Sad Girl Theory is a gesture of research that is structured around the idea that the internalized suffering women experience should be categorized as an act of resistance.
– Audrey Wollen, Sad Girl Theory
I wanted to propose a figure with traditionally anti-heroic qualities – namely illness, idleness, and inaction – as capable of being the symbol of a grand Theory. […]Sick Woman Theory maintains that the body and mind are sensitive and reactive to regimes of oppression – particularly our current regime of neoliberal, white-supremacist, imperial-capitalist, cis-hetero-patriarchy.
– Johanna Hedva, Sick Woman Theory
Dans le cadre de mon parcours à la maîtrise en études littéraires, j’étudie les figures de la Sad Girl (Wollen), la Sick Woman (Hedva) et la femme postblessée (Jamison) comme femmes ingouvernables en littérature. En m’appuyant sur les théories de ces trois auteures américaines, j’explore l’idée que des actes considérés comme étant typiquement féminins tels que les pleurs, la tristesse, la dépression, l’anorexie et le suicide peuvent aussi être des actes de résistance politique contre des systèmes d’oppression tels que le patriarcat, le capitalisme, ou le néolibéralisme. J’avance qu’en écrivant sa souffrance, la Sad Girl, la Sick Woman ou la femme postblessée se place dans une position vulnérable, mais aussi combative, puisqu’elle résiste aux idéologies dominantes de son époque.
Si la femme ingouvernable, telle que décrite par Kathleen Rowe, se donne en spectacle elle-même via des actes de rébellion comme le rire, le satyre, ou la parodie, j’observe que la femme dépressive se taille elle aussi une place comme sujet via la performance de la tristesse ou de la maladie; bref, la performance de la souffrance. Elle devient donc une figure archétypale qui perturbe l’image traditionnelle de la féminité, notamment en manifestant des comportements en décalage avec ce que l’on attend du féminin.
La figure que développe Leslie Jamison dans Empathy Exams est celle de la femme “postwounded”, que je traduis par femme postblessée. Sachant que le courant postmoderne pose une réflexion sur lui-même, on peut affirmer que la femme postblessée pose une réflexion sur sa blessure elle-même. Le “postwounded”, tel que l’écrit Jamison, est: “a shift in wounded affect – these women are aware that “woundedness” is overdone and overrated. They are wary of melodrama so they stay numb or clever instead” (2014, p.198). Des exemples? La protagoniste du roman Green Girl de Kate Zambreno, les poètes “alt lit” Mira Gonzalez, Ana Carrete et @sosadtoday/Melissa Broder, les filles de la série Girls. La figure de la femme postblessée est représentée par une lassitude du mélodrame. Par conséquent, les personnages féminins se font froids, distants, indifférents… Ou du moins en surface, dans l’image qu’ils veulent projeter.
À l’opposé, il arrive aussi que ces femmes affichent leur souffrance sans retenue: pleurs, colère, violence verbale ou physique… Le lien commun entre ces deux attitudes (impassibilité versus exagération) est la pensée critique sur l’affect. La femme postblessée regarde sa propre blessure. C’est parce qu’elle est hyper consciente de son drame personnel qu’elle peut l’exposer au grand jour, le retourner dans tous les sens afin de le disséquer.
Audrey Wollen est une artiste américaine qui étudie l’art et les nouveaux médias d’un point de vue féministe. Elle affirme que la dépression est un acte politique. Elle appuie cette idée avec des exemples d’adolescentes qui utilisent des blogues pour créer une communauté autour de la dépression et s’octroyer davantage de pouvoir pour agir sur les conditions sociales qu’elles subissent. Dans la Sad Girl Theory, Wollen écrit: “Sad Girl Theory is a gesture of research that is structured around the idea that the internalized suffering women experience should be categorized as an act of resistance” (2014, en ligne). Wollen nomme des actes tels que les pleurs, la tristesse, la dépression, l’anorexie, et le suicide, comme étant politiques: “Sorrow, weeping, starvation, and eventually suicide have been dismissed as symptoms of mental illness or even pure narcissism for girls. I’m proposing that they are actually active, autonomous, and political, as well as devastating” (2014, en ligne).
Pour moi, le fait de voir la dépression comme un geste politique et non pas comme une simple maladie physique et mentale a été une véritable révélation. Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. Outre Wollen, c’est une auteure américaine, Ann Cvetkovich, qui m’a fait découvrir cette idée dans le livre Depression: A Public Feeling Cvetkovich affirme que la dépression devrait être vue comme un phénomène social et culturel, pas seulement comme un phénomène biologique et médical. L’auteure dit avoir pour but d’offrir des alternatives pour comprendre la dépression comme étant le produit d’une “sick culture”. Elle décrit la dépression comme étant un phénomène interdisciplinaire, ne relevant pas seulement du domaine médical. C’est donc en ce sens que la dépression pourrait être politique: elle peut être un produit de notre société. Évidemment, plusieurs facteurs entrent en ligne de compte et il est difficile de trouver une seule raison à la dépression d’un individu. Par contre, le fait de voir la dépression comme un phénomène culturel et social permet d’apporter une critique des idéologies qui pourraient pousser à la dépression.
Johanna Hedva est une artiste américaine qui, elle aussi, explore la possibilité que la souffrance des femmes, exprimée par un acte passif comme la dépression, puisse en fait être un acte de résistance. Résistance contre quoi? Contre la société capitaliste, entre autres, ou comme le nomme plus précisément Hedva, contre le “neo-liberal, white-supremacist, imperial-capitalist, cis-hetero-patriarchy” (2015, en ligne). Hedva a publié sa théorie en 2016. Il s’agit d’un court texte en ligne, écrit à partir de son expérience personnelle avec la souffrance, plus précisément avec la fibromyalgie et le trouble bipolaire. La théorie de Hedva s’inscrit bien dans l’étude de la femme ingouvernable, puisqu’elle présente la femme malade qui écrit comme étant une activiste, une militante.
Si le personnel est politique, comme l’écrivait Carol Hanisch en 1969, je dirais donc que l’écriture intime est aussi politique. Ma génération, les Millenials, est constituée de lectrices qui ont grandi avec la littérature confessionnelle autobiographique ou autofictionnelle, que ce soit en ligne ou dans la «vraie vie». Par conséquent, je crois qu’il ne nous fait pas peur de se mettre à nu dans l’écriture, de faire preuve de vulnérabilité. Comme l’écrit Kate Zambreno, une auteure américaine, dans une critique du livre de Cvetkovich:
[The Millenials] are girls who have come of age reading feminist confessional literature and affect theory, and they’re performing this constant awareness of the self in their diary entries and selfies, performing rage and sadness as if against the culture and all its desirous consumers and consumptives. They posit that the petty too, and all of our tremendous feelings, can be political. (2013, en ligne)
Une autre auteure américaine vient s’ajouter à celles qui qualifient la dépression de phénomène social. Pour Amy Berkowitz, la douleur serait un acte de résistance contre la société capitaliste. Dans son essai Tender Points, Berkowitz s’inspire d’un groupe activiste allemand des années 70, The Socialist Patients’ Collective, qui reconnaît le capitalisme comme étant la cause de base de toute maladie: “To be sick, then, was a political act: a passive resistance against capitalism” (2015, p.32). Leur slogan est: “« Turn illness into a weapon”, donc transformer la maladie en arme, de là l’idée de résistance. Tender Points traite de l’invisibilité de la douleur chez les femmes. Berkowitz y tisse des liens entre plusieurs sortes de douleurs invisibles, desquelles la dépression fait selon moi partie. Berkowitz insiste sur le fait qu’aujourd’hui le diagnostic de fibromyalgie fonctionne de façon similaire au diagnostic d’hystérie, emprisonnant les femmes dans un état d’incertitude qui rend impossible le fait d’avoir de l’autorité sur leur propre expérience. J’ajouterais qu’il en est de même pour toutes les maladies mentales, notamment la dépression, sur laquelle je me penche en particulier. En passant d’objet à sujet, en écrivant, les femmes obtiennent de l’autorité sur leurs propres expériences. La femme ingouvernable, refusant de se taire, s’exprime à travers l’écriture. Dans l’écriture de l’intime, la femme sort sa souffrance de la sphère privée et la performe dans la sphère publique. Dans Le journal intime : Histoire et anthologie, l’auteur Philippe Lejeune écrit: «Peut-être l’expérience de la maladie est elle au centre des écritures de soi» (2006, p.146). J’avance pour ma part que la souffrance peut être un moteur dans l’expression de soi. La femme postblessée, la Sad Girl et la Sick Woman peuvent en être son emblème de résistance.
Je termine ici sur une question qui m’obsède: si nous sommes insatisfaites de ce que la société en général nous impose, est-ce possible d’apporter des changements? Est-ce que la femme ingouvernable peut changer le cours des choses? Je me demande s’il est possible de guérir un jour de la dépression politique. Puisque les changements d’ordre social et politique que j’espérerais voir ne vont sans doute pas arriver (du moins pas dans cette vie-ci), est-ce que je vais un jour me sentir mieux? Personnellement, je crois qu’il est possible de prendre les choses en main. D’assumer ma dépression, mais de ne pas la laisser prendre toute la place. Tout comme je creuse ma posture d’écrivaine, je creuse aussi ma posture de femme déprimée. Comme les femmes postwounded décrites par Jamison, je suis hyper-consciente de mon tempérament, de ma personnalité et donc de ma dépression. Je revendique le droit d’être déprimée, mais il s’agit seulement d’une facette de ma personnalité. J’aspire à ce que la dépression ne prenne pas toute la place. Cvetkovich croit qu’il est possible de se transformer via la souffrance:
Feeling bad might, in fact, be the ground for transformation. Thus, although this book is about depression, it’s also about hope and even happiness, about to live a better life by embracing rather than glossing over bad feelings. (2012, p.3)
La femme ingouvernable, lorsqu’elle prend son crayon comme une arme, embrasse complètement sa posture vulnérable de femme souffrante et devient donc, à sa manière, une activiste.
Barron, Benjamin. (2014, 12 novembre). Richard Prince, Audrey Wollen, and the Sad Girl Theory. Récupéré de https://i-d.vice.com/en_us/article/richard-prince- audrey-wollen-and-the-sad-girl-theory
Berkowitz, A. (2015). Tender Points. Oakland: Timeless Infinite Light.
Cvetkovich, A. (2012). Depression: A Public Feeling. Durham: Duke University Press.
Hedva, J. (2015). Sick Woman Theory. Récupéré de: http://www.maskmagazine.com/not-again/struggle/sick-woman-theory
Jamison, L. (2014) Grand Unified Theory of Female Pain. Dans The Empathy Exams (p.185-218). Minnesota: Gray Wolf Press.
Lejeune, P. (2006). Le journal intime : Histoire et anthologie. Paris: Textuel.
Salek, Y. (2014, 19 juin). Audrey Wollen on Sad Girl Theory. Récupéré de: http://www.cultistzine.com/2014/06/19/cult-talk-audrey-wollen-on-sad-gir…
Zambreno, K. (2013, 28 février). Melancholy and the Infinite Sadness. Récupéré de: http://thenewinquiry.com/essays/melancholy-and-the-infinite-sadness/
Darsigny, Marie (2017). « Considérer la souffrance comme acte de résistance en littérature ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/considerer-la-souffrance-comme-acte-de-resistance-en-litterature-figures-de-la-sad-girl-sick-woman-post-wounded-woman], consulté le 2024-12-21.