Durant l’ère victorienne se développent les « nouvelles sciences » et l’exploration d’un monde qui s’ouvre à la colonisation, tandis qu’apparaît un nouveau genre littéraire attaché à la conquête de l’ailleurs. Le lost-race tale, ou « roman de monde perdu », héritier du modèle initiatique du Voyage au centre de la Terre (Jules Verne, 1864), offre dorénavant des voyages « réels », rendus crédibles par les possibilités apparemment illimitées de la science et des conquêtes coloniales. Les découvertes de Troie, de Zimbabwe, du tombeau de Toutankhamon, tout cela fait de l’époque l’âge d’or de l’archéologie et de l’exploration scientifique, avec lesquelles la fiction est en relation naturelle.
Même si les romans de races perdues, de cités perdues, de pays perdus, mystérieux espaces enclavés dans un monde de plus en plus familier, appartiennent, à la fin du XIXe siècle, à un monde qui n’est plus « ouvert » géographiquement, les sciences nouvelles, ainsi que les controverses qu’elles provoquent, continuent de nourrir la fiction. Quand bien même il ne reste plus, pour situer ces histoires, que les régions les plus inaccessibles du globe, les vieux mythes sont réactivés, comme ceux de l’Atlantide ou de la Terre creuse. Le pithécanthrope se confond avec le géant de la légende, et le dinosaure avec le dragon. Derrière l’investigation du savant se profile la quête mythique. En forçant les portes radieuses du progrès, les explorateurs découvrent en même temps tout un monde enfoui, peuples mystérieux et ruines énigmatiques.
La plongée vers le « cœur des ténèbres » – africaines ou sud-américaines – est bien un voyage dans l’espace et dans le temps, qu’il soit historique ou mythique. L’exploration ressortit ainsi à une quête des origines à laquelle participe la science contemporaine. L’Afrique va devenir le « grand réservoir des mythes dégradés », pour reprendre la formule de Mircea Eliade. Quant à l’Amérique du Sud, elle conserve l’aura mythique des quêtes des conquistadores avec ses légendes de l’Eldorado ou de cités perdues (Cibola), ravivées par les découvertes récentes de l’archéologie (Machu Picchu, Hiram Bingham, 1911), sans parler des missions géographiques comme celles de Fawcett. Tout un imaginaire se projette sur ces étendues perdues qui créent dans le public un horizon d’attente inespéré, d’où les multiples allers et retours entre les acquis des nouvelles sciences et l’inspiration des romanciers. Les explorateurs sont mythifiés et les aventures les plus insensées sont crédibilisées par l’actualité, au point qu’il est parfois difficile de séparer le réel de la fiction. Les exploits des explorateurs créent de nouvelles vocations tandis que des romans comme Le Monde perdu de Conan Doyle suscitent des expéditions bien réelles, tout en ouvrant une voie mythique nouvelle.
On sait que Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930), à l’instar de ses illustres contemporains, était loin d’être insensible à l’appel de l’occulte. Médecin engagé en Afrique du Sud durant la guerre des Boers, il épousa passionnément la cause du spiritisme, tout en signant une œuvre littéraire exceptionnelle. En 1887, il publie Une Etude en rouge, s’affilie à la Société Métapsychique et s’engage en franc-maçonnerie. Son goût pour le bizarre le poussera à écrire des nouvelles d’horreur ou de fantastique qui tournent le dos aux enquêtes rationnelles de Sherlock Holmes, même si certaines enquêtes sont influencées par le gothique (Le Chien de Baskerville).
Voyons comment a germé l’idée du Monde perdu. Il faut d’abord remonter au XIXe siècle, avec l’émergence des nouvelles sciences, notamment la paléontologie et l’archéologie.
Et comment ne pas s’intéresser à ces merveilleuses conquêtes de la science moderne, qui, en fouillant les tombeaux de la Terre, a su ressusciter nos ancêtres disparus !
Ces lignes de Flammarion suffiraient à résumer le zeitgeist de l’époque, celui de toute une génération enflammée par les découvertes scientifiques. Que l’on traite de « fossiles » ou de « villes-fossiles », le vocabulaire demeure inchangé, célébrant sur un mode lyrico-mystico-laïque le grand retour qui s’opère, comme si tous les morts de l’Histoire se levaient comme un seul homme – ou comme un seul animal monstrueux. En reconstituant les squelettes des animaux disparus, Cuvier réveille tout un imaginaire dont les racines plongent jusqu’au monde légendaire des monstres. Pour une fois, la paléontologie offre l’occasion aux écrivains d’asseoir leurs rêveries sur des découvertes scientifiques matérielles.
« Réveiller le néant » n’est pas sans conséquence pour l’esprit humain. Des animaux de plus en plus bizarres et déroutants vont être reconstitués, les « lézards terribles », les « dinosaures », comme les baptisera Owen en 1842. (Du grec deinos : « formidable, terrible » et de saura : « lézard » ou « reptile »). Loin de rationaliser le dinosaure, Owen livre en pâture à la foule un gigantesque objet fantasmatique qu’il associe ouvertement à la terreur. Le monstrueux, loin d’être évacué, est quasiment légitimé par la parole savante, d’autant que la taxinomie privilégie l’hybridité (ichthyo-saurus) et que la constante sémantique – saure ou saurus – renvoie immanquablement à la figure inconsciente du reptile.
Le savant, nouveau héros/héraut des temps modernes, est l’officiant inconscient d’une nouvelle religion laïque qui « réveille le néant », et dont les évangiles étranges sont livrés paradoxalement par des athées. C’est sans doute l’une des clés qui permet de comprendre par exemple la pérennité de la « dinomania ». Les noms si difficiles à écrire ou à prononcer des dinosaures ont quelque chose de l’indicible ou du divin.
Le dinosaure qui a droit de cité en 1842 ne se contente pas d’être un nom bizarre sous la plume d’Owen. Les vestiges exhumés, d’abord collectés dans un laboratoire, sont reconstitués « grandeur nature », « redressés » verticalement, avec pour effet de parler à l’imaginaire collectif. Précisément, Owen est chargé de ressusciter nos prédécesseurs, projet qui aboutit en 1854 avec l’ouverture, dans la banlieue de Londres, du Crystal Palace, grand parc qui abrite les reconstitutions de divers dinosauriens recréés par le sculpteur Hawkins. La science permet le vertige de la remontée temporelle grâce à l’exhumation des morts.
Pour son roman, Doyle fit œuvre originale à partir d’une idée qui ne l’était pas. « La même sève court sous des écorces différentes » (J. van Herp), et l’arbre qui relie le monde perdu à la civilisation est né probablement de greffes diverses, littéraires et scientifiques. Lorsque Doyle s’apprête à rédiger The Lost World il sait que toutes les conditions paraissent réunies pour le succès de l’œuvre, en particulier une riche tradition littéraire fertile en explorations. Ce genre est pourtant nouveau pour l’auteur, qui sait qu’il faut exécuter un coup de maître avant que le thème dèjà usé du « monde préservé » n’entre dans sa phase décadente, ce dont il est persuadé. Le fait de baptiser son roman du nom-même du genre est un trait de génie qu’il faut saluer, tout en se demandant pourquoi personne n’eut cette idée avant lui. Qui plus est, le mot « lost » court à travers la littérature des années 1909-1911, en particulier celle destinée à la jeunesse. Bref, comme l’écrit J. van Herp, « le titre de The Lost World était dans l’air ».
C’est à la découverte de ce monde « perdu » sur un plateau amazonien que convie l’auteur, dans un roman qui va devenir l’archétype du genre, et qui doit autant à la science qu’au talent imaginatif de l’auteur. Le personnage haut en couleurs du professeur Challenger, en lequel Doyle se reconnaissait volontiers (en tout cas, plus que Holmes), fait une apparition littéraire fort remarquée en 1912. Un coup de fusil claque le long de l’Amazone alors que battent dans la jungle inexplorée des tambours menaçants. Sur un plateau mystérieux rugissent des monstres réputés disparus depuis l’aube des temps. Voici planté le décor du Monde perdu qui paraît en feuilleton dans le Strand en 1912. Conan Doyle pensait, dans un monde qui perdait peu à peu de son mystère, qu’il était temps de renouveler le thème, tout en restant fidèle aux archétypes de ce genre de récit, et en rendant indirectement hommage au Voyage au centre de la Terre de Jules Verne.
Les professeurs Lidenbrock et Challenger sont à la recherche d’un « nouvel » espace géographique, en fait un isolat primordial, dont ils affirment l’existence contre vents et marées (on pense à l’explorateur Fawcett). Que le premier affirme pouvoir atteindre le centre du globe et le second prouver l’existence d’une faune préhistorique en plein XXe siècle sur un plateau d’Amazonie, on conçoit l’émotion de leurs chroniqueurs, convaincus, l’un – Axel – d’« entreprendre la plus étrange expédition du XIXe siècle », et l’autre – Malone – de participer à « l’une des plus remarquables expéditions de tous les temps ».
Plusieurs éléments contribuent à l’essor de la littérature « préhistorique ». Outre les découvertes de la paléontologie, celles de la zoologie permettent de prendre au sérieux l’hypothèse d’« espèces stationnaires », de « fossiles vivants » – formule darwinienne –, prolongeant ainsi dans la réalité les rêveries théoriques des émules de Cuvier. Á la fin du XIXe siècle, des rapports d’explorateurs évoquent d’étranges créatures qui semblent les reliques attardées des ères les plus anciennes.
En 1900 ont lieu d’importantes découvertes zoologiques qui révèlent au public, outre l’existence de l’Ours Kodiak, du rhinocéros blanc et du gorille géant, celle d’une bête stupéfiante, échappée d’un temps révolu depuis des dizaines de millions d’années, l’okapi, cousin attardé de l’helladotherium de l’ère tertiaire. Ce parent de la girafe, qui se cache au fin fond du Zaïre, fait sensation. Cette découverte est une des premières investigations « cryptozoologiques » – du nom de « cryptozoologie », science fondée par Bernard Heuvelmans, « science des animaux cachés ». Certains animaux déjà répertoriés en tant que fossiles, n’auraient en fait jamais disparu. L’okapi ne fait que préfigurer la découverte du fameux cœlacanthe, en principe éteint depuis 70 millions d’années (Smith en 1938).
Au début du siècle, l’imagination du public se tourne vers les espaces inviolés. Un exemple typique est fourni par le magazine Lectures pour Tous d’avril 1908. Un article intitulé « Le serpent de mer est-il un canard ? » prend prétexte, dès l’avant-propos, des progrès de la paléontologie pour évoquer la survie d’animaux de la préhistoire au XIXe siècle :
Au moment où nos collections du Museum viennent de s’enrichir de nouveaux squelettes ou moulages des animaux préhistoriques, l’attention se reporte sur ce curieux problème. On ne sera pas peu surpris d’entendre les plus éminents naturalistes affirmer qu’en plein XXe siècle il survit encore des représentants attardés de la faune géante des âges antédiluviens.
La réalité des faits est confirmée par l’autorité scientifique. Mieux encore, elle annexerait la légende, le fantastique d’hier venant paradoxalement appuyer la réalité contemporaine, et les découvertes paléontologiques venant attester la réalité des monstres du passé, enfouis dans les traditions. Le mythe vient ainsi au secours de la science:
Ainsi la science confirme la légende (…). Tous ces animaux fabuleux ont été identifiés par la science moderne, qui a retrouvé leurs ossements dans les entrailles du sol. La chimère ne devait être autre que le ptérodactyle, grande chauve-souris à mâchoire de crocodile, et le dragon devait se confondre avec l’archéoptéryx, énorme oiseau à queue de serpent garnie de plumes. Les savants ont permis aux hommes du XXe siècle de contempler quelques spécimens vivants, en quelque sorte miraculeusement conservés, de ces espèces bizarres, revenants, en chair et en os, des âges anciens, témoins attardés des plus profondes révolutions du globe.
La science occupe ainsi subtilement le terrain de l’imaginaire, l’auteur de l’article concluant sur une photographie de l’okapi, « revenant des âges préhistoriques », « un des animaux fossiles dont on croyait l’espèce à jamais disparue », qu’on vient pourtant de « retrouver en Afrique, où il vit en troupeaux ».
Conan Doyle lui-même en 1907 affirmera avoir contemplé « un jeune plésiosaure » au large d’Egine. Il n’est pas loin de penser que maints animaux prétendus mythiques se placent légitimement dans le cadre de l’histoire naturelle la plus prosaïque, et qu’il convient d’étudier avec soin tous les témoignages, malgré leurs descriptions imparfaites.
Les héros de The Lost World, roman où « se cristallisent tous les rêves de la cryptozoologie » (B. Heuvelmans), suivront la même démarche, ce qui les contraindra à faire face à l’incrédulité de l’Establishment. Challenger sera seul, face à la science officielle, et Malone, qui partage ses idées, se verra ainsi rabrouer par le directeur de son journal : « Quoi ! Vous n’allez pas me dire que vous croyez à ses [= Challenger] histoires de mammouths, de mastodontes, et de grands serpents volants ! »
En mettant habilement le lecteur du côté des héros qui ont pour eux la science et le goût du défi, l’auteur rend ainsi l’hypothèse des « fossiles vivants » vraisemblable au lecteur, désormais préparé à l’impossible. On conçoit aisément que les romanciers, déjà fascinés par les puzzles tératologiques reconstitués par la paléontologie, se soient passionnés pour ce thème. La survie d’espèces « reliques » – ce n’est pas par hasard que le mot a une connotation religieuse – atteste l’existence de « poches » écologiques, véritables édens miniatures miraculeusement préservés dans quelque recoin ignoré de notre planète. Cette idée séduisante fut exprimée avec d’autant plus de foi par des auteurs teintés de romantisme que les explorations scientifiques intensives rendaient cette possibilité pour le moins ténue car, comme l’affirmait le directeur du journal où travaillait Malone : « Regardez la carte : les grands espaces blancs qui y figurent sont en train de se remplir, et nulle part il ne reste de place pour le romanesque… » Au défi du bon sens, certains se mirent néanmoins en route.
Le colonel Percy Fawcett est envoyé en Amérique du Sud pour le compte de la Société royale de géographie en 1906. Il revient de cette première plongée dans l’enfer vert avec une conviction : sous l’inextricable canopée, une cité oubliée s’est dressée jadis, datant de l’Atlantide, habitée par une société évoluée. À son retour, l’explorateur ne reçoit que moqueries (comme Challenger). Comment peut-on prétendre qu’une œuvre de civilisation n’est pas l’apanage de l’homme blanc, enfantée par l’Europe ? Fawcett repart pourtant en 1912 mais il lui faut rentrer : la Première Guerre mondiale est sur le point d’éclater. En 1914, la découverte d’un manuscrit à la bibliothèque nationale de Rio de Janeiro le renforce dans ses croyances. Daté de 1753, il raconte les pérégrinations d’un aventurier portugais prétendant avoir découvert une vieille cité antédiluvienne à l’est du rio Xingu. Fawcett repartira une troisième fois, en 1925, accompagné de son fils aîné, avec l’appui financier de Rockefeller et de journaux américains. Mais personne ne les reverra vivants. Vaincu par son obsession, Fawcett ne parviendra jamais à rapporter la preuve de l’existence de cette cité perdue qu’il avait baptisée « Z » ou « point Z ».
Les missions de Percy Fawcett inspirent à Doyle l’idée d’une folle expédition, chargée de résoudre une énigme cryptozoologique. En 1910, le père de Sherlock Holmes rode cette idée dans une histoire courte, « La Brèche au monstre » (ou « Le Trou du Blue John ») (The Terror of Blue John Gap), dans laquelle le protagoniste se retrouve confronté à une créature préhistorique souterraine. Ce sont d’abord les Ricardo Franco Hills, à la jonction du Brésil et de la Bolivie orientale, qui sont à l’origine du Monde perdu – précisions qu’apporte Fawcett en personne dans ses mémoires. En 1911, Doyle se rend à une conférence donnée à Londres par Fawcett. « Des rumeurs font état de pygmées, écrit Fawcett, de mines perdues et de ruines anciennes. Rien n’a été exploré de ce pays au-delà de quelques centaines d’arpents ceinturant les cours d’eau ». L’explorateur affirme avoir tué un anaconda de 18 mètres, et avoir aperçu un animal qu’il croit apparenté à un dinosaure sauropode dans le Parc national Madidi. « Les monstres de l’aube de l’existence de l’Homme, écrit Fawcett, pourraient encore se déplacer sur ces hauteurs, emprisonnés et protégés par des falaises infranchissables. C’est ce que pensait Conan Doyle lorsque je lui ai parlé de ces collines et montré des photographies ». Le lien est ainsi attesté entre Doyle et Fawcett.
La genèse du Monde perdu passe aussi par le Mont Roraima (Venezuela) qui fut découvert et exploré tardivement en 1884 par une expédition britannique. C’est une région où le temps semble s’être arrêté depuis longtemps déjà, dominée par une centaine d’immenses montagnes à sommet plat, les tepuis. Les plateaux qui couronnent ces montagnes sont eux-mêmes isolés depuis des millions d’années. Le mont Roraima est probablement le plus célèbre des tepuis, car ce fut le premier à être exploré par deux explorateurs britanniques, Everard im Thurn et Harry Perkins. C’est après une conférence sur l’audacieuse expédition de Thurn et de Perkins à la Royal Geographical Society que Conan Doyle s’attela à l’écriture de son roman. La région ne tarda pas à adopter le nom forgé par l’écrivain, le « Monde perdu ».
Revenons au Monde perdu et aux échos du Voyage au centre de la Terre. Challenger et Lidenbrock sont semblables par leur extravagance qui à la mesure de leur savoir exceptionnel. Pour les seconder, il fallait deux athlètes qui pussent mettre leur force physique au service de la connaissance. Au guide islandais Hans, qui trouve d’instinct une solution à tous les problèmes, correspond la farouche personnalité de Lord Roxton, chasseur et aventurier, jamais pris en défaut.
Les deux jeunes narrateurs/chroniqueurs, véritables héros des deux romans, sont chargés de vérifier les conclusions des voyageurs qui les ont précédés (Arne Saknussem dans Le Voyage au Centre, Maple White dans The Lost World). La quête initiatique des héros du Monde perdu se rapproche de celle du Voyage au Centre du la Terre : il s’agit d’un groupe privilégié mené par un chef, qui décide de partir vers l’inconnu, le mystère, sur les pas d’un illustre prédécesseur, pour atteindre le but fixé, un isolat quasi-magique – ici, le plateau de Maple White, magique par sa faune et sa flore primordiales, espace sacré qui a échappé au temps universel, oublié de l’évolution.
Dans ce roman polyphonique, le jeune lecteur s’identifie inconsciemment à Malone, sportif et journaliste, qui partage avec Axel, dans le roman de Verne, les qualités fondamentales du novice. Rappelons les similarités les plus frappantes des deux parcours. Dans les deux romans, Axel et Malone sont exhortés au voyage par une jeune femme (Gräuben et Gladys). Sous la direction de leurs maîtres initiatiques (Lidenbrock/Hans et Challenger/Roxton), ils quittent l’univers profane, afin d’affronter les épreuves de la « mort initiatique ». Dans les deux cas, la quête se conforme aux épreuves physiques et morales et Axel et Malone sont tous deux initiés aux abîmes par des « hommes des verticales », pour employer le vocabulaire vernien.
Alors que Hans et Roxton (calqué sur Fawcett) sauvent leurs compagnons à plusieurs reprises, les novices affrontent les épreuves de la solitude et des ténèbres : Axel s’égare dans un labyrinthe et Malone entreprend une marche solitaire qui le conduit aux enfers, concrétisés par un paysage volcanique tourmenté et surtout par la présence d’un monstre qui le traque (ch. XII). Revenus du royaume des ombres, ils ont connu la peur sacrée.
Les deux héros sont en fait retournés aux origines du monde, ainsi que le prouvent l’inexplicable survivance d’une faune préhistorique et la rencontre avec les ancêtres, un berger antédiluvien dans le roman de Verne et, dans Le Monde perdu, une tribu d’homme-singes.
Ici divergent les approches des deux auteurs car Malone s’empresse d’oublier le génocide des homme-singes auquel il a participé. Le scepticisme de Conan Doyle vis-à-vis de l’initiation se manifestera de manière plus nette lorsque Malone, de retour à Londres, s’apercevra que sa bien-aimée a profité de son absence pour épouser un médiocre fonctionnaire (ch. XVI). Ses espoirs se sont apparemment envolés à jamais, à l’image du ptérodactyle, preuve vivante du succès de l’expédition, qui finit par s’échapper et par disparaître au-dessus des mers.
C’est dans le roman de Doyle que le ptérodactyle acquiert ses lettres de noblesse, cet oiseau bizarre surgi du fond des âges apparaissant avec constance du début jusqu’à la fin du roman. C’est le ptérodactyle qui annonce le « Monde perdu », et c’est lui qui parachève le roman. En ponctuant le récit de ses apparitions successives, en étant en quelque sorte le fil conducteur de l’histoire, le ptérodactyle a un rôle structurel.
Le ptérodactyle joue un rôle fondamental à la fin du roman, incarnant à lui seul la réalité du fantastique que constitue la faune du Monde Perdu. Le monstre volant met en péril les certitudes rationnelles, devenant la preuve vivante de l’inconcevable que le professeur Challenger va produire devant un aréopage d’abord incrédule. Lorsqu’apparaît le prince des ténèbres, la panique est générale. Préfigurant King-Kong, le ptérodactyle réussira à s’enfuir, non sans avoir laissé un aperçu des ténèbres infernales à une foule en émoi. Par sa soudaine irruption dans l’univers du XXe siècle, le ptérodactyle revient nous parler des réalités des mondes primordiaux et des terreurs ancestrales.
Les dernières lignes du roman éclairent la signification profonde de la quête, lorsque Malone se décide à se joindre à Roxton pour une nouvelle expédition sur le plateau de Maple White. La poignée de mains qui clôt le roman, acte libérateur symbolique et fraternel, permet de sauvegarder la valeur intrinsèque de la quête de Malone. Ce retour à la Terre-mère, en compagnie des pères initiatiques, apparaît ainsi comme un dernier acte salutaire.
La Terre de Maple White est le locus archétypal et initiatique par excellence. Elle présente, certes, les caractéristiques de l’enfer mais elle attire irrésistiblement les héros qui, vers la fin, redoutent que celle-ci soit en butte aux appétits profanes et perde son caractère sacré. Ainsi que l’écrit J. Meunier, « comme l’Ile de Robinson, la terre de Maple White est en chacun de nous. Nous y lisons nos peurs enfantines et nos crépuscules mythiques ». Le Monde Perdu est le miroir que l’on pénètre pour revivre son enfance et recouvrer son innocence originelle. Cette vision magique des choses, alliée à une remarquable technique littéraire renforçant la crédibilité du récit, a assuré au roman la postérité que l’on sait. Le Monde Perdu est un voyage dans le temps, une plongée dans la synchronie qui nous permet d’entrevoir les couches impolluées de l’inconscient, nous entraînant dans les réseaux fossiles de la mémoire collective et des mondes légendaires. Le Monde perdu s’inscrit déjà dans la modernité : fiction présentée comme « réelle », agrémentée de montages-photos, elle recèle déjà un potentiel d’émerveillement exotique et esthétique apte à la représentation cinématographique. Celle-ci surviendra en 1925.
La croyance va malheureusement parasiter une bonne partie de l’œuvre imaginaire de Conan Doyle. Parallèlement à sa production littéraire proprement dite, Doyle se tourna de plus en plus vers le métapsychisme et le spiritisme. Il était peut-être naturel que, chez cet homme obsédé par la mort, perçât le désir légitime d’édifier un monde mystique, espace de refuge et de consolation propre à satisfaire le fervent besoin de croyance qui l’animait depuis longtemps. Il paraît en effet difficile de dissocier l’écrivain de l’apôtre spirite, même si c’est pour déplorer l’importance de l’entreprise de prosélytisme qui se fit au détriment de la production littéraire. Si Conan Doyle avait consacré plus de temps à la science-fiction, par exemple, il aurait pu devenir un des plus grands écrivains du genre.
Les prophéties qui apparaissent dans Au Pays des brumes, publié en 1925 correspondent – on le sait maintenant – à des messages spirites (prétendument) transmis par l’épouse de Conan Doyle. Ce livre faible permet à ce dernier de procéder à un véritable réquisitoire contre les progrès de la science qui accentueraient, selon l’auteur, la régression morale et le matérialisme. Cette crainte d’une apocalypse altère la qualité littéraire d’une œuvre qui est ouvertement propagandiste, même si l’on retrouve les héros du Monde perdu, notamment le professeur Challenger qui va couronner l’évolution du roman fantastique vers la religiosité spirite, le savant matérialiste apportant à l’auteur le témoignage de sa propre conversion. Le roman d’aventures s’est désormais mué en documentaire militant, au regret des admirateurs de Challenger et de Sherlock Holmes.
Les apparitions de créatures terrifiantes qui nous ramènent soudain treize ans en arrière suscitent le malaise : dans le diable volant qui attaque Roxton dans une maison hantée, et dans la créature simiesque matérialisée lors d’une séance, le lecteur reconnaît sans peine le ptérodactyle, oiseau de cauchemar sorti du fond des âges, ainsi que l’homme-singe qui hantait le Plateau de Maple White. L’aventure des grands espaces se double d’une aventure plus intérieure qui ressortit au mysticisme, sinon à l’ésotérisme. Désormais, l’aventurier ne semble « progresser » qu’au prix d’un voyage régressif aux sources d’un savoir oublié. Tristement, le constat s’impose : Conan Doyle confirme de manière quasi caricaturale l’évolution finale du thème du monde perdu. Mais ici, l’irrationnel nuit à la qualité littéraire.
Quoi de plus surréaliste que la rencontre en plein Londres, d’un ptérodactyle surgi du fond des âges et d’un pair de Grande-Bretagne ? Cette scène, véritable morceau d’anthologie, annonce, dès 1912, les innombrables adaptations filmées dans lesquelles de nombreuses créatures pseudo-préhistoriques viendront exporter leurs terreurs primordiales au sein de notre civilisation. Derrière le ptérodactyle jeté en pâture à une foule incrédule, se profile déjà la stature gigantesque de King-Kong (1933), d’autant que dans la version filmée du Monde perdu en 1925, c’est un brontosaure qui semait la terreur dans les rues de Londres, préfigurant la fin de King-Kong. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve au générique de The Lost World et de King-Kong, le même nom, celui de Willis O’Brien, auteur des magnifiques animations qui assureront la gloire des deux films, et en particulier du second.
Découvrir un « monde perdu » n’est pas sans risque. En 1905, Maurice Renard publie « Les Vacances de M. Dupont », dont le thème sera repris dans le Jurassic Park de Michael Crichton. La « dinomania » est en marche. Vers 1912, Le Mort volant de Jules Hoche, deux ans après L’Effrayante aventure de Lermina, reprend le thème du réveil des monstres, consécutif à une catastrophe scientifique. Le cinéma, après la version filmée du Monde perdu de Conan Doyle en 1925, s’emparera de ce thème qui sera immortalisé par King Kong en 1933. C’est désormais le cœur même du monde civilisé que viendront menacer les créatures du passé, « dé-couvertes » par les explorateurs modernes. Et les créatures vont proliférer…
On constate qu’aujourd’hui encore le mythe doylien est intact (via Spielberg et bien d’autres) et que des aventuriers sont toujours en quête du fabuleux plateau amazonien perdu dans la brume. Après la publication de l’ouvrage en 1912, une expédition organisée par l’Université de Pennsylvanie entreprit de refaire le voyage de Challenger et de ses compagnons. Doyle ne fit rien pour décourager l’expédition : « Let’em go ! They may not find the Lost World, perhaps ; but they ought to find something of interest ». Il voulait dire par là que l’aventure scientifique n’était pas morte et qu’on ne trouvait jamais rien sans déchiffrer ni défricher. Le choix même du titre de son chef d’œuvre, Le Monde perdu, associait à jamais dans la mémoire du public le roman et le genre même, ce qui, soit dit en passant, en dit long sur la veulerie d’un Michael Crichton se réappropriant le titre mythique 83 ans plus tard.
Le livre de Crichton, Jurassic Park (1990), et surtout l’adaptation cinématographique de Spielberg, trois ans plus tard, avaient déjà frayé la voie. Le scénario, prétendument original, ne faisait qu’adapter un vieux thème de la science-fiction, qu’un Maurice Renard, comme nous l’avons vu, avait illustré dès 1905 dans sa nouvelle. Á partir d’une simple goutte de sang absorbée par un moustique fossilisé, une équipe de savants réussit à « cloner » l’ADN d’un dinosaure et à redonner vie à plusieurs dizaines de monstres préhistoriques. Le plus grand parc à thème du monde est prêt à accueillir cette faune exceptionnelle qui ne manquera pas de transformer le paradis américain en enfer. Jurassic Park parvient à donner une parfaite illustration des contradictions de la psyché américaine, oscillant entre progrès et régression, rêve et cauchemar, high-tech et primitivisme. Et l’aventure « dinomaniaque » se poursuit à travers films, séries et jeux vidéo.
L’aspect mythique du monde perdu est exprimé admirablement par un film récent qui montre que le rêve est un adjuvant essentiel à la science. Il s’agit du film de James Gray, The Lost City of Z, où transparaissent l’obsession amazonienne de Percy Fawcett et la trame mythique et épique de son voyage. En adaptant le roman de David Grann (The Lost City of Z : A Tale of Deadly Obsession in the Amazon, 2009), Gray reconstitue le destin hors norme de Fawcett. Le film envoûtant de Gray, qui défie les catégories existantes, montre comment un explorateur peut être submergé par la « croyance », n’hésitant pas à aller contre l’opinion établie au risque du discrédit. La jungle, ce pays perdu, apparaît comme un sanctuaire magnétique qui invite à se replonger dans les mondes préservés, loin du mortifère et profane XXe siècle. Comme ses devanciers, Gray nous offre un finale grandiose où il imagine la fin de Fawcett et de son fils. Une cérémonie nocturne, au milieu de la forêt, où culmine le mysticisme du héros en une ultime initiation, aussi solennelle que létale. Une scène digne des mystères antiques qui sublime le mystère de la disparition de l’explorateur. En réintégrant à jamais les profondeurs insondables de la jungle brésilienne, Fawcett devient un mythe.
Pendant les soixante-dix années qui ont suivi, des dizaines d’aventuriers sont partis en vain à la recherche de Fawcett. Sa disparition, toujours énigmatique, a alimenté aux États-Unis toute une littérature populaire et d’innombrables films jusqu’à la fin des années 1950. En 2005, David Grann visite un village kalapalo, dans la région du Haut-Xingu, et découvre qu’une tradition orale concernant Fawcett s’y perpétue. En outre, selon Grann, un archéologue a découvert, dans la zone même où Fawcett situait sa cité perdue, vingt sites précolombiens comportant des routes, des ponts, des chaussées et pouvant accueillir entre 2500 et 5000 habitants. Il existerait bien, pour reprendre les termes de Michel Maffesoli, « un Réel invisible [qui] sous-tend la réalité visible ». On ne peut rêver meilleure illustration du mythe Fawcett et du mythe des mondes perdus.
Le monde perdu pourrait représenter le renouveau exotérique, populaire, d’une tradition mythique très ancienne, qui réapparaîtrait cycliquement, à la faveur d’une crise, sous une forme dégradée, et qui se libérerait progressivement de son carcan rationnel pour retrouver son intégrité mythique initiale, même modernisée sous la forme du roman d’aventures.
La quête du monde perdu implique une remontée de l’histoire universelle qui se réalise sur deux plans : un plan exotérique, fourni par les conquêtes de la science, et un plan ésotérique qui, lui, relève de l’onirique et des mystères des premiers temps. Il y a ainsi dans le lost-race tale quelque chose qui dépasse le roman lui-même, par la grâce de la « création imaginante » de l’auteur, inconsciemment dépositaire d’une lointaine tradition spirituelle. Il en est pour preuve qu’un auteur matérialiste comme H. P. Lovecraft réussira à son insu à accoucher d’une œuvre mythique en reprenant la thématique des mondes perdus sur un mode terrifiant. Le film de Ridley Scott, Alien Covenant (2017) s’inscrit dans ce sillon horrifique en démontrant que la quête du monde perdu, ici une planète lointaine de l’autre côté de la galaxie, conserve son potentiel archétypal, le paradis inexploré se révélant un monde sombre et monstrueux. La tradition semble bien pérennisée. « Comme si, écrit Marcel Brion, une très antique et très précieuse science, occultée, obnubilée par la science matérialiste et la pensée positiviste du XIXe siècle, fusait en jets de lumière à travers la substance même du récit, certainement sans que l’auteur eût conscience de ce qu’il possédait encore de merveilleux et d’inexplicable dans son propre centre le plus secret » [1].
[1] M. Brion, « Le voyage initiatique », L’Arc, Jules Verne, n° 29, Paris, 1966, p. 31.
Guillaud, Lauric (2019). « Conan Doyle et le mythe du monde perdu ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/conan-doyle-et-le-mythe-du-monde-perdu], consulté le 2024-12-22.