La saga consacrée au boxeur Rocky Balboa vient de connaître un spin–off avec Creed, le nouveau film de Ryan Coogler, réalisateur de Fruitvale Station en 2013. En effet, le cinéaste africain-américain a imaginé une histoire qui puisse faire le lien entre la saga de Sylvester Stallone et une nouvelle trilogie pour le peuple américain. C’est la continuation d’un discours populiste1 propre à chaque épisode des aventures du boxeur italo-américain. De fait, les films de John G. Avildsen et Sylvester Stallone ont toujours traduit l’angoisse du peuple américain face aux changements socio-économiques de la société. Il faut donc commencer par rappeler le contexte de production de chaque œuvre ainsi que le message populiste proposé au public avant de s’intéresser particulièrement à celui de Creed.
Le populisme américain est historiquement le premier mouvement politique à se revendiquer ouvertement populiste au dix-neuvième siècle. En effet, le People’s Party est un mouvement, composé de fermiers, d’artisans et d’ouvriers, qui dénonce la finance et cherche finalement une troisième voie entre les démocrates et les républicains. On voit apparaître rapidement un leader charismatique (William Jennings Bryan) et des revendications véhémentes contre les élites au pouvoir (notamment les privilèges politiques, cartels, monopoles, banques…). Ensuite, il se dégage un sentiment positif2 de ce populisme américain lié à la révolte du milieu rural contre la mainmise presque totale de l’État sur leur activité. On peut noter également que le populisme américain n’a pas la possibilité de se fonder sur une tradition et une âme commune parce que ces deux traits n’existent pas dans ce pays. En premier lieu, le peuple américain s’est constitué relativement tard avec l’arrivée des immigrants. Le mythe fondateur de l’Amérique est le lien de l’unité du peuple: l’égalité des chances pour tous grâce au travail de chacun des membres de la société. Au nom de ce mythe fondateur se déroulent toutes les formes du populisme américain. L’influence de l’idéologie du populisme américain sur le cinéma hollywoodien est également indéniable. Les films qui décrivent la vie quotidienne des hommes «ordinaires» de l’Amérique et leur lutte contre la corruption du système politico-économique sont qualifiés de «populistes». La version hollywoodienne du populisme souhaite surtout mettre en avant des valeurs traditionnelles américaines comme le sens de l’effort pour la réussite, les relations de bon voisinage, l’honnêteté, l’ingéniosité ou la résilience du common man (des caractéristiques que l’on retrouve évidemment dans la saga consacrée à Rocky Balboa). Ces vertus permettent à l’homme ordinaire de triompher de la corruption des élites. On reconnait immédiatement une grande partie des idées qui ont permis le succès du People’s party au dix-neuvième siècle.
Le cinéma hollywoodien va également proposer plusieurs facettes politiques du peuple. Laurent Bouvet a classé en trois catégories (démocratique, sociale et nationale3) ces représentations. Le peuple démocratique est celui qui va protester contre les élus politiques. Le peuple social va s’attaquer aux privilégiés de la société. Il vitupère contre l’impossibilité de réaliser le «rêve américain» et l’écart grandissant entre les classes sociales. Enfin, le peuple national représente la peur de «l’Autre» dès lors qu’il est considéré comme étant incapable de s’intégrer à la société. Nous pouvons constater que les Rocky vont s’appuyer successivement sur cette classification pour exprimer la colère du peuple américain de 1976 à 2015.
Une autre caractéristique des films populistes est que l’on retrouve la figure du cracker–barrel philosopher (que l’on peut traduire par philosophe de comptoir). Selon le professeur américain Wes D. Gehring, le cinéma populiste (de Frank Capra à Sylvester Stallone en passant par John Ford et Clint Eastwood) s’est énormément inspiré des écrits de l’éditeur et humoriste Seba Smith (Gehring, 1988: 125). Ses œuvres, dont The Life and Writings of Major Jack Downing (1833), décrivent les aventures du Major Jack Downing, un habitant d’une petite ville du Maine. Cet homme affirme notamment connaître très bien Andrew Jackson, le président américain de l’époque (qualifié de «premier président du peuple»): «I and President Jackson got back here yesterday from Tennessee, where we’ve been gone most all summer.» (Smith, 1833: 166). Jack Downing n’hésite pas à venir en aide à ses concitoyens en s’engageant dans la vie publique et privée de sa petite ville. Le Major était donc perçu par les autres comme un honnête homme du peuple plein de bon sens. Le personnage peut aussi être vu comme l’ancêtre du célèbre Oncle Sam (personnage allégorique de l’Amérique). En effet, Downing est aussi une image idéalisée de l’Amérique. Cet homme du peuple possède toutes les qualités que l’Amérique doit avoir comme l’honnêteté, le bon sens ou encore le besoin d’aider son prochain (Gehring, op. cit.: 127). C’est ce que l’on appelle un cracker-barrel philosopher (que l’on peut traduire par philosophe de comptoir). Ce dernier est un homme respectable, habitant une petite ville et exerçant un emploi honnête. Il aide ses voisins notamment en leur prodiguant des conseils pleins de bon sens4. Une figure que l’on retrouve finalement dans la plupart des oeuvres populistes américaines et dans la saga Rocky5.
La saga consacrée au personnage de Rocky Balboa est un modèle de représentation de l’idéologue populiste au cinéma. De fait, la vie du boxeur italo-américain devient un exemple à suivre pour le peuple américain. Dans le premier volet, Rocky travaille pour un usurier. Il est donc salarié et ne consacre que peu de temps à une activité qui peut lui permettre de devenir un travailleur indépendant. Il faut une opportunité de réaliser le «rêve américain» pour que l’attitude du personnage change. Aidé par un cracker–barrel philosopher (son entraineur Mickey Godmill), Rocky va retrouver toutes les qualités des pionniers comme l’endurance, la religiosité, le goût de l’effort pour affronter un obstacle qui semble insurmontable. Le film de John G. Avildsen se termine par la défaite de Rocky face à Apollo Creed, mais il a rendu sa fierté au «peuple» de Philadelphie en démontrant son courage. Rocky est donc clairement un antihéros, typique du cinéma des années soixante-dix, qui a désormais le potentiel pour être un héros reaganien (un vrai vainqueur). Il met en valeur Rocky Balboa comme leader social et national du peuple américain. Leader social, car Balboa est un loser pauvre qui va prouver à une élite économique que l’on ne peut pas manipuler à sa guise l’homme ordinaire américain. C’est aussi un héros national, car l’ennemi du «peuple» est un boxeur noir arrogant. Il peut donc avoir une tentation pour le film de John G. Avildsen de lorgner vers le peuple national. Rocky, en luttant contre le boxeur noir, permet à sa communauté (blanche) de retrouver une grande fierté. De fait, le quartier de Rocky est majoritairement composé de Blancs non-hispaniques. Peter Biskind a déjà expliqué que le film a participé à la restauration de la virilité mâle des Blancs malmenée par les nombreuses luttes des années soixante (féministes6, noires, gaies) dans la société américaine (Biskind, 2004: 104-105). Le journaliste a même indiqué que le film de John G. Avildsen peut être classé comme une oeuvre raciste envers la minorité noire.
Le second volet, Rocky II: La revanche (Rocky II, 1979), réalisé par Sylvester Stallone lui-même, indique que la vie de Rocky n’est pas idéale, car l’argent du combat est vite dilapidé. Le personnage est même obligé de travailler dans une usine et donc de retrouver un emploi de salarié. Toutefois, Rocky va prendre sa revanche sur Apollo Creed et gagner le titre de champion du monde grâce aux nombreux conseils du cracker–barrel philosopher (le personnage de Mickey est beaucoup plus présent dans ce volet) et de la religiosité (également omniprésente dans ce deuxième opus). Enfin, en 1979, à la veille de l’élection de Ronald Reagan, Rocky Balboa est devenu un modèle de réussite personnelle au service de sa communauté. Le troisième volet Rocky III: L’œil du tigre (Rocky III, 1982) nous dévoile un personnage devenu un travailleur indépendant (il combat seul et la majorité des bénéfices sont à son seul profit). Il est riche et est le symbole d’une grande fierté pour le «peuple» de Philadelphie. Il y a une scène qui résume très bien cela, car la communauté de la ville décide d’édifier une statue à son effigie. Une nouvelle fois, la réussite personnelle de Rocky ne pouvait être totalement satisfaisante que si «le peuple» considère qu’il est également représenté par cet immense succès. Le réalisateur, Sylvester Stallone, décide d’allier les plans d’ensemble de Rocky au milieu de la foule et les plans rapprochés du héros populiste et de sa statue. On assiste à la fierté du peuple américain d’être reconnu à travers le succès de Rocky. La gloire du héros populiste n’est acceptable que si elle est approuvée avec enthousiasme par la foule. Toutefois, la défaite de Rocky face à Clubber Lang (Mister T.) va prouver que le self–made man doit toujours se rappeler de là où il vient pour réussir. L’entraîneur Mickey avait pourtant averti son boxeur: «Il t’est arrivé la pire chose pour un boxeur, tu t’es embourgeoisé.» Pour retrouver le chemin de la victoire, il va retourner dans un quartier pauvre des États-Unis et retrouver ses qualités initiales (endurance, souffrance ….). Dans ce quartier défavorisé, Rocky va s’entraîner avec des Afro-américains qui sont de la même origine sociale que lui. Il va s’imprégner de la rapidité et du jeu de jambes de cette minorité ethnique. Apollo Creed assumant d’une certaine manière, après la mort de Mickey, le rôle de cracker-barrel philosopher auprès de Rocky pour l’aider à surmonter sa peur et retrouver le fameux «œil du tigre7».
Le quatrième volet est celui qui a connu le plus de succès dans le monde lors de sa sortie en 1985. L’œuvre est véritablement représentative de la guerre froide avec le combat entre Rocky Balboa et Ivan Drago, un boxeur soviétique. Dès les premières minutes du film, Sylvester Stallone indique clairement aux spectateurs la minorité qui menace le bonheur du peuple américain. En effet, le couple Balboa est heureux de fêter leur anniversaire de mariage. Toutefois, le réalisateur signale clairement que cette famille américaine est menacée par un Soviétique sur le sol américain. De fait, le fondu enchaîné entre le baiser du couple Balboa et l’annonce de l’arrivée du boxeur communiste Ivan Drago aux États-Unis est explicite. Balboa est ici clairement un leader national (il représente le peuple américain face à «l’Autre» menaçant). Toutefois, le boxeur italo-américain devient aussi le symbole d’union des peuples à la fin de son combat. Le peuple national devient soudainement démocratique lorsque les dirigeants soviétiques applaudissent le discours de Balboa. En ce sens, le sportif américain participe au retour d’une certaine démocratie dans ce pays, car, finalement, le président soviétique s’aligne sur l’avis majoritaire du peuple présent dans la salle.
Après le cinquième (1990) et sixième volet (2006), on pensait que le boxeur italo-américain ne reviendrait plus sur les écrans. Ryan Coogler en a décidé autrement en imaginant l’histoire d’Adonis Creed, le fils d’Apollo Creed. En effet, ce spin–off va mettre l’accent sur une nouvelle génération. Le premier volet nous montre un ancien boxeur blanc d’origine juive (Mickey Godmill) entraîner un jeune boxeur italo-américain. De fait, le personnage de Mickey regroupe toutes les caractéristiques du «philosophe de comptoir». Mickey est un entraîneur de boxe, il fait donc un travail honnête et prodigue de nombreux conseils à sa communauté. Il est un guide pour la jeune génération et permet de transmettre les valeurs originelles de l’Amérique. Ce dernier avait auparavant mis en avant le potentiel gâché de Rocky. Cette fois, apprenant la nouvelle du combat face au champion du monde, il propose à Rocky de l’entraîner: «Il te faut un manager (…) Je connais tout, toutes les ficelles (…) Je veux être sûr que toutes les vacheries que l’on m’a faites, ça ne t’arrivera pas.» En réalité, il va le préparer physiquement, mais, surtout, lui apprendre à aimer de nouveau les valeurs qui ont forgé la grandeur de l’Amérique. Il lui indique même qu’il a un don proche de celui de Rocky Marciano8. C’est par un rude entraînement que Rocky va se rappeler que le sens de l’effort, le dépassement de soi et l’initiative individuelle sont indispensables pour réussir aux États-Unis. Dans Creed, c’est donc Rocky Balboa qui endosse le rôle de mentor pour une nouvelle minorité ethnique de l’Amérique. En ce sens, le film de Coogler suit le chemin tracé par Gran Torino, un film emblématique de Clint Eastwood9. Dans cette œuvre, le cinéaste met en avant un cracker–barrel philosopher qui va s’occuper d’un jeune immigré asiatique en lui inculquant les valeurs traditionnelles américaines (dont celle, essentielle, du travail manuel). Eastwood décrit l’obligation pour les anciennes générations d’immigrés blancs (dans ce cas précis, un ouvrier d’origine polonaise) d’accepter et d’aider les nouvelles générations d’immigrés (c’est-à-dire les Blancs non hispaniques 10) pour leur intégration en Amérique. Le film Creed raconte la même histoire avec un Italo-américain qui prend en charge un autre individu issu d’une minorité ethnique pour l’aider à devenir un véritable américain. Tout cela passe, à l’instar du premier Rocky, par un difficile entraînement physique et la transmission de valeurs populistes par le cracker–barrel philosopher.
La transmission est le thème essentiel du film Creed. Comment un individu peut-il être fier de ce qu’il a transmis? D’un autre côté, comment celui qui reçoit peut-il assumer un héritage aussi lourd? Voilà les questions essentielles du film de Ryan Coogler. Adonis Creed, fils illégitime du grand champion Apollo Creed, a peur de n’être pas digne du talent de son géniteur. L’aura et la grande carrière de son père lui font peur. Ce duel est magnifiquement représenté à l’écran quand Adonis, seul devant la projection du second combat entre Apollo Creed et Rocky Balboa, se superpose à la projection de Rocky pour se battre contre son père. Voilà l’objectif principal de ce personnage, se prouver à lui-même qu’il n’est pas une «erreur» de son père, un être indigne. On peut aussi indiquer la multiplication des miroirs dans le film. À de nombreuses reprises, Adonis est face à son reflet. Évidemment, on retrouve cela dans la plupart des films de la saga Rocky. Balboa face à son reflet dans le premier film (où on voit aussi sa photo lorsqu’il est enfant). Le boxeur italo-américain face à lui-même dans Rocky III lorsqu’il a peur d’affronter Clubber Lang (Mister T.). On peut aussi se rappeler du personnage qui se regarde dans le miroir à la fin de son rude entraînement en Russie dans Rocky IV. Avec l’aide de Rocky, Adonis va comprendre que son pire adversaire est lui-même. Comme l’a répété Balboa à de nombreuses reprises dans la saga, un vrai boxeur se bat d’abord contre ses peurs et «démons». Le personnage va donc enfin trouver la paix intérieure à la fin du long-métrage en assumant de porter avec fierté le nom de son père11. En ce qui concerne Rocky Balboa, la transmission manquée est une chose qui le poursuit. Dans Rocky V, il est déjà l’entraîneur d’un jeune boxeur prometteur. Il tente de l’éduquer comme il le peut, mais ce dernier le trahit, n’ayant pas compris que Rocky tentait aussi de lui transmettre, en plus de l’entrainement physique, des valeurs morales saines. On peut aussi noter que le fils de Rocky (incarné par Sage Stallone, le véritable fils de l’acteur) n’assume pas non plus l’héritage de son père dans ce volet. Dans Creed, Rocky n’a plus de nouvelles de son fils, ce dernier vivant à Vancouver désormais. Adonis Creed est l’occasion pour l’ancien champion de réussir enfin à transmettre les valeurs qui lui sont chères et d’aider un jeune homme à canaliser sa colère afin d’affronter ses démons avec dignité12. Si Rocky n’a pas réussi à faire assumer son héritage à son fils, sa rédemption passe par Adonis. Il va l’aider à se montrer fier de son nom de famille. On peut aussi noter que la filiation entre les deux personnages est clairement mise en évidence par le surnom que le jeune Adonis donne à Balboa. De fait, le fils illégitime d’Apollo Creed va l’appeler «Unc», abréviation d’oncle (Sam?). Rocky Balboa devient donc progressivement sa famille. Ce duo devient le reflet d’une Amérique apaisée, où les différentes communautés vivent en harmonie et s’entraident13. Ce long-métrage est donc le symbole même de la nation voulue par Barack Obama depuis son arrivée à la Maison-Blanche en 2008. Nous sommes vraiment loin de l’analyse de Peter Biskind qui qualifiait le premier Rocky de film raciste. Le peuple national et la peur de «l’Autre» sont vraiment écartés au profit d’un héros populiste social qui arrive à unir le peuple américain14.
Toutefois, cette histoire d’hérédité dépasse le cadre diégétique. En effet, nous sommes également dans une histoire de filiation dans la fabrication de ce long-métrage. De fait, Ryan Coogler est un admirateur absolu de la saga. Il a visionné les films à de nombreuses reprises avec son père15. Il a décidé de créer ce spin-off pour rendre hommage à son géniteur, mais on peut imaginer que, pour lui aussi, l’héritage de la saga était difficile à assumer16. Comment se montrer digne de films aussi mythiques alors qu’on a qu’un seul long-métrage à son actif? Comment ne pas décevoir son père qui aime tant les aventures de Rocky Balboa? Le questionnement du personnage d’Adonis rejoint finalement complètement celui, extra-diégétique, du réalisateur Ryan Coogler17. On sait aussi que la série des Rocky est très autobiographique pour Sylvester Stallone. La trajectoire de Rocky Balboa se confond avec celle de l’acteur: mêmes origines sociales, ethniques (italiennes) et même réussite grâce à une volonté hors du commun. Les joies et les doutes du boxeur rejoignent celles de Stallone dans la vie. Stallone devient une star du jour au lendemain comme le boxeur inconnu de Philadelphie se voir proposer l’opportunité de devenir champion du monde (Rocky). Balboa devient père quasiment au même moment que Stallone (Rocky II). Ce dernier est perturbé par le succès comme l’est aussi le boxeur italo-américain dans la saga (Rocky III). Et Sage Stallone incarne le fils de l’Étalon italien dans le cinquième volet. Creed met aussi en relief ce lien extradiégétique entre la vie de Balboa et celle de Stallone. De fait, une scène très émouvante indique que le boxeur n’a pas réussi à conserver son fils prêt de lui. Robert a décidé de partir vivre au Canada, car il ne supportait plus l’ombre que lui faisait son père. Rocky indique qu’il a essayé de l’entraîner, mais que cela n’a rien donné. Rocky Balboa n’a pas réussi à transmettre ses valeurs à son propre fils. Ce passage est évidemment à mettre en relation avec le décès tragique du fils de l’acteur (une photo de l’enfant et son père est visible à l’écran). Sage est mort le 13 juillet 2012, à l’âge de 36 ans, et Sylvester Stallone n’a jamais réussi à imposer son fils à Hollywood. Pourtant, l’acteur lui a offert son premier rôle dans Rocky V et, ensuite, dans Daylight (1996) de Rob Cohen. Toutefois, Sage Stallone n’est jamais parvenu à se faire respecter dans l’industrie cinématographique, étouffé par l’aura de père (c’est d’ailleurs ce que raconte, d’une certaine manière, Rocky Balboa en 2006). Cet échec de transmission est brillamment mis en scène par Ryan Coogler, dans Creed, en dévoilant la blessure d’un Sylvester Stallone conscient de ses échecs personnels.
L’Américain d’origine italienne va donc laisser sa place à un nouveau héros populiste qui va s’épanouir dans une probable trilogie. Adonis Creed sera, sans doute, ensuite l’entraîneur d’une autre minorité ethnique (asiatique?) des États-Unis pour, à son tour, transmettre les valeurs populistes inculquées par Rocky Balboa et, par extension, Sylvester Stallone. La scène finale du film résume bien ce message. Adonis et Rocky sont tous les deux en haut des fameuses marches du Palais de Justice de Philadelphie (la Déclaration d’indépendance des États-Unis a été signée dans cette ville en 1776). Rocky indique qu’on peut voir son passé sur ces marches. Et les deux hommes avouent être fiers de ce qu’ils ont fait. Voilà le but ultime de la saga Rocky et maintenant de Creed. Expliquer aux spectateurs, de 1976 à 2015, qu’il faut saisir sa chance et essayer de réaliser son rêve18. Victoire ou défaite, peu importe tant qu’on a tenté d’aller au bout de ses possibilités19 et qu’il n’y a pas de regrets.
1. Sur le populisme américain au cinéma, voir mon article «Le cinéma reaganien, une réactualisation du héros populiste» sur le site Pop-en-Stock et mon ouvrage Le populisme américain au cinéma, de D.W. Griffith à Clint Eastwood, Lettmotif, La Madeleine, 2015.
2. Ce qui contraste totalement avec l’utilisation péjorative du mot «populisme» en Europe. En effet, il sert désormais à qualifier les démagogues qui flattent les «bas instincts» du peuple comme le nationalisme, la xénophobie, voire le racisme ou qui exacerbent les réflexes sécuritaires. Les classes dirigeantes l’utilisent aussi pour critiquer tous les «archaïsmes» et freins au développement de leur politique qu’ils pensent détecter parmi le peuple.
3. Bouvet (Laurent), «Le populisme», in M. Verpeaux (coord.), Institutions et vie politique sous la Vème République, Paris, La Documentation Française, 2012, p. 300-303. «Le populisme est indissociable de la démocratie moderne dans la mesure, d’abord, où celle-ci est représentative. Dès lors qu’il y a représentation, il y a trahison de la volonté du peuple démocratique moderne, souverain, un et indivisible. (…) La démocratie représentative conduit également à la formation d’une élite de représentants, dont l’activité même se détache de celle des représentés. Pour le populisme, la division politique passe par la ligne de partage de la représentation (entre représentants et représentés) et non par le peuple, toujours un. Si la volonté du peuple vient elle-même à se diviser, ce ne peut qu’être de la faute de la représentation elle-même. (…) À côté du peuple démocratique, le peuple social peut également être un sujet populiste. Il s’agit en effet du bas peuple, celui des «petits» contre les «gros», de la plèbe contre les privilégiés, de la masse des pauvres contre le petit groupe des riches. (…) Le troisième peuple, le peuple national, est sans doute le plus facile à relier au populisme. (…) La division nécessaire à l’existence de la nation entre un «nous» et un «eux» facilite la tâche populiste; elle permet de circonscrire précisément l’ennemi du peuple dans la figure de l’autre. Une altérité radicale qui n’est plus liée à la détention d’un pouvoir ou d’une position sociale mais à une identité culturelle ou ethnoraciale, par exemple, bien plus forte que des intérêts.»
4. A la télévision, c’est sans doute le personnage de Charles Ingalls (incarné par Michael Landon) de La petite maison dans la prairie qui représente le mieux ce «philosophe de comptoir». Bon père de famille, honnête, voisin irréprochable, doté du common sense et cultivant la terre, il ressemble à l’image idéalisée du fermier mise en avant dans les discours de Thomas Jefferson (le troisième président des États-Unis de 1801 à 1809).
5. D’ailleurs, progressivement, c’est Rocky qui va assumer ce rôle de cracker–barrel philosopher dans la saga (notamment dans Rocky 5, Rocky Balboa et Creed). On peut aussi remarquer que Sylvester Stallone, dans sa carrière, est également passé progressivement du statut de jeune homme à éduquer (Rocky avec son entraîneur Mickey et John Rambo avec le colonel Trautman) à celui de cracker–barrel philosopher dans ses films (Over the top, Haute sécurité, Driven…).
6. Le personnage d’Adrian (Talia Shire) s’impose comme l’antithèse des féministes. Elle reste aux côtés du héros et l’encourage sans cesse à réaliser son objectif. Durant la saga, son rôle se résume finalement à celui de femme fidèle, dévouée et compréhensive et sa place se trouve à la maison avec son enfant. Il faut noter que Creed renverse totalement ce statut en faisant de Bianca, la compagne d’Adonis (Tessa Thompson), une femme indépendante, créative et sensuelle.
7. Cette expression «œil du tigre» désigne la volonté de surmonter les difficultés de la vie et ses «démons» pour atteindre son objectif. Cela est essentiel pour comprendre la philosophie de vie inculquée par Sylvester Stallone durant toute sa filmographie.
8. Rocky a un poster de Rocky Marciano dans son appartement. Il est donc le modèle du personnage. Rappelons que Rocky Marciano, d’origine italienne, a connu son heure de gloire en battant Joe Louis en 1951. Il avait ainsi mis fin à la domination des poids lourds noirs dans cette catégorie.
9. D’ailleurs Stallone n’a jamais caché son admiration pour Clint Eastwood. En témoigne le film Cobra (1987) de George Pan Cosmatos où Stallone incarne un policier proche idéologiquement de l’inspecteur Harry.
10. Les «Blancs non hispaniques», aujourd’hui majoritaires dans la population (environ 63,4% du pays), vont progressivement devenir minoritaires aux États-Unis vers 2040. En effet, depuis 2012, il y a plus de bébés hispaniques, afro-américains et asiatiques, que de blancs. Voir les études sur ce sujet du Bureau américain des recensements: http://www.census.gov/topics/population.html
11. Et le public lui montre son respect en scandant le nom «Creed» à la fin du combat final.
12. Même si Stallone n’a pas écrit le scénario, Creed reprend la philosophie stallonienne de la victoire morale dans la défaite (présente dans Rocky, Rocky Balboa, Driven ou encore La taverne de l’enfer). Le héros perd le combat final mais gagne le respect de lui-même.
13. C’est d’ailleurs le sens de la phrase que prononce à la fois Adonis et Rocky dans le film: «If I fight, you fight.»
14. Il convient aussi de noter que le combat final de Creed oppose un Américain (Adonis Creed affublé d’un short aux couleurs du drapeau de son pays) à un Anglais (Ricky Conlan incarné par Tony Bellew) à Liverpool. Devant les yeux des spectateurs se répète, d’une certaine manière, la guerre d’indépendance des colons d’Amérique face aux Britanniques de 1775 à 1783. Ce clin d’œil est loin d’être anodin quand on sait que les films populistes américains adorent faire référence aux événements mythiques de l’histoire des États-Unis.
15. Ryan Coogler n’a cessé de répéter, durant la promotion de Creed, que son père connait par cœur les répliques des films consacrés à Rocky Balboa.
16. En effet, il faut rappeler que le premier Rocky a remporté trois Oscars dans les catégories de meilleur film, meilleure réalisation et meilleur montage. Et le film était aussi en compétition pour l’obtention de six autres statuettes (meilleure actrice, meilleur acteur, meilleur second rôle, meilleur scénario, meilleure musique et meilleur son).
17. Le réalisateur a réussi son incroyable pari. En effet, Creed est un énorme succès public (plus de 90 millions de dollars de recettes) et critique. Sylvester Stallone a déjà obtenu une nomination aux Golden Globes pour son interprétation superbe. Il est déjà favori pour l’Oscar du meilleur second rôle lors de la prochaine cérémonie.
18. Interview de Sylvester Stallone, CinéLive n° 78, avril 2004, p. 90. «Le rêve américain est un rêve universel, un rêve d’accomplissement personnel. On l’appelle ainsi uniquement parce que les États-Unis constituent une jeune nation. Le rêve américain ce n’est d’ailleurs pas de parvenir à son but, c’est d’abord de saisir l’opportunité de le réaliser, d’attraper cette chance. Dans le premier film de la série qui lui est consacrée, Rocky perd mais il a eu l’opportunité de tenter sa chance en se battant contre le champion en titre, Apollo Creed. Voilà ce que représente le rêve américain à mes yeux.»
19. Adonis Creed n’hésite pas à abandonner un travail lucratif de salarié pour tenter de réaliser son but et s’épanouir. C’est en délaissant son travail salarié, et en devenant indépendant, qu’il trouve enfin la paix intérieure. Rappelons que l’idéologie populiste américaine met en garde contre le salariat, qui serait une forme moderne d’esclavage.
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