un des principaux outils de propagande d’un pouvoir adorateur du discours idéalisé des Américains, puisque tout ce qui se passera dans la bande dessinée sera soumis à son regard. À cause d’eux, la présence de Batman deviendra même un enjeu politique sur lequel ils ne cesseront d’appuyer en forçant tout un chacun à prendre parti.
Dans le troisième livre, l’on nous montre une séance de presse où un journaliste s’adresse au Président: «M. Le Président, nous sommes tous impatients de connaître vos intentions en ce qui concerne la crise au Corto Maltese. Mais d’abord, une autre question qui obsède l’Amérique. Quelle est votre position dans la polémique autour de Batman?» (Miller, 2009, 3: 3, cases 2-8). Ce à quoi le président réplique que tout ceci n’est pas de son ressort, déléguant ensuite ses responsabilités au gouverneur de l’état, qui lui les déléguera au maire de Gotham et ainsi de suite, jusqu’à ce que toutes les responsabilités entourant le dossier Batman se retrouvent entre les mains de la nouvelle commissaire de police, Ellen Yindel. Cette longue mascarade nous permet de constater le pouvoir que détiennent les médias qui parlent au nom du pays, ce qui se voit lorsque le journaliste déclare que la question Batman «Obsède toute l’Amérique». De la même façon, leur grande influence oblige ici les politiciens à réagir et à prendre position, révélant néanmoins l’impuissance de ces derniers face aux évènements.
Ce sont alors les médias qui prendront position à leur place, et ce, à travers de nombreux reportages parallèles aux scènes des aventures du justicier, où les journalistes feront constamment s’opposer diverses personnes à la fois pro et anti-Batman. Les actes du justicier, même s’ils sauvent la vie de bien des gens, défieront, à leurs yeux, l’autorité et, par le fait même, les valeurs américaines, comme le déclarera un homme interrogé: «Un justicier cruel et monstrueux s’attaque aux fondements mêmes de notre démocratie… vicieusement opposé aux principes qui font de nous la plus noble et généreuse nation du monde…» (Miller, 2009, 2: 8, case 5). Ce commentaire permet d’établir en quoi Batman se présente comme un rebelle aux yeux de l’autorité et de la société, puisqu’il lutte pour trouver un sens aux ratés de la justice d’une nation que certains, comme le montre l’extrait ci-haut, croient pourtant être est la «plus noble et la plus généreuse», alors que lui ni voit que du chaos depuis la mort tragique de ses parents, assassinés par un criminel. D’ailleurs, au même titre que Marjane, Batman représente parfaitement la figure du rebelle né d’un épisode traumatique de sa vie et qui prendra sur lui de combattre le crime pour donner un sens à leur mort prématurée. Néanmoins, alors que Marjane utilise sa parole en public pour se revendiquer, Batman, lui, agit dans l’ombre, en fonction de ses propres règles. Joël-Pascal Byais décrit justement la figure du héros de bande dessinée comme une rébellion par laquelle un être s’accorde lui-même des pouvoirs afin de faire triompher ce qu’il croit être bien: «La contestation la plus radicale de l’autorité est incontestablement celle des rebelles qui ignorent superbement toute règle et sont littéralement hors-la-loi. On constate alors que cette rébellion provient d’individus non investis préalablement d’une quelconque autorité» (in Ribot, 1998: 342).
Quelques moments illustrent l’autorité illégale et presque tyrannique dont s’investit Batman; comme le démontrera un enchaînement de cases entièrement voilées de noir où seuls les phylactères permettent de comprendre ce qui se passe (Miller, 2009, 2: 10-11). À travers le dialogue, l’on saisit que Batman interroge un mutant quant au fait que son clan possède illégalement des armes militaires. Bien que ce dernier tente de négocier, Batman lui fait comprendre qu’il est le seul maître du jeu. Dès lors, petit à petit l’on constate que la noirceur de la case relève de la décision de Batman de voiler la vision du criminel et celle du lecteur, instituant son autorité au-delà même de la fiction. En retirant ses doigts un a un, il révèle à son ennemi qu’il se trouve au sommet de la plus haute tour de Gotham, maintenu par la main du justicier qui est résolu à le terroriser pour le faire parler. La justice de Batman se veut, en quelque sorte, une forme de tyrannie basée sur l’humiliation de ses adversaires; ce qu’il l’énonce lui-même à l’inspecteur Gordon, lorsque celui-ci lui propose l’aide policière dans le cas du gang des mutants, mais que le héros insiste pour faire à sa façon (Miller, 2009, 2: 40). En instaurant ses propres lois pour faire régner l’ordre, il s’oppose de front à l’autorité, puisqu’il n’est investi d’aucune légitimité judiciaire pour combattre le crime. Toutefois, sa façon de faire lui permettra d’être plus efficace que l’autorité elle-même. Dans l’introduction de Droit et bande dessinée, il sera d’ailleurs mentionné que «Le justicier n’entrave pas le cours de la justice, il pallie ses faiblesses, ses absences, ses lenteurs» (Ribot, 1998: 12). À travers son œuvre, Frank Miller tente alors d’illustrer la dualité qui s’instaure entre l’autorité officielle et celle qu’établit Batman, dans l’ombre. De sorte qu’en s’attribuant un pouvoir, ce dernier remet en question les capacités de l’autorité qui se sentira nécessairement menacée. En jouant directement sur la question de la moralité de Batman, les médias et les politiciens arriveront pourtant, comme on l’a vu par les dernières interventions médiatiques, à faire condamner les actes du justicier aux yeux de la société.
Ainsi la rivalité symbolique entre Superman et Batman sera la parfaite représentante de la dualité entre l’autorité politique et le rebelle, puisque ces deux personnages représenteront chacun l’une de ces facettes. Afin d’appuyer cette idée, dans son article «Le mythe de Superman», Umberto Eco déclare que Superman: «doit être un archétype, la somme d’aspirations collectives déterminées, et doit donc nécessairement s’immobiliser dans une fixité emblématique qui le rende facilement reconnaissable» (Eco, 1976:26). Or, plusieurs extraits du récit de Miller permettent d’établir les profonds liens établis entre le surhomme et l’Amérique. L’exemple le plus flagrant s’illustre lors d’une scène où se substitue au drapeau américain l’icône de Superman (Miller, 2009, 2: 27, cases 1-9). L’enchaînement de cases montre progressivement les détails du drapeau américain érigé au sommet de la maison blanche s’agrandissent de plus en plus jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un gros plan des lignes rouges et blanches qui le composent. Quand celles-ci englobent toute la septième case, soudainement, dans la case suivante, les lignes blanches sont remplacées par des lignes jaunes. Il s’opère alors un léger zoom arrière permettant de reconnaître la forme du fameux «S» de Superman, ainsi que quelques bribes du bleu de son costume. De plus, cet enchaînement est marqué par le discours du président demandant à Superman de faire entendre raison à Batman en son nom. Cette scène permet d’établir les liens étroits qui unissent l’Amérique et Superman, de par la portée symbolique du phénomène de substitution des deux emblèmes de justice que sont le drapeau américain et l’icône du surhomme. L’on y saisit que Superman épouse littéralement le discours politique du fait qu’il se batte au nom de ce dernier. Son idéologie contraste à celle de Batman qui, comme l’a suggéré l’homme interrogé plus tôt à la télévision, s’oppose à ces mêmes valeurs en combattant le crime à sa façon.
En rapport avec cette dernière scène, un autre plan montrera cette fois-ci le justicier tenant dans ses mains la dépouille du général Nathan Briggs enveloppée dans le drapeau. À l’arrière-plan, l’on retrouve des figures lignées rouges et noires, comme si le blanc de l’étendard américain s’était inversé, devenant noir (Miller, 2009, 2: 13). Dans cette image, Batman arbore une vision brisée de l’Amérique, ne serait-ce qu’en tenant le cadavre d’une figure autoritaire qui s’est vraisemblablement suicidée, mais aussi par l’opposition iconographique, soit le noir versus le blanc du drapeau, qui montre en quoi il est une figure rebelle puisqu’il se représente comme l’envers de la justice américaine. En définitive, la bataille finale entre Batman et Superman s’illustra comme l’apogée de la critique de l’état. De sorte qu’il considèrera que les valeurs de Superman sont corrompues par le mythe américain: «Oui! Tu dis toujours oui… à quiconque porte un insigne ou un drapeau» (Miller, 2009, 4: 37, case 8). Ici, l’on remarque de nouveau l’idée du drapeau comme d’un symbole d’une doctrine dans laquelle se fond Superman. Dès lors, l’antihéros, à travers le combat, tente de donner une leçon d’humilité à Superman, voire à l’Amérique, en le combattant comme s’il n’était qu’un homme et en déclarant qu’il n’est qu’un pantin à la botte du Président (Miller, 2009, 4: 41-2). D’ailleurs, dans ce dernier extrait, la lutte sera serrée et les coups portés par Batman atteindront violemment Superman qui saignera, le rendant presque humain, bref fragile. Cette séquence peut donc se voir comme une métaphore de Batman qui fragilise, par sa violence, le discours et la justice de son rival ainsi que le mythe de l’autorité politique américaine. Tout le récit nous prépare à ce combat, dans la mesure où l’omniprésence des médias, critiquant sans cesse la rébellion de Batman, se répercute dans le symbole que représente Superman qui, comme le proposait Eco, n’est rien de moins que le représentant typique des valeurs de la société hétérodirigée. C’est ainsi à travers ce fameux combat, où s’opposent le hors-la-loi qui institue sa propre autorité et le justicier à la solde de valeurs américaines, que s’illustre le duel entre l’autorité et le rebelle, duel duquel Batman sera convaincu d’être le vainqueur.
Les deux bandes dessinées présentées dans cette analyse s’opposent sur bien des points; si l’une aborde et dénonce une réalité historique connue de son auteur, l’autre s’inspire plutôt de l’Amérique pour en faire un univers parallèle et lui attribuer un discours politique caricatural. Néanmoins, dans les deux cas, la figure du rebelle se détache et permet de saisir le non-sens de ces mêmes figures politiques qui règnent sur leurs réalités respectives. De sorte que pour Persepolis, le personnage de Marjane bâtira sa rébellion autour d’un propos inspiré par de multiples expériences qui lui permettront de construire son opposition face aux doctrines conservatrices du régime qui l’oppresse. De l’autre côté, Frank Miller nous propose une figure rebelle par l’intérim d’un superhéros et des questionnements que ses actes entraînent aux yeux d’une justice américaine idyllique où l’état doit représenter le bien et Batman, de parce qu’il institue ses propres lois, le mal. Malgré leurs différences majeures, ces bandes dessinées parviennent à tisser un message politique qui dépasse le simple divertissement esthétique, de par la riche utilisation du texte et de l’image.
BARON-CARVAIS, Annie, La Bande dessinée, Paris: Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je», 2007 [1985], 125 p.
DUC, Bernard, L’art de la BD- du scénario à la réalisation, Paris: Glénat, 1982, 191 p.
ECO, Umberto. «Le mythe de Superman». In: Communications, 24, 1976. La bande dessinée et son discours, p. 24-40. [en ligne], http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1976_num_24_1_136 ( Consulté le 2 décembre 2011)
MILLER, Frank, JANSON, Klaus, Dark Knight Returns, France: Panini Comics, 2009 [1986].
RIBOT, Catherine [dir.] Droit et bande dessinée: L’univers juridique et politique de la bande dessinée, Grenoble: Presses universitaires de Grenoble, 1998, 466 p.
BIAYS, JOËL-PASCAL, «Les rebelles dans la BD», dans Droit et bande dessinée: L’univers juridique et politique de la bande dessinée, p. 341-345.
GRARD, Loïc, «Frontières et crises internationales dans l’univers de la BD», dans Droit et bande dessinée: L’univers juridique et politique de la bande dessinée, p.107 à 117.
SATRAPI, Marjane, Persepolis, Paris: L’Association, collection «Ciboulette; 53», 2007, 365 p.
Boissonneault, Sophie (2012). « Figures du rebelle ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/dark-knight-et-persepolis-figures-du-rebelle], consulté le 2024-12-26.